L'ART DE LA PEINTURE
CHAPITRE V.
Si le premier Verre qu’on employa aux fenêtres des Eglifes êtoit
blanc ou coloré f SC> quelle a été la premiere maniere d'etre
de la Peinture fur Verre.
L’USAGE du Verre de couleur fut tou- jours plus familier aux Anciens, que celui du Verre blanc. Nous avons vu que les Egyptiens & les Grecs eftimoient mieux le Verre coloré, quoiqu’ils en fabriquaffent de très-blanc & d’une belle tranfparence : qu’au contraire celui des Verreries des Romains étant peu tranfparent & tachant les objets de nuances vertes, leur Verre de préférence étoit Ie bleu, comme plus exempt de bouillons & ne prenant aucuns fels; qu’ils ne s’étoient ja¬mais avifés de faire ufage pour leurs fenêtres de Verre blanc, qu’ils ne 1’employoient que dans leurs pavés ou fur leurs murs, oü la tranf- parence étoit plus nuifible qu’avantageufe.
Lorfque la coutume s’introduifit dans le troifieme fiede de garnir de verre les fenê¬tres des Eglifes, Fhiftoire ne nous dit pas s’il étoit blanc ou coloré. Le peu de détail qu’elle nous fournit fur cette matiere , nous préfente tant d’incertitude que nous fommes obligés de nous renfermer dans les conjec¬tures qu’elle nous met a portée de tirer.
Le plus ancien Auteur qui nous donne lieu de pepfer que les vitres des Eglifes dtoient de verre de couleur, eft Grégoire de Tours. Cet Hiftorien raconte ( a), qu’un par¬ticulier ayant conqu le facrilége deffein de voler une Eglife fort riche d’un des faux- bourgs de cette vllle, & n’ayant pu furpren- dre la vigilance des Sacriftains ou Gardiens de cette Eglife, s’avifa, faute d’un meilleux butin , d’en detacher les uitres de leurs chajfis 9 & de les emporter pour faire quelqu’argent du verre qu’il en retireroit. II fit fa route par le Berry, oü ayant mis ce verre en fufion a un feu violent pendant trois jours confé- cutifs, il n’en put former que quelques maf¬fes informes qu’il vendit depuis a des Mar¬chands étrangers. D’après ce récit, ne pour- roit-on pas conjeöurer que le mérite de ces vitres ne confiftoit que dans leurs cou- leurs, & que leur éclat féduifant avoit fervi d’appat au voleur qui les détacha, & aux Marchands qui lui compterent le prix des pates qu’il en avoit formées ? Certainement des malles mformes d’un verre blanc, fale ,
(a) Lib. i. Cap. V- De Gloria Martyrum : Fenejlras ex more habeasJ Ecclefia ) Vitro tignis inclufo cl$u~
n’auroïent pas donné une tentation fi violen¬te au premier, & ces mêmes maffes, brutes, fans couleur , fondues par un homme, peut- être fans expérience dans la Verrerie, n’au- roient pas été d’un fi grand attrait pour les feconds. Ajoutons encore, pour appuyer cette conjecture, 1’admirable effet que le fo- leil levant produifoit au travers des vitres dans les Eglifes, effet fi préconifé par For- tunat dans fes Poéfies, & par Paul le Silen- tiaire , dans fa mapnifique Defcription du Temple de Sainte Sophie. Or cet effet ne peut guere s’entendre que du verre de cou¬leur: le verre blanc ne produit pas ordinai- rement au lever del’aurore un effet fi remar* quable. D’ailleurs 1’ufage du verre coloré ne devoit point être rare dans nos Gaules 9 dans un temps, oü , au rapport de Fortunat & de Grégoire de Tours, on y en employoit une grande quantité pour ies tableaux de mofaïque, dont on revêtiffoit les voütes ÓC les murs des Eglifes qu’on y conftruifoit de toutes parts : car la pratique des beaux Arts paroiffoit avoir abandonné depuis quelque temps la Grece & Fltalie pour paffer eft France, oü ils prirent de nouveaux accroiff fements depuis le commencement du fep- tieme fiecle jufques vers le milieu du neu- vieme. Ainfi done un premier effai du verre de couleur aux fenêtres en amena la mode 9 & le bel effet en perpétua 1’ufage.
Il ne nous refte plus de veftiges de ces anciennes Bafiliques, qui, la plupart b&ties en bois, font devenues la proie des flammes, Öcdont celles qui avoient le plus long-temps fubfifté, venant a menacer ruine , furent dé* molies & rebaties dans 1’onzieme fiecle. Il ne nous feroit peut-être pourtant pas fi diffi* cile deretrouver quelques portions des vitres qui en formoient les fenêtres. Ces vitres , formées de verre de plufieurs couleurs, n’é^ toient-elles pas d’un certain prix ? Et celles ,’ qui échapperent aux atteintes du feu, ou qui refterent des démolittons des anciennes Eglifes, méritoient bien, vu Feflime qu’on en faffoit dans ce temps, d’être confervées dans des magafins, pour être remployées pas la fuite dans les nouveaux edifices.
C’eft ce que je crois être en droit d’au- gurer de plufieurs panneaux de vitres en compartiments de verre de couleur, talüées en
en forme de Cwes (a), que Ton diftingue encore dans les amortiflements des hautes formes de vitres de FEglife de Paris. On n’y remarque aucun trait de peinture, quoique les frifes des mêmes formes de vitres foient aflez richement peintes en feuillages & rinceaux qui datent du quatorzieme fiecle.
Cet ufage ne fe renferma pas dans la France. Les Royaumes voifins en fentirent Futilité & 1’agrément. Ils fe Fapproprierent;
FAngleterre dès le feptieme fiecle, 1’Alle- magne & FItalie dans le huitieme, & les pays du Nord dans le neuvieme.
Les Anglois vers la fin du feptieme fiecle ne favoient encore ce que c’étoitque Verre- rie ni Vitrerie, jufqu’a ce que Saint Vilfrid eut fait venir de France des vitres & des Vitriers , pour fermer les fenêtres de fa Cathédrale d’Yorck, que Saint Paulin avoit fait batir.« Chofe nouvelle en ce pays, dit » M. 1’Abbé Fleury , & néceflaire contre la » pluie & les oifeaux (b)». C’eft le même Hiftorien qui nous apprend (c) 9 d’après le vénérable Bede & les Aótes des Evêques d’Yorck, que Saint Benoit Bifcop étant paf fé en France, cinq ans après Saint Vilfrid, en emmena des Masons pour conftruire FEglife & les batiments de fon Monaftere de Viremouth, dans la Grande-Bretagne ; que peu de temps après il en tira des Verriers & des Vitriers, qui y firent les premieres vitres qu’on ait vues dans ce Royaume , 6c en gar- nirent les fenêtres de FEglife 6c du Mo¬naftere ; 6c que ce fut des Franpois que les Anglois apprirent F Art de la Verrerie ( d) 6c celui de la Vitrerie. Ils ne tarderent pas a s’y rendre habiles; car les faints Evêques,
Villebrod, Oüinfrid 6c Villehade, Anglois d’origine , en porterent dans leurs Millions la connoiflance pratique chez les nations Germaniques.
Ces faints Prélats , en chaflant du milieu de ces Peuples les ténebres du Paganifme par le flambeau de FEvangile, ne dédaignerent pas d’y porter aufli la connoiflance des Arts utiles : non par efprit d’avarice ou d’intérêt perfonnel, maisdans la vue d’y détruire cette oifiveté pernicieufe, fource du brigandage- ceux qu’ils nommoient Mufivarii t en ce que
(zr) Fenefiras de abfidd ex Fitro diverfis coloribus con - clujit. Anaftaf. Bibl. in Vit. Leon. III. lub anno 79V. Ex Typogr. Reg.p. 13 9. Fleury, Hifi. Eccl.iM-ia. totn.X.p. i$8.
(b) Foyez notre ElTai fur la Peinture en Mofaïque.
dite, qu’on ne voit point s’être accréditée dans Fltalie avant le Pontificat de Jules II, ni niême fous quelqu’un de fes fuccefleurs. Nous allons nous occuper de eet Art dans les Chapïtres fuivants; mais avant de finir celui-ci, il faut dire quelques mots de ce qui regarde la contexture ou liaifon de ces pieces de verre de couleur, dont les fenêtres étoient ornées au temps dont nous parlons.
La contexture ou liaifon de eet affembla- ge de pieces de verre fe fit vraifemblable- ment d’abord avec le platre ou le mortier dans des vuides pratiqués dans la pierre mê¬me de la conftruétion des fenêtres, telles que font ces pierres qui ferment le tifïix de nos Rojes dans les Eglifes, ou 1’ornement de ces trop délicates baluftrades qui regnent autour de leurs combles. Nous en avons vu des exemples dans ces fenêtres de pierre, percées a jour, en ferme de filets, in modum retis, de la Bafilique de Saint Clément a Rome,& dans \sTenui pariete feneftelhs vitreis pleno du Temple de Sainte Sophie. Elle fe faifoit encore dans des chafiis de menuiferie évuidés & ornés, témoin le J/itro tignis in- clufo de cette Eglife, dont parle Grégoire de Tours. Mais nous voyons dans la fuite 1’Ab- bé Didier ( a) faire contrafter les vitraux de fer remplis de panneauxde verre enchaffé avec le plomb , dont il orna le San&uaire , la Nef & le Portail de PEglife de 1’Abbaye du Mont-Cafïin, avec les fenêtres en pla¬tre dur , percées a jour & remplies de
l Jr L 2 ï V 2 (7 K L pieces de verre, dont il décora les galeries qui régnoient a chaque partie latérale (ah C’eft cette derniere liaifon que Saumaife nomme, après Philoponus , Auteur Grec du fixieme au feptieme fiecle, Gypfon plafti- ken technen, a laquelle ce Savant ajoute que fuccéda la jointure des vitres avec le plomb (b).
Nous trouvons encore Fexpreflïon de eet ancien ufage dans Pamortiffement de la par¬tie cintrée des fenêtres qui font d’une ferme gothique. Cet amortifiement eft rempli de différents ordres de pierres évuidées& per¬cées , fuivant le goüt du temps, que les Vitriers connoiflent même a&uellement fous le nom de remplijftages, & qui fert de cou- ronnement aux pans de vitres de deffous for- més par les meneaux de pierre qui les fé- parent.
Si Pon peut mettre au rang des Arts uti¬les , que les befoins naturels firent éclo- re dans les différents ages & dans les dif¬férents pays, Pinvention de fermer les fenê¬tres avec le verre, fur-tout dans les pays froids; cet Art acquit un doub’e mérite, lorfque nos ancêtres ajouterent a Putilité de ces cloifons tranfparentes Pagréable effet de la variété du verre de différentes couleurs» C’eft ce que nous avons appellé la premiere maniere d'etre de la Peïnture Jiir Jferre ; mais combien cette utilité ne s’accrut-elle pas, lorfqu’en lui confervant ce qu’elle avoit d’agréable, on 1’employa a repréfenter des fujets d’hiftoire ? & c’eft ce que nous allons confidérer comme la Peinture fur l erre pro* prement dite.
(a) Ces galeries dans les Monafieres êtoient des ef- peces de Parloirs ( Locutoria} ou les Religieux recevoient les vifites des perfonnes du dehors.
G) Plinian. Exercit. tom. II. p. Traject adRhe. Hunt t iy8p. Lamina Vitrea, qua, five fint tejjera, five orbes, invicem Gypj'o committebantur, hodie plumbo com- mittantvr.