ENTRETIENS SUR LES VIES Va
ET "
SUR LES OUVRAÖES DES PLUS
EXCELLENS PEINTRES
ANCIENS ET MODERNES.
TROISIEME ENTRETIEN.
U o i que nous euffions réfolu Py¬mandre & moi de nous revoir bien¬tôt, pour continuer les Entretiens que nous avions commencer fur les Vies & fur les Ouvrages des Pein¬tres ; néanmoins Pymandre ayant été obligé dé quitter Paris pour fes affaires particulié- fZ. A a res,
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Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes. Par Mr. Félibien, Secretaire de L'Academie des Sciences & Historiographe du Roi. Tome Premier
3 ENTRETIEN S
SUR LES VIES
E T SUR LES OUVRAGES
DES P.L-U S EXCELLENS PEINTRES
ANCIENS ET MODERNES: CIN QUIE'M.E ENT RETIE N.
L s'étoit pafSé quelques jours -depuis la deiniere converfation que nous avions euë dans les Thurleries Py- mandre & moi, lorfque nous for- times de Paris pour aller nous pro- mener à Saint Cloud. Quand nous fûmes arrivez- dans ce magnifique Palais, où I Monfieur Frere Unique du loi a joint les richefr fes de l'Art aux beautez de la Nature, nousdef- cendlmes dans le Jardin, dont les parterres é maillez d'une agréable varieté de toutes fortes de
Ior, II. A z. fleurs,:
fleurs, étoient encore embellis & parfumez de Myrthes, de Jafmins & d'Orangers, qui fur- paoiient par labeauté deleurs feuilles, de leurs feurs, & deleurs fruits, tout ce que les émerau- des, l'or & l'argent peuvent compofer de plus riche. Nous choififmes pour nous affeoir un en- droit commode, & d'où nous pouvions voir en même temps la riviere de Seine qui ferpente entreles prairies& les colines qui la bordent. Il y avoit dans l'air quelques legers nuages, dont l'ombre fe répandant inégalement fur les monta- gnes & dans la plaine, faifoit que la veuë trou- voit de temps en temps des endroits plus fombres comme pour fe repofer après avoir parcouru les parties illuminées de la grande clarté du Soleil. Enfin ce lieu étoitpour lors un veritable fejour de delices, où le filence regnoit avec tant de dou- ceur qu'il n'étoit interrompu que par le bruit des fontaines , dont l'on voyoit briller les eaux au travers de l'obfcurité des arbres. Comme j'ad- mnirois la fituation de cette charmante demeure: Ne m'avouerez-vous pas, dit Pymandre, qu'en voyant la Nature dans fa beauté comme elle eft aujourd'hui, il feroit difficile de ne la pas préfe- rer à tout ce que la Peinture peut faire de plus beau; & que des Tableaux, quelque excellents qu'ils fuffent , ne paroitroient rien auprès d'un Païfage auffi agréable que celui que nous voyons devant nous. Il eft vrai auffi qu'il y a quelques jours que m'étant rencontré dans un endroit a- vec des- Curieux & des Maitres même de l'Art; comme nous regardions les Ouvrages d'un Peintre fameux, il vint une Dame richement vètue, mais beaucoup plus parée par fa beauté, & par les graces qui brilloient en elle , qui attirerent fi
puif-
puiffamment nos yeux, & nous attacherent fi fort à la confiderer, qu'il nous fût impoflible de les détourner tant qu'elle demeura dans ce lieu, ni regarder les Tableaux qui étoient devant nous.
C'étoit fans doute, lui dis-je en foûriant, une beauté femblable à cette Inconnue dont parle Lucien, qui feule poffedoit non feulement tout ce qu'il y a de plus excellent dansles Statues & les Peintures des Anciens, mais encore ce queles Poëtes ont attribué de plus charmant à leurs Divinitez.
Je ne fai point, repartit Pymandre, fi cette Dame reffembloit à celle dont parle cet Auteur. mais il y avoit dans la compagnie des gens fort amoureux des ouvrages du Titien, qui avouerent que es Tableaux ne paroitroient rien en la pré- fence d'une fi belle perfonne, & qui n'admire, rent l'excellence de ceux que nous regardions, que quand elle ft fortie.
Outre, repliquai-je, qu'on n'eftime pas tou- jours les Tableaux pour la beauté des fujets qu'ils repréfentent, mais aufli pour l'excellence du tra- vail , je vous dirai que quand il eft queftion de la reffemblance , une belle Peinture peut bien faire-honte à un objet qui de foi n'eft pas agréa- ble, mais quand un beau naturelfe rencontre au- prés de quelque Tableau, il faut que la Peinture, quelque excellente qu'elle foit, cede à la Natu- re, comme le difciple à fon maitre, &la copie à l'original.
Cependant, dit Pymandre, les Peintres choi- fiflent les plus belles proportions pour donner à leurs figures ; & par le moyen des couleurs, ils peuvent encore non feulement égaler celle des
A 3 plus
plus beaux corps, mais en furpaffer la vivacité & la fraîcheur.
Il efl vrai, repris-je, qu'un fçavant homme peut donner à fes figures par le beau choix de la for- me, & l'intelligence des couleurs, plus de beau- té & de graceque l'on n'en voit d'ordinaire dans les belles perfonnes , parce que quelques belles qu'elles foient, elles ne feront jamais fi accom- plies que le peut être une figure d'un excellent Peintre. Neanmoins quelque effort que puiffe faire ce fçavant homme, il n'y aura point dans fes Tableaux tant de relief qu'on en voit dans le naturel, à caufe que la force des couleurs eft li- mitée, & ne peut faire paroitre à la veuë une rondeur pareille à clle que l'on voit dans la Na- ture.
Je voudrois bien, interrompit Pymandre, que vous vouluffiez m'en dire la raifon.
C'eft premiererent, lui répondis-je, que les Peintres n'ont qu'un blanc&un noir pour la lu- rmiere & les ombres; & ce blanc & ce noir ne peuvent point imirer parfaitement la Nature, parce que le blanc, quelque blanc qu'il foit, n'a point aflez d'éclat pour repréfeuter les corps lu- mineux & le brillant des corps luifans; & le noir, quelque noir qu'il foit , ne peut imiter qu'im- paraitement ls ombres, qui dans la Nature font des privaticns de lumiere. Car les noirs d'un Tableau font des matières qui ne peuvent être privées de !a lumière qui les éclaire auffi-bienque les autres couleurs qui font éenduas fur la fuper- ficie de la toile.
Secondement, c'eft que nous voyons le naturel d'une autre façon qne les Tableaux, parce que les rayons qui partent de nos veux vont embrauer
les
les tournans des corps qui fQnt de relief, cequi ne fe fait pas de même à l'égard des fuperficies plates, fur lefquelles les rayons vifuels demeurent arrêtez. C'eft ce que Leonard de Vinci remar- que dansfon traitéde la Peinture , où ilfait voir que fi nous regardons les chofes peintes avec un eful oeil, elles nous fenbleront plus vrayes, & paroîtront avoir plus de rondeur, quoiqu'il y ait toujours bien de la difference entre une choe peinte& le naturel , à caufe, comme je viens de dire, qu'il y a dans les corps naturels une lumié- re & des ombres que la Peinture n'a pas la force de bien repréfenter.
N'eft-ce point auffi, dit Pymandre, que nous n'avons plus aujourd'lui toutes les couleurs dont les Anciens fe fervoient: car vous fcavez que l'on a parlé avec tant d'eftime de leurs Tableaux, que même quelques-uns en ont écrit des chofes prodigieufes & furprenantes ce qui fait penfer qu'ils devoient avoir quelque fecret particulier pour faire de tels miracles ; comme quand Ap- pelle peignit une Cavalle qui parqiffoit fi vraye que les chevaux hanniffoient aprés.
Hé bien lui dis-je , Pline qui rapporte cette merveille le la Peinture, remarque qu'Apelle ne fe fervoit que de quatrecouleurs. Non, non, ce n'eft pas qu'ils euflent ni des. couleurs plus vives, ni en plus grand nombre que nous en avons aujourd'hui: Si les Anciensont fait quelquecho- fe de grand & de beau, c'elt qu'ils avoient du fçavoir & de l'intelligence.
Cependant, iepartit Pymandre, les bonnes couleurs font tres-neceffaires à la perfeAion des Tableaux, & je vous ai ouï dire, que-de tout
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temps il y a eu des Peintres qui ont fceu les em- ployer les uns bien mieux que les autres ; que Zeuxis parmi les Anciens avoit un coloris plus beau qu'Apelle i de même que parmi les Moder- nes le Titien poffedoit cette partie au-deffus de Raphaël. Mais puifque nous en fommes fur cette partie du coloris, & que le Titien y étoit fi fcavant, ne voudriez-vous pas bien que nous Eitions aujourd'hui le fujet de notre converfation de ce qui regarde ce grand perfonnage, & par- ler en même temps de la beauté des couleurs, comme vous m'avez déja parlé de l'excellence du dcefein.
Cette matière, lui répondis-je , e bien am- pe & bien étendue; car pour connoître le grand icavoir d'un Peintre qui aexcellé dans le coloris cemme a fait le Titien, il faudroit parler deslu- mières, des ombres, & de plufieurs autres cho- fes, & commencer par les couleurs.
Comme'il y en a , dît Pymandre, qui croyent qu'elles ne font point des fubftances corporelles, mais des lumieres , ne feroit-il pas à propos de par!er d'abord de la lumière en général.
Il n'eft pas ici queftion , lui repaîiis-je , de difcourir des couleurs à la manière des Philofo- phes, ni de nous arrêter à leurs diverfes opinions. Nous devons confiderer les couleurs de la forte que les Peintres les confiderent. C'eft-à-dire qu'il faut parler en premier lieu des couleurs qui s'employent, foit à huile , foit à détrempe, qui font des matières réelles, &terreftres. En fecond lieu, de celles qui paroiffentdans les objets de la Nature. Et enfuite, après avoir dit quelque cho- fr des lumières & des ombres , nous y ferons,fi vous voulez, des obfervations , lorfque nous par-
lerons
lerons des ouvrages du Titien & d'autres Pein. tres les plusfameux.
Je dis donc que, fi dans les chofes naturelles, c'eft la forme qui maintient l'être , & qui eft le principe de leur durée, il en eft tout autrement dans les ouvrages de l'art, où la matière confer- ve leur forme , & les fait refifter plus ou moins à l'effort des années. C'eft pourquoi les Pein- tres qui veulent queleurs ouvrages feconfervent long-temps, ne doivent pas negliger de travailler fur des fonds durables, & avec des couleurs qui ne paffent point. Ileft vrai qu'ils n'ontpas toû- jours la liberté de choifir le fond de leurs Ta- bleaux, étant obligez de travailler, tantôt contre des murailles , tantôt fur du bois, & fouvent fur de la toile; mais il eft toujours dans leur pou- voir d'apporter beaucoup de foin à préparer ces divers fonds, & chercher les couleurs qui font les meilleures. Ainfi quand on peint à fraifque, c'eft au Peintre à prendre garde que l'enduit foit de bonne chaux & de bon fable, & à faire pro- vifion des couleurs propres pour ces fortes d'ou- vrages, parce que celles qui fervent à peindre à huile n'y font pas toutes également bonnes. Les plus terreftres & les moins compofées font les vrayes couleurs dont on fe doit fervir à fraifque. Pour travailler à huile il faut encore ufer des mêmes précautions. Les Anciens qui peignoient fur des ais faifoient un choix tout particulier du bois qui étoit le moins fujet à e corrompre. Nous voyons que les Tableaux de Raphaël & des Peintres de fon temps, qui étoient fur des fonds de bois , fe font parfaitement bien confervez. Neanmoins comme la toile eft plus commode, & fe roule aifément quand on veut la tranfporter,
A l'on
l'on s'en ef beaucoup fervi, principalement de- puis que l'on a peint à huile, & que lfaifque & la détrempe ne font plus fi fort en ufage qu'el- les étoient anciennement.
Je fçai bien, dit Pymandre, que les Peintres ont receù un grand fecours de la manière de pein- dre à huile, mais ne trouvez-vous pas que ce qui eft peint à fraifque a plus d'éclat & de vivacité.
Dans les grands Ouvrages, lui repartis-je, & principalement dans les voutes, oi il eft malaifi de trouver des jours propres pour bien voir la Peinture à huile, il eft certain que la fraifque eft plus commode, & plus expeditive, outre qu'elle ne fe perd prefque jamais que par la ruïne des bàtimens mêmes contre lefquels on a travaillé, comme vous avez pu voir à Rome dans ces gran- des falles du Vatican , dans plufieurs autres Pa- lais, & dans les rues mêmes de la ville.
Il e vrai encore que la vivacité des couleurs fe conferve mieux dans la peinture à fraifque que dans la peinture à huile qui eft ujette à jaunir & à noircir, & qui fe dtacle quand elleefi contre de gros mursàcaufe de l'humidité, commeil fe voit dans le Tableau de la Cene que Leonard de Viici a peinte à Milan. Cependant pour cequi regarde les Tableaux de moyenne grandeur, l'hui- le et plus commode & fait un meilleur effet; parce qu'on put retoucher davantage fon ouvra- ge; & que ies couleurs employées avec l'huile imitent bien mieux le naturel. Si elles ne font pas fi vives ni fi raîches que celles de la peintu- re à fraifque ou à détrempe , les ombres en re- compenfe en font bien plus fortes: ce qui fait qu'on pu. par ce moyen donner beaucoup plus de reiief aux figi'es, que non pas dans les autres
ma-
maniéres de peindre. Nous voyons même de grands ouvrages à huile qui font des effets admi- rables, quoi que ce foit dans des voutes d'Eglife & des galeries où les jours ne font pas fi avanta- geux qu'ils feroient pour la fraifque, comme ce que l'on a peintau Louvre, aux Thuilleries & en divers autres lieux de Paris , fans parler de ces grands Tableaux du Titien & de Paul Veronefe qui font à Venife, & qui font fi merveilleux pour la beauté & la fraîcheur du coloris. Car il eft certain que l'on manie plus facilement les cou- leurs à huile; & que dans la détrempe on ne peut bien finir une chofe qu'avec la pointe du pinceau & avec une patience très-grande; mais à huile un Peintre peut empâter de couleurs & retoucher fon ouvrage autant de fois qu'il lui plat : & quand il entend bien la diminution des teintes ,il a beaucoup plus de plaifir & plus d'avantage dans fon travail. Mais il faut auparavant qu'il difpo- fe, comme jecroi vous l'avoir déja dit, les ma- tieres propres pour ce qu'il veut faire, afin de ne pas perdre fon temps fur un ouvrage qui ne du- reroit que peu d'années.
Si j'étois, dît Pymandre, bien entendu dans tout ce qui regarde l'Art de peindre, je ne vous interromprois pas pou vous dire que fans crain- dre de vous arrêter à des chofes qui vous fem- blent trop communes, vous pouvez m'apprendre quelles font ces préparations neceflaires à des ou- vrages de longue durée : car pour ceux qui inf- truifent, & pour ceux qui veulent être inltruits, il n'y a rien de trop bas, ni qui foit indigned'ê- tre appris , principalement quand cela fert à la parfaite intelligence d'un Art dont on e bien aife de fçavoir toutes les circonftances.
A V ou lez A 6
Voulez-
Voulez-vous, lui repliquai-je, que je vous dife que pour faire un Tableau vous devriez pré- parer un bon fonds de bois, ou de la toile bien imprimée de couleurs qui ne viennent pas à tuer celles que l'on y mettra enfuite , comme feroit la mine ou la terre d'ombre; & que je vous en- tretienne des incommoditez qu'un Peintre fouffre quand fa toile n'eft pas bien préparée, & que fes couleurs ne valent rien ? Je ne croi pas qu'il foit neceffaire de vous inftruire de cela, puifque vous ne ferez jamais en état de vous en fervir, & que la pratique ne met guere à l'apprendre ceux qui travaillent. C'eft affez que vous fça- chiez que les méchantes couleurs font caufe qu'un ouvrage s'efface & perd toute fa force & fa beau- té au bout de peu d'années. Je pourrois vous dire fur cela beaucoup de chofes ; mais quand vous les fcauriez, & que je vous aurois nommé toutes les couleurs dont les Peintres fe fervent, vous n'en feriez gueres plus fcavant: car ce n'eft pas feulement la bonté des couleurs qui en fait la beauté dans un Tableau, c'eft le travail & la maniere de les employer; ce qui fait qu'un bon & un mauvais Peintre font des ouvrages bien differents quoi qu'ils fe fervent des mêmes cou- leurs. Outre cela il y a le mélange qui fe fait des couleurs principales les unes avec les autres, qui ne s'apprend bien que par la pratique, & enco- re ce ne ferait pas affet de l'avoir veù faire une ou deux fois: il faut comprendre en travaillant foi-même la force&la nature de chaquecouleur en particulier, & fcavoir même avant que de les employer l'effet qu'elles doiventfaire. Carcom- me les Sciences & les Arts ont quelque reffem- blance les uns avec les autres ; les Peintres ont
cela
cela de commun avec les Orateurs, que de même qu'il n'eft pas pffible, felon le témoignage d'Hermogenes, de bien faire une oraifon, & de fçavoir comment elle doit être compofée, fi l'on ne fçait auparavant quelles font les chofes qui doivent y entrer, auffi eft-il difficile à ua Peintre de bien colorier les corps qu'il veut repréfenter, s'il ne fçait la force des couleurs qu'il veut etm- ployer, & l'effet qu'elles produiront quand elles feront mêlées enfemble : comme quand le noir de charbon eft mêlé avec le blanc, le Peintre di't fçavoir qu'il en naîtra une couleur d'un gris bleuâ- tre; & que le jaune& le bleu feront du vert.
Ce qui fait, dit Pymandre, que les Tableaux font fi differents les uns des autres dans lecoloris, n'eft-ce point que les ouvriers n'ont pas une é- gale connoiffance de ce mélange; car Denis d'Ha- licarnaffe femble s'étonner de ce qu'encore que ceux qui peignent des animaux fe fervent tous de mêmes couleurs; il y a cependant toujours beaucoup de difference dans leurs coloris. Or non feulement je remarque cette diverfité dans ceux qui font des animaux & qui imitent les cho- fes les plus fimples de la Nature, mais auffi dans tous les grands Peintres qui ont repréfenté le corps humain. Car chacun le peint différemment & d'une maniere particuliere , comme ont fait le Guide, le Dominiquin, Lanfranc & tant d'au- tres, quoi qu'ils fuffent tous difciples des Cara- ches, qu'ils euffent étudié en même école, & qu'ils euflent, fi vous voulez, un même fujet à imiter.
Ce n'eft pas, lui répondis-je, le mélange feul des couleurs qui fait cette difference, mais ç'a été un goût particulier, & une volonté propre a
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chacun de ces grands hommes qui les a portez à fuivre une maniere particuliere felon qu'elle leur a femblé plus vraye & plus forte. Et ce choix que chacun d'eux en a fait eft d'autant plus eftimable qu'on voit qu'ils approchent du vrai & du beau. De forte que fi dans les Tableaux de ces differents Peintres que vous avez nommez, il y a des car- nations qui font plus grifes, d'autres plus rouges, & d'autres plus noires que le naturel, c'eft un effet de l'inclination & du diffrent goût de ces maîtres. C'eft pourquoi le Titien s'eaf rendu confiderable, & s'eft élevé au deffus de tous les autres pour avoir fi bien fce& connotre la couleur de toutes les chofes qu'il a voulu peindre, n'ayant point eu de maniere particuliere; mais ayant tel- iement imité la belle Nature, qu'il a toûjours repréfenté la chair comme une veritable chair; le boiscomme du bois; la terre comme de laterre, & ainfi tout ce qu'il a voulu peindre.
Dans l'art de traiter les couleurs, & dans le mélange que l'on fait des unes avec les autres, il fe rencontre beaucoup de chofes à confiderer. Car il y a le mélange des couleurs qui fe fait fur la palette avec le couteau lors que l'on compofe les principales teintes dont on croitavoirbeloin: & le mélange qui fe fait avec le pinceau fur la palette ou fur le Tableau même pour joindre en- femble toutes les couleurs & pour les noyer les unes avec les autres. De tous ces differents mé- langes de couleurs s'engendre cette multitude de différentes teintes qui fe rencontrent dans les ta- bleaux , fans lefquelles le Peintre ne peut bien imiter, ni les carnations, ni les draperies, ni généralement toutes les autres chofes qu'il veut repréfenter. Et comme il doit faire le mélange
de
de fes.teintes fur fa palette ou fur fon tableau felon les.copleurs qui lui paroiflentdans le natu- rel, il faut qu'il oit extraordinairement foi- gneux d'obferver dans la Nature de quelle ma- niere elles y paroiffent; c'eft-à-dire qu'il doit, en confiderant les corps des hommes, regarder de quelle façon ils font colorez ; quelles parties font plus vives, & quelles parties font plus clai- res; celles qui font plus rouges & celles qui ont une apparence un peu bleuâtre, comme font d'or- dinaire les .chairs les plus délicates ; & prendre bien garde comment toutes ces differentes cou- leurs s'uniffent & fe mêlent fi bien enfemblb qu'il femble qu'une infinité de diverfes teintesf e faf- fent qu'une feule couleur.
Quand un Peintre fçait mêler fes couleurs, les lier & les noyer tendrement, on appelle cela bien peindre. C'eft la partie qu'avoit le Corege, com- me je vous ai.dit affez de fois ; & ce beau mé- lange de couleurs non feulement fe doit faire dans les fuperficies égales en clarté, mais encore dans la jon&ion ou noutment des parties claires avec les brunes.
Ce nouëment, interrompit Pymandre, & ce mélange de couleurs qui fe fait avec tendreffe, n'eft-ce point ce que Pline appelle comrmifra & tranJitus colorum ? & ce qu'Ovide entend lors qu'il parle des couleurs de l'arc-en-Ciel, quand il dit:
* /n quo diverfi niteant cùm mille colores, Tranlftus ipfe tamenfpeélantia luminafallit, Ufrue adeo quod tangit idem & tamen altima
difiant. Ovid. 6. Met. v. 6y.
Je ne croi pas qu'on puife mieux exprimer le Jaffage prefqu'infenfible qui fe fait d'une couleur a une autre. Il me fouvient que Philofrate * traitant de l'éducation d'Achilles, obferve que ce qui paroiffoit de plus merveilleux dans la re- préfentation de Chiron peint en Centaure, étoit Paffemblage de la Nature humaine avec celle du cheval, que le Peintre avoit fi adroitement join- tes enfemble, qu'on ne pouvoit connoitre la fe- paration de l'une d'avec l'autre , ni s'apperce- voir où elle commencoit, & où elle finiffoit.
Les plus beaux exemples qu'on en voye dansla peinte , repartis-je, font dans la Galerie de Farnefe, où les Caraches ont repréfenté Perfée qui change des hommes en pierres; & dans le Cabinet du Roi, où le Guide a peint le Centaure Neffe qui enleve Dejanire. Mais il y a de la dif- ference de cette maniere de paffer d'une couleur à une autre, à cette autre union & à ce paffage de couleurs dont nous venons de parler. Quoi que ce foit une chofe trés-efimable de bien unir enfemble les couleurs pour joindre des corps de differentes efpeces, ce n'eft rien néanmoins en comparaifon de favoir peindre les contours & les extrémitez de tous les corps en général, & faire qu'ils fe perdent par une fuite & un détour infenfible, qui trompe la veuë de telle forte qu'on ne laiffe pas d'y comprendre ce qui ne fe voit point. Parrhafius fut celui des Peintres anciens qui pofieda parfaitement cette fcience. Pline, qui en a fait la remarque t, confidere cette partie comme la plus difficile & la plus importante de la Peinture, parce, dit-il , qu'encore qu'il foit toûjours avantageux de bien peindre le milieu
des * L.i. Icou.
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des corps, c'eft pourtant une chofe oh plufieurs ont acquis de la gloire; mais d'en bien tracer les contours, les faire fuir, & par le moyen de ces affoibliffemens, faire en forte qu'il femble qu'on aille voir d'une figure ce qui en eft caché; c'eft en quoi confifte la perfe&ion de l'art, & ce qui ne s'apprend pas fans beaucoup de pei- ne.
C'eft auffi ce qui donne du relief aux corps, & qui dépend non feulement del'affoibliffement des couleurs, mais encore de celui des lumieres & des ombres. Les Anciens avoient raifon de prifer cette partie, parce qu'il faut beaucoup de connoiffance pour la poffeder. Si vous me de- mandez quels moyens les Peintres peuvent avoir pour l'acquerir, je vous dirai que je n'en voi point de plus propre que les continuelles obfer- vations des differens effets de la lumiere & de l'ombre, qu'ils peuvent faire fur le naturel; & enfuite d'imiter ces effets dans leurs tableaux par le moyen des couleurs & des teintes qu'il faut fortifier ou affoiblir felon qu'ils le jugeront ne- ceffaire.
N'eft-ce pas, dit Pymandre, ce que vous ap- peliez la Perfpe&ive arienne.
Il ne faut pas douter, repartis-je, que cela n'en dépende. Cependant je vous dirai, quec'elf improprement que l'on appelle Perfpe&ive aë- rienne ce qui regarde la diminution des couleurs, & ce n'eft que par analogie qu'on la nomme ainfi; parce que la vraye Perfpe&ive pratique n'eft que des figures dont la grandeur diminue felon l'éloignement, & fe repréfente par des lignes que l'on tire: au lieu que la diminution des cou- leurs ne va que dans le plus ou le moins de la lu-
miere,
miere, dont l'on ne peut donner de regles. Il faut feulement comprendre que cette Perfpe&ive confiderée en particulier, n'efl autre chofe que la diminution des couleurs qui fe fait par l'in- terpofition de l'air qui eft entre l'objet & nôtre ceil. Pour la bien pratiquer on doit prendre garde qu'encore que l'air foit un corps diaphane, au travers duquel la lumieredu Soleil paffe avant que de fe répandre fur les autres corps, on ne peut confiderer les effets de la lumiere du Soleil, fans concevoir l'impreflion qu'elle reçoit en paf- fant au travers de l'air, qui e fufceptible de plufieurs changemens, étant plus épais dans des temps & dans des lieux qu'en d'autres. C'eft pourquoi fi vous trouvez à propos que nous en difions quelque chofe , nous obferverons d'abord ce que fait l'air fur les corps, felon qu'ils font plus ou moins éloignez de nous; & enfuite nous pourrons parler des ombres & des lumieres, & de ce qu'elles produifent dans les tableaux, quand elles y font bien obfer- vées.
Pour ce qui eft de la Perfpe&ive aérienne il faut concevoir que l'air eff,comme je viens de dire,un corps diaphane, non pas toutefois abfolument dia- phane, parce qu'il e coloré, au travers duquel on voit les objets, qui prenant davantage de la couleur de ce corps à mefure qu'ils s'éloignent, viennent peu à peu à fe perdre & à fe confon- dre. Je ne puis me fervir d'un exemple plus pro- pre à ce fujet que ce qui nous paroit tous les jours dans l'eau. Si nous jettons les yeux fur quelque lac ou fur quelque riviere pour regarder au fond; & qu'il y ait des poiffons qui nagent, alors nous voyons diflincement da..s ceux qui approchent
le
le plus pris de la furface de l'eau, leur forme & la couleur de leurs écailles. Ceux qui feront plus bas nous fembleront moins colorez ; & à mefure qu'ils s'enfonceront plus avant & qu'ils s'éloigneront de nous, ils prendront davantage de la couleur de l'eau, jufques-là qu'on en verra quelques-uns qui ne paroîtront que des ombres, d'autres qui feront comme l'eau m6me; enfin quoi qu'il y en ait, nous ne verrons plus rien, fi ce n'eft qu'il nous femblera qu'il doit y en avoir encore, Tout de même, quand les images des objets paffent au travers de l'air, ils diminuent & s'affoibliffint à proportion de la quantité d'air qui eft entre eux &l'oeil qui les voit.
Mais parce que l'air n'eft pas toujours égale- ment pur par tout: qu'il peut recevoir des lumie- res particulieres, comme quand on voit une tour qui paroît le matin au lever du Soleil environnée d'une legere vapeur dans la partie la plus proche de la terre, & dont le haut au contraire eft éclairé du Soleil, ce que le Pouffin & Claude le Lorrain ont parfaitement bien repréfenté dans des païfages; & parce encore que les objets peu- vent auffi être plus ou moins fufceptibles de la couleur de l'air , & d'eux-mêmes plus fenfibles à la veuë les uns que les autres, il y a diverfes chofes qu'il faut obferver dans la Nature, & dont l'on ne peut faire des regles affurées.
Par exemple, le vert & le rouge mis dans une même diftance feront une fenfation différente à nôtre veuë, non feulement par les qualitez pro- pres de ces deux couleurs; mais parce que le vert étant plus capable de prendre la couleur de l'air, qui eft bleue, que non pas le rouge, il paroîtra plus éloigné, puifqu'il perd davantage
ce
de fa veritable couleur, qui fe confond plus ai- fément que le rouge avec celle de l'air. Voilà quantàla qualité des couleurs dans un même air & dans une même diftance. Voyons ce que fait une même couleur daEs une même diftance, mais dans deux fituations differentes où l'air foit plus épais en l'une qu'en l'autre. Si une perfonne vêtu de blanc ou une figure de marbre ou de plâtre, fi vous voulez, eft pofée dans un lieu où l'air foit purifié, il eft certainqu'elle paroitra plus blanche & plus proche qu'une autre qui fera dans un air plus épais, quoi qu'elles foient dans une égale diftance, & de pareille grandeur & blancheur,parcequela gran- de épaiffeur de l'air où elle fe trouve éteindra fon blanc, & la fera paroître plus bleuâtre. C'eft pourquoi il eft fort difficile de donner des moyens affeûrez pour affoiblir les couleurs felon laperf- pe&ive, puifque cela dépend de la difpofition de l'air, de la lumiere qui les éclaire, & enco- re de la force même des couleurs.
Cependant comme tous les objets fe montrent à nous par des lignes qui forment une Pyramide dont la pointe et dans nôtre oeil & la bafe fir la furface des corps , il faut que le Peintre s'i- magine qu'il fort un nombre infini de lignes de tous les corps, lefquelles lui en apportent la fi- gure & la couleur. Que plus ces lignes font longues, c'eft à dire plus l'objet eft éloigné de l'oil, &plus elles fout teintes & chargées de la couleur de l'air , qui diminue la couleur natu- relle de l'objet. Outre cela ces mêmes lignes fe communiquent les unes aux autres les couleurs qui font particulieres à chacunes d'elles, ce qui fe fait fi infenfiblement qu'on ne s'apperçoit d'au- cun changement], ainfi que vous le difiez tout
à l'heu-
à l'heure en parlant de la nuance des couleurs de l'Arc-en-Ciel. Et c'èft ce qui eft caufe que plus les corps font éloignez, & moins nous en dé- couvrons les veritables couleurs, & la vraye for- me des contours, parce que les uns & les autres s'uniffent ou à d'autres corps qui en font plus proches, ou même à l'air qui pafle côté qui en diminue & altere quelque partie: ce qui doit obliger le Peintre à faire en forte que fes figures tiennent toujours de la couleur du champ où el- les font, principalement dans leurs extrmni- tez.
Mais fi les corps fe changent par la nature de leur propre couleur felon les airs & les dirtances differentes, ils reçoivent encore du changement felon leurs diverfes figures.Car ceux qui font fphe- riques ou concaves, prennent d'autres apparences queceux qui font pats & uniformes, felon la po- lition de la lumiere, ou de l'oeil qui les re- garde.
Et parce qu'il eft certain que les couleurs chan- gent principalement par le moyen des lumieres; & que dans l'ombre elles ne paroiflent point a l'oeil comme quand elles font expofées dans un grand jour, il faut confiderer de quelle maniere l'ombre cache & offufque la couleur, & de quelle forte le jour la découvre & lui rend fon luftre. Nous pouvons donc parler premièrement de lanature& de l'efet des couleurs, & enfuite nous dirons comment elles changent par le moyen de la lumière.
Il n'eft pas befoin de rechercher ici de quel- le forte les couleurs s'engendrent :fi c'eft du mé- lange des parties rares ou compa&es, qui font de differentes reflexions, ou fi c<eft du mélapge
de
de la reflexion & de la réfra&ion de la lumiere jointes enfemble, qui eft l'opinion la plus pro- bable. Car il n'eft pas neceffaire au Peintre de fçavoir la nature & les caures des couleurs, mais feulement d'obferver leurs effets.
Il y a des Philofophes, dit Pymandre, qui ne veulent admettre que deux couleurs principales du mélange defqnelles toutes lesautresderivent, .favoir le blanc & le noir.
Il eft vrai, repartis-je, mais il s'eft trouvé auffi des Scavans en Peinture qui ont crû qu'il y a quatre principales couleurs, qui ont rapport aux quatre élemens; le rouge au feu, l'azur à l'air, le vert à l'eau, & le cendré à la terre;& que du mélange qui fefaitde cesquatre couleurs avec le blanc & le noir, qui font pour la lumie- re & les ombres, il s'engendre une infinitéd'au- tres efpeces de couleurs.
Il y en a d'autres ' qui ont mis pour couleurs principales le blanc & le noir, qui font les deux extrêmes; & pour moyennes le jaune,le rouge, le pourpre, & le vert. Je vous avoue que je ne comprends pas quel a été leur raifonnement. Il me femble que quand les premiers auroient bien réuffi dans l'application qu'ils en font avec les quatre élemens, ils ne fe font pas pour cela moins abufez, s'ils en ont voulu parler comme Peintres. Car fi les uns & les autres euffent- con- fideré que prenant le noir & le blanc, pourl'om- bre & pour la lumiere, le vert, le pourpre ni le cendré ne peuvent pas être des couleurs prin- cipales, puifqu'elles font elles-mêmes des cou- leurs compofées. Ils euffent mieux parlé à mon
fens t Leon. Bapt. Albert 1. . de la Peint, * Lomazzo 1. 3. ch. 3.,
fens, fi, laiflant le blanc & le noir pour les ex- trêmes, ils euflent dit qu'il y a trois couleurs premieres qui ne peuvent etre parfaitement com- pofées d'aucune autre, mais dont toutes les au- tres font-compofées; fçavoir le jaune, le rouge & le bleu. Car le jaune & le rouge mêlez en- femble font l'orengé; du jaune & du bleu il en naît le vert; & le pourpre eft engendr6 par le mélange du rouge & du bleu.
De forte que fi de toutes ces couleurs Iron en forme une nuance, les uniflantdoucement les unes avec les autres. il s'en forme une harmonie comme dans la Mufique; ce que Mr. de la Chambre a d- crit avec beaucoup de fcience & de curiofité dans un de es Ouvrages: étant vrai qu'il y a une fi grandereffemblance entre les tons de Mufique & les degrez des couleurs, que du bel arrangement qu'on peut faire de celles-ci, il s'en forme un con- cert auffi doux à la veuë,qu'un accord de voix peut etre agréable aux oreilles, & c'eR cette fcience qui fait naître la douceur, la grace, & la force dans les couleurs d'un tableau.
Car demêmequ'il n'y a qu'un certain nombre de confonances dans la Mufique, dont on peut,en les aflemblant, faire une diverfité de modulations & d'harmonies; aufli par le mélange d'un petit nombre de couleurs, il s'en peut faire des efpeces fans nombre. Et comme dans la Mufique le grave & l'aigu ne font point d'eux-mêmes de tons, par- ce qu'ils font dans tous les tons; ainfi le blanc & le noir ne font point des couleurs, parce qu'ils fe rencontrent dans toutes les couleurs.
Or fuppofé qu'il n'y ait que trois couleurs principales dont toutes les autres font engen- drçes, car le nombre des couleurs importe fort
peu
peu à un Peintre, pouva qu'il ait celles qui lui font neceflaires quand il travaille. Cela fuppo. fé, dis-je, il doit prendre garde lors qu'il les employe de quelle forte il les met les unes auprès des autres pour produire cette harmonie dont nous venons de parler; parce qu'entre toutesles couleurs, foit qu'elles foient fimples, foit qu'el- les foient mélangées , il y a une amitié & une convenance qui donne aux ouvrages de Peintu- re une beauté & une grace toute extraordinai- re, lors qu'elles font bien placées les unes au- prés des autres.
Vous concevez bien qu'il efi trés-difficile de prefcrire des regles affeurées pour entrer dans cette pratique, & qu'il faut que le jugement de celui qui travaille ordonne toutes fes couleurs felon fon fujet, felon la difpofition de fes figu- res, & felon les lumieres qui les éclairent; mais on peut en diverfes rencontres faire des obferva- tions fur la Nature, & remarquer comment les plus excellens Peintres fe font conduits.
Nous avons autrefois admiré enfemble de quelle maniere le Guide a fi bien vêtu les Heures qui fuivent le char du Soleil dans le platfond qu'il a peint à Rome au' Palais du Cardinal Mazarin. Il ne s'eft fervi que de couleurs douces & amies les unes des autres. Avec combien de plaifir avons-nous confideré dans le Salon du Cardinal Antoine, peint par le Cortone, cette Vagseze, pour me fervir du mot Italien,& cettebellehar- monie de couleurs qui rend tout cet ouvrage fi agréable.
Mais il eft encore impoffible de bien fçavoir l'effet des couleurs, fi l'on n'a égard à la lumie- re dont elles font éclairées, & à l'ombre, qui
les
les obfcurcit. Car bien que les couleurs dei corps folides demeurent fables, & dans leur na- ture fur les fujets où elles font adhérentes; com- me le blanc d'une ftatué, le rouge d'un man- teau, le vert d'un arbre, & ainfi du refle; ces mêmes couleurs néanmoins paroîtront tantôt plus claires & tantôt plus obfcures, felon qu'el- les recevront plus ou moins d'ombre & de lu- miere.
Et parce que les lumieres & les ombres appor- tent du changement dans les couleurs, il faut donc que le Peintre fafle le plus d'obfervations qu'il pourra pour remarquer ces fortes d'altera- tions; & qu'en premier lieu il fe fouvienne que la Peinture ne lui fournit que le noir & le blanc pour repréfenter l'ombre & la lumiere, & que c'eft avec ces deux couleurs qu'il peut rendre toutes les autres plus ou moins fenfibles. Mais il doit être fort judicieux & retenu quand il em- ploye le blanc & le noir dans 'es ouvrages,par- ce que comme les jours & les ombres donnent le relief & les enfoncemens aux corps, & aident à en faire paroitre les parties ou plus proches ou plus éloignées, il ne réuflira jamais bien dans ce qu'il entreprendra, s'il ne fçait temperer fes bruns & es clairs, en forte qu'ils faffent le même ef- fet qui parolt dans les. chofes de relief. Pour cela il fautqu'en peignant la fuperficie d'un corps, fa couleur foirplus claire& pluslumineufe dans l'endroit où les rayons .de lumiere doivent frapper davantage. Et comme la lumiere viendra peu à peu à s'éteindre & à manquer, il faut aufli qu'il affoibliffe peu à peu la force de es teintes. Mais parce qu'il n'y a jamais dans un corps au- cune uperficie éclairée de lumiere, qu'il nes'en
Tom. iL. B trouve
trouve une autre oppofée la lumineufe qui eft dans l'ombre & dans l'obfcurité, l'on doit pren- dre garde fur le naturel de quelle forte les om- bres répondent entr'elles dans les parties oppo- fées à la lumiere felon les divers degrez d'éloi- gnement. Par exemple, encore que le bleu d'un manteau foit égal dans toutes les parties de ce vêtement, il fait néanmoins un autre effet dans les endroits où la lumiere frappe plus fort; & il paroît d'une autre forte dans les lieux où la lu- miere gliffe, & dans ceux qui font ombrez.
Nous avons déja parlé de quantité de fçavans hommes qui ont imité avec tant d'art & dejuf- teffe ce que la Nature fait en ces rencontres, que plufieurs de leurs figures paroiffent vrayes & de relief. Quand on les regarde avec foin on connoit qu'ils y ont obfervé des chofes dont ve- ritablement tout le monde n'eft pas capable de juger, mais que ces grands Perfonnages ont fai- tes avec beaucoup de fcience & de raifon, ayant remarqué tous les differens effets de la lumière, lors qu'elle fe répand fur les corps. Entre ces excellens Peintres le Titien a été le plus grand obfervateur de ces effets de lumieres & de cou- leurs Et même , comme Michel Ange. pour montrer la connoiffiance qu'il avoit de l'anato- mie, cherchoit les occafions de peindre des hommes nuds, auffi le Titien affe&oit de pein- dre des fujets où il pût repréfenter ces effets de lumieres
Si un Peintre, dit Pymandre, veut parfaite- ment imiter l'ombre & la lumiere, ne doit-il pas faire une étude particuliere de toutes les ombres & e ontes'e lumie-; - differente? Car la lumie- re d'un flambeau n'ea point femblable à celle du
Soleil;
Soleil; & les corps qui font dans la campagne, éclairez d'un jour uriverfel, paroiffent autrement que ceux qui font dans une chambre & qui ne reçoivent la lumiere que par une fenêtre. Et comme l'ufage de la Perfpe&ive lineale fert à trouver la diminution des corps felon leurs di. vers éloignemens, ne peut-elle pas encore faire juger quelle doit être la diminution des teintes & des couleurs, & faire auffi trouver dans les Tableaux les veritables places des jours & des ombres.
Le Peintre, répondis je, doit avoir une intel- ligence générale des divers effets de toutes for- tes d'ombres & de lumieres que la perfpe&ive lui aidera à bien repréfenter , pourvu qu'aupa- ravant on les ait bien comprifes fur legéometral. Tant de perfonnes en ont écrit, que je ne m'ar- rêterai pas à vous dire comment cela fe pratique. Je vous marquerai feulement en général quelques obfervations qu'il faut faire à l'égard des lumie- res & des ombres.
Preinierement on doit confiderer qu'il y a de la difference entre l'ombre & l'obfcurité. Vous fçavez bien que l'Obfcurité t eft une entiere priva- tion de lumiere qui fait qu'on ne voit rien du tout, comme dans une nuit fort fombre , u dans le fond d'un cachot où il n'entre aucun jour.
Quant à l'Ombre c'eft une privation de lu-
B L miere, t Ohfcuritas comprehenditur à vilu ex omnimoda privatione lucis. Vitel. Opt. 1. 4. th. 146
* Umbra comprehenditur à vifr ex privatioe alicjuas lucis, lace altera preente. Vitel. Opt. 1. 4. th. 45.
niere, mais non pas de toute lumiere, parce- que les parties éclairées qui font autour y refle- chiffent, comme quand la lumiere du Soleil paf- fe dans une chambre par'une fenêtre, les objets qui ne font point touchez de fes rayons fe trou- vent dans l'ombre, & le lieu où font ces objets eft d'autant plus ombré qu'il eft moins expofé aux endroits où frappe la lumiere. Il en eft ainfi de tous les corps qui ne font pas dire&e- ment éclairez, lefquels, ou font tout-à-fait dans l'ombre, ou n'étant éclairez qu'en partie, por- tent ombre à d'autres, & les empêchent de re- cevoir un grand jour. Les Peintres doivent obferver ces differentes ror- tes d'ombres, car comme les corps ombrez ne font pas entierement privez de lumiere comme ceux qui font dans l'obfcurité, l'on ne laife pas fou- vent d'en voir toutes les parties & toutes les cou- leurs, veritablement plus ou moins diftin&es, fe- lon que l'ombreeft forte: &même il arrivequel- quefois que l'on voit bien mieux & plus facile- ment un objet quand il n'eft point éclairé d'une trop forte lumiere, parce que * la lumiere d'elle- mnme& les couleurs qui en font fortement tou- chées incommodent la veûë. Ce qui fait qu'une trop grande clarté empêche qu'on ne découvre des choies que l'on appercoit facilementdans un jour mediocre t: ainfi que les Etoiles que nois ne voyons que la nuit,& lors que la lumiere du So- leil ne nous les cache plus. Il eft vrai auffi qu'il y a des corps qui ne e voyent que dans unegran-
de * Lux per [e & color itî;mnixatus feriunt oculos. AihazenOpt. 1. . c. i.
. Lux vehemens obSurat ascedam vifibilia, qute ;ix 2';i:; l;,j rat & cntra. Alhaz. Opt. I. I, c. ..
E
de lumiere, & aufquels il faut un grand jour pour les découvrir.
On doit encore prendre garde que l'effufion de la lumière n'eft jamais également forte fur tous les corps où elle paroît, mais qu'elle diminue à mefure que les parties'du corps éclairé s'éloi- gnent de celui qui l'éclaire dans une même dif- pofition.
Ceux qui ont crû bien connoitre la force de la Lumiere, & fçavoir parfaitement marquer dans les Tableaux, ce que chaque objet en peut recevoir, ont divifé les endroits où frappe la lu- miere en parties égales, les affoibliffànt enfuite par des regles d'Optique. Mais pour vous dire de quelle maniere ils y procedent, il faut: que je vous faffe quelque figure.
Alors prenant du papier & un crayon, je tra- çai des lignes, &aprésavoir marqué des lettres, je continué de dire. Suppofé que le corps lumi- neux foit A dont la lumiere. répandue - terre finit & fe termine en B. ils divifent la ligne B F. en parties égales B.C.'D. E.F. & tirent de ces points autant de lignes comme autant de rayons jufques en A. qui eft le corps lumineux; puis prenant un compas & du centre A. & de l'intervalle F. tracent l'arc F. G. qui fe trouve coupé des rayons fufdits par portions inégales en G. H I. K. F. Et alors chacune des parties mar- quées fur le plan B. F. poffede une portion de lumiere égale à celle qui eft marquée dans l'arc ou ligne de circonference: de force que B. C. fe- ra éclairé avec une telle difcretion, que dans tout fon efpace il ne poffedera que la quantité de lu- miere qui eft contenue entre H.G. & ainfi des au- tres.
B Vous
Vous pourrez, lui dis-je, lire ceux qui en ont écrit; mais comme la demonifration parfaite de ces chofes-là et trés-difficile, il faut que les Peintres en faffent eux-mêmes des obferva- tions. Qu'ils confiderent que plus la lumiereeft grande & plus fes rayons s'étendent; qu'une lu- miere * renfermée dans un petit lieu l'éclaire davantage qu'elle ne feroit un plus grand efpa- ce. C'eft à dire qu'une chandelle éclairera da- vantage une petite chambre bien clofe, qu'une falle.
Il faut qu'ils obfervent encore l'effet que pro- duifent deux lumieres lors qu'elles fe rencon- trent. De quelle manière la plus grande dimi- nuë la moindre, ou pour mieux dire comment toutes les deux fe confondent enfemble, & aug- mentent la fplendeur qui en vient: t car fi l'ombre qui eft augmentée par une autre en eft d'autant plus obfcure vous jugez bien qu'il faut auffi que deux lumieres faffent plus de clarté qu'une feule.
Je vous dirai de plus que le Peintre doit pren- dre garde que fi le corps lumineux e d'une grandeur égale au corps opaque, la moitié du corps opaque fera éclairée de la moitié du corps lumineux, & l'ombre fera égale au corps opa- que. Et fi le luminaire eft plus grand que le corps opaque, l'ombre en fera bien moindre, parce que les rayons qui paffent à côté lu corps opaque formeront un cone, à la différence de ce
qui Omne orpus lumirnofim minus fpatium, à quo Mn egreditur fortis illUamiat qam Jpatium majms illo. Vit.Opt. 1. . th. 2.
t Omnis tumbra mSjiti icata plus imbrefcit. Vi~ tel. 1. . th. :.
qui arrive lors que la lumiere & le corps font égaux; car alors les rayons lumineux forment un cylindre.
Il faut encore obferver qu'un corps opaque produit autant d'ombres qu'il y a de corps lu- mineux qui l'éclairent diverfement; mais que l'ombre la moins obfcure eft toujours celle qui vient par la privation de la lumière la plus éloi- gnée du corps opaque.
Je pourrois bien vous dire, de quelle forte il faut terminer & éumer, ou noyer les ombres fe- lon qu'elles s'éloignent des corps qui les caufent. Je pourrois auffi vous parler fur la différence qu'il y a de la lumiere du Soleil à celle du jour uni- verfel ou des lumieres particulieres; des diver- fes incidences des lumieres, & des ombres, & de leurs paffages: mais je ne croi pas qu'il foit préfentement à propos de nous arrêter a cela. Il faudroit beaucoup de temps, il faudroit tracer des iignes; & je ne ferois que redire ce que vous fçavez peut-être déja, ou que vous pourrez tou- ':, jours bien apprendre une autre fois. C'eftpour- quoi après avoir confideré ce que font en elles. mêmes les ombres & les lumieres, nous pourrons dire en peu de mots quelque çhofe de particu- lier touchant leurs effets, & enfuite en tirer quel.- ques maximes.
Comme la lumiere femble être une blancheur pure & brillante qui fe répand furtoutes lescou- leurs fixes & apparentes des corps qui font dans la Nature pour nous les rendre vifibles, elle laiffe toujours quelque chofe de fa couleur pro- pre fur les corps naturels, mais elle s'y attache
B 4 diffe- · Color variaturpro ISci qualitate. Alhaz. Opt. 1. . c. 3.
differemment; car fur les uns elle s'y répand dou- cement comme une liqueur, tâchant d'entrer par tout, & de remplir les lieux par où elle peut trouver paflage; & fur les autres elle paroit plus forte, & s'y montre avec éclat. Or cette diffe- rence d'effets vieut de la diverfité des fujets fur lefquels elle fe rencontre. Car quand elle trou- ve un corps qui eft mol, doux, & inégal, elle y demeure attachée fans effort, & s'y répand fans réfiftance; mais quand elle en rencontre un extrêmement poli, ou duquel la denfité réfifte à es rayons, alors comme ils font repouffez par le poliment de ce corps fur lequel ils frappent, ils reflechiffent avec promptitude, & c'eft ce qui engendre cet éclat & ce brillant qui paroît iur les eaux, fur le marbre & fur les métaux. Si je ne craignois d'être trop long je pourrois vous di- re ici la caufe de ces differens effets, & les rai- fons que l'on a de repréfenter diverfement les ombres, & les lumieres des corps mattes & des eorps polis; je pourrois même vous en fairevoir la demonftration telle qu'une perfonne trés-fça- vante fe donna la peine de la tracer un jour que nous nous entretenions fur cette matiere, & que je prenois grand plaifir de l'entendre parler fur ce fujet.
Ne craignez rien, interrompit Pymandre; & faites- moi part, je vous prie, de cet entre- tien.
Les jours & les ombres, repris-je, fe doivent repréfenter autrement dans les corps dont la fur- face eft polie, que dans ceux où elle eft matte, comme j'ai déja dit. Car les corps qui font fort polis ne paroiflent éclairez qu'en certains en- droits, fcavoir er ceux qui refléchiflent toute la
lumiere
c
4,,,/
lumiere vers l'eil , le refle paroiflant brun & obfcur; au lieu que les corps mattes paroiffent éclairez d'une lumiere répandue par un grand efpace; mais cette lumiere n'eft pas fi éclatante à caufe que les particules dont la furface d'e ces fortes de corps eft compofée, ne font capables de refléchir vers l'eil, qu'une partie de la lu- miere qu'ils reçoivent. Or les particules capa- bles de refléchir vers nôtre ceil font celles qui dans les éminences, ou dans les enfoncemens, font fituées comme il faut pour renvoyer la lu- miere à nôtre oeil. Afin donc de mieux com- prendre cette theorie, figurez-vous le globe A. fort poli, fur lequel tombent les rayons de la lu- miere r. .. 3. 4. & voyez qu'il n'y a que les rayons qui tombent fur la partie B. qui puiffent reflchir vers C. qui e l'oeil; parce que les rayons qui tombent fur D. fe refléchiffent trop à gauche vers I. & que ceux qui tombent fur F. ie refléchiffent trop vers G. de forte que tous ces rayons ne fe refléchiffant point vers l'oeil, il s'en- fuit que les endroits fur lefquels ils tombent pa- roiflfnt bruns' & obfcurs. Au contraire,'vous vo- yez que les mêmes rayons qui tombent fur le glo- be H. qui ef mat, y font reçus de telle manie- re, que les uns tombant fur des éminences, les autres fur des cavitez, il y en a beaucoup. plus qui fe peuvent refléchir vers l'oeil E, par la rai- fon que ce qui fait qu'un corps eft mat, n'eft autre chofe que l'inégalité de fa furface' qui et compofée d'un grand nombre de cavitez & d'é- minences, lefquelles préfentent toujours quelque petite portion de leur furface capable de faire réflexion. Mais parce que chaeune de ces parties eft fort petite, elle renvoye peu de lumiere, &
B 5 cette
cette lumiere fe trouve répandue fur un grand efpace du globe, à caue que ces parties font en grand nombre. Ce que je viens de vous fai- re obferver à l'égard de ces deux globes en par- ticulier, eft fuffifant pour vous faire comprendre l'effet des lumieres & des ombres fur toutes for- tes d'autres corps. Et c'eft pourquoi l'on doit avertir les étudians en Peinture lors qu'ils deffei- gnent d'après une fatuë de marbre ou de bron- ze de ne pas peindre des figures'naturelles avec la même force d'ombres & de clartez que celle qui leur paroitfur leur modelle. Car la lumiere fe rpard avec bien plus de douceur fur de la chair, qu'elle ne fait fur les chofes dures & po- lies. De même dans la campagne nous voyons que les terres labourées', les colines herbuës, font touchées d'ombres & de clartez beaucoup moins fortes que les rochers & les lieux pierreux. La lumiere même eft moins brillante fur le revers des feuilles des arbres, & des herbes que fur la par- tie liffe, à caufe qu'il y a moins de poli fur les revers, & qu'il s'y trouve un petit coton qui ar- rête doucement l'effort des rayons lumineux. La même raifon fait que les étoffes de laines éclat- tent moins que les étoffes de foye.
Or vous remarquerez que la lumiere du Soleil étant très-pure & très-blanche, parce qu'elle eft la blancheur même, elle rend les autres couleurs très - vives, & ajoute, s'il faut ainfi dire, de fa clarté à leur clarté naturelle. Mais la lumière des flambeaux, ou celle qui fort d'un grand feu étant materielle & groffiere, elle a une couleur épaiffe & teinte de jaune ou de rouge, dont les autres corps qu'elle illumine fe trouvent colorez. Et auffi comme toutes les differentes lumieresont
leurs
leurs reflais en premier & fécond degré, il eft certain que ces refléchiffemens font plus ou moins forts felon la denfité & le poliment des corps d'où ils refléchiffent. Ainfi les refiais qui viens nent d'un métail bien poli font plus fenfibles & plus éclatans que ceux qui viennent d'une mu- raille: & les reflais de certaines étoffes de foye font plus forts que ceux des étoffes de laines, comme je viens de dire. Mais comme ce reflé- chiffement eft une feconde lumiere, il faut con- fiderer qu'il éclaire les parties ombrées des corps qui fe rencontrent à la portée du rayon refléchi. Et parce que nous avons marqué que les luniie- res portent & communiquent leurs couleurs aux corps qu'elles illuminent, il faut auffi entendre que les rayons de reflexion portent de la même maniere, mais plus foiblement, la couleur des corps dont ils fe refléchiffent fur ceux où ils font refléchis; comme quand la. lumiere frappe fur une étoffe rouge ,les objets fur lefquels cettelu- miere refléchit participent de cette couleur. On en voit des exemples lors qu'on regarde les per- fonnes qui cheminent dans lés prez éclairez dela lumiere du Soleil, car leurs vifages paroiffent d'une couleur verte.
Il arrive encore que la couleur naturelle du corps illuminé paroît plus ou moins changée fe- lon qu'elle fe trouve differente de cette qui lui eft apportée par réflexion; je veux dire que fi c'eRf une couleur bleue qui reflèchiffe fur une cou- leur jaune, alors ce jaune paroitra verdâtre. Si c'eft un rouge fur un bleu, il en naîtra unecou- leur de pourpre; & comme le blanc elt difpofé à recevoir toutes fortes de couleurs, il fe tein- dra aifément de celles que la luriere refléchie lui
B 6 por-
portera. De forte que vous pouvez juger par là combien le Peintre doit avoir d'égard à ces ré- flexions, parce que quand il aura difpofé fes fi- gures, qu'il aura ordonné la place des lumieres & des ombres, & bien concerté ce qui regarde I'arrangement des- couleurs, s'il ne prend. garde à l'effet que doivent faire les réflais, il arrivera quand fon Tableau fera fini, que les réflais ne fe- ront pas obfervez, ou bien qu'ils feront un mau- vais effet. Mais s'il eft bien intelligent dans la fcience des lumieres & des ombres, il trouvera par leur moyen degrands fecours pourdonnerde la force & de la beauté à toute fon ordonnance; pouvant par des réflexions de lumieres, porter du jour fur des parties ombrées qui feront un plus bel effet étant ainfi éclairées, que fi elles étoient démeurées dans l'obfcurité: ce qu'il faut toujours faire avec beaucoup de difcretion & de jugement, pour ne pas tomber dans une manie- re foible & tranfparente. On peut là-deflus confulter les meilleurs maîtres, & regarder de quelle forte ils fe font conduits dans ces rencon- tres.
Vous comprenez bien par ce que j'ai dit que le Peintre a deux fortes de couleurs à imiter, fçavoir les couleurs fixes & permanentes des corps, comme le blanc d'un linge, le vert d'un arbre;. & les couleurs apparentes & paffageres, qui ne font point attachées aux objets, mais qui femblent y être par le refléchiflement des rayons lumineux qui les y portent. De forte que ceux qui travaillent avec fcience, & qui cherchent une réputation folide, ne fe contentent pas quand ils font des Tableaux de mettre les couleurs na- turelles à chaque chofe repréfentée, mais ils ont
uR
un foin particulier de bien obferver les couleurs étrangeres qui peuvent paroître parmi les véri- tables & naturelles, & qui les peuvent changer. S'ils peignent un bras ou une main, ils regardent fi le reflais de la draperie y peut communiquer de fa lumiere , & de fa couleur; & de même des draperies à l'égard les unes des autres,& de toute forte d'autres chofes. C'eft pourquoi l'on ne peut trop eftimer un ouvrage ot4'on voit que le Peintre a eu la difcretion de ne fe servir dans toutes fes étoffes d'aucunes couleurs qui tuent fes chairs ; & qu'il y a fi bien répandu les-lu- mieres, que les reflais, bien loin de nuire aux carnations, ajoutent de nouvelles veritez, & de plus grandes beautez à tout on ouvrage. Cela dépend du beau choix qu'il fait des jours qui doi- vent éclairer fes figures, & encore bde la difpo- fition des figures mêmes: car comme il peut ti- rer de grands avantages des lumieres refléchies, il peut arriver auffi qu'en obfervant trop exa&te- ment ce qu'il verra fur le naturel il fera paroître un reflais de couleurs trop fortes , ou un reflais de lumieres trop vives dans quelque partie d'un corps; ce qui ôteroit & diminuéroit beaucoup de fa force & de fa grace.
Outre les apparences des couleurs qui fe mS- lent les unes avec les autres, il y a auffi les al- parences des corps mêmes qui fe voyent fur d'au- tres corps par le refléchiflement des rayons des objets vers l'eil, comme l'on voit fur l'or, fur l'argent, fur le fer, fur le marbre, & fur les autres choes polies, mais principalement dans l'eau.
Dites-moi, je vous prie, interrompit Pyman- dre, par quel fecret les Peintres expriment fi bien ces fortes de fujets.
IS' _ ou--
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0NOUs
Nous ferions trop long temps, réparfis-je,s'il faloit parler à fond fur cette matiere. Je vous dirai feulement en peu d- mots comment on peut trouver fur la firFace de 'eau l'endroit où chaque objet fe refléchit & retivoye on image à l'oeil.
Alors me fervant comme j'avois dja fait du crayon que je tenois à la main, je tirai des lignes fur un autre morceau de papier, & y marquant auffi quelques figures, je tâchai de fatisfaire à la curiolité de Pymandre. Imaginez-vous ,. lui dis- je, que la ligne A eft le plan de la terre que nous voyons de profil, fur lequel fe trouve celui qui regarde marqué B; & que la ligne C D eft la fur- face de l'eau. Que E F et une colonne élevée au bord de l'eau M. Je dis que fi vous prolongez la ligne E F, jufqu'en D ; puis faifant la ligne DG égale à la ligne DE, & que de G vous ti- riez une ligne en B, qui eft l'oeil du regardant, la réflexion du point E fe fera dans l'endroit oh la ligne GB coupe la ligne CD, & l'oeil verra E repréfenté en a ; parce que la ligne d'inciden- ce EH, étant tirée, il arrive que l'angle E H D étant égal à celui de DHG, celui de C HB ef encore égal à C H K; par cette même raifon le point I paroitra fur l'eau en L. Que fi au point I il y avoit quelque avance, comme ici le cha. piteau de la coloune, le defious de ce chapiteau paroitra fur la furface de l'eau: ce qu'il faut prendre garde à bien repréfenter. Quoi que M, qui eft une levée de terre oit plus proche de l'oeil que le haut de la colonne, elle paroitra oéanmoios plus éloignée en N. Et commecet- te même levée eft pofée devant la colonne E F, elle en cache une partie, & l'on ne peu voir
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fur la fuperficie de l'eau que ce qui eR depuis E jufques à O, qui paroît depuis Hjufqu'en N.
Il me femble que cela fuffit pour vous faire en- tendre la raifon des reflais dans l'eau ; & pour vous faire juger que c'eft un defaut dans un Ta- bleau, lors que par ignorance ou peu de foin, on s'eft contenté de repréfenter dans quelque riviere ou fur un lac les apparences des corps qui y re- fléchiffent, comme fi c'étoit ces mêmes corps fim- plement renverfez.
Il eft vrai, dit Pymandre, que les Peintres qui ont tous les jours mille occafions de repréfenter une infinité de ces fortes d'objets, ne font pas ex- cufables lors qu'ils negligent d'apprendre com- ment ils s'en peuvent bien acquitter.
D'autant plus, lui repartis-je, qu'ils n'ont qu'à fçavoir la raifon de ces apparences; & c'eftpour- quoi ils ne doivent pas ignorer l'Optique, qui leur fait voir par des regles certaines pourquoi & de quelle forte les objets changent à la veuû, ou pa- roiffent en differentes façons. C'eft ce que Mr. Pouffin n'a pas ignoré; vous pouvez voir plufieurs de fes ouvrages, o il a été trés-exat à faire ces fortes d'obfervations. Il y a un Tableau chez Mr. Stella, où dans un payfage, il a peint Moife ex- pofé fur leseaux. C'e là que vous pouvezcon- noitre de quelle maniere il a fçavamment traité les reflais.
Il eft vrai, interrompitPymandre, qu'il n'y rien de plus agréable que cesTableaux, oùl'on voit des eaux qui repréfentent comme dans un miroir les objets qui les environnent, parce que ce font des images charmantes de ce que la Na- ture fait elle-même, lors qu'elle peint fur une eau claire & tranquille le ciel& laterre. Je n'ai
rien . - ._. . _ ^ ne
rien trouvéqui m'ait attiré les yeux avec plus de plaifir fur les chemins d'Italie que le lac de Bol- fene ; il me paroiffoit comme une glace de crif- tal d'une grandeur merveilleufe, au travers de laquelle jecroyois voir un autre ciel, des mon- tagnes & des-collines oppofées à celles qui étoient autour de ce lac.
Il y a encore une autre obfervation à faire, c'eft que tous les corpsobliques ont pareillement leurs images refléchies obliquement fur l'eau, mais dans la partie oppofée. En difant cela je traçai encore quelques figures fur le même papier, puis je continuai.
Si AB eft la fuperficie de l'eau fur laquelle foit élevé obliquement le corps CD , je dis que telle obliquité paroitra à l'oeil par réflexion de la même forte que paroit la ligne DE. Mais fi celui qui regarde fe place en forte que la ligne D C, ne lui, fembe point panchée d'un côté plus que d'un antre, mais feulement avancée en de- vant par le bas , comme il arrivera fi l'oeil eft pofé en F perpendiculairement à A: alors-la li- gne DC paroltra fur la fuperficie de l'eau A B, comme DH, & non pas comme DE; & CD H fembleront une feule ligne droite, & continue. La même chofe fe rencontrera fi nous mettons le point de l'oeil en I. Car le point CD refléchi- ra en DG ; & CDG repréfenteront l'oeil l'ap. parence d'une feule ligne.
* I1 faut encore obferver que les chofes qu'on voit dans l'eau par réflexion ne paroiffent jamais fi marquées qW'elles le font dans le naturel,
caufe * Omnsi reflexia dbilitag luces & #ncivtcrflitir ,mes formasa. Vitel., . 5 theor. .
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caufe que les couleurs & les lumieres s'affoiblif- fent par le refléchiffement; & moins encore les parties es plus éloignées des veritables que cel- les qui en font proches, comme dans la figure précedente le bas de la colonne devroit être plus fenfible fur la furface de l'eau que le vafe.
Outre les objets veûs par réflexion, l'on peut confiderer ceux qui fe voyent par réfra&ion. Lorfque nous regardons un bâton , une pierre, ou quelque autre chofe qui etl effe&ivement dans l'eau, a tous ces corps paroiflent à la veùë au- trement qu'ils ne font en effet, à caufe que les rayons venansà fe rompre fur la furface de l'eau, vont chercher l'objet dans l'eau pour le dccou- vrir à l'oeil qui croit le voir où il n'eft pas, & le voit tout autre qu'il n'eft.
C'eft ainfi que nous voyons au fond d'un vafe, rempli d'eau, une piece de monnoye que nous ne pouvions voir auparavant: b que la jambe d'un homme qui n'eft qu'à moltié dans l'eau nous paroît rompue & pus groffe qu'elle n'eft, & que ce qui eft au fond de l'eau paroit plus proche. Mais fi ces corps paroiflent plus gros dans l'eau, il n'en et pas de même des couleurs: c au contraire , elles s'affoibliffent & diminuent à la veùë. Cependant il faut avoir égard à la nature des eaux & à leur quantité ou profon- deur: car fi l'eau e fort claire comme celle des
fon- a Imago rfa3a rei occurrit vifui , in looa rei eife ,fed fmper extrafuum locum.Vitel. 1. to.th. i.
b Omne corpus vifum in aqua comprehenditur majus quamfitecundùmveritatem. Vit. th.ez. .Io.
c Omnis refradtio lucis & coloris qu£ae unt in re vifa debi/is vifsi reprafentat. Vit. th. o. 1. o.
fontaines, & qu'elle ne foit pas profonde, alors il et certain que la groffeur dans les apparences des corps qui font dans l'eau ne fera prefquepas plus forte que fi on voyoit ces mêmes corps hors de l'eau, parce que la denfité ou épaiffeur d'une eau tréi-claire quand il n'y a pas de profondeur, ne fait guere plus de changement aux corps qui en font environnez , que la denfité de l'air ; au mnoins cette différence eft peu fenfible à laveûë. Nous pouvons confiderer une partie de ces dif- i ferens effets dans cette fontaine qui eft devant nous, où nous verrons la repréfentation de tous les objets qui font alentour.
Alors nous approchant des bords du baffin où le jet avoit ceff , nous nous arrêtâmes à re- garder dans l'eau les apparences de plufieurs ob- jets; & y tenant un bâton tout debout, nous vîmes ces effets de réfra&ion, dont j'avois tracé la figure.
Nous étions occupez à ces obfervations, lors que nous entendimes du côté du Château un grand bruit comme de quelque chofe qui auroit roulé du haut de la montagne en bas. Caron ne fe feroit pas imaginé que ce bruit fût dans l'air, puifque le ciel étoit trés- ferain, & qu'il n'y avoit aucune apparence de mauvais temps. Cepen- dant comme un peu après, ce même bruit re- commença avec plus de force, nous jugeâmes qu'il venoit d'ailleurs que de la ru ; & alors nous regardâmes de toutes parts pour en décou- vrir la caufe. Nous étant approchez de cette grande terrafle qui eft prefque fur le bord de la riviere , nous apperceùmes du côté de Meudon une nuée fort épaiffe, qui fe déployant comme un voile noir, s'approchoit de nous; & par fa
forme
orme & fo obfcurité, nous menaçoit d'un ora- e qui n'étoit pas bien loin. En effet nous étant ncore avancez pour mieux voir de quel côté lie fe portoit, nous vîmes que de cette grofle uée il en fortoit déja des.éclairs; & que la pluye ommençant à tomber en quelques endroits éloi- nez, l'air étoit obfcurci de telle maniere, qu'on 'y découvroit plus rien. Pendant que d'un cô- é nous regardions crever cette nuée, & que nous dmirions dans cette partie de la terre qui étoit couverte d'obfcurité, les divers effets que la lu-
iere des éclairs y faifoit paroître, & de quelle naniere dans ces momens les corps font illumi- nez, nous vîmes que tout d'un coup le ciel fe hangea; & que les nuages s'affemblant de tou- tes parts, il en fut couvert en un inflant. Un vent furieux fouffla en même temps, qui, élevant es tourbillons de poulfiere, troubla l'air de tel- le forte qu'on ne voyoit prefque ni le Ciel ni la terre. L'on appercevoit feulement dans cette bfcurité , la riviere toute blanche d'écume comme fe défendre contre-les vents qui l'agi- toient.Les plus hauts arbres cédant A la violence de la bourafque panchoient leurs têtes jufqu'à terre; & I'on entendoit ceux qui réfiftoient le plus, fe fendre &éclater avec bruit. Un fifubit change- ment dans l'air nous fit retirer promptement au Château. Lorfque nous y fûmes arrivez nous allâmes aux fenêtres, pour confiderer plus com- modément la pluye qui tomba aufi-tôt avec une violence extraordinaire; & pour remarquer en meme temps ledefordre que caufoit dans les ar- bres & dans la campagne une fi furieufe'tempête. Le tonnerre grondoit continuellement autour de nous, & de temps en temps faifoit retentir l'air de bruits épouventables. Pyman- ii
Pymandre s'étant approché du lieu où j'étois; Ceferoit, me dit-il, une belleoccafion àun Pein- tre de pouvoir obferver ce que nous voyons pré- fentement. Ne croyez-vous pas auffi que ce fut dans une pareille rencontre que Mr. Pouffin fit le deffein de ce Tableau que vous me montrâtes il y a quelque temps, oui il a repréfenté un orage prefque femblable à celui-ci, & donné lieu à ne le pas moins admirer qu'on faifoit autrefois Ap- pelle; puifque de l'un & l'autre, pour avoir fi bien peint ces fortes de fujets, on peut dire qu'ils ont parfaitement imité des chofes qui ne font pas imi- tables.
Bien que la caufe de ces horribles tonnerres,: lui repartis-je, & de cesprodigieux efforts de la Nature foit trés-cachée , elle eft toutefois bien moins difficile à comprendre que les effets que nous en voyons ne font aifez à imiter. Toutes les a&ions promptes &paffageres ne font pas favora-, bles aux Peintres: & lors que quelqu'un y réuf- fit , les chofes qu'il fait font autant de miracles dans fon art. Auffi les plus habiles ne fe hazar- dent pas fouvent dans de telles entreprifes. Ceux, qui fe font particulièrement attachez à bien co- pier la Nature ont cherché quelques accidens fa- vorables, par le moyen defquels en repréfentanti feulement une partie de ce qui paroit de plus beau & de plus extraordinaire, ils piffent faire en forte qu'on jugeât avantageufement du, refte, & qu'on devinât ce qui ne s'y voit point.: Mr. Poullin a fait des Tableaux où l'on trou- ve de ces fortes d'accidents qui font merveilleux tant par'le choix qu'il en a fceû faire que par leur belle expreflion. Long-temps avant lui leTi- tien en avoit fait une étude particuliere dont il a
laifle
aiffé des exemples que peu de Peintres ont fui- is. Car non feulement il a imité dansla Nature e qu'il y a de plus parfait, & qu'on peut repré- enter avec beaucoup de grace & de beauté; ais ayant trés-bien connu l'effet des couleurs, es ombres& des lumières dont nous avons par- é, il s'en e heureufement fervi; & par un dif- ernement judicieux il a donné plus ou moins d'é lat à fes ouvrages, felon la qualité des fujets u'il a traitez. Pendant que le mauvais temps nous oblige à emeurer ici, dt Pymandre, je vous prie voyons n peu quel a été ce grand homme; car je penfe ue vous avez oublié de le nommer en fon rang que vous avez fait mention de plufieurs autres eintres quiétoient au monde depuis lui. Alors ous étant retirez dela fenêtre, & afis à un coin e la chambre pour nous entretenir plus comino- ément, je repris ainfi le difcours. Quoique TITIEN fût néen l'an 1477. néan- loins n'étant mort qu'en 1576. je ne croi pas ous avoir parlé d'aucun Peintre qui ait travail- depuis ce temps-là ; cependant puifque vous voulez nous pouvons dire quelque chofe de cet omme célébre & de l'excellence de fes ouvra- es, fans nous arrêter à faire une longue hiftoire tout ce qu'il a fait pendant qu'il a vécu. Nous ons même déja parlé fi fouvent de fon merite, des avantages qu'il a eus fur les autres Pein- es pour ce qui regarde la couleur, qu'il n'eft s befoin d'en rien dire de plus. * Je remarquerai feulement qu'étant né à Cador r les confins du Frioul d'une famille affez an- enne appellée des V E c E L tL , il fut dés fa jeu- fe initruit dans les belles lettres, & qu'avant
fait :)(
fait connoitre l'inclination qu'il avoit à la Pein. ture, fes parens l'envoyerent à Venife, où ils le mirent fous Jean Bellin qui étoit alors en grande réputation. Dans les commencemens le Titien fit plufieurs ouvrages qui tenoient beaucoup de la maniere de on Maître: mais après qu'il eut compris celle du Giorgeon qui étoit à peu prés de fon age, & avec lequel il avoit travaillé fous Jean Bellin, comme l'écrit le Cavalier Ridolphij & non pas fon fecond Maître , comme a dit Vafari , il changea de maniere, s'attachant celle de Giorgeon beaucoup plus belle & plus fça vante. Il l'imita fi parfaitement qu'il fit plufieur Tableaux que l'on ne croyoit point de lui; & même le Giorgeon ayant receû quelques compli. mens fur des ouvrages que l'on prenoit pour être de fa main & qui étoient du Titien, il en devint tellement jaloux, qu'il ne voulut plus le recevoi en fa maifon.
Lorfque le Titien commença à être connu, il' fit elqlues Tableaux pour la République de Vet nife. Enfuite il alla àPadouë où il peignit au! tour d'une chambre le triomphe de Jefus-Chrift, lequel a depuis été gravé en bois. Il fit auf trois Tableaux pour la Confrairie de Saint Antoi ne , en concurrence du Campagnola & de quel. ques autres Peintres de Padouë. Ces Tableaux repréfentoient trois differens miracles de S. An' toine de P'adouë. Ils étoient tous égalementad' mirables pour le coloris, mais il y en avoit un, où l'on voyoit un paifage d'une beauté fingu' liere.
En l'an i 5 1. le Giorgeon étant mort dela pec te qui affligea la ville de Venife, & ayant laifi imparfaits quelques Tableaux qu'il avoit con-
men
mencez pour la République , le Titien les finit & en fit encore plufieurs autres pour des parti- culiers.
Quelques années après il fit le portrait du Roi François . avant qu'il partîtd'Italie pour retour- ner en France. Enfuite étant allé à la Cour d'Al- phonfe I. Duc de Ferrare, il achevala Bacchanale commencée par Jean Bellin, que vous avez veuë dans la vigne Aldobrandine, & dont le payfage eft f beau, qu'étant Rome, & defirant d'en a- voir la copie, vous fçavez le foin que pritle fieur du Frefnoi à peindre celle que je garde. Ce Ta- bleau donna fujet au Titien d'en faire trois au- tres pour l'accompagner. Dansle premier il re- préfenta Bacchus qui rencontre Ariadné fur le bord de la la mer ; dans le fecond plufieurs pe- tits Amours; & dans le troifiéme cette belle Bacchanale, où fur le devant il y a une femme qui dort. Il en fit encore d'autres pour le même Duc; & ce fut pendant ce temps-là qu'il fit ami- tié avec l'Ariolte, &quefe vifitant fouventl'un l'autre, ils s'entretenoient de leurs ouvrages, par lefquels ils travailloient reciproquement à s'immortalifer l'un & l'autre. L'Ariofte a fait mention du Titien dans fon Poëme de Roland, le Titien fit le portrait de ce Poëte fameux. Ce- pendant quoi que cet excellent Peintre ne perdît pas un moment de temps, fa fortune néanmoins n'en étoit pas meilleure. Il entreprit en $S2z. pour le Senat de Venife quantité d'ouvrages pour orner la grande falle du Confeil Entre les fu- jets qu'il executa , celui de la bataille donnée à Cador entre les Venitiens & les Imperiaux, fut un desplus confi-erable o",,r 'p travail. Cette Peinture a été brûlée , mais l'on en voit une ef-
tampe
tampe gravée par Fontana. Il fit enfuite le fa- neux Tableau de S. Pierre le Martyr, & plu- fieurs qui lui donnoient de la réputation , mais qui n'augmentoient pas fa fortune. De forteque fe plaignant fouvent avec Pietro Aretino dont les écrits font fi renommez, & qui paroiffoient alors fous le nom de Partenio Etiro; ce fidele ami, tâ- chant de le fervir, employoit fouvent fa plume à publier fon fçavoir, & à le faire connoître dans les Cours des plus grands Princes. Comme en l'an 1530. Cnarles-Quint alla Bologne pour être couronné par les mains du Pape Clement VII. l'Aretin fceùt fi bien faire valoir le merite du Ti. tien par fes livres & par es difcours, que l'Em- pereur le fit venir à la Cour- Il n'y fut pas plu- tot arrivé qu'il commença à faire le portrait de l'Empereur, qui en fut tellement fatisfait, qu'il combla le Titien de biens & d'honneurs. Il fit auffi le Portrait d'Antoine de Leve , & celui de Dom Alphonfe d'Avalos Marquis du Guaft, qui le recompenfa en fon particulier d'une penfion annuelle afiignée fur tous fes biens.
Aprs le depart de Charles- Qint le Titien retourna à Venife où il continua à travailler pour des Eglifes , pour l'Empereur, pour le Cardinal Hippolyte de Medicis, pour le Marquis du Guaft & pour le Duc Frederic Gonzague qui le mena à Mantouë, où il fit les douzeCefars a demi corps. Ces Tableaux perirent * dans les defordres des dernieres guerres d'Angleterre.
Lors que le Pape Paul III. alla à Ferrare en l'an i ç4. le Titien fit fon portrait; & dés cetemps- là il auroit été à Rome comme le Pape le fouhai- toit; mais étant engagé avec François de la Ro-
vere * En I6S.
vere Duc d'Urbin, il différa ce voyage pour aller à Urbin. Enfin ayant été appelle à Rome en 1548. il fit pour la feconde fois le portrait de Paul III. & le repréfenta afis & s'entretenant avec le Duc O&ave & le Cardinal Farnefe. Ce fut pour lors qu'il peignit cettebelle Danaé que Michel Ange admira fi fort, avouant que pour la beauté des couleurs , la Peinture ne pouvoit aller plus loin. Il fit aulli leTableau dé Venus & d'Adonis que vous avez vu au Palais Farnefe. Le Pape l'honora de plufieurs préfens, & donna à on fils Pomponio un benefice confiderabl.e, & même lui offrit l'Evêché de Ceneda que le Titien ne voulut point que fon fils acceptât, ne trou- vant pas qu'il eût les talens neceffaires pour rem- plir une fi grande charge. Le Pape offrit encore au Titien l'Office de Fratel del Piombo, vacant par la mort de Fra Sebaftien, pour l'engager à de- meurer à Rome, mais il-remerciale Pape, defi- rant retourner en fon pays pour y finir es jours dans le repos & dans la compagnie de fes amis, dont le Sanfovin Sculpteur étoit des premiers.
Sur la fin de la même année il ne put fe dif- penfer d'alleràla Cour de l'Empereur, auquel il porta quelques-uns de es ouvrages, & lepeignit pour la troifiéme fois. Ce fut pour lors qu'en travaillant on dit qu'il lui tomba un pinceau de la main, & que l'Empereur l'ayant ramafl, le Titien fe proflerna aulii-tôt pour le recevoii en difant ces mêmes paroles , Sire, non merita cotanto honore unfervo firo, à quoi l'Empereur re- artit, è degno itiano effere ervito da Celare. L'Empereur lui ayant ordonné de faire plufieurs portraits des hommes illuftres de la Maifon d'Aû- triche, pour en compofer une efpece de frife au
lom. I l1. C tour
tour d'une chambre , il voulut que le Titien y fût auffi repréfenté. Pour obéïr à ce Prince, il fe peignit lui-même, & par modeftie plaça fon por- trait dans un endroit le moins en vue. Charles V. pour recompenfer avec plus d'honner le me- rite du Titien, & laiifer à la poflerit, des mar- ques de l'eftime particuliere qu'il en faifoit, l'an- noblit avec toute fa famille & fes defcendans. Il lui donna le titre de ComtePalatin, & n'oublia rien de toutes les graces & faveurs qu'il pouvoit lui faire Il donna à fon fils Pomponio un Cano- nicat dans l'Eglife de Milan, & à Horace fon au- tre fils une penfion confiderable.
Dans ce même temps le Titien fit le portrait du Prince Philippe d'Efpagne; & étant paffé à Infpruch il peignit fur une même toile Ferdinand Roi des Romains, la Reine fa femme, & fept de leurs filles. Ilfit aufli le portrait de Maximilien qui fut Empereur après Ferdinand fon pere , & ceux de plufieurs autres Princes.
Je ferois trop long fi j'entreprenois de vous par- ler de tous les Tableaux que l'on voit de lui, car comme il a vcu long-temps , il n'y a guere eu de Peintres qui en ayent tant fait. Il yen abeau- coup en Efpagne. Nous en avons v plufieursa .Rome ; quantité ont été portez en Angleterre, en Flandre & en Allemagne. Mais c'ef à Venifs que l'on voit fes plus grands ouvrages. Cepen- dant il v en a en France d'aflez confiderables, & par lefquels on peut juger du merite de ce grand Peintre. Ceux qui font dans le Cabinet du Roi font d'une beauté achevée ; vous avez vu celui où le Marquis du Guaft eft repréfenté avec une femme & un petit Amour. Je ne crois pas que l'on puifie rien voir demieux peint: celuio1,je:
fus l
l
fus-Chrift eft à table au milieu des Pelerins d'E- maus; un autre oùl'on porte lecorpsdecedivin Sauveur dans le fepulchre; celui qui étoitautre- fois en Angleterre où l'on voit une femme qui dort & des Satyres qui la regardent. Tous ces Ta- [bleaux font autant de chefs-d'oeuvre. Il et vrai que le dernier a été gâté par le feu, mais on ne laife pas d'y bien voir la grandeur du genie de celui qui l'a fait; & au travers de ce que la fu- mée ya laifé d'obfcur , l'on apperçoitla beauté de es idées dans la compofition d'un païfage ad- mirable.
Il y a encore dans le Cabinet du Roy une Mag- deleine de la main du Titien; un Tableau où la Vierge eft repréfentée avec le petit Jefus & Sainte Catherine; on l'appelle le Tableau au lapin blanci àcaufe d'un petit lapin qui paroit fur le devant. On peut voir un Tableau de Venus & d'Adonis dans le Cabinet de Monfieur le Grand; dans ce- ui de Mr. le Chevalier de Lorraine une femme à emi-corps qui porte une caffette , & ainfi plu- eurs autres que des perfonnes de qualité & des urieux confervent cherement. Outre les Tableaux que l'on voit de ce favant omme, il a laiffé quantité de deffeins à la plume, articulierement des païfages, en quoi il excel- oit. Il peignit aufli des cartons pour ceux qui ravailloient alors de mofaïque. l deffeignaplu- feurs des ouvrages qu'il avoit peints que l'on gra- a en bois, & que l'on voit encore aujourd'hui. Lors que Corneille Cort Flamand alla à Venife en l'an 70. leTitien le reçût chez lui, & l'oc- cupa quelque temps à graver d'après fes Tableaux & es defins , les eftampes que nous avons de lui.
Quoi
Quoi qu'il fût déja fort âgé, il ne.laifloitpas de travailler, & jufqu'à fa mort il ne paffa aucun jour fans donner quelque coup de pinceau ; ce qu'il ne faifoit point alors par interêt. Car depuis qu il fe vit en état de ne plus craindre les befoins de la vie , il fit toutes chofes avec beaucoup de générofité, principalement pour fes amis qu'il prenoit plaifir à obliger.
Quand Henri III. pafa par Venife à on re- tour de Pologne, il voulut connoître le Titien, qui étoit alors celui de tous les Peintres quiavoit le plus de réputation , & alla jufques dans fon: logis pour le voir. Le Titien reçut cet honneur avec tout le refpe& & toute la joye qu'on peutl s'imaginer. Il traita même plufieurs perfonnesl de la Cour d'une maniere honorable. Car il a: voit une grandeur d'ame qui lemettoit au-deffusj du commun; & dans fa maifon, & dans fon c- quipage il paroifloit beaucoup de magnificence. Il entretint agréablement le Roi; & en lui faifant voir fes ouvrages, ne manqua pas de lui dire les . graces particulieres qu'il avoit reçues de Char.i les V. Comme il vit que le Roi confideroiti, beaucoup quelques - uns de fes Tableaux, il en! ft preéent à fa Majefté , qui fùt bien l'en re-; compenfer. !
Et certes fi l'eftime & l'amitié de Grands fer-|; vent encore à augmenter l'honneur que les per.i fonnes de merite aquierent par leur vertu , on; peut dire qu'il n'a rien manqué a Titien detouti ce qui lui pouvoit treglorieux, &qui pouvoit davartage rlever fa réputation. Car pendant qu'i! a vcu, il n'y a pas eu de Papes, de Roisi & de Princes, dont il n'ait été connu , & dontj il n'ait recu des marques d'eftime toutes parti-!
culieres. '
culieres. Mais outre la faveur des grands Sei- gneurs, il avoitencorepour amis les plus honnê- tes gens & les plus favans hommes de fon temps. Enfin après avoir mené une vie heureufe, il mou- rut * comblé d'honneurs & de gloire âgé de qua- tre vingt-dix-neuf ans.
Bien qu'il ft mort de lapefre, on nelaiffa pas de l'enterrer publiquement ; & l'on n'ufa point en fon endroit des précautions dont on fe fervoit alors à l'égard de tout le monde, tant étoit gran-. de l'eftime & l'amour qu'on avoit pour lui.
Il avoit un frere nommé FRANCOIS VECELLI, qui fut aulli Peintre, & qui fit plufieurs ouvra- ges d'une excellente maniere. On dit que laré- putation dans laquelle il commençoitd'être, fit ue le Titien pour ne pas avoir en on propre frere un obftacle à fa gloire , lui perfuada de fe mettre dans le negoce; & qu'ayant fait un grand achat de bois, le Titien obtint de Ferdinand Roi es Romains une exemption des droits qu'ils pou- oient devoir. Ainfi François abandonna la pa- ette& les pinceaux, & ne fit plus que quelques ortraits pour es amis. Quant a H OR AC E VECLLI duquel j'ai parlé, l fit des portraits qui difputoient de beautéavec eux du Titien fon pere. Il entreprit auffi d'au- res grands ouvrages, & repréfenta dans la falle u Confeil de Venife, le combat donné à Rome ntre la Nobleffe Romaine & les troupes de l'Em- ereur Frederic Barberouffe. Il y avoit dans ce ableau des figures que l'on croyoit avoir été re- ouchées du Titien, tant elles étoient belles. Il t cet ouvrage en concurrence du Tintoret & de aul Veronefe.
C 3 Lors * En 1576.
Lors qu'il accompagna fon pere à Rome du temps de Paul III. il peignit les principaux Of- ficiers de la Maifon du Pape: & quand il alla en Allemagne, i fit aufli les portraits de quantitéde perionnes qui étoient à la Cour de l'Empereur. Cependant comme il avoit l'efprit porté a vivre noblement, & avec peu de foin pour ce qui re- gardoit fa fortune, parce qu'il jouïffoit de beau- coup de biens, il négligeala Peinture pours'ap- p!iquer à la Chimie, où, en cherchant à faire de l'or, il en confomma beaucoup de celui que fon pere lui avoit amaffé. Il ne le furvécut degue- res , car il mourut aufli de la pefle peu de temps après lui.
Alors avant cefft de parler, Pymandre me dit: A ce que j'enrens il y a eu plufieurs Titiens; & des tableaux qui portent ce nom , il peut donc s'en rencontrer quantité qui ne foient pas du ve- ritable Titien.
Il ne faut pas que vous doutiez , lui repartis- je, que tous ceux qui difent avoir des Ouvrages de ce fameux Peintre , ne foient trompez , ou n'en vuei'lent tromper d'autres : car non feue- ment l'on a fait paffer les tableaux de François & d'Horace pour être du Titien ; mais de plus e'efi.qu'il y a eù d'autres Peintres qui ont travail- lé fous lui , lefquels ont beaucoup imité fa ma. niere, & qui ayant copié plufieurs de fes ouvra- ges , les ont vendus pour des originaux. L'on: dit même que lorfque le Titien fortoit de fon logis, il laiffoit fouvent fon cabinet ouvert, fei- gnant d'avoir oublié à le fermer ; & qu'alors es Eleves prenoient ce temps-là pour copier es plus beaux tableaux, pendant qu'un d'entre eux: faifoit la fentinellepour obferver quand il revien-!
droit:
droit : mais qu'à quelque temps de là le Titien revoyant tous les tableaux qui étoient chez lui ramaffoit les copies de fes difciples, &après les avoir retouchées on les regardoit enfuite comme étant de fa main. Et c'eft ainfi que quantité de tableaux, qui effetivement ne font que de es Eleves, ou des copies , ont paffé pour être de lui, &pour originaux.
Il eft vrai , interrompit Pymandre, que nous en voyons plulieurs qui repréfentent un même fu- jet, qu'on dit néanmoins être tous de la main du Titien
Ce n'eft pas en cela, lui repartis-je, qu'on peut être trompe , car il a fouvent répeté une même chofe: comme l'hiftoire des Pelerins d'Emails, le tableau de la Magdeleine , celui de Venus & d'Adonis , & plufieurs autres. Cela n'empêche pas qu'entre ceux qu'on eftime du Titien, il n'y en ait beaucoup qui n'en font point. Comme il n'a pas été fi favant dans la partie du deffein que dans celle du coloris, on lui tait cette injuftice de lui attribuer quelquefois des Tableaux trèAs mr- diocres, à caufe feulement qu'ilya quelquecho- fe de bien colorié. Cependant il eft certain que les veritables ouvrages du Titien ne font pas mal deflignez, fi ce n'eft quelques-uns qu'il peut a- voir faits fur la fin de fes jours ; mais pour ceux qu'il a peints dans la force de fon âge, on y voit de belles ordonnances & des fujets bien exprimez. Aufi le Tintoret difoit que le Titien faifoit fou- vent des chofes où l'on ne pouvoit rien trouver à redire; & qu'il en fortoit de fa main, qui euffenE t pu être plus corre&es ; mais ce n'eft pas qu'il tombât dans des défauts auffi grands qu'il y en a dans quelques tableaux qu'on dit être de lui. Et
C 4 quand-
quand Michel Ange admiroit fa Danaé, & qu'il y fouhaitoit autant de grandeur de deffein, qu'il y avoit de beauté de couleurs, c'étoit pour voir un ouvrage achevé, & un chef-d'oeuvre de l'art, qui n'a peut-être jamais été fait. Quand on veut donc juger de la fcience de ce favant homme, il faut confiderer les grands ouvrages que l'on fait ailùrément être de fa main, comme fon tableau de S. Pierre le Martyr, fon S. Laurens, ces beaux tableaux que nous avons vûs à Rome dans la vi- gne Aldcbrandine, dans le Palais Farnefe, & dans ceuideBorgbhefe; & ceux encore qui font dans le Cabinet du Roi. Mais lors qu'on en voit que l'on dit être de lui & qui n'ontpointlecara&ere de ceux-là , je vous affire qu'on ne peut gueres fe tromper quand on les croira, ou des copies, ou des ouvrages de fes difciples. Il eft vrai qu'il y a eu de fes Eleves qui en ont fait de trés-beaux; & que du temps du Titien, comme plufieurs Peintres faifoient gloire de l'imiter, on étoit bien aifed'a- voir leurs ouvrages, dont enfuite on a encore voulu relever le prix en les attribuant au Titien même.
Il y avoit un Gentilhomme Venitien de fes amis nommé GIO. MARIO VER DIZZOTO, qui fe plailoit beaucoup à peindre. Il a compo- fé un livre de fables, & a fait lesfiguresentaille de bois, o l'on voit des paifages d'un goûtex- cellent.
Entre les Eleves du Titien il y eut un NADA- rINO DE MURANO qui peignit affez bien, & dont plufieurs Tableaux ont paffé en Angleterre & en Flandres.
D.MI.!ANO MAZZA de Padouë fut fort bon co- lorifle: il imita tellement la maniere de fon Mai-
tre
tre qu'ayant fait à Padouë un plafond o étoit repréfenté Ganymedeemporté par un aigle, l'on prenoit cet ouvrage pour être de la main du Ti- tien. Il mourut dans la vigueur de fon âge, & lors qu'il promettoit beaucoup.
GIROLAMO DI TITIANO fut encore un de ceux qui imiterent beaucoup le Titien. S'étant entie- rement attaché à fon fervice, il le foulageoit en beaucoup de chofes; car le Titien n'auroitpû lui feul venir à bout de -tant d'ouvrages qu'on voit de lui, s'il n'avoit été aidé par fes Eleves. Ce Girolamo a fait quelques Tableaux qui paffent pour être du Titien ; comme il n'a pas a été connu, fa réputation auffi-bien que fa fortune a été fort mediocre.
Il y eut auffi un Flamand nommé JEAN CAL- KER qui imita la même maniere de peindre; c'eft de lui les figures d'Anatomie qui font dansVefa- le. Il mourut à Naples encore fort.jeune.
Mais celui de tous tes Eleves du Titien qui a eu le plus de réputation a été PARIS BORDON. Son pere étoit un Gentilhomme Trevifan, & fa mere Venitienne. Dés fa jeuneffe il fut inftruit aux lettres humaines, & apprit la Mulique & les autres exercices convenables aux perfonnes d'une naiffance noble. Comme il témoigna de l'incli- nation pour la Peinture, on le mit fous le Ti- tien, où il fe perfetionna de telle forte, qu'il fut bien-tôt employé à plufieurs ouvrages confi- derables, tant à Venife qu'en quelques autres lieux d'Italie. Il fit pour les Confreres de l'Ecole de S. Marc de Venife un Tableau où il représenta ce qu'ils appellent l'Aventure du Pcheur. Cette aventure eit de celles où il faut beaucoup de foi pour les croire; mais je ne vous la dirai qu'à cau-
C fe
fe du Tableau où elle et peinte.
Ceux qui ont écrit l'hiftoire de Venife * rap- portent que pendant le Gouvernementt du Doge Barthelemi Gradenic, la mer s'enfla de telle for- te qu'il fembloit que la ville dût être fubmergée. Dans ce temps un vieux Pêcheur qui, trifte & abbatu de fa mauvaife fortune, s'étoitretirédans fa barque au bord de la place de S. Marc, vit venir à lui trois hommes qui le prierent de les conduire à S. Nicolas del Lido, pour une affaire trés-importante. Comme il craignoit de faire naufrage il les refufa: mais étant entrez dans fa barque, ils l'obligerent de prendre la rame & de voguer. Contraint par ces hommes , & tout étonné de voir que de es rames il furmontoit facilement la violence des vagues & l'impetuofi- té des flots, il les conduifit où ils voulurent aller. Etant arrivez à la foife du port, ils lui montre- rent un vaifleau rempli de démons qui agitoient la mer, lequel auffi-tôt qu'ils eurent parlé fut en- glouti, & la mer demeura calme & tranquille. Après cela un de ces trois hommes fe fit defcen- dre proche l'Eglife de S. Nicolas, un autre à cel- le de S. George, & le Pêcheur ayant remené le troifiéme où ils s'étoient tous embarquez, lui de- manda (on payement, quoi que trés-épouvanté des chofes qu'il avoit vues; mais cethomme lui dit, qu'il n'avoit qu'à aller trouver le Doge, & les Senateurs, qui le recompenferoient au delà de ce qu'il lui demandoit, en leur apprenant que par fon moyen, & par celui des deux qui é- toient avec lui, la ville avoit été délivrée cette nuit-
la e iM. Anr. Sabel. if, Ven, Deca. , i. tEn ; . 8 le ; l r.
là du danger où elle avoit été. Commie le Pê- cheur lui repliqua qu'on ne le croiroit pas & qu'il pafferoit pour un impofetir ; celui qui lui parloit ayant tiré une bague de fon doigt la lui donna, & ajouta; Montre cet anneau pour marque de la verité de ce que tu diras; & faché qu'un de ceux qui étoient avec moi , et S. Ni- colas, pour lequel vous autres matelots avez dé la veneration; l'autre eft S. George; & moi je fuis Marc l'Evangelifte prote&eur de cette Ré- publique; -& en même temps difparui.
Le jour étant venu, le Pêcheur ayant été in- troduit au Confeil raconta tout ce qu'il avoit va, & comme l'anneau qu'il montra fervit à auto- rifer ce qu'il difoit, le Senat lui aligna unepéri- fion confiderable pour vivre le refte de es jours`: & l'anneau eft gardé dans l'Eglife de faint Marc parmi les reliques*.
C'efl de cette hifloire dont Paris Bordon fit un tableau, dans lequel il repréfenta le Pêcheur en préfence du Doge & du Sénat, auquel il montre l'anneau. Outre la belle difpofition du principal fujet, on y voit plufieurs Senateurs re- préfentez au naturel; & cet ouvrage eft confide- ré comme un des meilleurs qu'il ait faits.
Cependant ce Peintre connoiflant qu'en quel: qu'eftime qu'il fut à Venife, il falloit aire a cour, & mandier la Faveur de la Nobleffe pour avoir de l'emploi & faire quelque fortune, rélo'- lut, pour fe délivrerd'une fervitude fi rude, de fortir de la ville, & d'aller travailler en quel- qu'autre pals. Ayant heureufement rencontré l'occafion de venir en France au fervice de Fran-
C 6 çoisI, ° Doglioni hit. VenV. 1. 4.
fe du Tableau où elle efc peinte.
Ceux qui ont écrit l'hiftoire de Venife * rap- portent que pendant le Gouvernementt du Doge Barthelemi Gradenic, la mer s'enfla de telle.for- te qu'il fembloit que la ville dût être fubmergée, Dans ce temps un vieux Pêcheur qui, trifte & abbatu de fa mauvaife fortune, s'étoitretirédans fa barque au bord de la place de S. Marc, vit venir à lui trois hommes qui le prierent de les conduire à S. Nicolas del Lido, pour une affaire très-importante. Comme il craignoit de faire naufrage il les refufa: mais étant entrez dans fa barque, ils l'obligerent de prendre la rame & de voguer. Contraint par ces hommes , & tout étonné de voir que de es rames il furmontoit facilement la violence des vagues & l'impetuofi- té des flots, il les conduifit où ils voulurent aller. Etant arrivez à la foffe du port, ils lui montre- rent un vaiffeau rempli de démons qui agitoient la mer, lequel auffi-tôt qu'ils eurent parlé fut en- glouti, & la mer demeura calme & tranquille. Après cela un de ces trois hommes fe fit defcen- dre proche l'Eglife de S. Nicolas, unautreàcel- le de S. George, & le Pêcheur ayant remené le troifisrme où ils s'étoient tous embarquez, lui de- manda fbn payement, quoi que trés-épouvanté des chofes qu'il avoit vûes; mais cethomme lui dit, qu'il n'avoit qu'à aller trouver le Doge, & les Senateurs, qui le recompenferoient au delà de ce qu'il lui demandoit, en leur apprenantque par fon moyen, & par celui des deux qui é- toient avec lui, la ville avoit été délivrée cette nuit-
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là du danger oi elle avoit été. Commne le Pê- cheur lui repliqua qu'on ne le croiroit pas & qu'il pafieroit pour un impofteur; celui qui lui parloit ayant tiré une bague de on doigt la lui donna , & ajouta; Montre cet anneau pour marque de la vérité de ce que tu diras; & faché qu'un de ceux qui étoient avec moi , eft S. Ni- colas, pour lequel vous autres matelots avez dé la veneration; l'autre e S. George; & moi je fuis Marc l'Evangelifte prote&eur de cette Ré- publique; -& en même temps difparùt.
Le jour étant venu, le Pcheur ayant été in- troduit au Confeil raconta. tout ce qu'il avoit v9, & commie l'anneau qu'il montra fervit à ato- rifer ce qu'il difoit, le Senat lui aligna une pri- fion confiderable pour vivre le refle de Tes jours: & l'anneau et gardé dans l'Eglife de faint Marc parmi les reliques*.
C'eft de cette hiftoire dont Paris Bordon fit un tableau, dans lequel il repréfenta le Pêcheur en préfence du Doge & du Senat, auquel il montre l'anneau. Outre la belle difpofition du principal fujet, on y voit plufieurs Senateurs re- préentez au naturel & cet ouvrage eft confide- ré comme un des meilleurs qu'il ait faits.
Cependant ce Peintre connoiflant qu'en quel- qu'eftime qu'il fit à \Venife, il falloit faire la cour, & mandier la faveur de la Nobleflè pour avoir de l'emploi & faire quelque fortune, réfo-, lut, pour e délivrerd'une fervitude fi rude, de fortir de la ville, & d'aller travailler en quel- qu'autre pais. Ayant heureufement rencontré l'occafion de venir en France au lervice de Fran-
C 6 çoisI, ° Doglioni hift. Ven.i 1. 4.
cois I, il y arriva en 1538. & fe mit auffi- tôt à faire pour Sa Majefté les portraits de plu. fieurs Dames de la Cour, & quantité d'autres ouvrages. Il travailla auffi en même temps pour le Duc de Guife, & pour le Cardinal de Lor- raine.
A quelque temps de là, étant retourné à Ve- nife, fort accommodé des biens de la Fortune, & dans l'eftime de tout le monde, il y finit fes jours, & mourut âgé de foixante & quinze ans. Il a fait un grand nombre de Tableaux. Il s'en rencontre encore aujourd'hui plufieurs dans les cabinets des curieux.
Comme j'eus ceffé de parler,Pymandre me dit: Je juge par ce que vous m'avez dit du Titien & de ceux de fon Ecole, qu'il ne faut lescon- fiderer que comme de grands coloriftes, & non pas comme des Peintres achevez, & tels qu'ont été les Raphaëls, les Jules Romains & les au- tres Peintres de Rome dont vous avez parlé, qui furpaffoient beaucoup ceux de l'Ecole de Lom- bardie.
La Peinture, lui repartis-je, embrafe, com- me je vous ai dit plufieurs fois, tant de parties, dont la moindre demanderoit la vie d'un hom- me pour la bien étudier, qu'il ne faut pas être furpris fi les plus grands Peintres ne les ont ja- mais poffedées toutes dans une égale perfecion. Cependant comme la fin principale du Peintre eft de repréfenter la Nature fur une fuperficie plate; & que cela ne fe fait bien que par le moyen des couleurs, des ombres & des jours conduits judi- cieuiement avec l'aide du deflein, qui doit être toujours le guide & comme le maître dans les ateliersdes Peintres: il eft certain queceuxqui
fe
fe font rendus bons coloriftes ont fait un grand progrés, & font entrez bien avant, s'il fautainfi dire, dans ce qu'il y a de plus fecret & de plus beau dans cet art. C'eft ce qui eft arrivé au Ti- tien & à ceux de on Ecole, & ce qui leur a fait meriter une gloire toute particuliere.
Néanmoins, repliqua Pymandre, vous m'avez dit plufieurs fois, que non feulement ils ont fait des fautes dans le deffein, mais qu'ils ont même ignoré la perfpe&ive, & n'ont pas f tout ce qui regarde les draperies & les accompagnemens qui appartiennent à l'hiftoire.
Il efi vrai,répondis-je, qu'ils ont manqué fou- vent dans ces chofes , oit par négligence, foit qu'ils les ayent ignorées. Mais il y a dans leurs Tableaux d'autres parties fi confiderables qui mé- ritent d'être admirées, qu'il ne faut pas fonger, en les voyant, à celles qui ne s'y rencontrent pas, fi l'on veut jouïr du plaifir de ce qu'ils ont fait. Et même fouvent il y a des chofes qu'on y trouve à redire, qui ne font pas les plus diffici- les, ni qui méritent le plus de louange. S'il n'étoit befoin que de favoir la perfpe&ive pour être un grand Peintre, il y a une infinité de gens qui égaleroient Raphael & Michel Ange. Car la perfpe&ive ne confiftant qu'à bien tirer des li- gnes, comme je vous ai dit une fois en parlant de Michel Ange, ils en favent autant que ces grands hommes. Et pour ce qui eft des drape- ries & des accommodemens, fi leTitienaman- qué dans la convenance neceffaire aux fujets, il a pourtant bien f les difpofer, & vêtir fes figures d'une maniere riche & avantageufe.
Comme la connoifapce des divers habillemens & leurs differens ufages eft une fcience de theo-
C 7 rie,
rie, & que bien des gens favans dans l'hiftoire peuvent pofleder , cela ne regarde pas l'art de peindre. Il n'eft pas plus difficile à un Peintre de bien faire un vêtement à l'antique, qu'un à la moderne; un laticlave, qu'un habit de païfan: & de même que l'on n'eftimeroit guere celui qui ne fauroit que bien marquer ces differences dans fes ouvrages, auffi l'on ne doit point blâmer fi fort ceux qui les ont ignorées, quand ils font re. commandables par d'autres qualitez. Il eft vrai que comme il et aifé aux Peintres des'en inftrui- re, ils ont moins excufables, lors qu'ils manquent dans cette partie de convenance, qui devroit toù- jours être obfervée dans tous leurs Tableaux. J'en dis de même de la perfpe&ive qu'ils ne doivent jamais ignorer. Mais je fuis bien aife de vous faire remarquer que le plus difficile de cet art ne dépend point fi abfolument de avoir les regles de la perfpefive, qu'il y en a qui fe l'imaginent, & même qui veulent faire croire que c'eft le feul fecret de faire de grands Peintres: car il y a bien d'autres parties plus difficiles & plus neceffaires pour rendre un ouvrage accompli. Je voudrois bien ravoir, fi ces grands Maitres en perfpeai- ve prétendent par la pratique qu'ils en ont, être capables d'inftruire les autres Peintres en ce qui regarde l'ordonnance des Tableaux, le choix & l'éle&ion des attitudes, le bon goût dansle del- fein & dans la proportion des corps, 'agence- mentdes draperies, & une infinité d'autres cho- ies.
J'ai ouï dire quelques- uns, interrompit Py- mandre, que pour ce qui regarde la portraiture, vous favez mieux que moi ce qu'ils entendent par ce mot, je m'imagine que c'eft la repréfeno
tation
tation lineale de toutes fortes de corps: je leur ai, dis-je, entendu foutenir que la perfpe&ive enfeigne a faire cette repréfentation dans l'état le plus parfait, où elle puiffe parvenir ; que les Pein- tres ne manquent dans la reffemblance que faute de bien favoir la perfpe&ive; que c'eft elle qui leur fournit des moyens affurez & faciles pour que leurs tableaux faffent toûjours l'effet qu'ils dé- firent dans quelque endroit qu'ils foient placez; fans être obligez à tâtonner, effacer & défaire des chofes qui ne riffflent jamais quand elles ont été faites au hazard, comme dans des vou- res & des plafonds, ou faute d'avoir bien fU la raifon de ce qu'ils font, il fe trouve qu'après avoir pris beaucoup de peine, il y a fouvent bien des chofes à redire.
Ces gens-là, repartis-je, quivantent fifortce qu'ils Cavent n'ont pas afghrément produit des ouvrages qui répondent à ce qu'ils promettent. Car pour moi j'ai appris des plus grands Pein- tres qui favent bien la perfpe&ive, &qui n'igno- rent pas tous les avantages qu'on en peut recevoir, qu'il y a bien des chofes où il eft impolfible de tirer aucun fecours des regles & des lignes dont l'on fe fert d'ordinaire, qu'il faut que ce foit l'oeil qui juge, & qui foit le principal inftrument; qu'il fe trouve dans la pratiquedes difficultezque la theorie ne peut prévoir, & où les regles ne fervent de guere', à caufe que ceux qui regardent ne peuvent pas toujours être placez dans un même lieu, & ne voir les tableaux qu'au travers d'une pinulle, principalement dans les grands ouvrages qu'on ne peut voir d'un feul endroit. J'ai vu travailler Lanfranc à une de ces grandes coupes qu'il a peintes à Rome; & j'ai vu de quelle for-
te
te il regardoit fouvent d'en bas l'effetquefaifoient les figures. Ce n'eft pas que je veuille diminuer en rien les avantages que la Peinture tire de la Perfpe&ive , je vous ai dit tantôt comme l'Opti- que apprend la raifon des differentes apparences que nous remarquons dans les objet : & qu'elle donne des moyens pour que les chofes faffent à l'oil l'effet que l'on defire, comme Phidias le fût bien faire connaître au defavantage d'Alcamenes. Mais il faut prendre garde dans tous les arts, & particulierement dans celui dont nous parlons, de ne pas nous préoccuper fi fort pour une par- tie, que nous en faflions dépendre toutes les au- tres. S'il y en a quelques-unes qu'un Peintre n'ait pas, il faut le confiderer dans celles où il excel- le. Et cependant l'eftime qu'on a pour celui qui en poffede parfaitement quelqu'autre ne doit pas empêcher qu'on n'examine le refie de fes ouvra- ges, de crainte qu'en voulant imiter ce qu'il a fait de bon, on ne l'imite auffi dans es défauts: par- ce qu'on fe perfuade aifément qu'ayant bien fait une chofe il a de même réüiTi dans toutes les au- tres. Ne feroit-ce pas une erreur étrangede croi- re que Michel Ange étant un grand deffeignateur étoit auffi un grand colorite ; ou bien de s'imaginer que le Titien n'eft pas eftimable, & qu'on ne doit compter pour rien la connoifTance parfaite qu'il a eue du coloris, à caufe qu'il n'a pas deffeigné comme Raphaël. Il faut donc au contraire re- garder Michel Ange & le Titien dans les chofes où ils ont excellé. Ainfi on pourra direquepour ce qui eft de conduire un Tableau decouleurs, d'ententes de lumieres, il n'y a jamais eu de Pein- tre qui l'ait fait auffi favamment que ce dernier. Il n'étoit pas même fi pauvre d'invention & de
deffein
deflein que quelques-uns fe l'imaginent. Les grands ouvrages qu'on voit de lui le font affez connoitre, mais parce qu'il a été extraordinairement fa- vant dans le coloris, & que c'eft de cette partie- là que vous avez defiré que nous fifions aujour- d'hui le fujet de nôtre Entretien, remettez, je vous prie, dans vôtre efprit les tableaux que vous avez vs de lui, & confiderez de quelle forte, il s'eft conduit pour leur donner cette beauté de cou- leurs, cette vivacité , cette force , & ce je ne fai quoi de précieux que l'on y admire.
Un Peintre ans doute travaille fur de bons principes, lorfqu'il tâche de conduire fes ouvra- ges par les regles de la perfpe&ive, & qu'ilimi- te dans fes figures la beauté de l'Antique, foit dans leurs proportions, foit dans leurs habits, lors que cela convient à fon fujet. Mais dites-moi, je vous prie, fi ceux qui ne fe font attachez qu'à ces parties, dont je pourrois bien vous en nom- mer quelques-unsen particulier, ont fait quelque chofe qui approche de la beauté qu'on voitdans les ouvrages du Titien, & fi par les feules regles de la perfpe&ive, ils auroient pu repréfenter des figures qui fiffent un effet femblable à celles de ce Peintre.
Cependant, dît Pymandre, il me femble que vous venez de dire que ce qui fait le fort & le foible, & ce que vous appellez l'affoibliffement des teintes, fe doit comprendre par les diverfes cou- pes qu'on fe peut imaginer à mefure que les corps s'éloignent.
Ileft vrai, lui repliquai-je, & c'eft dont nous avons tantôt parlé fur le fujet de la perfpe&ive de l'air: Leon Baptifte Albert appelle cette coupe fl taglio. J'avoue que dans la fpeculation l'on peut
com-
comprendre de quelle forte les objets doivent di- minuer de couleur par ces différentes coupes: mais quand on vient à la pratique, cette fpeculation, ou le raifonnement qui fait juger combien un corps doit perdre de fa couleur lors qu'on le veut faire paroitre enfoncé dans le Tableau dix ou douze pieds plus qu'un autre, ne peut apprendre préci- fément comment il faut diminuer la teinte de cet- te couleur, & la proportionner à fon éloignement. Avez-vous jamais remarqué un Maître de Mufi- que qui accorde un luth ou une harpe; il vous fe- ra bien connoitre quel ton la premiere corde doit avoir avec la feconde, & ainli des autres: mais il ne peut vous enfeigner à les accorder, en vous difant qu'il faut tourner les chevilles un certain nombre de tours. Il faut que ce foit l'oreille qui juge de l'harmonie lors qu'on les touche. De mê. me dans les couleurs on peut dire qu'il en faut diminuer ou augmenter la teinte à mefure qu'elles s'éloignent ou s'approchent; ou qu'elles reçoivent divers accidens d'ombres & de lumieres : mais c'eft à l'eil à juger du plus ou du moins de force qu'on leur donne en les mêlant. Et outre cela c'eft que, comme nous avons remarqué qu'il y a des couleurs plus fortes & plus fenfibles à la vue les unes que les autres, il faut apprendre à les difpofer de telle forte que les plus éloignées n'af- foiblifient pas les plus proches. Il me fouvientde m'être un jour trouvé à Rome avec des Peintres trés-favans , & qui fans doute avoient beaucoup étudié toutes les regles de l'art , & fait diverfes obfervations fur les plus beaux Tableaux. Il y en avoit un, qui parlant de la maniere dontondoit répandre la lumiere dans un Tableau, vouloit que pour donner plus de grandeur à tout le fujet, on
le
lepeigniten forte qu'il parût dans l'ouvrage en- tier une rondeur comme fi ce n'eût été qu'une tê- te: & difoit fur cela, que le fentiment du Titien étoit qu'on devoit confiderer un Tableau comme une grappe de raifin compofée de plufieurs grains qui tous ont leur jour & leur ombre en particu- lier; & que néanmoins il y a dans cette grappe la principale partie qui reçoit le jour plus forte- ment que les autres & qui les fait fuir. Qu'ainfi dans un Tableau tous les corps doivent être dif- pofez de telle forte qu'il y ait un endroit qui re- çoive toute la force du jour, & que le refte s'é- loigne & fe perde infenfiblement par l'affoibliffe- ment des jours & des ombres, auffi-bien que des couleurs.
Il y en avoit qui répondoient que cette compa- raifon d'une grappe pouvoit avoir lieu lors que l'on peignoitun groupe de figures, mais non pas un Tableau entier, parce que dans une grande or- donnance, quoi que l'on y marque un jour princi- pal, la lumiere néanmoins ne frappe pas fur des fi- gures ou fur des groupes feparez de même qu'elle fait fur une grape de raifin.
Ainfi ils faifoient voir que dans une grande corn- pofition de figures, l'on ne peut pas obferver la maxime que le premier fembloit vouloir établir comme une regle générale, & fans laquelle il ne croyoit pas qu'on pût conduire un Tableau dans fa perfeCion. Mais il repartit à cela que les plus grands fujets ne font pas les plus propres à faire paroître la force de la Peinture; qu'un feul groupe de peu de figures fait bien un autre effet qu'une grande ordonnance: rapportant ce que Leon Baptifle Albert a dit, qu'il eft auffi difficile qu'un Tableau rempli de quantité de figures réuf-
fiflè 67
fifle bien, & faffe tout l'effet qu'on peut defirer, qu'ileft mal-aifé qu'une comedie où il y aura un trop grand nombre d'a&eurs foit entierement ac- complie, à caufe que l'excès des chofes appor- te toujours de la confulion.
Cependant, interrompit Pymandre , fi un grand ouvrage eft traité avec le même art qu'un plus petit, le plus grand ne doit-il pas être plus eftimé?
Il eft vrai, répondis-je; mais c'eft en quoi ils trouvoient de la difficulté, demeurant quati tous d'accord qu'on ne peut faire paroitre tant de for- ce dans une grande difpofition d'ouvrage que dans un Tableau qui eft compoft de peu de figures; & la raifon qu'ils en apportoient , efl que la P.ein- ture a fes bornes & es limites. Un Peintre fa- vant, difoient-ils, peut par le fecretdefon art, & par l'intelligence des couleurs, tromper en- tiérement la vûu dans un efpace médiocre , & en repréfentant peu de figures; mais non pas dans une grande étendue, ni en toutes fortes de ren- contres. Au bout d'une allée, une Perfpe&ive bien peinte, peu de figures bien difpofées, feront un effet furprenant, au lieu que dans une grande façade le même fujet ne trompera point de la mme forte. Ils rapportoient pour un exemple la bataille de Conftantin , & les autres grands Tableaux de Raphaël , qui font dans les Salles du Vatican, lefquels n'ont point cette force que l'on voit dans quelques Tableaux de ce Peintre, & particulierement dans celui qui eft au cabinet du Roi où la Vierge eft peinte tenant l'enfant Jefus, avec S. Jean , S. Jofeph, & trois autres fgures qui font un fi beau groupe.
Cependant, dit Pymandre, il me femble qu'il
faut
faut bien plus de fcience pour traitter un grand ouvrage. pour le bien difpofer, pour le remplir d'une infinité de différentes figures, d'habits, d'ac- commodemens , & pour y faire paroître toutes ces parties dont vous m'avez parlé, que pour peindre feulement trois ou quatre figures n- femble.
Je vous avoue, repartis-je, que pour bien re- préfenter un grand fujet, il faut beaucoup plusdc fcience, plus de travail , & que c'ef-là qu'un Peintre a toute l'étendue necefàfire pour donner des marques de fon favoir. Mais il y en a qui vous diront que ce n'eft pas dans ces rencontres que l'art peut faire paroitre davantage fa puif- fance & la force de fes charmes.
De forte, dît Pymandre, que je puis fur cela vous faire une question, & vous demander ce que l'on doit le plus eftimer dans un Tableau, ou le genie du Peintre, ou la force del'Art.
Comme l'efprit du Peintre paroît dans tout ce qu'il fait, repartis-je , vous pourriez plutôt de- mander lequel eft le plus digne d'eftime, ouce- lui qui fait tromper par la force de fon Art, ou celui qui montre beaucoup d'invention & de feu dans de grands ouvrages , mais qui ne trompent point comme les autres.
Pour moi, répondit Pymandre, je ne voudrois pas donner mon jugement là deffus; mais j'ai û que Zeuxis ayant peint une Centaure, fe fâcha voyant que l'on en eftimoit plutôt la nouvelle in- vention , que l'art qu'il avoit employé à la bien repréfenter, eftimant davantage cette derniere partie que la premiere. Et j'ai encore remarqué que les Anciens ont fait beaucoup de cas de plu- fieurs Tableaux qui n'étoient que de peu de fi- gures. C'eft
C'eft pourquoi, repris-je, ceux qui ont une inclination particuliere pour les Ouvrages duTi- tien, &desautresPeintresde Lombardie, difent que fi les Anciens ont recç beaucoup de loian- ges pour des fujets de peu de figures,- l'on ne doit pas trouver à redire fi le Titien pour les imiter a plutôt tâché d'aquerir la partie de bien pein- dre , que celle qui regarde les grandes difpofi- tions, & la connoiffance particuliere de l'Hiftoi. re&des Coûtumes. Car c'eft ainfi qu'ils jugent en deux manieres de l'obligation du Peintre;l'une qui ef defavoir comment les chofes doivent être hiftoriées; & l'autre de les favoir bien peindre. Or comme la derniere eft fans doute trés-difficile, puis qu'en cet art, comme dans plufieurs autres, l'execution eft au-deifus de la theorie, il eft toi- jours plus avantageux de pouvoir faire que de favoir fimplement ce qu'il faut faire, ils trouvent qu'il eft plus glorieux au Titien d'avoir executé fes ouvrages dans la perfe&ion des couleurs où elles fe voyent, que s'il n'eût fù, comme quan- tité d'autres Peintres, qu'inventer de grands fujets qui n'euffent pas été peints avec cette beauté que l'on admire dans fes ouvrages.
Mais, dt Pymandre, fi avec la beauté de es couleurs il eut encore poffedé les autres talens qu'avoit Raphaël, fes Tableaux n'euffent-ils pas été plus accomplis?
Et fi Raphaël, repliquai-je, eût auffi poflfed le coloris du Titien , il eût encore été plus par- fait dans fon art.' Mais pourquoi , de grace, trouve-t-on à redire que le Titien n'ait pas ex- cellé dans toutes les parties d'un art fi difficile? Il en a eù fa part, Raphaël la fienne, & ainfi tous les autres Peintres. Le Titien n'a pas e unedes
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moindres, puifquec'eft la plus agréable, &qu'el- le eft fi difficile à aquerir qu'on ne voit point d'autres Peintres, qui ayent p comme lui faire paroître dans la Peinture ce charme que l'on ad- mire dans es ouvrages. Car comme je vous ai dit affez de fois, bien que tous les autres Peintres ayent eu aufli-bien que lui la Nature. devant les yeux pour la copier, il femble néanmoins avoir été le feul qui, ait eu l'efprit d'en prendrece qu'il y a de plus agréable, mais de telle, forte., que dans le choix qu'il en a fait , on peut dire qu'il eft comme le Maître qui montre le chemin aux autres. Je fai bien que ce favant homme n'e1f pas accompli dans toutes les parties, & que ceux qui l'ont imité en Lombardie & ailleurs n'ont pas poffedé tout ce qui fait un grand Pein- :tre. Toutefois ils n'ont pas laiffé de faire des ou- vrages trés-agreables & fort eftimez, parce qu'on y trouve une beauté de couleurs qui plaît à la vië. Aulfi eft-ce une étude trés-confiderable ; & lorf- que l'on comprend bien le fecret dont le Titien s'eft fervi, l'on peut en ordonnant & en deffei- gnant le fujet de fon Tableau , fuivre fa metho- de dans la conduite des couleurs & des lumieres.
Dites-moi donc , je vous prie , interrompit P ymandre, ce que vous avez obfervé de particu- iier dans fa maniere de peindre.
Il gardoit parfaitement, lui répondis-je,cette maxime, dont je croi, avoir déja parlé fur le fujet de l'ordonnance, qui eft de ne pas remplir fes Ta- bleaux de quantité de petites chofes, mais d'évi- ter le défaut où tombent plufieurs Peintres , qui par la quantité exceflive des parties dont ils com- pofent leurs ouvrages les rendent, petits & pleins i de ce que les Italiens appellent riterie. Ainfi il
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faifoit paroître les iens admirables par une no- blefie, & une grandeur qui s'y remarque. Par exemple lors que dans la repréfentation de quel- que hifloire , il y a un païfage dans le fond de fon Tableau , ce païfage eft grand: l'on n'y remarque point une infinité de petites cho- fes; les couleurs en font éteintes quand elles doivent foûtenir & fervir de fond à fes figures, qui paroitroient beaucoup moins fi les couleurs du païfage étoient trop vives. - Les ciels, les nuées, les arbres , toute l'étendue de la campa- gne , & généralement tout ce qu'il repréfente, jeft grand; les draperies des figures font amples, évitant les vêtemens pauvres, les plis trop petits, & mille autres chofes que quelques Peintres affec- tent , qui cependant ne font que rendre leurs Tableaux plus confus. Cette belle entente ne vient point, comme vous pouvez juger, de la perfpec- tive, mais du jugement de ce Peintre, de même que l'ordre qu'il a toujours gardé dans la diftri- bution de es couleurs. Car encore que la perf- pe&ive de l'air, &i'affolbliffement des couleurs, par cette coupe dont je viens de parler , oit en effet dans les Tableaux, ce qui fait fuir ou avan- cer les corps; le Peintre néanmoins qui doit toi- jours chercher à fe prévaloir de toutes fortes de i.noyens & de tous les fecrets de fon art quand il veut imiter la force de la Nature, eft d'autant plus digne d'eftime qu'il fait découvrir des chemins comme inconnus, pour arriver à fon but. C'eft pourquoi le Titien favoit qu'outre l'affoibliffe- ment que les couleurs recoivent par les coupes de l'air, & par les differens éloignemens, il y a encore dans les mêmes couleurs, ou une force ou une foiblefie efèfntielle à leur nature, laquelle rend
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à la ve les unes plus fenfibles que les autres, comme nous avons déja remarqué; il favoit, dis-je, tout cela, & c'et pourquoi il atoujours obfervé autant qu'il a pu de les ranger les unes auprés des autres, en forte que les plus fortes fuelènt fur les plus foibles; ce qui eft aifé de re- marquer dans les vêtemens de fes figures. Et lors que la neceffité de fon fujet l'obligeoit de mettre des couleurs plus foibles fur le devant, il les accompagnoit de quelquechofe'dont la cou- leur plus forte fervoit à fo.tenir & à faire avan- cer les autres. J'ai v remarquer à des Peintres, que dans le Tableau où il a repréfenté Bacchus & Ariadne, afin de faire approcher davantage une draperie qui eft fur le devant, & qui de foi eft d'une couleur foible & légere, il a trouvé l'in- vention de mettre un vafe defius, lequel étant d'une couleur brune & forte, tire le tout en avant.
Eft-ce, dit alors Pymandre, que les chofes les plus claires s'éloignent & que les plus brunes a- vancent davantage ?
C'eft ainfi , répondis-je, que les plus favans Peintres l'entendent. Ils vous feront remarquer que ce qui eft noir a plus de force & s'approche bien plus que ce qui eft blanc.
C'eft, repliqua Pymandre, ceque je n'aurois pas cru , car il me femble que ce qui eft noir perce & fait un trou , & que le blanc vient en avatit. Ainfi, les couleurs qui font plus claires avancent-elles pas davantage que celles qui le font moins; & dans un Tableau, une draperie d'un bleu clair, ou d'un vert pâle, ne s'appro- chera-t-elle pas plus qu'un autre vêtement qui fera rouge brun, ou d'un ja*e orangé?
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Le Titien, repris-Je, s'en fervoit tout autre- ment , il mettoit prefque toûjours les couleurs les plus brunes fur le devant & les claires derrie- re. Et lors, comme j'ai déja dit , qu'il étoit obligé d'en mettre de claires fur le devant, il les faifoit foûtenir par quelque corps plus folide & plus fort. De même encore pour empêcher qu'el. les ne vinifent à s'attacher fur un fond appro- chant de leur couleur, il les retenoit par quelque chofe de couleur differente comie dans.leTableau dont ie viens de parler, où Ariadne étant vêtue de bleu, il a trouvé moyen, pour empêcher que cet habit ne s'attache au Ciel & à la mer qui lui fervent de fond , de l'environner d'une écharpe rouge qui détache la figure & la fait demeurer fur le devant.
Ces exemples, repartit Pymandre, ne me con- vainquent pas , étant perfuadé que dans les Ta- bleaux même du Titien, il s'y trouvera des cho- fes qui feront contre ce que vous venez de dire, ne pouvant comprendre que ce qui et plus clair dans unTableau ne paro.i.e davantage que ! refle.
Ne vous ai-je as dja dit, repartis-je, que dans la Peinture le blanc n'a point tant de force que le noir, qui dans un Tableau repréiente bien mieux l'obfcurité que le blanc ne peut faire la luriere, à caufe que la fenfation du blanc s'af- foiblit dans l'ceil par la di!grégation, i vous me permettez d'uler d e ce mot, que les rayons dela vu rçcoivent d'une trop grande blancheur; au lieu que le noir les raffemble. Cela fe voit dans la Nature; car fi vous regardez une muraille r rt éclairée du Soleil, vous verrez qu'au lieu d'y découvrir tout les chofes qui peuventyêtre
mare
narquées', la graiide clarté empêchera que vous; ne puifliez parfaitement lèks difcerner'; - la trop grande lumieredihffipant, comme je vous ai dit, les rayonsvifiels ,iqui n'oit pas alors affez de' force pour faire le :difcernement de tous les ob- jets en particulier ; ce qui-n'arrivera pas quand cette mnme muraille ne fera pas éclairée d'un fi grand jour. Maisaufli ne faut-ilpas s'imaginer qu'un Peintre ne doive fe fervir que de coulieurs. fort brunes fur le devant d'un Tableau pour en: faire avancer tousles corps ; ni qu'il tienne tous. les derrières fort-clairs pour les faire fuir. La Nature a des clartez proches & des ombres éloi- gnées. On voit des iaifons éclairées-du Soleil à deux cens pas ; & des parties ombrées dans la nmême diffance. Vous concevrez facilement com- ment ces chofes fe doivent imiter, fi vous vous fouvenez bien de ce que nous venons de dire en parlant de la lumiere & des ombres, de la perf- pe&ive de l'air , & du fort & du foible qui ar- rive à mefure que les objets font plus proches ou plus éloignez. Ainfi vous jugerez que dans un Tableau on fait paroître le blanc & le noir plus proches ou plus éloignez en fortifiant ou af- foibliflànt la blancheur de l'un ou la noirceur de il'autre.
Je croi comprendre à préfent, dît Pymandre, 'ce que le Peintre peut obferver dans la Nature a l'égard dela lumiere & des ombres. Mais di- Ites-moi, je vous prie, de quelle forte il doit pro- 'ceder dans fon travail, pour rendre fes Tableaux accomplis dans cette partie.
Pour bien imiter les lumieres & les ombres, repartis-je , il faut donc que je vous répete en- core une fois qu'on doit d'abord confiderer les X D z. fuper-
fuperficies des corps, parce qu'on verra qu'elles changent de couleurs & de lumieres felonqu'el- les font plates, inégales, convexes ou concaves. Or ces changemens de couleurs felon les fuper. ficies caufent beaucoup de difficultez aux Pein- tres pareffeux, qui ne veulent pas prendre toute la peine neceffaire pour les bien repréfenter. Mais ceux qui font plus laborieux , après s'être donné le foin de marquer les places des lumie- res & des ombres, trouvent bien-tôt de la faci- lité donner la couleur qui leur convient, alte- rant peu à peu les teintes & les couleurs , felon qu'ils le jugent à propos.
Et parce que le Peintre ç'a point d'autre cou- leur que le blanc, avec lequel il puiffe exprimer les derniers éclats de lumiere , il faut fe fouve- nir d'éviter dans un tableau, de repréfenter le corps du Soleil,, la neige , & les brillants des corps luifans ; & lors qu'on ne peut les éviter, il faut éteindre autant qu'il fe peut tous les blancs, & referver le blanc pur pour imiter les éclats de lumieres que l'on voit fur le naturel. Et demê- me il doit penfer auffi qu'il n'a que le noir pour repréfenter ce qu'il y a de plus obfcur. C'el pourquoi les Peintres manquent beaucoup lors qu'ils employent inconfiderément trop de blanc & trop de noir. Et c'eft dequoi Zeuxis, qui étoit le Titien des anciens 'Peintres , reprenait quelques uns de fon temps , lefquels ignoroient combien cet excès étoit préjudiciable à leursTa- bleaux.
Je croi, interrompit Pymandre , que les con- noiffeurs pardonneroient plûtôt à ceux qui tom- bent dans l'exces du noir , qu'à ceux.qui em- ployent du blanc avec profufion.
Je ne fai, repartis-je, lequel eft le plusfup- portable ; car fi d'un côté le noir eft defagréa- ble, d'un autre côté le blanc n'a pas de force. Cependant, parce que naturellement on aime'plus la lumiere que l'obfcurité, il ne-faut pas s'éton- ner s'il y a autant de Peintres qui pèchent en fai- fant des chofes trop claires, que d'autres en pra- tiquant le contraire. Mais ce qu'on peut dire c'efR que les plus habiles ont évité ces deux ex- trémitez. Le Titien a fait des cojps qui n'ont point d'ombre. Sa Danaé, toute éclairée qu'elle eft, ne laiffe pas d'avoir de la force & de la ron- deur ; il en a fait d'une autre maniere, & les uns & les autres font parfaitement beaux.
Quand un Peintre a fait une étude exa&e de toutes les chofes que je viens de remarquer, c'eft alors que la perfpe&ive lui fera trés-utile pour les mettre en pratique. Et pour ce qui eft des couleurs& de la manierede peindre, s'il poffe. de parfaitement le deffein, & qu'il travailleavec jugement,il lui eft plus aifé de couvrir les fuper- ficies des corps de quelque couleur que ce foit, ou d'en augmenter ou diminuer les teintes avec plus ou moins de clair & d'obfcur, felon qu'illejuge neceffaire, pour donner plus ou moins de jour ou d'ombre, de relief ou d'enfoncement à la chofe qu'il voudra repréfenter; & c'eft ainfi-qu'un Tableau reçoit plus ou moins de force & de beau- té, felon que le Peintre eft favant dans toutes les parties de fon art.
Et parce qu'il eft aifé de fe tromper foi-même en regardant toûjours d'une même maniere ce que l'on veut imiter; & qu'en demeurant long- temps fur fon ouvrage, l'on n'en reconnoiît plus les défauts , il e bon de confulter quelquefois
D' le
le miroir comme Leonard de Vinci l'enfeigne, Car en examinant toutes les figures en particu- lier, on en découvre plus aifément les défauts, le miroir étant un ami fidele qui ne flattepoint, & qui a l'induftrie de retourner l'ouvrage d'une autre maniere comme pour et fuppofer un autre dont l'on peut juger fans prévention.
Or, comme nous avons deja dit, qu'ileftim. pofFible de réduire en regles tout ce qui eft ne- ceffaire pour bien ordonner les figures qui corn- pofent-un Tableauparce que l'ordonnance eft une partie qui dépend du genie & du jugement du Peintre: de même il eft difficile d'enfeigner pré- cifément de quelle forte il faut difpofer les cou- leurs. Mais on peut dire qu'il fe rencontrera une grande union & une agréable varieté dans leur arrangement, fi celui qui travaille eft affez é- clairé pour les favoir mettre chacune dans leur veritable place , & donner les jours bien à pro- pos. Ce qui a fait que le Titien a eu l'avantage fur tous les autres Peintres pour ce qui regarde cette belle entente de couleurs , c'eft que dans fes Tableaux il a toujours obfervé d'y répandre de grands clairs & de grandes ombres , comme j'ai déja dit : & l'on peut remarquer qu'encore que es parties ombrées ne paroiffent pas faites avec un grand travail, elles ne laiffent pas néan- moins d'être bien peintes: car comme nous avons remarqué, il y a de la difference entre l'ombre & l'obfcurité. Dans l'obfcurité on ne voit rien du tout, mais l'ombre n'eit que comme un nuage qui couvre les corps, & leur ôte feulement une lumiere particuliere , n'empêchant pas que par le fecours d'une autre lumiere moins forte on n'apperçoive la forme & les couleurs. De forte
que
que fi l'on voit que la lumiere eft doucement & largement répandue fur les parties éclairées de- fes Tableaux, on voit aufli que celles qui font om- brées paroiflentfeulement couvertes, comme j'ai dit, d'une efpece de nuage. Il faudroit que nous euflions devant les yeux quelques ouvrages de ce Peintre pour bien obferver ce que je dis. Je pourrai vous faire voir dans le paifage que j'ai , comment les chofes y font par grands mor- ceaux , & non par petites pieces ; que chaque corps tient de la couleur de celui qui lui fert de fond, & s'y unit tendrement. Il y a parmi les arbres des chevres qui broutent & des moutons qui paiflent qu'on a peine à connoitre, parce que ces animaux font chargez de la couleur verte des fueilles qui les environnent. Mais ce que je pour- rai vous faire voir encore , c'eft le beau choix des arbres: de quelle forte il a peint par grandes maffes les jours & les ombres, & touché les feuil- les par deffus , mais légerement & avec efprit. Vous verrez que les troncs des arbres ne pren- nent leur teinte naturelle qu'infenfiblement à mefure qu'ils s'élevent , ne paffant jamais tout d'un coup d'une couleur à une autre. Je veux dire que proche la racine ils tiennent encore de la couleur de la terre d'où ils fortent, &nes'en détachent jamais par des couleurs qui tranchent. Vous y verrez de quelle maniere ce Peintre con- ferve les couleurs les plus fortes pour les chofes les plus proches, & le blanc pour les jours , & pour la plus grande lumiere. Il ne fe fert pas inconfiderement du blanc & du mafficot, parce qu'il ne lui refleroit aucune couleur dont il pût faire les rehauts qui brillent en divers endroits de ce païfage.
D 4 Les
Les beaux effets de umiere, & un éclat dz jour que l'on voit au haut d'une montagne qui femble veritablement éclairée du Soleil ne paroitroient ni fi vrais ni fi agréables , s'il n'eût ménage les couleurs les plus claires, ou s'il les eût répandues également dans tout fon Tableau. Aufli ce font ces coup6 de maî- tre qui font dans un ouvrage ce qu'on nomme le précieux. Il ne doit y avoir guere de ces richeffes; & même comme bien fouvent ce ri'eft pas une petite perfetion à un'* Orateur de favoir fupprimer beaucoup de chofes; ce n'eft pas auti un témoignage de peu de docri- ne à un Peintre quand il retranche plufieurs parties quoi que belles, de crainte que cet- te beauté ne faffe tort à fon principal fujet; eomme lors qu'il affeâe d'ôter les couleurs vives dans les draperies, & toutes fortes de broderies dans les vêtemens, de peur que ces petits avantages ne nuifent à ceux d'une bel- le carnation ou bien encore lors qu'il ne veut pas donner de la gayeté à un païfa- ge , afin que la v ne s'y arrête pas, mais qu'elle'fe porte aux figures qui font faites pour être le principal objet du Tableau. Car' il ei vra?qu'il y a des ouvrages, qui pour être trop riches en font moins beaux, comme il arriva à la ftatuë que Neron fit, qui ne put aug- menter de prix fans perdre beaucoup de fa gra- ce. Ce Peintre penfoit avoir bien réufni, qui montrant à Appelle un Tableau où il avoit pein
He- * Flin lib. .e?ift.6. t Fretio per t gratia arts. Plin. . 34. c. 8.
f:Hélène richement vêtue, lui en demandoit foi avis ou plutôt fon approbation. Mais Appelle lui répondit avec fa fincerité ordinaire-qu;il avoit fait une figure fort riche, mais non pas belle. Là beauté ne confifte point dans les parures, & dans les ornemens. Un Peintre ne doit pas s'arrêter aux petits ajufteens, fur tt dans les fujets d'hifloires, ou il prétend repréfenter quelque cho- fe de grand &d'heroïque. Il y doit faire paroi- tre de'la grandeur, de la forcé, & de la noblef- fe, mais rien de petit & de délicat, ni de trop recherché. Il en ef' des ouvrages de Peinture, comme de céux'de Poefie.Il ne faut pas qu'ilpa- rôiffe que l'ouvrier ait pris plus de plaifir à fa fatisfaire lui- même, & à faire connoitre le jei de fon efprit & la délicateffe de fon pinceau, qu'à confiderer le merite de fon fujet. Quintiliei blâme Ovide"de cette trop grande' délica- teffe.'
Si vous voulez, dt Pymandre, que les Pein'- tres imitent'les Potes ; il faut pourtant, felon le fentiment des doftes qu'il y ait'dans leurs Ta- bleaux quelque chofe d'agréable'& de touchant auffi-bien que degrahd'& de frtr.
Il eRf vrai, répondis-je', mais ce' agreéle doit naître toujours du fujet que 'l'on tiraite , non pas des' chfoes étrangeres; Car l'on ne prétend pas retrancher les chofes belles, quand elles font'prôo. pres aux lieux où on les met' mais l'on condamne ceux qui gâtent un fujet qui'de foi eft noble & grand, parce qu'ils s'arrêtent trop à la recherche des ornemens de certaines petites parties inutiles. Si je voulois nommei d's Peintres que vous con-
D 5 noiliez, t- Clem. Alex.
noiffez, je vous produirois des exemples de ces défauts dans quelques-uns de leurs ouvrages, qui me viennent préfentement dans l'efprit, mais j'ai- me mieux vous les faire voir quelque jour dans des Tableaux anciens.
Alors nous étant levez pour nous approcher de la fenêtre: Tout ce que vous venez de remar- quer, dit Pymandre,. fait connoître la difficulté qu'il y a d'être un grand Peintre. Car je voi qu'encore qu'un homme naiffe avec les qualitez propres à la Peinture il y a une infinité de chofes qu'il faut apprendre, &que la Nature'nedonne point; & jamais on n'a affez de temps pour a- querir les connoiffances neceffaires à la perfec. tion de cet art.
Pendant nôtre entretien l'orage qui avoit con. tinùé avec beaucoup'de violence, fediffipa bien- tot; le Ciel étoit découvert en plufieurs endroits, & 1- tonnerre ne faifoit plus que gronder en s'é- ioignant de nous. Comme nous vîmes que le temps devenoit ferain & que le Soleil étoit enc- re affez haut fur l'horifon, nous fortimesdu chi- teau, & rentrâmes dans le jardin pour y pafferle relie du jour. Les arbres que la pluye avoitla- vez en paroiibienr d'un plus beau vert: la cam- pagne mnme avoit quelque chofe de gai, & fembloit plus riante qu'auparavant. Certains nua- ges tendrement répandus dans l'air, & differem- ment colorez des rayons du Soleil, faifoient mil- le beaux eers; de forte qe le Ciel, & la Ter- re paroifibient alors avec des charmes tous nou- veaux. Après avoir fait quelques tours d'allée du côté de la riviere, nous recommençâmes à parler des Peintres qui avoient vécu du temps du Titien, &qui avoient iuivi fa maniere. Comme
il y
il y en a e plufieurs qui ont été bierrmoinscon- fiderez que les autres , nous ne dîmes que fort peu de chofes fur leurs Ouvrages. Mais Pyman- dre m'ayant fait fouvenir d'un beau païfage qui eft préfentement dans le Cabinet du Roi; dans lequel eft repréfenté S. Jean qui baptife Nôtre Seigneur, je lui appris qu'il étoit de LA M B E R T Z usT RU S Flamand, & l'un des Eleves du Ti- tien.
Cependant, dis-je à Pymandre, entre ceux qui ont fuivi le Titien dans fa maniere de peindre ANDRE' SCFlIAVON tf affûrément un des plus confiderables. Il étoit né de parens fort pau- vres, qui avoient quitté l'Efclavonie pour s'éta- blir à Venife. Des fa jeuneffe il s'appliqua à deffeigner d'après les eftampes du Parmefan ; mais enfuite il étudia beaucoup les Ouvrages du Geor- geon & du Titien. S'étant formé une maniere particuliere, il commença à travailler avec tant de foin, & fit paroitre dans fes peintures une beauté de pinceau , & un goût de couleurs fi exquis, qu'il fe fit admirer de tout le monde. Il eft vrai que n'ayant pas été feconde dans fesétu- des pour pouvoir être bien inftruit dans le del- fein, qui eft la partie principale de la Peinture, il s'abandonna trop tôt à l'inclination qu'il avoit de peindre. Auffi n'ayant pas fait un affez grand fond de fcience, fes Ouvrages ne font pas cor- re&s: mais ce défaut fe trouve caché par la beau- té des couleurs, qui impofent facilement à ceux qui n'ont qu'une connoiffance médiocre. Cepen- dant André rendoit fes Tableaux fi agréables aux yeux de tout le monde , que le Tintoret difoit fouvent qu'il n'y avoit point de Peintre qui ne dût avoir au moins un Tableau de Schiavon à
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caufe de fa belle maniere de peindre; mais qui en même temps ne méritât d'être châtié, s'il ne s'efforcoit de mieux defeigner.
Pour André il étoit digne d'excufe & de con. paffion, étant réduit dans une fi grande neceffi- té, que pour fubfifter, & pour faire .vivre fes parens il étoit obligé de travailler avec prompti- tude, & d'entreprendre toutes fortes d'ouvrages, n'étant le plus fouvent employé que par des ma- cons, qui le payoiènt comme un fimple manceu- vre. Il feroit demeuré long-temps dans cette mi- fere, fi le Titien ne en eût tiré pour le faire travailler avec d'autres Peintres dans la Biblio- theque de S. Marc, où il fit trois Tableaux. Dans le premier il repréfenta fous des figures eni. blematiques la Vertu militaire-; dans le fecond la Souveraineté; & dans le troifiéme le Sacer. doce. Efuite il fit plufieurs autres Ouvrages à Tenife. Il travailla même en concurrence du Tintoret pour les Peres que l'on nomme Croci- feri, & leur fit un Tableau o la Vierge et repréfentée cornme elle vifite Sainte Elizabeth. Iais cet ouvrage ne lui réuffit pas de même que plufieurs autres qu'il avoit faits; & le Tin- torez qui repréfenta la Purification de la Vier- ge, le furmonta pon feulement dans le deffein, mais encore dans la vivacité du coloris : bien que cette derniere partie fût celle où André étoit le plus fort. Quoi qu'il fit depuis ce temps-là une trés-grande quantité de Tableaux, fa fortu- ne n'en devint pas- meilleure. Il vécut toujours dans- la pauvreté, & y mourut âgé de foixante ans. Sa- réputation, & le prix de fes peinture augmenterent lors qu'il ne fut plus au monde; ca qui e arrivé Rfuvent à plufieurs grands Pein-
ti'ez,
tres. Nous ne voyons pas ici beaucoup de Ta- bleaux de fa façon. Mr. Jabac en a un oùeft re- préfenté la-Vierge & l'Enfant Jefus dans.un grand païfage.
Pendant que tous les Peintres dont je viensde parler embellifoient par leurs Ouvrages la ville de Venife, il y en avoit plufieurs autres origi- naires de la ville de Breffe en Lombardie, qui travailloient aufli avec un favorable fuccés. Par- mi ceux-là je puis vous nommer ALEX A N DR E BONVINCINO furnomméIL MORETTo,qui des fa jeuneffe étudia fous le Titien, & tâcha auffi d'imiter la maniere de Raphaël. G R O L A- I O R OM A N IN O, capricieux dans fes inven- tions, & qui peignit d'une maniere-fiere& bizar- re. C A IS T O DE L o D I, qui travailla beau- coup à fraifque & à détrempe. G R O L A M o S A v L D de noble famille. On voit à Fontai- nebleau un Tableau de fa main, où il a peint Gaflon de Foix comme à demi couché, & der- riere lui des miroirs qui repréfentent les parties du corps-que l'on ne pourroit voiri. demeura long-temps à Venife où il mourut. Madame là Préfidente Ardier a deux Tableaux de lui: dans l'un efi repréfenté la Magdeleine, & dans l'autre faint Jerôme au defert.
LE Mu T I:A N dont l'on voit des païfages fi bien gravez par Corneille Cort, étoit auffi de Breffe. Il étudia d'abord fous le-Romanino, mais il s'attacha enfuite à la maniere du Titien.Etant allé à Rome il fit amitié avec Tadée Zuccaro, & travaillerent de compagnie à defleignerd'aprés les itatuës antiques & les Tableaux desmeilleurs maîtres. Le Mutian employoit néanmoins une- bonne partie du temps à faire des portraits &
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des païfages, pour lefquels il avoit un genie tout particulier. Il a peint en plufieurs endroits de Rome, & fit par l'ordre du PapeGregoireXIII un Tableau dans l'Eglife de S. Pierre où il repré- fenta Saint Paul premier Hermite, & Saint An. toine. Jule Romain ayant commencé à deffei- gner les bas-reliefs de la colonne Trajane, & étant mort fars les achever, le Mutian continua ce grand Ouvrage, & c'eft par fon moyen que nous en avons les eamrpes dont Ciaconius a fait l'ex- plication.
Sur la fin de fes jours ayant fait fon tefiament il laiffa à l'Academie de Saint Luc de Rome deux raifons, & ordonna, que fi fes héritiers mou- roient fans hoirs, tous fes biens retournaffent à l'Academie, pour faire bâtir un hofpice où pour- roient fe retirer les jeunes gens qui viendroient a Rome apprendre à peindre, & qui n'auroient pas moyen de fubfiiter. Ce fut aufli à fa confi- deration que le Pape Gregoire XII I fonda la même Academie par un Bref que le Pape Sixte V. confirma depuis. Ce Peintre mourut * âgé de foixante - deux ans , & fut enterré dans l'E- g!ife de Sainte Marie Majeure, où il avoitchoifi le lieu de fa fepulture.
Je ne vous dis, rien de toutes les peintures que l'on voit à Venife & en plufieurs autres lieux d'un certain BONIFACE VENITIEN qui fut difciple du vieux Palme, & qui l'imita fi bien, que les plus habiles avoient quelquefois de la peine à reconnoitre les Ouvrages du Difeiple d'a- vec ceux du Maitre. Il étudia auffi d'aprés les Tableaux du Titien, ce qui ne fervit pas peu à
perd *'En i -
perfetionner fa maniere. Il mourut âgé de foi- xante-deux ans.
Mais avant que`de vous parler des autres Pein- tres de Lombardie, qui ont excellé depuis ceux que je viens de nommer, je fuis d'avis que nous; retournions du côté de Rome & de Florence. Ja- copo Barrozi, dit V I G N O L E, travailloit à Ro- me, mais beaucoup moins à la Peinture qu'à la Sculpture & à l'Archite&ure. Il morut en x 5 73o âgéde foixante - fix ans.
PPYRRO LIGORIO Napolitain mourut auffi: dans le même temps. Il s'appliqua particuliere- ment à l'Architeure , & quoi qu'il ait fait beau- coup de Tableaux, & des deffeins pour des ta- piferies, comme ceux que vous pouvez avoir vu entre les mains de Mr. de Chantelou Maître d'Hôtel du Roi, qu'il avoit faits pour le Cardi- nal d'Efte, & où il a repréfenté l'hiftoire d'Hip- polyte fils de Thefée, l'on peut dire, que la plus grande connoiffance qu'il avoit aquife étoit cel- e des monumens antiques; ayant fait une étude & une recherche toute finguliere des ftatuës, des bas-reliefs, des médailles, des peintures, desbâ-- timens, &généralement de tout ce qui peut don- ner quelque inftru&ion de l'antiquité. Il y a plufieurs volumes deffeignez de fa main dans la Bibliotheque du Duc de Savoye, oh les curieux pourroient apprendre beaucoup de chofes que nous ne voyons plus aujourd'hui. Entre celles-qu'il a recherchées avec foin en voit routes les for- tes de vaiffeaux qui étoient anciennement en ufage, affez differens de ceux d'aujourd'hui.
Cette étude que Pyrro Ligorio a faite eft non feulement curieufe, mais tres-néceffaire aux Pein- tres qui veulent obferver la convenance dans les
fujets
fujets d'hiftoires, comme ont fait Raphaël, Ju; le Romain & quelques autres. Car on peut re- marquer parmi tous ces differens vaiflèaux la for- me'de ces navires fi grands & fi magnifiques dont les anciens .* Auteurs nous ont laiffé de defcriptions.
Je ne fai fi vous vous fouvenez d'un JULIO C L o v i o qui travailloit excellemment de minia. ture. e
N'eft-ce pas de lui, dit Pymandre, les figu- ies de miniature qui font dans un Office de la Vierge écrit à la mami, qu'on nous montra ad Palais Farnefe, un jour que nous étions allez voir la galerie des Caraches, &t le Cabinet de, Tableaux.
C'eft ce Peintre-là même, repartis-je, qui fit cet ouvrage dans le temps qu'il demeuroit avec le Cardinal Farnefe. Il étoit originaire de l'Ef- clavonie, & avoit appris à deffeigner fous Jule Romain; c'eft ce qui rendoit fon travail fi beau & d'une fi grande maniere. Comme il a vécu quatre-vingts ans il a beaucoup'peint pour divers Princes & Seigneurs. Il mourut à Romei'an
78. & fut enterré dans l'Eglife de S. Pierre aux Liens.
Dans ce temps-ià le B R Z iN difeiple du Pontorme travailloit à Florence. Il a fait plu- fieurs portraits, & quantité d'autres'Tableau. où l'on peut voir, qu'il a été un des meilleurs Peintres de l'Ecole-deFlorence; il mourut âgé de foixante - neuf ans , & eut- pour Eleve ALEXANDRE ALLORI fon neveu; c'eft dé ce dernier un Tableau qui eft à l'Hôtel de Con-
dé * Plin. Athen. Plut,
dé où l'on voit une Venus couchée & un pe- tit Amour. Il en avoit fait encore deux au- tres de la même grandeur pour Loui Diacetto, qui ont été long-temps dans fon Hôtel à Pa- ris.
Ce fut environ dans le même temps que mou- rut GEORGE VAZAR. Quoi qu'il ait beau- coup peint en plufieurs lieux d'Italie , fon nom néanmoins n'auroit jamais été fi connu qu'il eft aujourd'hui, s'il n'avoit fait que des Tableaux, & qu'il n'eût point entrepris d'écrire les vies des Archite&es, des Sculpteurs & des Peintres, qui avoient excellé en ces fortes d'arts. Car on peut dire que c'a été en voulant éternifer leur me- moire qu'il a confervé la fienne, & ce qu'il a écrit lui ert, auffi-bien qu'à la plus grande par- tie de ceux dont il a parlé, d'un monument beaucoup plus durable & plus glorieux que les Tableaux, les Statues, & les Edifices qu'ils ont laiflez, & aufquels ils ont travaillé. Je ne vous dirai rien de fes Peintures dont il a e foin lui- même de parler affez fouvent dans fes écrits je vous ferai feulement remarquer qu'il étoit d'A- rezzo, & qu'il avoit appris les commencemens de la Peinture de ce Guillaume de Marfeille, qui itravailloità Rome du temps du Pape Jule II. Qu'enfuite il alla à Florence, où il deffeigna fous Michel Ange , & fous André del Sarte. Qu'é- [tant retourné en fon païs le Cardinal Hippolyte de Medicis le mena à Rome. Qu'il peignoit avec beaucoup de promptitude; qu'il étoit abondant en inventions , & entendu dans l'Architeéture: mais fur tout qu'il aimoit beaucoup les belles let- tres, & prenoit plaifir à écrire. Cela fe voit par es livres , où il paroi grand Ecrivain, &
plus
plus favant dans fa langue, que profond dans l'art de la Peinture, dont il n'établitaucunesre. gles. Il aimoit principalement à louer les Pein- tres de fa nation; & s'étant appliqué à faire une foigneufe recherche de tous leurs Ouvrages, il en a fait des defcriptions exaates, donnant à fon difcours les ornemens & les graces qu'il étoit capable de recevoir. Il efl vrai qu'étant ami d'Annibal Caro & de l'Adriani,on dit qu'ilsont eu part à ce travail, & qu'ils ont beaucoup con- tribué à le mettre en l'état o nous le voyons; mais particulierement Vincenzo Borghini qui étoit un de fes plus intimes amis, & frere de ce Raphaël Borghini, qui a auffi écrit des Pein- tres & des Sculpteurs. Vazari n'avoit que foi- xante- trois ans lorfqu'il mourut à Florence Ian IS74.
Je ne m'arrêterai pas beaucoup à plufieursau- tres Peintres qui travailloient encore à Florence & à Rome, comme un JACOBO SEMENTA, qui a fait quelques Tableaux dans le Cloître de la Trinité du Mont, où il a repréfenté la-viede Saint- Francois de Paule. MARCEL O V E - u S T- o de Mantouë, difciple de Perrin del Va. gue, qui peignit affez agréablement, & duquel je pente vous avoir déja parlé. C'eft lui qui avoit fait les cartons des tapifferies de l'Hôtel de Guife, où font repréfentez les differens âges, dont 'ai vû les deffeins entre les mains de Mr. Jabac.
Je ne vous dirai rien encore de particulier d'un M AR C D A F A E N A,dont il y a auffi quel- ques Tableaux dans le Cloître de la Trinité du ]Mont;d'unGIROLAM NO DA SERMONETA) qui a peint au Vatican dans la Chapelle de Six-
rC) 90
te, où il a repréfenté comme Pepin Roi de Fran- ce donne Ravenne à l'Eglife de Rome. Je ne vous parlerai point de ce qu'a fait B AR T H O- LOME'E PASSEROTTI de Boulogne,qui ap- prit de Vignole le commencement du deflein; ni PROSI'ERO FONTANI, auffi de Boulo- gne, qui a beaucoup peint à Gennes avec Perrin del Vague, & qui eut une fille nommée L A - N I A, qui peignit auffi Fort bien; ni B A TIS- TE NALDINO, difciple du Bronzin, lequela peint à Rome dans l'Eglife de Saint Louïs des François, & dans l'Eglife de la Trinité du Mont;. nimêieNlcoLAo DALLEPOMARANCIE, qui eût un fils nommé A N T O N 1O. Quoi que- ces Peintres ayent fait qdantité d'Ouvrages, le merite de la plûpart n'eft pas alfez grand pour parler d'eux comme nous avons fait de plufieurs autres; il eft plus jifte que nous difions quelque chboe de ceux- qui travailloient en ce tempslà au decc des Monts. En pouvez-vous remarquer, interrompit Pyg- mandre, qui-puiflfnt tenir rang. parmi ceux que vous eltimez le plus?
Je ne voudrois pas m'arréter, repartis-je, à un grand nombre que l'on ne connoît pas affez, quoiqueparmi ce nombre il y en ait qui ne mé- ritent pas moins d'être confiderez, que plufieurs dont le Vazaria fait mention. Car lorfque Fran- çois I. commença à faire peindre à Fontaine- bleau, il y avoit un grand nombre de Pein- tres qui travailloient fous la conduite de Mat- tre Roux & du Primatice. Outre ceux que je vous ai autrefois nommez qui vinrent d'I- talie, il y eut encore BARTH ELEM.I DE- i INIATO & LAURENS RENAUDIN,.qui
toient 1
étoient de Florence; FRANCISQUE PELLE. GRIN, VIRGILLE &JEAN BURON, CLAUDE BALD OU I N, qui a fait les defreins de quelques vitres de la Sainte Chapelle de Vincennes, & qui travailla beaucoup aux cartons des tapifferies de Fontainebleau. FANCISQUE CACHETEMIER, & JEAN BAPTISTE BAGNACAVALLO. Ce dernier a peint à Fontainebleau fur les volets des armoires du Cabi.et du Roi; fur l'un il a repréfenté Ulyfe , & dans l'autre la Prudence fous la figure d'une femme. NICOLAS BELIN ditMODENE,LUCAS ROMAIN, & quelques autres Italiens. Mais outre tous cenx-là il y avoit un grand nombre de François qui travail- loient avec eux tant aux ouvrages de Peinture qu'aux ornemens de ftuc, entre lefquels je vous nommerai feulement comme les plus confidera. bles, SIMON LE ROI, CHARLES & THO- MAS DORIGNI, Louis, FR-A-NÇOI, & JEAN LERAMBERT, C HARLES CARMOI, qui a peint la voute de la Sainte Chapelle de Vincennes, & qui a fait auffi les cartons desta- pilferies de Fontainebleau avecClaudeBaldouïn. JEAN & GUILLAUME RONDELET. Celui- ci a orné la cheminée de la grande Salle du bal par les ordres de Philbert de Lorme ,' qui alors étoit Archite&e & Surintendant des bâtimens du Roi, car le Primatice ne lui fucceda en cette charge qu'en 5 9.
GERMAIN MUs NIE R travailla conjointe- ment avec Barthelemi Deminiato à quatre Ta- bleaux pour l'ornement des armoires du Cabinet du Roi; Louis Du BREUIL, & quantité d'autres peignoient dans les Galeries & dans les chambres de Fontainebleau.
Quand
Quand l'Empereur Charles V. paffa en-Fran- ce ,le Roi fit faire quelques ornemens de pein- ture à Fontainebleau pour fa réception. On choifit pour cela GUILLA'UME DE HOEy, EUSTACHE DU Bois, &quelques autres. ANT OINE F AN TOSE travailla beaucoup à des deffeins de Grotefques pour la grande gale- rie. MICHEL ROCHETET repréfenta en douze Tableaux les douze Apôtres: chaque Ta- bleau avoit deuxpieds &-demi de haut avecune bordure d'ornemens auffi de peinture pour fervir de modelles à un Emailleur de Limoges, qui tra- j vailloit pour Sa Majefté. II fit aui deux Ta- bleaux pour les volets des armoires qui font au Cabinet du Roi, o il repréfenta dans l'un la figure de la Jultice, & dans l'autre un Roi qui fe faitarracher un oeil. JEAN SANSON,&GI- R A RD M IC H E L tavaillerent auffi dans les" chambres des étuves, & dans la grande galerie, dans le temps que Vignole & Francifque Libon fondeur, prenoient le foin de faire faire les mou- les de terre & de plâtre pour jetter en bronze les ftatues que le Roi avoit fait venir de Rome.
l y avoit encore alors JANET , qui faifoit fort bien des portraits; on voit à Fontainebleau ceux qu'il a faits de François I. & de François II; & dans la Bibliotheque de Mr. le Préfident de Thou, il y en avoit plufieurs des principaux Seigneurs, qui vivoient en ce temps-là. Il tra- vailloit également bien en huile & en miniature. Ronfard a parlé avantageufement de lui dans es Poëties.
CORNEILLE natif de Lion a faitauffi quan- tité de portraits fous les regnes de François J. Henri Il. François. II. & Charles. IX. Bran-
tome
étoient de Florence; FRANCISQUE PELLE. GRIN, VIRGILLE &JEAN BURON, CLAUDE B A L D O UN, qui a fait les deffeins de quelques vitres de la Sainte Chapelle de Vincennes, & qui travailla beaucoup aux cartons des tapifleries de Fontainebleau. FANCISQUE CACHETEMIER, & JEAN BAPTISTE BAGNACAVALLO. Ce dernier a peint à Fontainebleau fur les volets des armoires du Cabir.et du Roi; fur l'un il a repréfenté Ulyffe , & dans l'autre la Prudence fous la figure d'une femme. NICOLAS BELIN ditMODENE, LUCAS ROMAIN, & quelques autres Italiens. Mais outre tous ceux-là il y avoit un grand nombre de François qui travaii- loient avec eux tant aux ouvrages de Peinture qu'aux ornemens de fluc, entre lefquels je vous nommerai feulement comme les plus confidera. bles, SIMON LE Roi, C1ARLES & THO- MAS DORIGNI, Louis, FRA-NçOIS, & JEAN LERAMBERT, CHARLESCARMOI, qui a peint la voute de la Sainte Chapelle de Vincennes, & qui a fait auffi les cartons desta- pifferies de Fontainebleau avec ClaudeBaldouïn. JEAN & GUILLAUME RONDELET. Celui- ci a orné la cheminée de la grande Salle du bal par les ordres de Philbert de Lorme,' qui alors étoit Archite&e & Surintendant des bâtimens du Roi, car le Primatice ne lui fucceda en cette charge qu'en 15s9.
GE RMAIN- MUs NIER travailla conjointe- ment avec Barthelemi Deminiato à quatre Ta- bleaux pour l'ornement des armoires du Cabinet du Roi; Louis DU BREUIL, & quantité d'autres peignoient dans les Galeries -& dans les chambres de Fontainebleau.
Quand
Quand l'Empereur Charles V. paffa en-Fran- ce , le Roi fit faire quelques ornemens de pein- ture à Fontainebleau pour fa réception. On choifit pour cela GUILLAUME DE HOEY, EUSTACHE iDU Bois, &quelques autres. ANTOINEF ANTOSE travailla beaucoup à des deffeins de Grotefques pour la grande gale- 'rie. MICHEL ROCHETET repréfenta en i douze Tableaux les douze Apôtres: chaque Ta- i bleau avoit deuxpieds &-demi de haut avecune bordure d'ornemens auffi de peinture pour fervir de modelles à un Emailleur de Limoges, qui tra- vailloit pour Sa Majefté. Il fit auffi deux Ta- : bleaux pour les volets des armoires qui font au Cabinet du Roi, o il repréfenta dans l'un la figure de la Jutice, & dans l'autre un Roi qui re feaitarracher un eil. JEAN SANSON,&GI- RARD M ICHEL tavaillerent aufli dans les' chambres des étuves, & dans la grande galerie, dans le temps que Vignole & Francifque Libon fondeur, prenoient le foin de faire faire les mou- les de terre & de plâtre pour jetter en bronze les ftatuës que le Roi avoit fait venir de Rome,
II y avoit encore alors J A N ET, qui faifoit fort bien des portraits; on voit à Fontainebleau ceux qu'il a faits de François I. & de François II; & dans la Bibliotheque de Mi, le Préfident de Thou, il y en avoit plufieurs des principaux Seigneurs, qui vivoient en ce temps-là. Il tra- vailloit également bien en huile & en miniature. Ronfard a parlé avantageufement de lui dans fes Poëfies.
CORNEILLE natif de Lion a faitauffi quan- tité de portraits fous les regnes de François J. Henri Il. Francois. II. & Charles. IX. Bran-
|g,* t! . tome î
tome dans es Mémoires eftime beaucoup un Ta- bleau où il avoit peint Catherine de Medicis vec fes deux filles; & dit que cette Reine prit grand plaifir à regarder cette peinture un jour qu'étant à Lyon elle alla voir chez Corneille les portraits de tous les grands Seigneurs & Dames de la Cour dont il avoit une chambre remplie.
Il y avoit DUM OUTIER qui en. faifoit en crayon ; il étoit pere de celui que nous avons vu à Rome en 648 & oncle de Daniel Dumou- tier Peintre du Roi. Dumoutier le fils , avant que d'aller à Rome, avoit fait un voyage en Flandres, & avoit porté avec lui plufieurs por- traits de la main de fon pere , repréfentans des Seigneurs & des Dames de la Cour de France, lefquels l'Archiducheffe Ifabelle acheta.
Mais un des plus confiderables de tous les Peintres Francois qui travailloient alors & dont fans doute la réputation n'ef. point encore fi grande qu'elle le mérite, a été JE A N Co Us N. Il étoit de Souci proche de Sens. S'étant appli- qué dés fa jeuneffe à l'étude des beaux arts, il devint excellent géomettre & grand deffeigna- teur. Comme en ce temps-là on peignoit beau- coup fur le verre, il s'adonna particulieremet à cette forte de travail, & vint s'établir à Paris. Après y avoir fait plufieurs ouvrage s, & s'tre mis en réputation, il fit un voyage à Sens où il époufa la fille cu fieur Roufleau qui en étoit Lieu- tenant Général. L'ayant amenée à Paris, il con- tinua les ouvrages qu'il avoit commencez & en fit quantité d'autres. Un des plus beaux que l'on voye de lui eft un Tableau du Jugement univerfel qui eft dans la facriftie des Minimes du bois de Vincennes, & qui a été gravé par Pierre
de
de Jode Flamand excellent deflIignateur. Par e eul Tableau on voit combien il étoit avarn dans le deffein, & abondant en belles penfées &
nobles expreffidhs ; auffi et- il mal- aifé de 'imaginer la grande quantité d'ouvrages qu'il a faits, principalement pour des vitres, comme 'on en voit à Paris dans plufieurs Eglifes, lef- uels font de lui ou d'aprés fes defreins. Dans elle de S. Gervais il a peint fur les vitres du heur le Martyre de S. Laurens , la Samaritai-. e, & l'hiftoire du Paralytique. Son bien étant fitué aux environs de Sens,, il afoit dans cette ville-là une grande partie de 'année, & c'eft pourquoi l'on y voit plufieurs eintures de fa façon. Il y a une vitre dans 1'E- life de Saint Romain où il a repréfenté le Juge- nnt univerfel ; & dans l'Eglife des Cordeliers a peint auffi fur une vtre Jefus - Chriff en roix, & l'hifloire du Serpent d'airain: & fur ne autre un miracle arrivé par l'intercefiion de a Vierge. Dans la Chapelle du Château de Fleurigni qui 'eft qu'à trois lieues de Sens:, il a repréfenté ;Sibylle qui montre à Auguf-e la Vierge qui, ient entre tes bras fon fils environné de lumiere, cet Empereur profterné qui l'adore. On voit core dans la ville de Sens plufieurs Tableaux e fa main, & quantité de portraits, entre au- 'es celui de Marie Coufin fille de cet excellent intre, & celui d'un Chanoine nommé Jean uvier. I1 y a chez un * Confeiller du Prefidial de Sens nTableau de ce Peintre, o eft repréfente u-ne mme nue & couchée de fon long. Elle a un
bras I1r, Le Efvre.
bras appuyé fur une tête de môrt, & l'autre al. longé fur un vafe entouré d'un ferpent. Cette figure efi dans une grotte percée en deux en. droits differens. Par l'une des ouvertures on voit une mer, & par l'autre une forêt. Au deffus du Tableau eft écrit Eva prima Pandora, Tous ces differens ouvrages font affez çonfidera- bles pour faire juger que Jean Coufin étoit un des favans Peintres qui ayent été. L Nature & rétude avoient également contribué à le rendre habile: car on voit d'ans ce qu'il a fait une faci- lité, & une abondance que l'on ne peut aquerir par la feule étude, & on y remarque un corred dans le deffein , une exa&e obfervation deperf- pe&ive & d'autres parties que la Nature ne donne point. Auffi a-t-il laiffé des marques de fon favoir dans les livres que nous avons de lui, ou il donne des regles pour la Géometrie, pour la Perfpe&ive , & pour ce qui regarde les ra- courciffemens des figures. Ce dernieraété jugé fi utile pour apprendre les principes de la Pein- ture, qu'il eft dans les mains de tous ceux qui profeffent cet art; & la grande quantité d'im- preffions qu'on en voit, et un témoignage de fa bonté, & de l'eftime qu'on en fait.
Outre tous ces talens neceffaires dans fa pro. fefion, il avoit encore celui de plaire à la Cour, où il étoit fort aimé, & où il paffa une partie de fes jours auprès des Rois Henri II. Francois il Charles IX. & Henri III. Comme il travailloit fort bien de Sculpture il fit le tombeau del'Ad- miral Chabot, qui et auxCeleftins de Parisdans la Cnapelle d'Orleans. Il y en a qui ont voulu faire croire qu'il étoit de la Religion Prétendue ReFormé.e , à caufe que dans la vitre où il a re-
pré.
préfenté le Jugement univerfel, dont j'ai parlé, il a peint la figure d'un Pape, qui paroît dans l'Enfer au milieu des démons; mais c'elt un fon- dement bien foible pour avoir donné lieu à mal juger de la foi de ce Peintre, qui n'a pas été le feul, comme nous l'avons remarqué ailleurs, quiait peint de femblables chofes, pour appren- dre à tout le monde qu'il n'y a point de condi- tion qui puiffe être exempte des peines de l'au- tre vie; joint que tous fes autres ouvrages , où il a pris plaifir de repréfenter des fujets de pieté, & particulierement la vie qu'il a toûjours menée le juftifient affez de ces foupçons fi légers & fi mal fondez. L'eflime qu'on doit avoir pour un fi grand horhme m'a fouvent fait informer de fa vie & de fes moeurs , mais je n'ai rien ouï dire de lui que de trés-avantageux. Il m'a été im- pofiible de favoir en quelle*année il eft mort, feulement qu'il vivoit en IS9. veritablement fort âgé. Alors ayant ceffé de parler , vous me venez d'apprendre, dit Pymandre , des chofes que je ne avois pas , & qui pourtant méritent d'être remarquées. J'avois affez fouvent ouï parler de plufieurs vitres qui font à Paris dont l'on fait beaucoup d'état; mais n'en ayant rien conçû d'avantageux que pour ce qui regarde la beauté du verre & des couleurs , je ne m'étois pas fait une idée de la grandeur du defiein & de la fcience du Peintre telle que vous me la repréfentez dans celles qui font de Jean Coufin.
Ne vous fouvenez-vous pas , lui repartis-je, de ce que nous avons dit autrefois en parlant de Lucas, d'Albert, & de quantité d'autres qui tra- vailloient fur le verre & que dans ce temps-là Toom. ll/. E beau-
beaucoup de Peintres étoient ici Maitres Pein. tres & Vitriers.
Ce que vous m'en avez appris, répondit Py- mandre, ne m'emp'choit pas que je ne confiderafe ces travaux comme des ouvrages ordinaires, & femblabes à ceux de ces premiers Peintres Fla- mands; mais de la forte que vous parlez de ceux de Jean Coufin , je voi bien que vous les avez .-ras une autre confideration.
' 1? vrai auffi, repliquai-je, que la maniere _ travailler avoit déja bien change en France, c.u depuis que le Primatice eut peint à Fontaine- bleau l'on fuivoit le goût d'Italie, & l'on feper- fe&ionnoit de jour en jour. Les vitresdela Cha- pelle de Gaillon peintes fous la fin du regne de Louis XII. & plufieurs autres vitres que j'ai vues à Rouen font admirables par l'apprêt des couleurs. Mais vous pouvez avoir vu en plu- fieurs Elifes de Chartres des vitres peintes de- puis l'an 15 o. qui étoient d'un aflle bon gout de deftein & d'un bel apprêt. Plufieurs é toient peintes par un nommé Pinaigrier Vitrier, oui étoit excellent en cet art, & dont les en- fans ont depuis ce temps-là travaillé à Tours a- vec ellime.
Aur's la mort du Primatice , qui fut environ l'an 5I 75. le Roi Charles IX. commit enfapla- ce pour Archite&e de Fontainebleau Jean Bul iant. Alors Tous SAINT D BREUIL Pein- tre du Roi travailloit à Fontainebleau, & avoit la coenduite avec ROGER DE ROGERY, des autres Peintres qui peignoient dans le même lieu. Il y a quatorze Tableaux à fraifquedudeffeinde du Beuii dars une des chambres que l'on ap; pÎl'e ces 'Po dlaes, dans lefquels il a reprfellte
1 'l'.
l'hiftoire d'Hercule. Le Tableau où ce Héros eft peint encore jeune, & s'exerçantà tirer de l'arc, eft tout de fa main. Ce fut lui auli qui rétablit dans la grande galerie& dans la falle du bal plu- fieurs peintures à fraifque qui étoient gâtées.
Il travailla conjointement avec Bunel à pein- dre la voute de la petite galerie du Louvre, qui fut brûlée en 166o. Il avoit étudié les principes de la Peinture fous le pere de Freminet, & mou- rut fous le regne de Henri IV.
Quant à Roger de Rogery il peignit à Fontai- nebleau proche la chambre où du Breuil avoit repréfenté l'hifoire d'Hercule, & fit treize Ta- bleaux dans lefquels étoit la fuite de la même hiftoire. Ilmourut environ l'an g97.
ETIENNE DU PER AC Parifien travailloit aufli en ce temps-là. Etant âRom:'en 1i69. il deffeigna l'Eglife de SaintPierre & plufieursAn- tiquitez que l'on voit gravées de lui. Il a pein à Fontainebleau la falledes bains, où font repré- fentez dans cinq Tableaux les Dieux des eaux, & les amours de Jupiter & de Califto. En 97. il conduifit plufieurs ouvrages aux Tuilleries, & à Saint Germain en Laye, étant alors Archi- tece du Roi. Il mourut vers l'an 60o. &laiffa une fille nommée Arthemife du Perac, qui épou- fa le fieur Bourdin.
JACOB BUN EL Peintre du Roi peignitavec du Breuil,comme je viens de dire,dans la petite galerie du Louvre. Il nâquit à Blois l'an 1iv8. & fut baptifé dans l'Eglife de S. Honoré. Son pere fe nommoit François Bunel Peintre. C'eft de Jacob tn grand Tableau de la defcente du Saint Efprit qui eft à Paris dans l'Eglife des Grands Augulins, & un autre Tableau qui eft
E aux
aux Feuillans dans la ruë de Saint Honoré , re- préfentant l'Affomption de la Vierge.
Pendant qu'il peignoit à la petite galerie du Louvre, DAvID & NICOLAS PONTHE- RON, NICOLAS BOUVIER, CLAUDE & A B R A H A M H A L L E travailloient aux orne- mens, & aux dorures des trumeaux de la même galerie.
JEROME BAULLERY étoitauffiundeceux qui peignoient au Louvre.
HENRI LE RAMB ERT,PASQUI E R TE.S- TELIN, JEA.x DE BRIE, GABRIEL HON- NET, AMBROISE DU BOIS,GUILLAUME D u M E' E travailloient, tantôt au Louvre, tan- tôt aux Thuilleries . tantôt à S. Germain, & tantôt à Fontainebleau. Honnet fit trois Ta- bleaux pour être pofez au Louvre dans le grand cabinet de la Reine, oùétoient repréfentez trois fujets tirez de la Jrufalem du Taffe. Dans le premier il peignit le Magicien Ifmene, qui per- fuade le Roi Aladin de prendre l'image de la Vierge qui étoit dans une Chapelle des Chrétiens, afin de s'en fervir dans fes enchantemens. Dans le fecond on voit Aladin qui enleve cette image; & dans le troifiéme Sophronie, qui pour fauver les Chrétiens que ce Roi vouloit faire mourir, s'accufe d'avoir ôté l'image du lieu où Aladin l'avoir tranfportée.
Bunel, du Bois , & Dumée firent la fuite du même fujet. Bunel repréfenta dans unTableau le Magicien faifant fes enchantemens en préfence d'A ladin, & dans un autre le Roi qui commande que l'on mette les Chrétiens à mort. Du Bois fit aufi deux Tableaux ; dans l'un il peignit 0- Iinde qui fe préfente devant Aladin pour mourir
au
au lieu de Sophronie ; & dans le fecond, So- phronie qui foûtient au Roi que c'eft elle qui a dérobé l'image. Dumée en fit trois. Dans le premier paroifioit Clorinde à cheval & en habit de cavalier quiar- rive dans Jérufalem, où elle apperçoit Olinde & Sophronie attachez fur un bucher. Dans le fe- cond Clorinde paroit, qui demande au Roi Ala- din la grce d'Olinde & de Sophronie. Et dans le tioifiéme on voit ces deux amans qu'on déli- vre du fuplice. Dumée peignit encore fur les lambris & fur les guichets du même Cabinet, plufieurs petites figures reprélentans des Divi- | nitez.
Pendant que tous ces Peintres que j'ai nom- mez,& qui travaillerent depuis le regne de Fran- çois I. perfecionnoient en France l'Art de la peinturb, il yen avoit auffi d'autres en Flandre, qui quittant la maniere des anciens Maîtres de ce pais- là, en fuivoient unebeaucoup meilleure, parce i ue plufieurs d'entreeux ayant étudié long-temps a Rome, en revenoient l'efprit rempli des belles chofes qu'on y faifoit alors.
M MICHEL C o x de Malines Fut un despre- miers qui travailla d'un meilleur goût : il avoit été difciple de Bernard-van-Orlai de Bruxelles, dont je vous ai parlé. Etant à Rome il peignit fous Raphaël dans 1'Eglife de l'Anima. il eft vrai que ce n'étoit pas un efprit fertile en inventions: mais ayant apporté en Flandre plufieurs deffeins ! qu'il avoit fait d'après les ouvrages des meilleurs , Peintres d'Italie, il en mettoit toujours quelque ô chofe dans la compofition de fes Tableaux: ce |qui les rendoit trés-agréables , & lui aqueroit 'beaucoup de réputation. Car d'abord l'on ne
E }con-
connoiffoit pas que c'étoit des deffeins de Ra- phaël & d'autres excellens Maîtres dont il fe fervoit affez heureufement. Mais JEROME COCK étant de retour de Rome, d'où il apporta l'Eco- le d'Athenes & plufieurs autres ouvrages qu'il donna a-: public, découvrit par là les larcins de Coxis. Ce Peintre vécut julques à l'âge de 9. ans, & ne mourut * que d'une chute qu'il fit de deffus un échaffaut fur lequel il étoit travail- ler. Il laiffa un fils, qui n'a pas été fi bon Pein- tre que lui , mais qui a auffi vécu fort long- temps.
JEAN BOL étoit de la même ville de Malines, & mourut un an après Coxis, âgé de foixante ans. Il faifoit fort bien le païfage, particulierement à détrempe & en miniature. Les Tapitiers de Bruxelles l'employoient ordinairement à faire des deffeins de tapifferies. L'on voit plufieurs eirampes gravées d'après fes ouvrages.
PIERRE PORBUS de Bruges mourut en 1585. Il laiffa un fils nommé François auquelil avoit donné les premieres leçons de la Peinture; mais qui étudia depuis fous Francflore. Ce Francois eut aufti un fils qui a beaucoup peint en France, & duquel nous pourrons parler une au- tre fois.
Mais entre les Peintres qui avoient alors plus de credit dans les Païs-bas, ANTOINE MORE Natif d'Utrecht, eft un des plus remarquables. Il étoit difciple de ean Schoorel , comme je croi vous l'avoir dja dit. Ce qui lui donna le plus de credit fut la faveur qu'il eut auprès de l'Em- pereur Charles-Quint & du Roi d'Efpagne Phi-
lippe * A Anvers 'an 1i92.
lippe II. par le moyen du Cardinal de Granvelle qui fut fon prote&eur. Etant à la Cour de Ma- drid dés l'an i 5 S il y fit le portrait de Philip- pe. L'Empereur l'ayant envoyé en Portugal, il peignit le Roi, la Reine, & la Princefle leur fil- le. II pafla en Angleterre pour faire le portrait de la Reine Marie feconde femme de Philippe. Ii fit encore ceux de plufieurs Grands d'Efpagne, & du Cardinal de Granvelle. Il peignit auli dans les Païs-bas le Duc d'Albe, pour lequel il fit tous les portraits de fes maîtreflès. Dés fa jeunefle il avoit voyagé en Italie. On ne voit pas de gran- descompofitions d'ouvrages de fa façon. Je n'ai vu qu'un Tableau de lui que l'on eftimoit fon chef-d'oeuvre, & que l'on montroit à Paris il y a quelques années. Il étoit compofé de cinq fi- gures, la principale étoit un Chrift reffufcité, à côté de lui S.Pierre & S. Paul, & deux Anges audeffus. Vous voyez bien qu'il n'y a rien dans l'invention qui puiffe faire juger avantageufement du genie de çe Peintre, L ' G,,'sz., tCz; eC même. Quant au defleip il étoit affez corret, & les carnations affez bien peintes , mais pourtant d'une maniere feche & un peu tranchée. Il y a apparence que ce qui rend es ouvrages aufli efti- mez qu'ilsfont en Flandre, c'eftqu'ils'en trouve peu. Il laiffa en mourant un Tableau imparfait, qu'il avoit commencé pour l'Eglife de Notre- Dame d'Anvers, dans lequel il repréfentoit la Circoncifion de Nôtre Seigneur. J'ai ouï dire que ce Peintre n'étoit pas moins bon courtifan qu'excellent ouvrier; qu'il avoit beaucoup d'hon- nêteté, un maintien grave; & parloit fort bien; ce qui le rendit fans doute confiderable parmi les Peintres de ce temps-là.
E 4 GEOR.-
GEORGE HOEFNAGHEL d'Anvers étoit fon contemporain, & faifoit bien le païfage. Il a defleigné quantité de villes en divers endroits de l'Europe; & dans le Recueil qu'on a fait des villes du mo-de, la plus grande partie viennent d'aprés fes defieins , particulierement les villes d'Efpagne, d'Allemagne & d'Italie. Il mourut en 1600.
J u D E I D c u van Winghen de Bruxel- les vivoit encore dans le même temps. Il avoit étudié en Italie; il ordonnoit affez bien fes Ta- b!eaux, & les peignoit de bonnes couleurs. On voit à Bruxelles dans l'Eglife de Saint Geri un Tableau de la Cene qu'il a peint. Il mourut en Allemagne l'an 163.
JEAN STRADA mourut l'année d'aprs âgé de 74. ans. l étoit de Bruges; mais s'étant at- taché au Duc de Florence, il demeura toujours à fon fervice. Il a fait plufieurs Tableaux con- cernant l'hiftoire de la Maifon de Medicis, Ce qu'il faifoit le mieux étoit des chafes & des ba- tailles qui ont été gravées par Goltius, & par quelques autres Graveurs. Il fut maître de Tempefte Florentin, qui le furpaffa de beau- coup.
BARTHOLOME'E SPRANGHE nquit à Anvers l'an 546. il étudia en fon païs. Après avoir demeuré quelque temps en France, il alla à Rome, où il fut bien reçû du Pape Pie V. Il peignit à S. Louis des François & en plufieurs autres lieux. Comme il s'en retournoit par l'Al- lemagne , l'Empereur le retint pour on Pein- tre ordinaire, & lui fit faire quantité de Ta- bleaux. Goltius & Muler ont gravé beaucoup de fes ouvrages.
MICHEL JEAN MIERVERT de Delft en Hollande faifoit alors des portraits fort beaux & de bonne maniere.
Je vous parle de gens qui ont eu de la vogue pendant leur vie, & même affez de réputation après leur mort. Cependant s'ils ont mérité de tenir rang entre les bons Peintres ; leurs ouvra- ges pourtant ne peuvent pas être propofez com- me des exemples fameux, o l'on voye toutes les parties de la peinture dans un haut degré de perfe&ion. Car bien que les Flamans ayent pof- fedé celle du coloris affez avantageufement, il y a une grande difference de leur maniere de pein- dre à celle de l'école de Lombardie. La viva- cité des couleurs , la beauté du pinceau , & le grand foin que les Peintres de Flandre appor- toient à finir leurs ouvrages, n'a point ce grand air, cette beauté, ni-ce vrai, que nous voyons dans les Tableaux des Peintres d'Italie dont nous avons parlé. Quoi qu'il ne paroifie pas que les Italiens priffent autant de peine a finir leurs ou- vrages que les Flamans, il n'y a rien cependant qui ne foit entierement achevé. 11 femble qu'ils ayenteu un talent particulier pour travailler avec plus de facilité, & pour repréfenter en moins de temps des chofes plus nobles, plus grandes & plus vrayes: & c'eft en cela même qu'ils font plus effimables d'avoir fi bien fû cacher l'art & le travail, qu'il n'y en paroît point. Y a-t-il rien de fi agréable à voir que les pein- turesdePAUL CAILLIARI DE VERONE. Ce n'eft point dans les limites étroites de quel- ques petits Tableaux qu'il a renfermé fon favoir; c'eft dans de grandes compofitions d'hiftoires que l'on découvre la force de fon pinceau. Ce Pein-
E .tre
1
tre a porté la beauté du coloris, & l'entente des lumieres auffi loin que pas.un de ceux qui ayent paru jufqu'à préfent. Il nquit Verone l'an i s 3 z, Son Pere nommé Gabriel Cailliari qui étoit Sculpteur, lui apprit d'abord à defleigner, & à faire des modelles de terre: mais voyant que fon ils avoit plus d'inclination pour la Peinture que pour la Sculpture, il le mit chez un defesbeau- freres nommé Antoine Badille Peintre, qui étoit alors en réputation. Paul demeura quelque temps dans la maifon de fon oncle, où il ne mit guere à fe perfetionner, ayant naturellement les qua- litez propres pour devenir un grand Peintre. Il avoit beaucoup de facilité à comprendre tout ce qu'il vouloit favoir, retenoit parfaitement les chofes qu'il avoit'une fois apprifes; il étoit la- borieux & robufte de corps; il avoit l'efprit no- ble & grand; & ne fe formoit point d'idées que de chofes belles & gracieufes. Il commença de bonne heure à produire des ouvrages qui firent connoitre la beauté de fon genie, & qui furent un préfage de ceux qu'on en devoit attendre.
Après avoir fait quelques Tableaux dans les Eglifes de Verone, le Cardinal Hercule deGon- zague le mena à Mantouë avec plufieurs autres Peintres *. Il travailla dans la grande Eglife, où il repréfenta Saint Antoine tourmenté du démon. Cet ouvrage étant fait il retourna à Verone, & copia un Tableau de Raphael qui et dans la mai- fon des Comtes de Canoffe. Il alla à Tiennedans le Vincentin , où il travailla pour les Comtes Porti. De là il pafla à Fanzolo dans le Trevi-
fan, Dormiiico Riccio detto il Brila-Sorci. Battija cdel i'kIro, & Paolo farinato.
fan, où il peignit plufieurs Tableaux à fraifue avec Baptifte del Moro; Enfuite étant alle à Venife il s'y établit, & y trouva de l'emploi, bien qu'il y eût alors d'excellens hommes qui travailloient avec réputation. Je ne m'arrêterai point à vous parler de ce qu'il fit dans l'Eglife de Saint Sebaftien , où il commença à peindre & fe faire eftimer, ni de quantité d'autres Ta- bleaux particuliers. Proche de Caftel-Franco il y a un lieu nommé la Sorenz,, où il fit plufieurs ouvrages à fraifque. A Maziera dans le Trevi- fan, i embellit d'une infinité depeintures un Pa- lais bâti fur les defieins de Palladio appartenant au Seigneur Marc-Antoine frere de Daniel Bar- baro Evêque d'Aquilée qui a fi do&ement écrit fur Vitruve.
Enfuite il retourna à Venife; mais comme je n'aurois jamais fait, fi je voulois m'arrêter a tout ce qu'on y voit de lui, je remarquerai feu- lement qu'aprés avoir travaillé dans la Bibliothe- que de Saint Marc avec plufieurs Peintres t que le Titien avoit choifis par l'ordre des Procura- teurs, il remporta le prix qu'on avoit propofé pour celui dont les ouvrages feroient les plus efti- mez. Le Titien & Sanlovin devoient être les Juges; & le prix qui étoit une chaîne d'or, fut bien moins confiderable, que l'honneur que Paul Veronefe aquit dans cette rencontre, où fes competiteurs mêmes avoüerent de bonne foi que leurs Tableaux éoient bien inferieurs aux tiens.
Ne vous fouvenez-vous point, interrompit
E 6 Pyman- t Giofeppe Salviati. Batifa Franco. And. Scia- von, Il Zelotti. l Frafina.
Pymandre, quels fujets il repréfenta, & fi c'é- toit quelque grande compofition d'hiftoire ?
Il peignit, repris-je, dans la voute troisdiffe- rens Tableaux. Dans le premier il yavoitplufieurs belles femmes, dont l'une chantoit dans un livre, & les autres joioient du luth, & de quelques autres inftrumens. Au milieu de toutes étoitl'A- mour, comme inventeur de la Mufique, felon l'opinion de quelques-uns. Dans le fecond on vovoit deux femmes repréfentant la Géometrie & I'Arithmetique. t dans le troifiéme il peignit fous la figure d'un jeune homme l'Honneur qui s'aquiert par l'étude des fciences. 11 étoitélevé fur un piedefial, & au devant étoient des Phi- lofophes, des Hiftoriens & des Poëtes, qui lui préfentoient des guirlandes de fleurs, de lierre, & de laurier.
Aprés qu'il eût fini ce travail, il fit un voya- ge à Verone pour voir fes parens. Ce fut dans ce temps-là qu'il peignit dans le RefeEtoire des Peres de San, Nazaro , N. Seigneur chez Simon le Lepreux, & la Magdeleine à fes pieds.
Au retour de Verone il acheva des ouvrages qu'il avoit commencez à Venife & travailla à d'autres pour les PP. Jefuites. A mefure que le rombre de fes Tableaux augmentoit, fa réputa- tion devenoit plus grande, & fon nom plus cé- lébre. Girolamo Grimani Procurateur de Saint Marc ayant été nommé pour Ambaffadeur à Ro- me, Paul qui étoit de es amis, l'accompagna dans ce voyage, non pas pour voir la Cour du Pape, mais pour confiderer la magnificence des batimens, les peintures de Raphaël, les ouvra- ges de Mlichel-Ange, les ftatuës antiques, & tant .i'autres refles précieux de l'ancienne grandeur
Ro-
Romaine. Car non feulement il regarda toutes ceschofes avec plaifir, mais il en tira beaucoup d'utilité. Ce que l'on connut bien-tôt lors qu'e- tant de retour à Venife, il travailla pour la Ré- publique.
Entre les Tableaux qui accrurent davantage fa réputation, il en peignit quatre fur de la toile en divers temps, où il repréfenta des banquets d'une difpofition magnifique & extraordinaire. Le premier qu'il acheva fut celui du Refe&oire de Saint George. Dans une étendue de plus de trente pieds de long, il repréfenta les noces de Cana, où l'on voit plus de fix-vingts figures d'u- ne beauté admirable.
Le fecond fut celui qu'il fit à Saint Sebaftien, en Ty70. Il y peignit le banquet deSimon le Le- preux, où l'on voit la Magdeleine qui effuye de les cheveux les pieds du Sauveur. Letroifiéme qu'il fit à Saint Jean en 1r73.re- préfente N. Seigneur à table avec fes Apôtres dans la maifon de Levi , & parmi les Publi- cains.
Le quatrième, qui eft dans le Réfe&oire des Peres Servites, eft le même fujet du fecond Ta- bleau dont je viens de parler, c'eft à dire Jefus- Chrift à table chez Simon, & la Magdeleine à fes pieds dans un état de penitente , mais dans une aion differente de celle où il l'avoitpeinte auparavant. Quant à l'ordonnance de cetouvra- ge il eft d'une grandeur & d'une magnificence extraordinaire. Il y a deux Anges qui paroiffent en l'air. Ils tiennent un rouleau où eft écrit: Gaudiim in coelo fuper uno peccatore poenitentiam agente; ce que le Peintre mit pour une plus gran- de intelligence du fujet.
E 7 Outre
Outre la belle difpofition des figures, & la ma- niere admirable dort ces quatre Tableaux font peints, on peut encore confiderer la beauté des habits, la richefl des vafes, & les autres accompagnemens, qui repréfentent dans ces fef- tins une magnificence auffi grande que tout ce qu'on a écrit autrefois de ceux du Roi Af- fuerus, & de tant d'autres fi célébres dans l'hif- toire.
Je fai bien, dit Pymandre, que les Anciens étoient trés-fomptueux dans leurs banquets; que le luxe paroiffoit non feulement dans le fervice de leurs tables, & dans la diverfité des vafes dont leurs buffets étoient parez, mais encore dans tous leurs autres meubles. Cependant comme vous avez parlé affez de fois de la convenance qu'un Peintre doit garder dans fes Tableaux pour faire qu'on n'y voye rien qui ne foit conforme au fujet qu'il traite; je ne fai fi dans ceuzde Paul Veronefe on peut dire qu'il ait bien obfervé les chofes comme vraifemblablement elles doivent être; parce qu'il me fouvient d'en avoir vu quel- ques copies, où la magnificence égaloit, comme vous venez de dire, celle des plus grands Prin- ces: ce qui ne peut convenir à des particuliers tels qu'étoient Simon & Levi,ni à ceux quicon- vierent à leurs noces Jefus-Chrift & la Vierge. Je l'eftimerois s'il avoit repréfenté de ces ban- quets fameux, tels que celui où Cleopatre trait- t[ Marc-Antoine; car en ce cas il auroit p fai- re voir des falles remplies de toutes fortes deri- ches meubles, & des tables fervies avec une fomp- tuoficé extraordinaire , parce que cela auroit été de la dignité de cette grande Reine, &con- forme au luxe de ce temps-là. Il me fembleauffi
que
que dans ces differens banquets que Paul Verone- fe a repréfentez, il n'a pas fuivi la coutume an- cienne de ce païs-là, où ils avoient des lits fur lefquels ils fe couchoient, comme il eft même marqué dans l'Ecriture fainte fur le fujet des Ta- bleaux dont vous venez de parler.
Si c'eft une faute , repartis-je , que Paul Ve- ronefe ait faite, ce n'a été qu'aprés Raphaël & Leonard de Vinci, qui ont repréfenté de la forte Jefus-Chrift faifant la Cene avec es Apôtres. Ce n'eft pas que la mode de fe coucher fût fi uni- verfellement pratiquée, qu'on ne s'afsît quelque- fois fur des fieges. Je ne fai fi vous avez remar- qué dans Homere * quand il parle d'un feflin de courtifans., qu'il dit qu'ils étoient ais fur des efcabeaux. Et dans le premier livre des Rois t vous pouvez voir comme Saûl étoit affis à table dans une chaife, ayant à côté de lui Jonatas & Abner.
Je ne doute pas, repliqua Pymandre, que par- mi tous ces peuples il n'y aiteu des manieresdif- ferentes de fe mettre à table ; les lits mêmes n'ont pas été de tout temps en ufage chez les Romains. Pline nous apprend qu'au commencement de la République ils ne couchoient que fur des paillaf- fes; mais comme les bornes de l'Empire vinrent à s'étendre, ces peuples plus puiffans & plus ri- ches, chercherent davantage a fe mettre à leur aife: & le luxe s'accrut de telle forte, que leurs efclaves étoient inceffamment occupez à leur pré- parer de nouveaux plaifirs,
Marcellus ayant pris Syracufe en apporta' la moleffe avec les tréfors. Ce fut auffi en Afie
qu'ils * Odyfféel. t Chap. zov.zt.
Outre la belle difpofition des figures,& la ma- niere admirable dont ces quatre Tableaux font peints, on peut encore confiderer la beauté des habits, la richeffe des vafes, & les autres accompagnemens, qui repréfentent dans ces fef- tins une magnificence auffi grande que tout ce qu'on a écrit autrefois de ceux du Roi Af- fuerus, & de tant d'autres fi célébres dans l'hif- toire.
Je fai bien, dit Pymandre, que les Anciens étoient trés-fomptueux dans leurs banquets; que le luxe paroiffoit non feulement dans le fervice de leurs tables, & dans la diverfité des vafes dont leurs buffets étoient parez, mais encore dans tous leurs autres meubles. Cependant comme vous avez parlé affez de fois de la convenance qu'un Peintre doit garder dans fes Tableaux pour faire qu'on n'y voye rien qui ne foit conforme au fujet qu'il traite: je ne fai fi dans ceux de Paul Veronefe on peut dire qu'il ait bien obfervé les chofes comme vraifemblablement elles doivent être; parce qu'il me fouvient d'en avoir v quel- ques copies, où la magnificence égaloit, comme vous venez de dire, celle des plus grands Prin- ces: ce qui ne peut convenir à des particuliers tels qu'étoient Simon & Levi,ni à ceux quicon- vierent à leurs noces Jefus-Chrift & la Vierge. Je l'eftimerois s'il avoit repréfenté de ces ban- quets fameux, tels que celui où Cleopatre trait- ta Marc-Antoire; car en ce cas il auroit p fai- re voir des falles remplies de toutes fortes deri- ches meubles, & des tables fervies avec une fomp- tuoficé extraordinaire , parce que cela auroit été de la dignité de cette grande Reine, &con- forme au luxe de ce temps-là. Il me femble aufli
que
que dans ces differens banquets que Paul Verone- fe a repréfentez, il na pas fuivi la coutume an- cienne de ce pa's-là, où ils avoient des lits fur lefquels ils fe couchoient, comme il eft même marqué dans l'Ecriture fainte fur le fujet des Ta- bleaux dont vous venez de parler.
Si c'eft une faute , repartis-je , que Paul Ve- ronefe ait faite, ce n'a été qu'après Raphaël & Leonard de Vinci, qui ont repréfenté de la forte Jefus-Chrift faifant la Cene avec fes Apôtres. Ce n'eft pas que la mode de fe coucher fût fi uni- verfellement pratiquée, qu'on ne s'afst quelquelque- fois fur des fieges. Je ne fai fi vous avez remar- qué dans Homere * quand il parle d'un feRlin de courtifans., qu'il dit qu'ils étoient aflis fur des efcabeaux. Et dans le premier livre des Rois t vous pouvez voir comme Sail étoit aflis à table dans une chaife, ayant à côté de lui Jonatas & Abner.
Je ne doute pas, repliqua Pymandre, que par. mi tous ces peuples il n'y ait eu des manieresdif- ferentes de fe mettre à table ; les lits mêmes n'ont pas été de tout temps en ufage chez les Romains. Pline nous apprend qu'au commencement de la République ils ne couchoient que fur des paillaf- fes; mais comme les bornes de 1'Empire vinrent à s'étendre, ces peuples plus puifans & plus ri- ches, chercherent davantage a fe mettre à leur aife: & le luxe s'accrut de telle forte, que leurs efclaves étoient inceffamment occupez à leur pré- parer de nouveaux plaifirs.
Marcellus ayant pris Syracufe en apporta la moleffe avec les tréfors. Ce fut aufli en Afie
qu'ils Odyffe ei. t Chap.,o.v. 2.
qu'ils trouverent l'invention de tant de meubles précieux. Ils y virent ces fortes de lits garnis de bronze, ces belles tables, ces riches buffets. Ils y apprirent * la délicateffe & la fomptuofité des banquets, & à fe fervir de Muficiens & de Baladins dans leurs repas: & non feulement ils s'efforcerent de les imiter, mais dans la fuite des temps ils les furpaffeient encore dans toute forte de luxe & de plaifirs. Car après avoir acheté les richefles du Roi t Attale, ils firent venir de tou- tes les parties de l'Orient des torttes de mer, pour de leurs écailles en faire des meubles. Leurs vaiffelles étoient d'or & d'argent jufqu'à la ba- terie de cuifine. C'eft pourquoi les Peintres ne peuvent manquer quand ils repréfentent une hif- toire qui s'eft paFée dans ces temps-là d'y fai- re paroitre beaucoup de magnificence & de ri- cheffe.
Il y a apparence, repartis-je, que l'ufage de fe fervir des triclines, car vous favez-que c'e le nrom qu'on donne quelquefois à ces fortes de lits dont nous parlons, auffi bien qu'au lieu où ils étoient, qui étoit proprement une fale à manger: i! y a, dis-je, apparence, que cet ufage de fe coucher fur des lits autour d'une table eftvenu de la coûtume qu'avoient les Anciens de fe baigner avant leurs repas : car au fortir du bain ils fe mettoient fur un lit proche de la table, comme il eft aifé de remarquer par plufieurs bas-reliefs antiques.
Ce fut en effet, dit Pymandre, ce qui fit venir
la Pline 1.33.chap. Il. & 34.chap. 3 i ll mairt environ 66. ans apres la fondation de Rome.
la mode de ces lits difpofez d'une maniere parti- culiere pour manger en compagnie. Lors qu'ils s'y mettoient au fortir du bain, ils étoient pref- que nuds, & enveloppez feulement de leurs la- cernes, ou d'une robe faite exprés dont parle Petrone. Les lieux où ils mangeoient n'etoient pas éloignez de leurs bains & de leurs étuves: car foit qu'ils vinflent de vaquer à leurs affaires, foit qu'ils euffent paflf le temps dans les exerci- ces & dans les jeux, i!s ne manquoient jamais d'entrer dans le bain, au fortir duquelils fe met- toient à table, choififfant l'heure du foir, afin d'avoir la nuit pour leurs feftins & pourleurs dé- bauches. Ils fe traitoient fplendidement, & étoient fervis par un grand nombre d'officiers, & avec beaucoup de ceremonies. Car bien que dans un repas il y eût quelquefois plus de vingt fervices; ils lavoient leurs mains autant de fois. Il me fouvient d'avoir l qu'Heliogabale en ufoit de la forte, & que bien fouvent pour fe divertir il faifoit fervir a la feconde table o mangeoient les Parafites , des viandes contrefaites, & qui n'étoient que de bois, de cire, ou d'yvoire. Cependant ces lâches écornifleurs bvoient & lavoient leurs mains à chaque fervice, comme s'ils y euffent mangé en effet, pour faire les bons compagnons, & pour divertir le Prince.
Comme les Romains étoient délicats dans leur manger, ils étoient propres dans tous lesprépa- ratifs du feftin. Ils mettoient au deffus deleurs tables de grands voiles pour empêcher les ordu- res d'y tomber, de même que les dais qui font fufpendus dans les chambres des Princes: & s'ils ne mangeoient qu'une fois le jour, & faifoient un diner fort leger, c'étoit pour fouper avec plus
d'ap-
d'appetit & de volupté. Mais pour revenir àce que nous difions de l'ufage de fe coucher à table; il faut remarquerqu'ils'etoit rendu fi commun dans l'Italie, que Columelle le condamne m- me dans les païians , & les avertit de ne fe coucher, fur les lits, du moins qu'aux jours de fête.
Je croi que vous avez remarqué auffi bien que moi, que ces lits étoient rangez autour delata- ble; & que dans les grands feftins cette table étoit longue; que c'étoit fur les lits qui étoient des deux ctez à l'un des bouts que les conviez fe mettoient. Chez les Perfes la place la plus ho norable étoit celle du milieu. Chez les Grecs la premiere place du bout étoit celle d'honneur ;& chez les Romains la derniere place du lit du mi- lieu étoit la plus noble, & celle qu'ils nommoient Confulaire. Ce n'eft pas qu'il n'y eût peut-être des lieux particuliers où cela n'étoit pas de la forte, comme dans la ville d'Heraclée, où la premiere place du lit du milieu étoit la plus con. fiderable. Cependant il eft vrai que d'ordinaire le maitre du logis fe mettoit fur le lit du milieu, parce que de la il voyoit tout l'ordre du fervice, & commandoit plus commodément à fes gens quand il falloit changer de table. Car dans les grands feftins ils ne levoient pas fimplement les plats, mais on apportoit d'autres tables chargées de nouveaux mets. Comme les places, qui étoient au deffous de lui téoient deftinées pour fa femme & le refte de fa Famille, celles d'audefusétoient referv.es pour les conviez, avec lefquels il pou- voit s'entretenir: il y avoit même entre fon lit & celui qui étoit à côté un efpace vuide,afinde pouvoir parler plus aifément aux perfonnes qui avoient affaire à lui, Celui
Celui des Peintres, dis-jealors, quiafaitune étude plus exafe de ces accommodemens anti- ques, a été, comme vous favez, Mr. Pouflin. Vous pouvez voir dans un des Tableaux de Mr. de Chantelou de quelle forte il a bien obfervé t cette maniere ancienne de fe mettre à table. Quant à Paul Veronefe il ne faut pas chercher dans fes ouvrages toutes ces diverfes convenances. Auffi quand je parle des chofes qu'il a peintes d'une maniere fi vraye & fi noble, je ne les confidere que dans ce qui regarde la couleur & l'art de les bien repréfenter, & non point par rapport à l'hif- toire & à l'ufage des temps. Car commejevous ai dit affez de fois Paul Veronefe & tous les Pein- tres Lombards, ne fe font point attachez à cet- te partie; mais feulement à ce qui regarde le tra- vail du pinceau, ainfi qu'on peut voir dans tout ce que Paul a peint; foit à Padoe , foit à Ve- rone & en d'autres villes d'Italie, particuliere- ment à Venife. On voit auffi à Paris des Ta-. bleaux de fa main où vous Douvez faire ces re- marques. Entre ceux que le Roi a es de Mr. Jabac il y en a quatre qui étoient autrefois à Venife dans la maifon des Bonaldi. Le premier repréfente Judith qui coupe la tête à Holoferne. Le fecond eft l'hiftoire de Suzane. Dans le troi- fiéme, Rebecca donne à boire aux chameatx du ferviteur d'Abraham; & dans le quatrième, la Reine Efter paroît devant le Roi Affuerus.
Il y a un autre Tableau de pareille grandeur dans le même cabinet de Sa Majeflé, oùeft peint David avec Berfabée. Celui où Nôtre Seigneur eft repréfenté avec les deux Difciples en Ermaüs eft un ouvrage d'une compofition admirable, mais dont je ne parlerai point , puifque vous
avez
avez pû voir les remarques qu'on y a faite dans une des Conferences de l'Academie Royale de Peinture. On peut encore regarder comme un des plus confiderables celui que la République de Venife donna au Roi en i66S. Il a plus de quinze pieds de haut fur plus de trente pieds de long. C'eft un de ceux dont je vous ai parlé, où Nôtre Seigneur eft repréfenté à table chez Simon le Lepreux, & qui étoit dans le Réfecoi- re des Peres Servites. S. M. en a encore plu- fieurs autres , dont je ne vous dirai rien , non plus que de ceux qui font entre les mains des curieux.
Outre les Tableaux que fit Paul Veronefe, il travailla à des deffeins pour des tapifferies; & l'on peut dire, que de tous les Peintres il n'y en a guere qui ayent tant fait d'ouvrages que lui. Quelques - uns ont été gravez par Auguftin Ca- rache, & les autres par plufieurs excellens Gra- veurs. Il étoit encore dans la vigueur de fon âge, lors qu'il fut attaqué d'une fièvre aiguë dont il mourut t la feconde fête de Pâque de l'année i 588. Il fut regretté de tout le monde, parce que non feulement on avoit beaucoup d'a- mour pour fes Tableaux, mais encore une efti- me particuliere pour fa perfonne; ayant tou- jours été cheri des Grands, & aimé de tous ceux de fa profeffion qui avoient un refpe& pour fa vertu & pour fes bonnes qualitez. Il laifà deux fils Charles& Gabriel, & un frere nommé Bene- detto. Ils travaillerent tous de peinture, & imi- terent fa maniere. Ils ont fait quantité d'ouvra- ges à Venife & en divers autres lieux; &même
ils t Xgé de 58. ans.
ils en acheverent quelques-uns que Paul avoit' commencez avant fa mort. C H A R L E S mourut âgé feulement de 6. ans l'an I569. Son On- cle BENEE T mourut deux ans après âgé de 60. ans. Quantà GABRIEL il a vécu jufqu'en 1631. qu'il mourut âgé de 6. ans. Comme ils fuivi- rent tous trois la maniere de Paul Veronefe , il y a plufieurs Tableaux qu'on croit de lui qui ne font que de la main de fon frere, ou de Ces deux fils.
BAPTISTA ZELOTTI étoit auffi deVero- ne: il avoit étudié fous Badille, & travaillé avec Paul Veronefe. La plupart de es ouvrages font à fraifque, & l'on ne voit pas beaucoup de pe- tits Tableaux de lui.
Mais entre les Peintres de Lombardie , il n'y en a guere e dont l'on voye autant de Tableaux que des B A SSANS. Jaques qui eft celui qui a fi bien fait les animaux, naquit l'an ilio. Son pere Francefco d'a Ponte étoit Peintre , & né à ticenfa: mais charmé de la belle fituation de Baflane, il quitta fon pais pour y établir fa de- meure. Il fuivoit la maniere de Jean Bellin, comme on peut voir en plufieurs ouvrages qu'il a faits à Baflane. Ce fut lui qui commença à inftruire for fils dans le deffein , après lui avoir fait apprendre les lettres humaines. Lors qu'il fut un peu avancé il l'envoya à Venife, où il tra- vailla fous Boniface Venitien : mais enfuite il tâcha d'imiter les ouvrages du Titien , & ceux du Parmefan.
Après avoir long-temps demeuré à Venife, fon pere étant mort, il retourna dans fon pais, où il refolut de vivre le refte de fes jours, dans
une
une maifon fort commode &bien fituée, proche de ce pont célébre , qui a été bâti fur les mo- delles de Palladio, & fous lequel pafle la riviere de Brenta. C'eft en ce lieu qu'il demeuroit ac- tuellement, & qu'il prenoit plaifir à travailler; & parce qu'il n'avoit pas fait une grande étude d'aprés les antiques, ni vu les peintures de Ro- me, il fe contentoit d'imiter la Nature ; & fur les idées que fon genie lui fournifloit, & ce que fa memoire lui repréfentoit des plus beaux Ta- bleaux qu'il avoit vûs à Venife, il fe faifoit une maaiere particuliere dans laquelle il tâchoit, principalement par fon coloris, de fe rendre a. gréable. Ce qui lui réiffit fi bien , qu'encore qu'on ne puiffe pas trouver dans fes ouvrages, ni une belle ordonnance, ni une force de deffein, ni les autres parties qu'on voit dans les plus ex- cellens Tableaux, il ne laiffa pas néanmoins d'en faire une trés-grande quantité pour des Eglifes, & pour divers particuliers. Il en fitdouzepour PEmpereur Rodolphe II. dans lefquels il repre- fenta tout ce qui fe paffe dans les douze mois de l'année. Il peignit pour d'autres perfonnes les quatre élemens & les quatre faifons , dont la compofition eft d'autant plus agréable qu'on y voit divers animaux & des païfages parfaitement beaux. Il travailloit aufli à des Tableaux d'hif- toire. Il y en a plufieurs dans le cabinetduRoi qui font des plus beaux qu'il ait faits. Il fit fort bien des portraits. Il peignit Sebaftien Veniero Doge de Venife, l'Ariofte , le Taffe & plufieurs autres perfonnes favantes. Il fe peignit lui- même tenant une palette & des pinceaux à la main.
Bien qu'il allât quelquefois à Venife , léan-
moins
moins il fe plaifoit beaucoup plus à travailler chez lui; & aux heures qu'il prenoit pour fe dé- lafter, il s'occupoit ou à la Mufique, ou à la le&ure de quelques bons livres. Car exemptde toute forte d'ambition , il ne cherchoit qu'à vi- vre doucement, perfuadé que c'eft par le mérite feul qu'on doit aquerir de l'honneur, & non par les cabales & les intrigues dont fe fervent les ambitieux & les ignorans. Enfin ce Peintre qui étoit en réputation d'homme de bien, mourut le troifiéme Février 159z. âgé de 8. ans. L'on voit de certaines Remarques qu'AnnibalCarache a faites fur les vies des Peintres du Vazari, & dans l'endroit où il eft parlé de Jaques Baffan, il dit, Jaques Bal2.n a téutn Peintre excellent, digne d'une plus belle louange que celle que Vazrari .ui donne; parce qu'outre les beaux Tableaux qu'on voit de lui, il afait encore de ces miracles qu'on rap. porte des anciens Grecs, trompant par fon art non feulement les bêtes, mais les hommes: ce queje puis téfmoigner, puifqu'étant un jour dans fa chambre je fus trompe moi-même, avançant la main pourpren- dre un livre que je croyois qn vrai livre., qui ne I étoit q 'en peinture. Cet éloge d'Annibal lui eft affez glorieux.
Jaques Baflàn eut quatre enfans aufquels ilen- feigna la Peinture. FRANÇOIS fut celui qui i;lrpafra tous les autres. Ayant pris femme à Venie , il s'y établit & fit quantité d'ouvrages pour la République, pour des Eglifes, & pour plufieurs habitans de fa Ville ; & même il y a- voit auffi des Marchands qui en portoient dans les pais étrangers, & qui en faifant faire des copies par es Eleves, les vendoient pour des originaux. Ce Peintre étoit en grande réputation à Venife,
&
& dans la vigueur de fon âge,lors qu'une humeur mélancholique caufée par fes continuelles études, & par fon grand travail , lui troubla l'efprit de telle forte qu'il s'imaginoit toujours qu'il y avoit des Sbires qui le cherchoient pour le prendre. Un jour qu'on frappa fortement à fa porte, cet. te crainte fit un tel effet en lui qu'il fe jetta par les fenêtres , & s'étant dangereufement bleffé à la tète, il mourut peu de jours aprés âgé de43. ans & C. mois l'an 194. Sa femme fit porterfon corps à Baffane où il fut enterré dans l'Eglifedes Freres Mineurs, proche le tombeau de fon pere. Il y a un Tableau de lui chez Mr. le Préfidentde Torigni repréfentant le Raviffement des Sabines; cet Ouvrage eti d'une grande beauté, il étoit parmi les meubles du Marêchal d'Ancre, qui furent pillez, auffi eft-il déchiré, & n'eft point entier.
Comme François laiflà plufieurs Ouvrages im- parfaits, L E A N DR E fon frere les acheva. Des trois freres qui reftoient c'étoit celui qui peignoit le mieux, particulierement des Portraits. ls'en voit quantité de perfonnes confiderables qui vi- voient en ce temps - là *. Pour les deux autres dont l'un fe nommoit JEAN BAP TISTE, & l'autre J E ROM E, ils s'appliquerent à copierles Tableaux de leur pere, à quoi ils réuffirent d'au- tant mieux qu'il les avoit inftruits lui-même. Auffi fe rendirent-ils fa maniere fi aifée, & fi naturelle, que leurs copies font fouvent prifes pour des originaux. C'eft ce qui faitqu'onvoit tant de Tableaux , que l'on dit être de la main de Jaques Baffan. Jean Baptifte mourut âgé de
63, l mourut l'an 6z3.
60. ans l'an 161i. & Jerôme l'an 6zz. âgé de 6L. ans.
le ne vous parlerai pas de quelques autres Peintres qui travailloient encore de ce temps là aux environs de Venife; mais je vous dirai qu'un de ceux qui a fait beaucoup d'ouvrages, & qui s'eft aquis une grande réputation, a été JAQUES ROBUSTI , furnommé LE TrNTroREr; il nâquit à Venife l'an 1 s . Son pere appelleBap- tiLte Robufti, étoit Teinturier; ce qui donna le furnom de Tinroret à fon fils. 11 n'étoit en- core qu'un jeune enfant , qu'on le voyoit conti- nuellement deffiner contre les murailles avec du charbon ou avec des teintures; ce qui fit ré- foudre fes parens de l'abandonner à fon inclina- tion. Pour cela ils le mirent fous le Titien. L'amour qu'il avoit pour la Peinture fit qu'il de- vanca bien-tôt tous les jeunes gens de fon âge, enforte qu'il n'y avoit pas long-temps qu'il de- meuroit chez foti Maître, qu'il furprit tout le monde par fes ouvrages. On dit même que le Titien étant un jour entré dans le lieu où fesE- leves travailloient , il vit contre terre certains cartons remplis de figures deffinées ; & ayant demandé qui les avoit faites, le Tintoret quien étoit l'Auteur croyant qu'il y avoit de grands d- fauts, lui dit avec crainte, & en tremblant qu'elles étoient de lui. Mais le Titieni dé ce moment, prévoyant par cet effai que ce jeune homme pouvoir devenir un excellent Peintre, & nuire à fa réputation, donna charge àGirolamo l'un de fes Eleves , que dés l'heure même il fit fortir le Tintoret de chez lui. Si leTintoret fut furpris fe voyant- chafle par fon Maitre fans en favoir la raifon , le déplaifir qu'il en iregt re-
ora. /I/. F leva
leva davantage fon courage. Car piqué par l'ac- tion du Titien qu'il reffentit comme un affront, & un obfacle à fon avancement, il pritencore des réolutions plus fortes & plus généreufes pour s'inftruire dans fon Art. Il confidera de quelle maniere il fe conduiroit pour continuer l'étude qu'il avoit commencée: & fon reffentiment con- tre le Titien ne l'empêchant pas de connoître& d'eftimer fon mérite, il réfolut d'étudier d'après fes Tableaux , & d'aprés les ftatuës de Michel Ange, que l'on eftimoit alors le Pere du deffein, efperant que par ce moyen il pourroit de lui- même fe perfe&ionner dans la Peinture. Ayant donc choifi les ouvrages de ces deux excellens hommes pour fes guides , il pourfuivit fon che- min; & l'on dit que pour ne s'en éloigner jamais il s'en fit comme une loi qu'il écrivit contre les murs de fon cabinet , avec ces propres mots: I1 diegwno di Alichel-Anelo , el colorito diTitiano.
II commenca à faire provifion de plufieurs bas- reliefs de plâtre , pris fur les marbres antiques Il fit venir de Florence de petits modelles faits par Daniel-de Volterre, d'aprs les Figures de -iichel Ange qui font à S. Laurens, &qui or- nent les tombeaux de Medicis, & avec l'aidede toutes ces figures, i! continua es études , tra. vaillant fouvent à la clarté de la lampe. Il avoit un genie aifé à produire, une fecondité trés-gran- de, &.beaucoup de facilité à exprimer fes con- ceptions. Mais fchant que pour devenir bon Peintre, il ne fuffit pas d'avoir une grande viva- cité d'efprit , & une maniere aifée, qu'il faut encore fe former le jugement & la main fur ce qu'il y a de plus beau, & de plus corret, il travailloit ifovent d'après les plus belles cofei
arnti-
antiques, & s'éloignoit d'une imitation trop pré- cife de beaucoup de chofes que l'on voitdansla Nature., parce que fes produ&ions font trés-fou- vent imparfaites, & que l'on ne rencontre gue, res de corps dont toutes les parties répondent affez bien enfemble pour faire une beauté ac- complie.
Cependant, quoi qu'il s'appliquât continuel- lement à definer , il ne laifroit pas aufli de peindre d'après les ouvrages du Titien, fur lef- quels il tâchoit de former fon coloris, faifant fon poffible pour marcher toujours fur les pas , & fuivre les exemples des plus excellens Matres. Quand il deinoit d'aprés les corps naturels, il obfervoit exa&ement la diverfité desattitudes, &confideroit avec foin les differens mouvemens de tous les membres qu'il dipofoit agréablement. Il faifoit une étude particuliere d'après les corps morts, fur lefquels il apprenoit ce qui regarde les mifcles & les nerfs. Bien que tous les grands Peintres étudient or' dinairement la difpofition de leurs Tableaux, d'après des modelles qu'ils font eux-mêmes; néanmoins il étoit un de ceux qui obfervoit da- vantage cette pratique : car il prenoit beaucoup de foin &e de plaifir à faire des figures de cire ou de terre, qu'il habilloit avec de petits linges mouillez; '& même fouvent il les mettoit dans des chambres de carte ou de bois , qu'il faifoit exprès, & dans lefquelles il accommodoit des lumieres qui éclairoient ces figures par des fe- netres ou autrement: obfervant parce moyen les divers effets des jours , & des ombres. Quel- quefois il fufpendoit des figures en l'air pour mieux juger des racourciffemens , &de ce qui
F . paroit
paroit dans les corps qui font vus de bas en haut.
Afin de fe faire une pratique aifée dans le ma. niment des couleurs, il alloit voir tous les Pein. tres qui peignoient alors avec réputation , pour obferver leurs differentes manieres de travailler, & comme il defiroit paffionnément de faire quel- que chofe d'une grande étendue, il recherchait volontiers jufqu'aux Maçons pour avoir de l'em- ploi, s'offrant de peindre gratuitement les lieux qu'ils voudroient lui donner, & qu'il trouverait propres à exercer fon pinceau.
Ce fut fur ces principes, & par cette conduite que le Tintoret devint favant dans la Peinture, & qu'il aquit une fi grande facilité à exécuter fes defieins, que tous les Peintres de fon temps en étoient furpris ; car il avoit plûtôt tait un grand ouvrage qu'ils n'avoient eu le temps d'en faire des efquiffls. Cela parut affez , lors que ceux de la Confrairie de S. Roch, voulantfaire peindre un Tableau dans leur glife, choifirent le Tintoret, Paul Veronefe , André Schiavon, Jofeph Salviati, & Frederic Zucchero, pour en faire des defins , afin de voir celui qui leur a- gréroit le plus. Cbacun ayant apporté le fien, le Tintoret fit découvrir un grand Tableau qu'il avoit fini dans le temps que les autres n'avoient fait que des efquiffes, ce qui furprit extrnme- ment tout le monde.
Ceux qui ont v les Tableaux de ce Peintre qui font à Venie , ne peuvent afrez admireria recondité, & fa grande facilité à exécuter ce qu'il avoit imaginé. On met au rangdefesplus beaux Tableaux, les deux qu'il a faits a la Mai do;n i deis'to ; celui qu'ils nomment à Veni
du
du Miracle del Servo, qui eft dans le lieu de la Confrairie de S. Marc ; les deux de la Trinité; celui de l'Aflomption qui eff à i Crociferi ; le Tableau où il a repréfenté Nôtre Seigneur que l'on crucifie, & qui et gravé par Auguffin Ca- rache; & les autres peintures qu'il fit pour la Confrairie de S. Roch ; le fiege de Zara par Marc Juftinien , après que cette ville , s'étant fouffraite de l'obeïffance des Venitiens, eût reçu la garnifon de Louis Roi de Hongrie; le grand Tableau qu'on nomme le Paradis , qui eft dans le Palais Ducal. On pourroit remarquer encore une infinité d'au- tres Ourrages à fraifque, & plufieurs Tableaux qui font répandus en Italie, & en divers endroits de l'Europe; comme ceux qui font à Paris dans le cabinet du Roi & ailleurs. Il eft vrai que par- mi le grand nombre qu'on en voit, il y en a qui font bien moindres en beauté les uns que les au- tres; & nême l'on peut dire que tous les ouvra- ges de ce Peintre ne font pas également corre&s, parce qu'encore qu'il fût affez antureux de fon art, & qu'il ne negligeât point d'étudier tous es fujts qu'il entreprenoit ; toutefois il étoit fouvent obligé de travailler avec plus de promp- itude qu'il n'eût voulu , pour contenter tout e monde & ne renvoyer perfonne. C'eft fans oute ce qui donna lieu à Annibal Carache, étant Venife, d'écrire à Louïs Carache fon coufin, u'il avoit vu le Tintoret tantôt égal au Titien, tantôt beaucoup au defibus du Tintoret: vou- nt lui marquer par là que tous les ouvrages de e Peintre ne lui paroiffoient point d'une égale eauté. Cependant on ne laiffe pas de voir dans out ce qu'il a fait une grande facilité, & beau-
F 3 coup
coup d'expreffon. Auffl quoi qu'il eût toujours en vûu, comme j'ai dit, le coloris du Titien, & le deffein de Michel- Ange, il craignoit bien plus de manquer dans le dcffein que dans la couleur, difant même quelquefois , Que ceux qui vou. ,,loient avoir de belles couleurs pouvoient en , trouver dans les boutiques des marchands; mais ,, que pour le deffein il ne fe trouvoit que dans ,,l'eprit des excellens Peintres. Il ajoûtoit en- ,,core à cela que le blanc & le noir étoient les , couleurs les plus précieufes dont un Peintre pou. ,voit fe fervir ; parce qu'avec celles-là feules, ,,on peut donner du relief aux figures, & mar- ,, quer les jours & les ombres.
Sa facilité à compofer de grands ftijets & à produire aifément es penfées, l'empêchoit defi- nir toutes les parties de fes Tableaux autant qu'on l'eût fouhaité; mais il préferoit le feu de l'imagi- nation, & l'abondance des expreffions à ce qui regarde l'achevement d'un ouvrage. C'eft pour- quoi certains Peintres Flamands qui venoient de Rome, lui ayaat montré quelques têtes qu'ils a- voient peintes & finies avec beaucoup de foin & de temps, il leur demanda combien ils avoient été à les faire. Comme ils lui dirent qu'ils-y a- voient travaillé durant plufieurs femaines, il prit du noir avec un pinceau, & en trois coups def- fina fur une toile une figure qu'il rehauflà avec du blanc ; puis fe tournant vers les Etrangers, Voilà, leur dit-il, comme nous autres pauvres Peintres Venitiens avons accoutumé de faire les Tableaux.
On dit qu'un jeune Peintre de Boulogne nom- mé le Fia'eti l'étant allé voir, & lui demandant des avis pour devenir bon Peintre , il ne lui dit
autre
autre chofe, finon qu'il falloit defliner: ce qu'il lui répeta tant de fois, qu'il fit bien comprendre que le deffein eft la bafe &. le fondement de tout cet art. C'étoit fon fentiment qu'il n'y avoit que ceux qui étoient déja bien avancezdans le deffein qui devoient travailler d'après nature; parceque la plupart des corps naturels manquoient beau- coup de beauté & de grace: étant d'avis que les jeunes gens étudiaflènt d'abord -d'après les belles Antiques pour fe faire un bon goût & une manie- re corre&e. Idifoit que cet art eft tel, que plus on y avance, & plus on y trouve de diflicultez. Qu'il reffemble à une mer qui n'a. point de bor- nes, & qui paroît toujours plus grande à mefure que l'on vogue-deffus. Que les jeunes étudians ne doivent jamais s'écarter du chemin qu'ont te- nu les plus excellens Maîtres, s'ils veulent faire quelque progrés. Et comme la Nature qui a en- feigné ces favans hommes, e toujours difpofée à fournir fes mêmes inftru&ions, ils ne doivent pas s'en éloigner pour fe faire une maniere capri- cieufe & à leur mode. Il difoit encore que pour bien juger d'un ouvrage de Peinture, on doit d'abord obferver fi l'oeil el} farisfait, fi l'Au- teur y a gardé toutes les regles de l'art; que du relie, il ne faut pas trop s'arrêter à de petits dé- fauts, parce qu'il n'y a perfonne qui ne oit ca- pable d'en commettre. Bien qu'il travaillât continuellement, & qu'il ait fait un grand nombre de Tableaux, néanmoins il n'amafla gueres de bien. Ce n'étoit pas aulli les richefles qu'il regardoit comme la recompen- fe de on travail : il n'ambitionnoit que la gloire, & ne penfoit qu'à s'ouvrir le chemin à l'immor- talité; n'eflimant aucun plaifir que celui qu'on
F , re-
i
reçoit à fe perfe&ionner dans les chofes qu'on enrreprend. Il faifoit tant de cas des dons qu'il avoit recus du Ciel, qu'il fe plaignoit fouventde ce qu'étant quelquefois accablé d'affaires &obli- gé de nir promptement es Tableaux pour fub- venir aux beroins de fa famille, il n'avoit pas le temps de les achever entierement; étant certain que s'il eut e le loifir de les mettre tous en l'é- tat qu'il eût bien voulu, il n'en fercit forti de fa main que de très achevez. Il vécut toujoursdans Venife avec beaucoup d'efiime, &eeût pour amis toutess es perfonnes favantes & vertueufes qui vi- voient alors, comme Daniel Barbaro, Mafeo & Dominico Veniero, Ludovico Dolce, & plufieurs autres, dont il fit des portraits.
L'Aretin étoit auffi intime ami du Titien, & l'on conte.même une hiftoire affez plaifanted'un tour que le Tintoret lui fit, arce qu'il avoit mal padlé de lui. On dit que l'ayant rencontré un jour il l'invita d'aller chez lui afin qu'il fit fon portrait. L'Aretin ne manqua pas de s'y rendre; & comme il fut affis, le Tintoret tira avecbeau- coup de promptitude un piflolet de deffous fa ro- be, ce qui épouvanta tellement l'Aretin, que croyant que le Tintoret fe vouloit vanger de lui, il s'écria de toute fa force, & lui demanda ce qu'il per foit faire. A quoi le Tintoret lui repar- tit froidement, Ne bougez, je veux prendre vôtre miefure; & commençant depuis la tête jufques aux pieds, Vous avez, lui dit-il, deux longueurs & demie de mon piflolet. L'Aretin ayant un peu repris res efprits, Vous êtes, lui dit-il, un grand foi, & vous faites toujours quelque piece. Ce- pendant cela fut caufe qu'il ne parla plus mal du Tintoret, & que depuis ce temps-là ils vécurent fort bien enfemble. Outre
Outre les portraits de ces amis, il fit ceux de plufieurs Princes & Seigneurs, & même celui de Henri III. Roi de France, lors qu'il paffa à Ve- nife à fon retour de Pologne. Enfin étant parve- nu à l'âge de 82. ans, il mourut l'an Ix94.&fut inhumé avecbeaucoup d'honneur dans l'Eglife de Sainte Marie dell' Horto. Il avoit une fille nommée M ARIE T TA TiN- TOR E T T A qui peignit parfaitement bien, par- ticulierement des portraits. L'Empereur Maxi- milien, Philippe II. Roi d'Efpagne, & l'Archi- duc Ferdinand, tâcherent de l'avoir auprès d'eux, parce qu'elle avoit beaucoup de bonnes qualitez. Mlais on pere qui l'aimoit paffionnément, ne vou- lut jamais confentir qu'elle s'éloignat de lui, ai- mant mieux la marier à Venife à un Jofaillier nommé Mario Auguffa, que de la voir dans une meilleure fortune qui l'auroit privé de fa préfence. Elle mourut dans la fleur de fon âge * I'an 19go. au grand déplaifir de fon pere quienfouf- frit une douleur extrême.
Il feroit difficile de nommer tous ceux qui ont étudié fous le Tintoret, & qui ont voulu imiter fa maniere. Car non feulement les Italiens, mais aulli plufieurs Etrangers, ont tâché de le fuivre. Entre les derniers il y eut PAUL FRANCES- C HI Flamand, & MARTIN DE VOS qui tra- vailloient fous lui à faire des païfages. Paul mou- rut gé de cinquante-fix ans l'an i 596. Quant à Martin de Vos, il étoit encore fort jeune lors qu'il alla à Venife, & qu'il entra chez le Tin- toret. Il y étudia long-temps, & y prit une ma- niere particuliere que l'on reconnoit afelz dans la composition des chofes qu'il a inventées. Il n'a
AgéFe de pas * Agée de Sa ans.
pas fait beaucoup de Tableaux,mais Jean& Ra- phaël Sadeler ont gravé plufieurs eftampes d'a- prés fes deffeins. Il mourut t en Allemagne oâ ils'étoit retiré après avoir v toute l'Italie.
JEAN ROTHAMER de Munick deffina auli d'après le Tintoret, & a beaucoup peint de fon invention.
Je pafferai fous filence beaucoup d'autres Pein- tres Lombards qui ont tâché d'imiter la maniere des plus excellens Peintres dont nous venons de parler,comme DARIo VAROTARideVerone, qui après avoir pris l'habit de Carme, mourut agé de 57. ans l'an iS56. JEAN CONTARI- NO quimouruten it6o. LEONARD CORO- NA, DOMINIQUE RICCIO, BAPTISTA DEL MORO, PAULO FARINATO quimou- rut âgé de 84. ans l'an 606. MARC VECEL- LIO neveu & difciple du Titien, & plufieurs autres qui n'ont pas fait des ouvrages affez con- fiderables pour être remarquez.
Il faut bien, dit alors Pymandre, que ces der- niers ne foient pas célèbres , ni leurs Tableaux trop recherchez; puirque jufques à préfent il n'y en a pas un dont j'aye entendu parler. Je voi bien auffi que vous ne les nommez qu'en paffant, & mrime avec précipitation.
C'eft, repartis-je, que je pouvois bien me dif- penfer d'en rien dire; & puis le foleil commen- çant à baiffer, jecroi que nous pouvons en de- meurer là pour aujourd'hui, & penfer à ntre retour.
En fortant du Palais de S. Cloud , nous imnes rencontre d'un Peintre de nôtre connoiffance, & que nous avions vu autrefois à Rome. Aprés qu'il
1iOUS t En ICo-.
nous et abordez, & nous eut appris qu'il ve- noit de Verfailles, & qu'il s'en alloit feul à Paris, Pymandre le convia de vouloir entrer dans fon carroffe, étant bien aife que nous nous en retour- nailions de compagnie.
Comme la foirée étoit fort belle on ordonna au cocher d'aller doucement, afin d'avoir leplaifir de la promenade, & de nous entretenir avec plus de loifr. Nous nous mêmes encore à parler de Tableaux; & Pymandre dit en peu de mots à ce- Peintre, que je nommerai ici Valere, une partie des choes que nous avions remarquées touchant les Peintres de Lombardie.
Valere, qui avoit une particuliere inclination pour ceux de cette Ecole , écoutoit avec peine qu'on lui parlât des défauts qui fe rencontrent dans leurs ouvrages, & ne pouvoit prefque fouf- frir qu'on les reprît de n'avoir jamais gardé au-- cune convenance dans la plupart des fujets qu'ils ont repréfentez.
Je ne m'étonne point, lui dis-je, de vous voir défendre avec tant de zele des chofes quetout le monde condamne, parce que vous ne les voyez pas comme le refle des hommes. La beauté du coloris vous charme fi fort les yeux, que vous ne regardez pas les autres parties d'un Tableau. Mais ceux qui font moins préoccupez que vous, en efli- mant ce qu'il y a de bon, croyent avoir la liber- té de reprendrelesdéfauts qu'ils y trouvent. Ap- prouvez-vous une infinité de Tableaux qui repré- fentent des hiftoires de l'ancien & du nouveau: Teftament, ou des hiftoiresGrecques & Romai- nes, dans lefquels on voit des figures vêtues à nô- tre mode, ou de la forte que l'on s'habilloir en Italie & en Allemagne lorfqu'elles ont été peintes. F 6 Je
Je ne prétens pas, dit Valere, approuver ces fortes d'habits; mais je ne voudrois pas auffi que l'on méprifàt fi fort les Tableaux où cela fe trou- ve, & qui cependant font trés-excellens d'ailleurs. Bien loin d'aimer ces habits gotiques que l'on voit dans les ouvrages d'Albert,& ceux que vous blâmez dans des Peintres Venitiens, je voi avec peine une infinité de Tableaux où l'on représente les perfonnes vêtues comme elles font aujourd'hui, puifqu'il eft certain que les habits antiques ont bien plus de grace & de beauté que ceux d'à préefnt, où tous les jours on appercoit du chan- gement.
Tout beau, lui dis-je, vous allez plus loin qu'on ne veut. Car fi les accommodemens que nous condamnons étoient conformes aux fujets, xous n'y trouverions rien à redire; puifquequel- que beaux que foient les habits des anciens Ro- mains, nous ne les approuverions pas fi l'on s'en fervoit dans une hifloire de ces derniers temps, & où il fallût repréfenter ce qui fe paffe aujour- d'hui en France. Je fai bien que nos habits ordi- r.aires ne font pas toujours avantageux; que nos modes qui changent fi fouvent, les font paroître ridicules & xtravagans à mefure que nous les quittons. Cependant vous m'avouerez que quand i! eft queftion de peindre une hiftoire, la manie- re de vêtir les figures n'eft pas moins néceffai- re pour l'intelligence du fujet, que toutes les au- tres circornfances qui doivent l'accompagner, & dor.t l'on veut infiruire la pofterité. Les habits difinrguant particulierement chaque nation, font aui5 connoitre la qualité des perfonnes, & mar- euent les aâes & les temps.
Pour traiter les chofes dans la verité, il eft im-
por-
portant de ne s'éloigner jamais de tout ce qui convient eflentiellemint à l'a&ion qu'on veut re- prérenter. Quand un Peintre eft favant dans fon art, il fait donner de la beauté à es figures de quelque maniere qu'il les accommode, puifque vous-même vous trouvez beaux les accommode- mens que nous condamnons dans les Peintres Lom- bards, à caufe de leur belle entente , & de la beauté des couleurs. Un excellent homme choi- fit dans la mode du temps ce qu'il y a de moins extravagant. Il fait cacher par l'arrangement & la difpoftion des habits, ce qu'il y a de plus def- agréable. Il s'en rencontre même parmi nous qui ne changent point de mode, &qui ont beaucoup de grace. Les Peintres qui aiment fi fort à imi- ter les chofes antiques , peuvent apprendre des anciens à obferver ce que je viens de dire. Quand les Romains ont repréfenté des Grecs & d'autres peuples barbares, ils les ont figurez vtus à la mode de leur pais, comme nous le voyons par les ftatuës & par les bas-reliefs. Et non feule- ment les Romains, mais tous les autres peuples étoient fi exats à repréfenter les.chofes comme elles s'étoient pafféés, & les perlonnes mêmes telles qu'elles étoient, que ceux de Babylone ayant élevé une ftatuë à Semiramis *, ils repré- fenterent cette Reine à demi décoiffée, parce qu'el- le étoit en cet état lors qu'elle alla fecourir leur ville. Raphaël, qu'il fuffit de nommer comme le maître de tous les Peintres modernes, n'enfeigne- t-il pas affez par fes ouvrages comment on doit en ufer? Il ne faut que confiderer de quelle ma- niere il a repréfenté differentes fortes d'habits,
F 7 felon * . Max. 9. 3.
felon les divers fujets qu'il a traitez. Quand il a peint dans le Vatican le Pape & toute fa Cour, ou d'autres Nations étrangeres , il ne les a pas vêtues felon l'ancienne maniere des Romains, mais à la mode de leur temps. Cependant ces ouvrages n'ont pas moins de beauté, que lesau- tres où il a fait des habits antiques, & vous m'avouerez que l'art & la conduite dont il s'eft fervi eft ce qui rend tous es ouvrages également beaux. C'eft un effet de la prudence & du juge. ment du Peintre de connoître ce que la bienféan- ce demande, & c'eft un effet de fon genie & de l'art de le bien Faire après l'avoir connu.
Je fai bien que vous me direz avec plufieurs autres Peintres, que les habits modernes ne font pas fi avantageux pour bien vêtir des figures, que les habits antiques, fous lefquels la taille & tou- tes les parties du corps paroiffent marquez avec beaucoup de grace & de majefté, & qu'ainfi l'étude que vous faites feroit inutile, & paro- troit peu, s'il falloit toujours couvrir vos figures d'habits tels quenous les portons, & ne prendre aucune licence pour faire paroître le nud. Je ré- pondrai à cela que vous avez toûjours la liberté de choifir des fujets aufquels les anciens vêtemens feront convenables. Car l'on ne prétend point toucher à ce qui regarde la fable , l'allégorie & beaucoup d'hilloires Grecques & Romaines, qu'il eft même néceffaire d'accommoder felon l'ufage de leur temps, & de la forte que les anciens nous ont marquée eux-mêmes qu'ils s'habilloient. Mais penfez-vous que ce fût une belle chofe de voir aujourd'hui nos batailles & nos combats figurez de la même maniere que ceux d'Alexandre ou de Céfar, & que l'on puitTe vrai-femblablemert
repre-
repréfenter le Roi & fes Généraux vêtus & armez à la Grecque ou à la Romaine.
Il feroit affûrément, interrompit Pymandre, auffi difficile de les reconnoître, qu'il feroit mal- aifé de remarquer Céfar & Alexandre fi on les avoit peints dans un Tableau vêtus à la Françoi- fe ou à l'Efpagnole. Auffi me fouvient-il que nous trouvions un jour fort à redire envoyant e1é Tableau d'un Peintre, qui avoit repréfenté la Reine de Saba vêtue d'un corps vert avec des bafques tout autour, une juppe violette gallon- née d'un velouté brun, qui ne lui alloit qu'à mi- jambe, & laquelle en cet état étoit conduite par deux Ecuyers vêtus de gregues à la Suiffe pour aller falier Salomon. Et bien, repris-je, il ne feroit pas moins ridi- cule de peindre les François vêtus comme étoient les anciens Romains, qu'il eft extravagant à un Peintre de traiter de la forte de femblables fujets; parce que fi nous fommes bien aifes de voir les perfonnes repréfentées de la maniere qu'elles é- toient anciennement, & que cela contribue à les faire connoître, nous devons penfer queceux qui viendront aprés nous auront le même plaifir de voir les habits que nous portons, qui ferviront à marquer les temps, & à nous diflinguer des au- tres nations. Il ne faut pas s'arrêter à ce qu'on peut dire du changement & de la bizarrerie de nos modes. Si les habits qu'il n'y a gueres qu'on a quittez pa- roifTent ridicules; ceux qu'il y a plus long-temps, qu'on a laiflez deviennent en quelque fortevéné- rables. On en portoit en France fous François I. & Henri II. de plus étranges qu'on ne faifoit il Y a trente ans. Cependant les Peintures que nous
voyons
voyons du temps de ces deux Rois, ne nous font pas infupportables.
Si on repréfente une aion pour être connue de la pofterité, on ne peut être trop exa& à fi- gurer tout ce qui en dépend. Quand on lit que Theodelinde Reine des Lombards, après avoir fait bâtir * fon Palais de Modoëce, aujourd'hui Monza, à douze milles de Milan, le it orner t de Tableaux, où l'hiltoire de ce temps-là étoit peinte: n'eft-on pas bien aife d'apprendre de quelle maniere ces peuples étoient repréfentez. Et fi ces ouvrages étoient encore en état, ne pren- droit-on pas plaifir de voir comment ils étoient vêtus, & quelles étoient leurs armes. Bienqu'ils fuffent armez & vêtus bizarrement, on feroit bien aife de remarquer ces particularitcz; & mê- me on obferveroit avec quelque forte de fatisfac- tion, qu'à la différence des autres nations, ils fe rafoient le derriere de la tête, & avoient au def- fus du front de grands cheveux, qui en fe fépa- rant des deux cotez leur tomboient fur la bou- che, & cachoient une partie de leur vifage, quoi que peut-être cela ne repréfentât pas de trop beaux perfonnages. Mais dans les anciennes peintures on cherche premierement, à s'inftruire fur ce qui regarde l'hifloire & les coûtumes : & puis on y confidere la fcience de l'ouvrier, & l'art dont il s'eft fervi pour bien exprimer fon fujet: & lors qu'il renferme quelque chofe de beau & d'agréa- ble, foit dans la forme des corps, foit dans la couleur, les yeux prennent part au plaifir qui fe rencontre à voir ces fortes d'ouvrages. J'ai quel-
quefois @ Vers l'an 600. ± Paul Diaco. de Legibus Longob. 1. 4 c. z3.
quefois penfé à l'embarras où fe pourroient trou- ver un jour les Antiquaires en voyant le Roi Henri IV. & le Roi Louïs XIII. qui font fur le Pont-neuf & dans la Place Royale, vêtus fi differemmeet; & s'ils n'auroient pas fujet de croire que le Roi Louïs XI I I. eft un des an- ciens Empereurs Romains, s'ils n'en toient inftruits par d'autres marques que par fes ha- bits. Pour ce qui e des Peintres, repartit Valere, il y en a peu de ceux que l'on confidere, quire- prefentaflent des hiftoires auffi mal exprimées que celle de la Reine de Saba, dont vous venez de parler. Au contraire, lui dis-je, il y en a beaucoup. Paul Veronefe n'eft pas un Peintre fans nom; & vous n'ignorez pas qu'il y a des compofitions de lui oh la convenance n'eft pas mieux obfer- vee.
Mais voudriez-vous, repliqua Valere, qu'un Peintre fût fi contraint qu'il n'ofât jamais fe fer- vir que d'habits qui convinifent entierement à fon fujet, c'eft à dire, qui fuffent felon l'ufage des temps, des lieux, & des perfonnes que l'on vou- droit représenter ? Car en ce cas, il faudroit qu'il fit une étrange recherche des modes de tous les pais.
C'eft aflurément, lui repartis-je, dequoi il doit s'inftruire, & avoir au moins la difcretion de ne rien repréfenter de contraire à la verité de fon hiftoire. Croyez-vous que ce Peintre que vous connoiffez ait donné une belle marque de fon jugement & de fon favoir, quand il a repré- fente des Religieufes couchées fur des lits autour d'une table ? Il avoit vû eftimer quelques ouvra-
ges,
ges, où ces fortes de lits étoient bienféants ; & fnr cela fans faire attention à la qualité de l'hif- toire qu'il traite , il repréfente la Reine Cune- gonde femme de l'Empereur Henri Ilqui s'étant retirée dans un Monaitere après la mort de fon mari , fert à table les Religieufes que l'on voit couchées de leur long fur des lits , & dans des attitudes fort peu convenables à l'aufleritéde la vie monaftique, & à l'ufage de ces derniers temps. Quelle impreffion , je vous prie, un Tableau traité de cette forte peut-il faire dans l'efprit de ceux qui le voyent? 11 faut qu'il y ait de belles parties de deflein , & des couleurs bien enten- dues pour meriter leur eftime , & faire excufer les défauts qu'on y voit. Quand on veutordon- ner quelque fujet , y a- t-il rien de plus aifé que de s'inftruire de ce qui eft propre aux temps, aux lieux, & aux perfonnes que l'on repré- fente ?
Comme nous ne pouvons avoir connoiffance des vetemens antiques, dit Valere, que par les ftatuës & par les bas-reliefs, & qu'il ne s'en trouve pas beaucoup, parce qu'il n'y a gueres eû que les Grecs & les Romains qui nous ayent laiffé ces monumens, nous ignorons la plus gran- de partie des chofes qui regardent les autres Na- tions. Outre cela fi nous avons quelques ima- ges de la forme des habits, nous n'en favons ni la matiere, ni la couleur.
La le&ure des Poètes & des Hiftoriens, dit Pymandre, ne peut-elle pas vous fervir ?
Il eft certain, repartis-je, que ceux qui vou- dront les lire avec foin en tireront un grand fe- cours.
Il froit bon , dit Valere , que nous viions
fouvent
fouvent des perfonnes intelligentes dans ces for- tes de chofes , avec lefquelles nous puflions en conférer. Comme la plûpart des Peintres pafent leur vie à étudier la pratique de leur art . il y en a peu qui s'arrêtent à la leture des Auteurs; ils perdroient même bien du temps , s'il falloit qu'ils fiflènt dans tous les fujets qu'ilstraitent une recherche auffi exa&e que vous le fouhaitez. Ou- tre qu'il s'en rencontre plufieurs qui ne fauroient de quelle maniere s'y prendre, ni où trouver ce qu'ils auroient befoin. Si ceux-là, repartis-je, fuivoient l'exemple de Raphaël, & qu'ils envifageaflent tout ce qui dé- pend de leur profeffion , comme a fait Mr. Pouffin , ils verroient que quand ils traitent des. fujets d'hiftoire , leurs foins doivent s'étendre aufli-bien à ces fortes d'obfervations , qu'à beaucoup d'autres chofes aufquelles ils s'appli- quent. Il e vrai, dît alors Pymandre, que cetteex- a&itude que vous demandez dans les Peintres, n'ef pas fi petite, que beaucoup ne fe trouvaf- fent fort occupez , s'il falloit qu'avec l'étude qu'ils font des autres parties dont vous avez par- lé, ils employafent encore leur temps dans une occupation & une recherche qui demande quafi la vie d'un homme, principalement ceux qui ne connoiffent ni les livres, ni les Auteurs qui les; peuvent fervir dans ces occafions. Mais dites- nous, je vous prie, ce que vous avez remarqué fur les differens habits , vous qui avez tant mé- dité fur toutes les chofes neceffaires à la peintu- re, & que l'on pourroit regarder comme un homme qui a fait dans fon efprit beaucoup de Tableaux , & dans lefquels vous n'auriez fans
doute
doute rien omis de tout ce qui peut contribuer à la perfe&ion d'un ouvrage.
Je vous avoue , repartis-je, que fi l'on pou- voit voir les ouvrages que j'ai quelquefois ima- ginez le nombre n'en feroit pas petit , mais il m'eft bien avantageux que cela n'ait été qu'en idée, ne doutant pas que dans l'exécution il n'y eût beaucoup de défauts. Car outre qu'il eft prefqu'impoffible de rien faire de parfait, c'eft qu'il eft naturel à tous les hommes de fe laiffer furprendre par l'amour qu'ils ont de leurs pro- pres penfées- Cependant pour cequiregardeles vêtemens, quelque recherche que j'en aye faite, je n'ai pas aflez de préfomption pour croire de vous en pouvoir bien inftruire. C'eft une ma- tiereplus vafte& d'une étendue encore plus gran- de que peut-être vous ne vous l'imaginez. Car comme cela comprend une étude particuliere des differens habits de plufieurs nations, & des chan- gemens qui font arrivez dans la fuite des temps, vous jugez bien que quand j'en ferois bien inf- truit moi-même, il faudroit que j'y euffe penfé, afin d'en parler avec ordre, & ne laifler rien à dire fur cette matiere; & outre cela il faudroit encore avoir plus de temps qu'il ne nous en refte pour continuer nôtre entretien. Mais je pour- rai un jour vous communiquer ce que j'ai re- cueilli de quantité d'habits tant anciens quemo- dernes, & peut-être qu'alors j'aurai auffi mis en état quelques obfervations que j'ai commencées pour en donner la connoiffance, en traitant du veritable ufage qu'on en doit faire dans la Pein- ture; ce qui pourra davantage vous fatisfaire, que le peu de chofeque nous en pourrions dire à préfent, puifque nous voila bien-tôt au bout
de
de nôtre carriere, & à la fin de nôtre voyage.
Comme je difois cela nous nous trouvâmes af- fez proche de la porte de la Conference; & par ce qu'il faifoit encore jour, & qe nous vîmes beaucoup de monde qui entroit dans les Tuille- ries, nous y allâmes auffi faire un tour d'allée, aprés quoi nous nous féparâmes.
EN-
I42 ENTRETIENS
SUR LES VIES
E T SUR LES OUVRAGES
DES PLUS EXCELLENS PEINTRES
ANCIENS ET MODERNES. SIXIE'ME ENTRETIEN.
'E o i S en chemin pour aller voir Pymandre, lors que je le rencon- trai feul qui venoit me trouver. J'allois, lui dis-je, chez vous pour i XJ ^ h.avoir fi vous avez été fatisfaittlela ;, C(tl yjL~ promenade que- nous fLmes lher, & fi vous re vous repentites point de m'avoir tont fait parier pendant que nous fûmes à Saint Couci, & durant nstrs retour ?
Tant s'en faut me répondit Pymandre; je fus ravi de ce que la rencontre de Valere fit du- rer nôtre converfation encore plus long-temps qu'elle n'auroit fait; & de ce qu'il fut caufe qu'on dit des chofes, aufquelles fans lui on n'au-
roit
roit peut-être pas penfé. C'eft aufi, je vous l'a- voue, ce qui m'a fait fortir fi-tôt pour ne vous pas manquer, afin que fi d'autres affaires ne vous empêchent point, nous puiffions dés aujourd'hui voir le Cabinet des Tableaux du Roi, & confi- derer les ouvrages de ces grands Maîtres dont vous nous parlâtes. Si vous êtes dans ce deffein , lui répondis-je, il vaut mieux que nous allions aux Tuilleries. Nous y trouverons les appartemens richement meublez, & la Galerie parée des plus beaux Ta- bleaux de Sa Majefté.
Pymandre fut ravi de cette propofition, & auffi-tôt nous nous rendîmes aux Tuilleries. A- prés avoir traverfé les fales & les chambres ornées de fuperbes tapifferies, nous entrâmes dans le grand Cabinet, où fur la cheminée étoit le Ta- bleau de la famille de Darius aux pieds d'Alexan- dre, peint par Mr. le Brun; & a I'oppofite, ce- lui où Paul Veronefe a repréfenté Notre Sei- gneur avec les deux Pelerins en Emats. Nous les confiderâmes quelque temps , & Pymandre, aprés avoir regardé avec plaisir celui de Mr. le Brun dont il avoit li la defcription qu'on a im- primée il y a quelques années, fe tourna vers celui de Paul Veronefe, & admirant cette verité & cet art incomparable qu'on y voit : Ce neft pas fans raifon, me dît-il, que ces ouvragesont aquis de la réputation. Entrons, lui répondis- je, dans la Galerie , & vous y verrez les chefs- d'euvres des plus grands Maîtres. C'eftlà que chacun d'eux tient fa partie, & que tous enfem- ble, ils forment un concert merveilleux. Leurs differentes beautez font voir la grandeur & l'ex- çellence de la peinture. Ce qui fe trouvede par-
ticulier
ticulier dans l'un, &qui n'eft pas dans les autres, eft un témoignage de la vafte étendue de cet art, qu'un homme feul ne peut poffeder dans tou- tes fes parties , ainfi que je vous l'ai dit affez fouvent.
Comme nous fûmes dans la Galerie , nous la vîmes ornée de part & d'autre de grands & ma- gnifiques cabinets, de tables de pierres précieu- fes, de plaques , de gueridons, de caffolettes, & d'une infinité d'autres vafes d'argent d'un tra- vail admirable. Plufieurs de ces vafes étoient remplis d'orangers chargez de fruits; & dans quelques autres il y avoit des jafmins couverts de fleurs. Au bout de la Galerie fur uneeftrade é- levée de plufieurs marches étoit le trône, au- deffus duquel , & fous un riche dais on avoit placé ce beau Tableau de Raphaël, où l'on voit Saint Michel qui terrafliele démon Toutlerelie de la Galerie étoit tapiff de damas vert enrichi d'une grande crépine d'or. Cette tapifferie fer- voit de fond à une infinité de Tableaux ornezde bordures dorées. Ils étoient attachez avec des cordons & des rubans d'or & de foye , mais fi induftrieufemnt difpofez, d'efpace en efpacefe- Ion leur grandeur, que cette fymetrie & cet ar- rangement augmentoient de beaucoup la beauté de la décoration.
Aprés que nous eûmes fait un tour danslaGa- lerie, & que nous eûmes confideré tout enfem- ble ce grand amas de richeffes , Je vous avoue, dît Pymandre , en regardant les Tableaux qui étoient devant nous, que c'et ici oùjemetrou- ve embarraffl. Je comprends bien la verité de ce qu'on a dit autrefois *, qu'encore qu'il n'yait
qu'u. i Cicer. lib, . d Orat.
qu'un Art de peindre,où Zeuxis, Aglaophon & Appelle fembloient avoir atteint la perfetion: néanmoins la maniere de l'un n'étoit point celle. de l'autre. Car quoi que toutes ces peintures me femblent parfaitement belles , je croi pourtant qu'elles font bien differentes les unes des autres: je n'ai pas affez de connoiffance, ni affez de lu- miere pour difcerner ce qu'il y a de plus excel- lent , ni pour découvrir les défauts qui s'y peu- vent rencontrer : je ne connois point ces quali- tez extraordinaires qui mettent -tant de differen- ce entre les Peintres , ni ces divers goûts , qui font que les ouvrages des uns font beaucoup plus eflimez que ceux des autres : chaque Tableau me femble accompli; & fans favoir de quelle main il e, je n'y trouve rien quine me plaife. Cen'eft pas que s'il m'en faloitchoifir quelques- uns parmi ce grand nombre, il n'y en ait qui me parotroient plus agréables que les autres; & peut-être aufli pourrois-je me tromper dans le choix que j'en ferois. Quand vous ne prendriez pas, lui répondis- je, ceux des Maîtres les plus fameux , & o il y a plus d'art & de fcience , vous n'en pourriez choifir qui ne fuffent de bonne main. Car ce ne feroit rien dire en vous aflirant qu'ils font tous originaux; mais c'eft quelque chofe de confide- rable de vous faire connoitre qu'ils font des plus célèbres Peintres qui ayent été, & les plus beaux qu'ils ayent faits. Qe peut-on fouhaiter da- vantage que de voir dans un même lieu des Ta- bleaux de Raphaël, de Jule Romain, dePerrin del Vague, de Leonard, du Georgeon, du Co- rege, du Titien, de Paul Veronefe, du Tinto- ret, des Caraches, du Caravage , & de leurs 7om. 111. G Eleves,
Eleves, puifque tous ces grands hommes ont formé les principales Ecoles dont nous avons par- lé ? Vous pouvez juger des différentes manieres de tous ces Maîtres. Car ils ne fe font pas tous aflujettis à imiter ceux qui leur ont mis le pin- ceau à la main. Aprés s'être inftruitsdansleurs écoles, & y avoir appris les principes de l'art, ils fe font élevez d'eux-mêmes dans les connoif. fances qu'ils ont aquifes. Ils fe fontrangez fous la maitreffe commune de tous, qui eft la Nature, & ont appris d'elle ce que l'on voit dans leurs ouvrages de plus beau & de plus parfait. Il eft vrai qu'ils n'ont pas également profité de fesen. feignemens. Il y en a qui ont pris d'elle tout ce qu'ils y ont vu; d'autres ont fû choifir ce qu'elle a de plus précieux & de plus beau. Quelques- uns ne fe font pas donné la peine de regarder feu, lement la Nature; ils fe font contentez de fuivre ceux qui l'avoient examinée avant eux. D'au- tres encore par un goût tout particulier ont fuiri leur caprice, & n'ont pris pour modelles que leurs imaginations. C'eft ce qui fait cettediver- fité de maniere , & cette grande différence que l'on peut voir ici dans les Tableaux de tous ces Maitres. Vous pouvez remarquer dans ceux de Raphaël & des Peintres de fon Ecole, le beau choix qu'ils ont faitde toutesles parties qui com- pofent un excellent ouvrage. Vous le voyez en- core dans ces grands Peintres Lombards, qui ve- ritablement fe font plus attachez à ce qui regarde la couleur, qu'à ce qui eft du deffein, & à ce qu'on appelle le Coftrme.
Qanrt à ceux qui fe font arrêtez à copier la -Nature telle qu'ils l'ont trouvée, vous pouvez obferver dans les peintures de Michel Ange dz
- Cara-
Caravage de quelle forte il l'a repréfent&. Vous verrez encore la différence qu'il y a entre ceux qui l'ont imité, & les autres Peintres qui fe font laiffé emporter à leur propre Genie.
Comme mon intention a toujours été de vous parler des plus excellent Peintres préferablement aux autres, je ne me fuis point attaché à vous nommer' exa&ement tous ceux qui ont travaillé en Italie, & ailleurs, bien que le grand nombre de Tableaux qu'ils ont faits rende le nom de quelques - uns affez connu. Ce n'eft pas que je ne l'aye fait quelquefois, comme vous favez, mais ç'a été fans. aucune recherche particuliere; tâchant plutôt d'abreger mon difcours , en ne parlant que des plus habiles hommes, & des cho- les neceffaires à favoir dans cet'art, qu'à m'ar- reter à quantité d'ouvriers qui ne meritent pas de tenir rang entre les plus confiderables. C'eft pour- quoi fi j'en nomme encore quelques-uns, c'eft feulement pour vous marquer en paffant quellea I été leur maniere, & vous faire connoître quece font bien fouvent les Tableaux de ces hommes moins clbres, que quelques particuliersbapti- fent des noms les plus fameux , & font pgafer pour les originaux des plus grands Maltres, fe- lon qu'ils approchent de la maniere de quelqu'ui d'eux. Il a- même de ces Peintres ordinaires Iqui ont eu le bonheur d'être employez à faire de grands Tableaux. LORENZINO DE BO- LOG N E peignit fous le Pontificat de Gregoire XIII. deux hifftoires à fraifque dans la Chapelle Pauline au Vatican en concurrence de Frederic Zucchero.
Entre les Eleves de Perrin del Vague, L Iv o AG R EST I de Forli , fe rendit aflez remarqua-
G ble.
ble. MARC DE SIENNE acheva de feformer fous Daniel de Volterre. Il travailla beaucoup Rome & à Naples, où il leva plufieurs plans de bâtimens, & compofa un livre d'Architeâure.
PELLEGRIN DE BOLOGNE peignitaufli fous-Daniel de Volterre. Il s'appliqua particu- lierement à l'Archite&ure ; & comme il alla à Milan, -& qu'il fe fut attaché au fervice du Car- dinal Borromée, il bâtit le Palais de la Sapience, & enfuite il fut choifi .pour être l'Archite&e de l'Eglife Cathedrale.
Daniel de Volterre eut encore pour Eleve GI AcoMo ,R occA 1Romain, 11 tâchoitd'i- miter la maniere de fon Maître, mais il fe fervoit de es deffeins autant qu'il pouvoit.
Si vous me demandez maintenant quel rang doivent tenir ces derniers:Peintres queje viensde nommer; je vous répondrai ingénument que je les mets avecquantité d'autres qui n'ont rien fait d'extraordinaire, & dont j'ai eu fi peu de curio- fité de voir les Tableaux, que je ne puis pas vous dire en quoi ils ont excellé. En effet foit que l'on veuille faire une.étude particuliere de la Peinture, foit que l'on fe contente de connol- tre feulement ce qu'il y a de plus beau& deplus parfait dans cet art , il fuffit de voir ce que les plus grands hommes ont fait, fans s'arrêter aux ouvrages de quantité d'autres qui ont travaillé fous eux. Je me fuis quelquefois rencontré par- mi desperfonnes qui vouloient faire admirerdes Tableaux qui portoient le nom de quelques dif- ciples des plus fameux Peintres. Cependant il faloit fouvent que ces Curieux employaffenttou- te leur Rhétorique pour faire entendre cequele Peintre avoit voulu rep.réfenter, parcequ'on ne
voyoit
voyoit rien que d'embrouillé dans l'ordonnance; qu'il n'y avoit pas une figure qui parût en fa place; que toutes les'parties étoient'en defordre; & que les couleurs qui doivent aider à détacher les corps, & à les démêler les uns des autres, ne fervoient qu'à les confondre & à les embar, raflter.
Cependant voilà quels font plufieurs ouvrages que l'on expofe dans les Cabinets , & aulquels on donne un nom illuftre fous prétexte qu'ils font peints fur un fond de bois bien ancien , ou fur une toile extrêmement vieille. Il n'eft pas befoin de vous en dire davantage, dis-je à Pymandre en avançant quelques pas dans la Galerie; peut- etre même que ces réflexions vous deviendraient ennuyeufes. C'eft pourquoi nous pouvonsen faire d'autres, qui, fans doute , vous feront plus a- gréables, puifque les Tableaux qne voici noue en peuvent fournir de fujet.
Bien loin repartit Pymandre , d'être impor- tuné de ce que vous remarquez .de ces Peintres peu connus, & des ouvrages fi pleins de défauts qui ont cours parmi le monde, l'on prend plaifir de voir cette oppofition que vous faites entre les bons & les mauvais Tableaux ; parce qu'il me fem- ble que l'on ne doit rien fouhaiter davantage que de bien comprendre les differences qui fe trouvent entre tant d'ouvriers. Elles font. infinies , lui repartis-je, car il y en a, non feulement- entre les favans Peintres & les Peintres médiocres-, mais même entre les plus célébres. Quoi qu'ils -approchent le plus d'un même but , qui et la perfe&ion, ils ne laiffent pas d'être for diffèrens les uns des autres, ainfi qlue je vous l'ai dit déja peut-être trop de fois.
G3 Mais
Mais comme la Nature eft variée en cent fa. çons; que chacun la regarde encore en cent dif- ferentes manieres; qu'il n'y a point d'ouvrier qui n'ait fon goût particulier, & de plus que tous les copiftes ne font pas d'une égale force, il ne faut pas s'étonner fi toutes leurs prodr&ions font fi differentes. Nous parlâmes hier des couleurs, des jours & des ombres. Confiderez, je vous prie, de quelle forte ces parties font traitées differemment dans les Tableaux du Titien , & dans ceux de Michel Ange de Caravage. Voila devant nous ceux du Titien dont je vous par. lois,' & que l'on eftime des plus beaux qu'il ait faits; & voila un peu plus bas un desplus ache- vez qui foit forti des mains du Caravage dans le- quel il a repréfentéle trépas de la Vierge.
On re peut pas dire que ce Tableau ne foit peint avec une admirable conduite d'ombres & de lumieres; qu'il n'yait une rondeur & unefor- cemerveilleufe dans toutes les parties qni lecom- pofent. Cependant je vous laiffe àjuger desTa. bleaux de ces deux Maîtres.
Je voi bien, ditPymandre, qu'il y aquelque choe de plus agréable dans ceux du Titien que dans celui du Caravage, où je ne trouve ni beau- té, ni grace dans les figures.
Iln'yarien, repartis-je; qu'un Peintredoive tant rechercher , que de rendre ies ouvrages a- gréables. Mais c'eft ce que le Caravage n'a ja- mais fait. Confiderez, s'il vous plaît, quel a été fon talent. Il a peint avec une entente de couleurs & de lumieres auffi favante qu'aucun Peintre. Vous pouvez remarquer uneveritédans les figures & les autres chofes qui les accompa- gnent; & l'on peut dire que la Nature ne peut
mieux
mieux être copiée que dans tout ce qu'il a peint. Mais il ne s'eft jamais formé aucunes idées de lui-même; il s'eft rendu efclave decette Nature, & non pas imitateur des belles chofes. Il n'a re- préfente que ce qui lui a paru devant les yeux, & s'eft conduit avec fi peu de jugement, qu'il n'a ni choifi le beau, ni fui ce qu'il a v de laid. II a peintégalement l'un & l'autre. Et comme on rencontre rarement de beaux objets, & qu'on en rencontre fouvent de difformes, il a auflfi prefque toûjours repréfenté ce qui eft deplus laid & de moins agréable. Ce Tableau vous peut faire juger de ce que je dis. Il 'avoit fait pour mettre dans l'Eglife de la Madona della Scala in Tranjle- vere. Mais quelque eflime qu'on eût pour les ouvrages de ce Peintre, on ne put l'y fouffrir. Le corps de la Vierge difpofé avec fi peu de bien- féance, & qui paroît celui d'une femme noyée, ne fembla pas aflez noble pour repréfenter celui de la Mere de Dieu. On l'ôta de la place o il Ftoit, & t !{)'z de Maniôou l'ayant acheté , il a depuis paffé en Angleterre , d'où il a été ap- porté ici.
Ce n'eft pas feulement dans ce fujet, maisen- core dans toutes les autres hiftoires qu'il a trai- t'es, qu'il n'a penfé ni à la noblefie , ni à la grandeur dont il devoit les accompagner. Il s'eft contenté demettre enfemble des figures & quel- que grande & noble que fût l'a&ion qu'il vouloit peindre, il ne fe fervoit, pour figurer des Heros ou de grands Perfonnages que de faquins & de miferables mal faits , tels qu'il les rencontroit, fans pouvoir fe détacher de la Nature pour la corriger; foit qu'il ne pût, ou ne fe fouciât pas de faire ni de beaux airs de tête, ni de belles
G 4 ex-
expreffions, ni de riches draperies, ni des ac- commodemens ricsefaires à ce qu'il vouioit re- préfenter. Il ne regardoit pas à la beauté des jours qui devoient répandre une lumiere agréa- ble dans tout fon ouvrage. Mais il choififfoit des lieux enfermez pour avoir des lumieres for- tes, qui puiflnt fervir à donner plus facilement du relief aux corps qui en feroient éclairez. Ce- pendant admirez, s'il vous plait, le caprice de a Fortune. Le Caravage a e fes fecateurs. Manfrede & le Valentin , de qui vous pouvez auffi voir ici des Tableaux, ont fuivi fa manie- re. Je ne fai s'il vous fouvient d'un Amour que nous avons vû au Palais Juftinien qu'on regardoit comme un chef-d'oeuvre du Caravage, & qu'on eftimoit des fommes immenfes.
II m'en fouvient à préfent, dit Pymandre, & que même Mr. Pouflin nous en parloit un jour avec grand nmpris.
Mr. Pouflin, lui repartis-je , ne pouvoit rien fouffrir du Caravage, & difoit qu 'i! toit venu au monde pour détruire la Peinture. Mais il ne faut pas s'étonner de l'averfion qu'il avoit pour lui. Car fi le Pouffin cherchoit la nobleffe dans fes fu- jets, le Caravage fe laiffoit emporter à la verité du naturel tel qu'il le voyoit. Ainfi ils étoient bien oppofez l'un à l'autre. Cependant fi l'on confidere en particulier ce qui dépend de l'art de peindre, Michel-Ange de Caravage l'avoir tout entier; j'entens l'art d'imiter ce qu'il avoit devant les yeux. En voyant le portrait qu'il a fait du Grand-Maître de Malthe qui eft dans le Cabinet du Roi, vous avouerez qu'on ne peut jamais rien faire de plus beau, parce que coinme il n'avoit à faire qu'un portrait, il a imité G
par-
parfaitement la Nature, qu'il n'a rien laiffl à y' defirer.
Mais cette partie de bien peindre les corps tels qu'on les voit, n'eft pas ce qui fait entierement' les grands Peintres: il y en a encore d'autres'qui la doivent accompagner, & que l'on admirebien' davantage.
Venez, je vous prie, confiderer les tableaux' du Guide; Ce Peintre, comme vous favez,étoit Eleve des Caraches. N'ayant p les égaler en. beaucoup de chofes, il-y en a dans lefquelles il les a furpaflez , ayant pofledé des talens, qui' l'ont rendu trés-recommandable. Il n'a pas don. né à fes figures cette verité, cette force, &'cet- te rondeur. qui paroît dans celles du Caravage. Mais cette noblefie, ces airs de tête fi beaux, e cesaccommodëmnens de femmes fi gracieùx,'qu'on voit dans fes ouvrages', lui-'ont donné un rang' bien au deffus du Caravage; & tel que l'ont eu le Dominiquin, l'Albane, & plufieurs autres E- leves des Caraches, dont vous pouvez confide- rer ici les plus beaux Tableau.
Alors je ceflai de parler; & après avoir été quelque temps attaché à regarder les Tableaux t de ces differens Matres, je dis à Pymandre:Vous§ pouvez obferver ici ce que nous avons dit'jdf- qu'à préfent des principales parties de la 'Pein- ture, tant pour ce qui-'regarde la grandeur des ordonnances, la force du deffein , la beauté dt coloris, & la noblefle des expreffions, quepoui les autres chofes dont nous nousfommes déja en- tretenus. Nenous contentons pas d'admirer dans Raphaël l'expreffion de-fes belles idées. Voyons encore dans"les autres Peintres qui font-venus depuis lui, de quelle forte ils ont mis leurs peln-
G 15- le"
fées au jour. Bien que les Tableaux quiornent la voute de cette Galerie ne forent que les copies de ceux qui font à Rome au Palais Farnefe, ils ne laiferont pas de nousfervir d'exemple. Car les originaux étant à fraifque, & ne pouvant être tranfportez, on doit en eftimer beaucoup les copies, lors qu'elles font auffi belles que cel- les-ci.
QEand vous parlez d'exprefions, interrompit Pymandre, n'entendez-vous pas les paffions de 'ame qui paroiffent fur le vifage, & que le Pein. tre repréfente felon la nature du fujet qu'il traite ?
Le mot d'expreffion en général, repartis-je, e doit prendre dans la Peinture, aufli bien qu'en toute autre chofe pour la veritable & naturelle repréfentation de ce que l'on veut faire voir & donner à connoître. Ainfi l'expreffion s'étend à traiter une hiffoire dans toutes les circonfian- ces qu'elle demande pour inflruire; à repréfenter un corps avec toutes es parties dans l'a&ion qui lui eft convenable; à faire voir fur le vifage les paflions neceffaires aux figures que l'on peint; & comme c'eftfur le vifage que l'on connoîtmieux Jes affe&ions de l'ame, on fe fert ordinairement du mot d'expreffion pour fignifier les paffions que l'on veut exprimer.
Ce font, dit Pymandre, ces differentes ima. ges de nos paffions qui font difficiles à bien re- préfenter, & en quoi tous les Peintres n'ontpas également réufii.
Raphaël, répondis-je, a té fans doureun des lus- favans dans cette partie. Car la plupart des eintres qui l'ort fuivi, n'ont fait que lecopier, & ne font pas entrez commelui dans la connoi'
fnee
lance qu'ils devroient avoir de la nature despaf- fions & de leurs effets. Pour les bien peindre, il faut qu'un Peintre non feulement ait exa&ement obfervé les marques qu'elles impriment au dehors, mais qu'il ache ce qui les fait naître dans le cour de l'homme, & de quelle forte ceux qui feren- contrent à quelque fpetacle font differemment touchez cde ce qu'ils voyent. Tout le monde ne reffent pas en même temps de femblables paflions. Un même fujet en caufe, qui font bien differen- tes entre elles; puifque nous .voyons que fi un homme de bien eft recompenfé de fes belles ac- tions, les honnêtes gens en reçoivent du plaifir, & les méchans en ont de la jaloufie. Ainfi l'on peut obferver en même temps fur le vifage des uns & des autres des changemens tout - - fait contraires & oppofez. Afin donc que le Peintre fache 'exprimer dans fes ouvrages ces diverfes paffions, il faut qu'il les connoiffe dans leur fource pouren mieux connol- tre encore les differens effets.
Le premier effet de l'Amour, dît alors Pyman- dre, qui eft une des principales paffions de l'a- nie, étant un defir de poffeder la chofe que l'on aime, je m'imagine que ce fentiment qui fe fait feulement dans l'efprit, eft affez difficile à bien repréfenter dans un Tableau.
Je ne vous-parlerai pas, repris-je, de l'art & de l'induftrie dont un excellent Peintre fe ferr pour former des traits, & coucher des couleurs qui expriment parfaitement les pallions de l'a- me; c'eft un fecret que ceux même qui lepoffe- dent auroient bien de la peine à apprendre aux autres. Et quoi que Raphaël ne cachât rien à f îs difciples de. tout ce qu'il fvoit, on ne voit
( 6 pas
pas qu'ils ayent comme lui donné à leurs figures les belles expreflions qui rendent les fiennes fi confiderables, parce que cela dépend de la force de l'imagination de celui qui peint, & que ce qu'on en pourroit communiquer dépend encore tellement de la pratique, qu'il faut être un trés- favant Peintre pour en faire des demonftrations avec le crayonavec vec [e pinceau, & auffi être bon deffinateur pour profiter des leçons qu'on auroit reçues. Ainfi nous ne devons pas entrer dans une connoiffance refervée aux Maîtres de l'art, & qui ne s'apprend point par le feul dif- cours. Mais nous pouvons bien dire fur le fu- jet des Paffions, ce-qui regarde la theorie, j'en- tens de quelle maniere elles naiffent dans l'ame; leurs differens effets; ce. que tous les Peintres y doivent remarquer: & en les développant, les expofer tellement en vue, qu'on les puiffe bien confiderer, & en faire des peintures qui leur ref- femblent.
Me renfermant donc dans la feule connoiffan. ce qu'on peut donner de la nature des Paions, ie vous dirai pour répondre à ce que vous de- mandez que ce defir qui noustravaille dans l'a, me pour nous joindre à ce que nous aimons, ou nous en rendre poffeffeurs, eft comme vous dites, aiez mal-aifé à bien repréfenter. Il faut pour cela qu'un Peintre obferve l'état où une perfonne fe trouve quand elle eft poffedee de cet- te pailion.
Comme l'efprit qui eft fortement occupé dans La recherche de ce qu'il aime, ou à la contein- plation dé l'objet qui le charme, n'a point d'au- tre penfée qui l'attache, il arrive que ame étant plus unie avec ce qu'eile aime qu'avec fon propre
corps,
corps, elle fe fait auffi paroître plus préfente dans l'objet qu'elle cherit s'il ef proche. d'elle, ou bien il femble qu'elle foit abfente & hors de fon propre cours, lors qu'elle fe trouve éloignée de ce qu'elle aime. De forte que c'eft le-devoir d'un Peintre' de faire-connoître ces deux differens états par des exprellions differentes. S'il vouloit par exemple figurer ce dernier état d'un amante & faire paroître un corps comme abandonné de fon ame, il repréfenteroit une perfonne dansun extafe & dans un abbatement qui le rendroit com- me immobile & fans vie. Pour le premier état dont nous avons parlé, il fe peut exprimer par des langueurs & par des raviflemens que l'on voit dans ceux qii aiment fortement lors qu'ils jouïifent de la préfence de la chofe qu'ils aiment, ce que le Carache a bien imité dans cette Galerie.
Ayant dit cela, je fis confiderer à Pymandre un Tableau, où Jupiter, eft repréfenté avec Ju- non,. dans- lequel foit que l'on regarde l'a&ion & la contenance de ce Dieu, foit que l'on con, fidere l'émotion de fon vifage & de fes yeuxlan- guiffans,l'on voit les marques d'une paffion très- violente.
On pourroit bien encore, lui dis-je, faire la meme obfervation dans un Tableau où leTitien a peint Venus & Adonis. Mais je vous dirai que ce qui demande une étude trés-exacte eft la connoiffance des divers mouvemens dont l'efprit d'un Amant eft agité pendant que fa paffion du- re. Car elle imprime fur fon corps des marques differentes, felon les differens tranfports où ilfe trouve. Tantôt la joye éclate fur fon vifage, &
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tantôt ce même vifage paroît pâle & mourant quand la joye fait place à la trifefle. Souvent on voit des larmes qui coulent des yeux des A- mans infortunez. Quelquefois ces mêmes Amans paroiffent tout de feu, & d'autres fois ils font tout de glace. Tantôt ils font des plaintes, & incontinent après ils font muets & infenfi- bles.
Ces differens changemens, interrompit Pyman. dre, arrivent felon que l'ame fe trouve agitée entre la crainte & l'efperance, & c'eft ce qui fait qu'elle donne des marques de joye ou de douleur. Lorfque le Taffe * depeint Tancrede amoureux de cette belle inconnue qu'il avoit rencontrée auprès d'une fontaine, il fait affez bien voir de quelle forte paroit un homme nouvellement en- flam.
Ceux qui connoîtront bien les effets de l'amour, repris-je, ne pourront pas long-temps ignorer quels font les effets de la haine.
Pour les bien comprendre, repliqua Pyman- dre, il n'y a qu'à chercher les caufes de l'une & de l'autre, & confiderer, que comme l'amour vient du fentiment du bien qu'il a pour l'ob. jet qu'il defire & qu'il cherche; aufli la haine naît du fentiment- du mal qu'elle regarde & qu'el- le fuit.
Il eft vrai, repartis-je, mais il y a des hai- nes bien plus fortes les unes que les autres. 11 s'en trouve- qui ne font que des antipathies na- ture!les, & des averfions que l'on a pour cer- taines chofes; mais il y en a qui font furieu- fes , & enragées, & qui durent jufqu'aprés la mort.
Ces * Gierufalemme liber. c. i. ftanz. 49.
Ces fortes haines , dit Pymandre, ne s'enra- cinent d'ordinaire que dans des corps dominez par une abondance de bile, & il etaif, ce me temble, à un Peintre qui veut repréfenter quel- qu'un pofledé de cette malheureufe pailion, de lui donner les marques qu'elle porte avec: elle. Les perfonnes gnéreufes-& hardies, nefont pas fujettes à ce tourment comme les poltronnes & les lâches, qui craignant toutes chofes, conçoi- vent aifément de la haine contre ceux qu'elles- penfent leur pouvoir nuire: mais ceux qui fomt fujets à ces fortes haines ont d'ordinaire quelque- marque de cruauté fur le vifage.
Comme les objets de l'amour &.de la haine, interrompis-je, peuvent être repréentez à l'ame en deux manieres, ou par les fens, exterieurs, ou par les fens interieurs; & que ceux dont jugeat les fens intérieurs, font nommez bons ou mau- vais; & ceux dont la connoiffance dépend des exterieurs font appeliez beaux ou laids, il y en a qui ont cru que l'on pouvoit confiderer deux fortes d'amour & deux fortes de haines l'une- qui a pour objet le beau & le laid, l'autre qui regarde le bien & lemal. Et afinde ne lescon- fondre pas ils ont donné à la premiere forted'a- mour & de haine, qui a pour objet -le beau& le- laid, le nom d'Agrément & d'Horreur, pour marquer par ces deux noms differensl'efRimeque l'on fait des beaux objets', & l'averfion quel'on a pour les chofes laides. Et comme ces deux- fortes de paflions regardent les fens exterieurs, plus que ne font les deux autres, elles impriment aufli des marques plus feofibles fur le vifage de- perfonnes qui en font touchées, principalement lors qu'elles font furprifes par la rencontre. d'un
objet
objet ou agréable, ou fâcheux.
Je ne crois pas qu'on puifie mieux repréfenter l'état auquel on fe trouve dans cette octafion, que Mr. Pouffin l'a fait dans un païfage qu'il peignit autrefois pour le Sieur- Pointel fon ami. On y voit un homme, qui voulant s'approcher. d'une fontaine, demeure tout effrayé en apper- cevant un corps mort environnéd'un ferpent; & plus loin une femme affife & toute épouvantée, voyant avec quelle frayeur cet- homme s'enfuitr On découvre dans la contenance de l'hômme, & fur les traits de fon vifage non feulement l'hor- reur qu'il a de voir ce corps mort étendu fur le bond de la-.rfntaine, mais auffi la craintequi l'a faifi à la rencontre de cet affieux ferpent dont il appréhende un traitement femblable. Or quand la crainte du mal fe joint à l'averfion qu'on a pour un objet defagréable, il et certain que l'ex- preffion en efRbien plus forte. Carles fourcils s'élevent, les yeux & la bouche s'ouvrent plus grands, comme pour chercher un afile, & de- mander du fecours. Les cheveux fe dreffent à la tête, le fang fe- retire du vifage, le laiffe pâle & défait, & tous les membres deviennent fi im- puiffans-qu'on a peine à parler & à courir : ce que l'on voit parfaitement bien repréfenté -dans ce Tableau.
Il y a une autre forte de paffion qui n'eft point cet agrément que l'on trouve dans les belles cho- fes, ni l'averfion que l'on a pour les laides. C'eft l'Admiration, qui femble être une haute eftirme que l'on conçoit tant pour les bonnes chofes que pour lesbelles.- Elle regarde auffi les-prodiges, les miracles, & les grandes a&ions. Ainfi nous admirons la bonté d'une perfonne, fa beauté, fa
gené--
génerofité & fa valeur. Le Tafle & l'Ariote voulant repréfenter un homme dans l'admiration, le font paroitre comme immobile , hauffant le front & le fourcil, fans ferrer les levres ni fer- mer les yeux.
Je ne fai s'il vous fouvient du Tableau que Mr. Pouffin a fait ici au Noviciat des Jefuites. On ne peut rien voir de plus beau que les expref- fions de joye & d'admiration qui s'y rencontrent. Le fujet de cet ouvrage ef une femme queSaint François Xavier reffufcite dans le Japon. Il y a des hommes & des femmes, qui voyantce corps ranimé par les prieres du Saint, paffent tout d'un coup de la trifteffe à la joye, & du defefpoir à l'admiration. Outre qu'on voit dans cet ouvrage les paiions admirablement peintes, on y remar- que encore des airs de tête tout à fait differens & extraordinaires. Mais, dis-je à Pymandre, en lui faifant re- garder ce beau Tableau, où Raphaël a repré6 fente toute la famille du petit Jefus, peut-on trouver un fujet, où ces diverires exprefions d'a- mour, de joye, d'agrément, & d'admiration foient plus favamment exprimées, que cet ou- vrage incomparable? Confiderez bien ces diffe- rens vifages , & vous y remarquerez tous ces mouvemens de l'ame parfaitement bien repré- fentez.
Après avoir été quelque-temps à examiner toutes les parties de ce Tableau, je repris ainfi mon difcours. Je vous dirai que le Defir & la Fuite, font deux paflions , dont les effets font prefque femblables à ceux que l'amour & la hai- ne produifent, fice n'eft que ceux dudefir&de la filite, font moins violens que ceux de la hai-
ne
ne & de l'amour. Néanmoins comme les uns & les autres ont pour objet le bien & le mal, il eft aifé pour peu qu'on y prenne garde de connoitre les differences que l'on y doit obier- ver.
Alors étant demeuré quelque-temps fans par- ler, Pymandre qui crut que je ne voulois pas m'étendre davantage fur cette matiere, me dit auffi-tot, puifque nous fommes tombez fur le difcours des paffions, ne vous laffez point, je vous prie, de raporter tout ce que vous y avez re- marqué.
C'eft en effet , lui repartis-je, une partie fi neceffaire, & fi confiderable dans la Peinture, que je ne croi pas qu'on puiffe rien dire de plus important, & qui vous donne plus de plaifir, lors que vous verrez quelques Tableaux, où les pafions feront bien repréfentées.
Le plaifir même que j'en reçois déja, dt Py- mandre, n'eft-il pas une paffion dont ilfautque vous parliez ? Oui fans doute, lui repliquai ,. s'il e vrai que le plaifir fe Forme dans l'ame par la préfence des objets, qui nous donnent de la joye. C'eft de cette joye qui fait épanouïr le coeur, comme une fleur qui éclôt, quefe forme le ris, qui n'eft que l'effet & une apparence ex. terieure de la paffion interieure.
Mais, iterrompit Pymandre, le ris vientauf- fi quelquefois d'une émotion corporelle, & non pas de la joye;comme celui qui procede du cha- touillement des aiffelles , dont l'on a vu autre- fois des Gladiateurs mourir en riant, à caufe qu'ils avoient été bleflez fous le bras.
Je penfe, repartis-je, que cette forte de ris n'eft pas fort agréable; & comme il eft feule-
ment
ment caufé par quelque nerf, ou par quelque mufcle offenfé; je ne crois pas qu'il fafle fur le vifage un effet femblable à celui qui vient de la joye. Toutefois comme je n'ai jamais fait cette obfervation, je ne vous en dirai rien: je me con- tenterai de remarquer que quand le ris eft un ef- fet du plaifir que nôtre coeur reffent, il vient d'une foudaine émotion de nôtre ame, qui vou- lant exprimer fa joye excite une grande abon- dance de fang chaud, & multiplie les efprits qui agitent les mufcles qui font à l'entour du coeur, lefquels fe communiquant a ceux qui font atta- chez aux deux ctez de la bouche, les font fou- lever, & contraignent en même temps les levres de s'ouvrir avec un changement de toute la forme du vifage. De forte que vous pouvez juger qu'un Peintre excellent doit bien connoître ces diverfes caufes pour les mieux obferver fur le naturel, & pour en faire voir tous les effets dans les Figures qu'il repréfente: car par -ce moyen il mettra de la difference nn ulament entre le pleurer & le rire, que les ignorans ne favent pas trop bien diftinguer, mais encore en- tre les fortes joyes & les moindres. Ce n'eft pas encore affez d'exprimer le ris fur le vifage quand le fujet le demande, il faut fa- voir donner les mouvemens de la joye felon l'ac- tion que l'on repréfente, conformément à l'âge & à la condition des perfonnes que l'on peint. Comme ce font les chofes nouvelles qui excitent la joye dans le coeur, les perfonnes agées qui fe trouveront à un fpe&acle en feront beaucoup moins touchées que les jeunes gens, dont la com- plexion eft plus fufceptible de cette paflion, n'é- tant pas accoûtumez à toutes fortes de nouveau- tez. Il
Il y a encore une chofe à remarquer, c'efl qu'à la vue des fpeâacles , les hommes graves & de qualité s'empêchent minux de rire que le vulgai- re, parce que les hommes fages & un peu agez, font d'ordinaire attachez à de profondes médita. rions ; ainfi à caufe de leurs penféesplusferieu. fes, & auffi à caufe de leur temperament qui eft fouvent melancholique, ils ne s'arrêtent pasi des chofes legeres , comme fait le peuple & les en- fans. De forte que dans l'ordonnance d'un Ta- bleau , le Peintre doit diftribuer les mouvemens de fes figures avec bienféance , faifant voir quel ef le vrai caracere de la pafiion qu'il repréfente, & jufqu'où chacun la doit poffeder, en donnant, comme nous avons dit, des marques conformes au naturel , à l'âge & à la condition de ceux qu'on veut repréfenter.
Selon vous, interrompit Pymandre en foûriant, il y a donc des ris de condition.
Affrément , repartis-je, & fi vous avez ja- mais confideré de quelle maniere un Païfan ex- prime fa joye, jem'affure que fa façon delefai- re a été capable de vous faire rire vous-même, mais d'une maniere differenre. Et-c'eft auffi une marque du-jugement du Peintre, & un effet de l'Art, de ne repréfenter pas feulement le ris, mais de faire encore que ceux que l'on peint riants , faffent fi bien connoître le fujet de leur joye, qu'ils obligent ceux qui les regardent de faire la même chofe. Voyez, je vous prie, dans ce grand Tableau du Triomphe de Bacchus com- me leCarache a donné differens cara&eres dejoye à toutes ces figures , mais cependant tous con- formes à fon fujet. LeDominiquin n'eft paslou6 d'avoir repréfenté dans -une hitoire auffi ferieufe,
qu'eft-
qu'eft celle du martyre de S. André, un incident quilui donne occafion de peindre des bourreaux qui rient, & qui font des a&ions indignes de l'ac- tion qu'il a figurée. Les expreflions de raille- rie, ne conviennent pas à des fujets qui doivent exciter une grande horreur, ou une extrême pitié.
Comme je ceffois de parler, nous nous ren- I contrâmes à l'endroit de la Galerie, où eft un Tableau du Carache, dans lequel on voit An- dromede attachée à un rocher. Pymandre ayant jette les yeux deffus , & me faifant remarquer les expreflions de douleur & de triftefle qu'on y voit: Que vous femble, me dit-il, dela douleur ? Trouvez-vous qu'elle foit plus difficile à bien repréfenter que l'ambur & la joye ? Afin de bien exprimer la douleur, repartis-je, il faut la bien connoître. Pour cela il me fem- ble, que puis qu'elle et un tourment de l'efprit & du corps, on doit la féparer en deux branches,
lui donner deux noms differens. Car lorsque cette paffion afflige le corps, on peut proprement I'appeller Douleur; & lorsqu'elle tourmentel'ef- prit, fon vrai nom eft Trifteffe. Ces deux qua- litez font differentes l'une de l'autre, en ce que la douleur corporelle paroît, avec une altera- tion plus vifible, & des aions plus fortes dans les perfonnes qui fouffrent ; ce qu'on peut re- marquer dans les criminels qu'on châtie, ou dans I des gens bleffez; au lieu que la douleur de l'ef- prit n'eft pas toujours accompagnée des agita- tions&.desmouvemens du corps. Je ne fai fi vous vous fouvenez d'un Tableau dont l'antiquité a fait tant d'état pour les belles
ex-
expreffions que l'on y voyoit. Ariflide Peintre célébre, & dont nous avons autrefois parlé, a- voit peint la prife d'une Ville, où entr'autres Figures, il fit paroître une femme mourantedes bleffures dont elle étoit couverte. Elle tenoit entre fes bras un petit enfant, qui voulant teter s'attachoit des mains à une playe qu'elle avoità la mamelle; ce qui fembloit être caufequecette femme expirante en reffentoit un furcroit de douleur, & témoignoit encore dans le miferable état où elle étoit, la peur qu'elle avoit que fon enfant ne trouvant plus de lait dans fon fein, n'en tirât du fang au lieu de nourriture.
Vous parlez, dit Pymandre, d'un Tableau qui fut en fi grande réputation, qu'Alexandre le fit porter à Pélas lieu de fa naiffance.
Je vous parle, repartis-je , d'un ouvrage qui mefemble affez propre à nôtre fujet: car les ex- preffions m'en paroiflent fi belles & fi bien d- peintes par ceux qui en ont écrit , que j'ai cru mettre une belle image dans votre efprit, en vous faifant fouvenir de cette Peinture.
Les anciens, repliqua Pymandre, n'ont-ils pas auffi fait grande eftime d'un Tableau où Thiman- the repréfenta l'état d'un Pere affligé?
Le Tableau dont vous parlez , répondis-je, étoit different de l'autre, en ce que celui d'Arif- tide faifoit voir beaucoup de cette palfion que nous appelions Douleur, & celui de Thimanthe exprimoit cette autre paffion que nous nommons Trifteffe.
Or comme la trifleffe, qui eft donc la douleur de l'efprit , peut naître des objets paffez, des préfens & de ceux que l'on croit devoir arriver, il faut que le Peintre prenne garde à repréfenter
dans
dans on ouvrage les chofes qui doivent marquer ces trois temps. Cela fe peut faire en faifant feulement voir la trifteffe fur le vifage des perfon. nes qui en doivent être touchées. Par exemple, fion repréfente Ariadne fur le bord de la mer, lors que Bacchus la trouve trille & abatuë , à caufe de l'infidelité de celui qui l'a laifée, il n'y aura que cette Princeffe qui paroitra affligée, parce que le fujet de fon déplaifir n'eft pas pré- fent ni connu, & qu'il n'y a qu'elle qui le fache. Car pourquoi Bacchns & ceux de fa fuite qui la rencontrent, reffentiroient-ils quelque douleur, puis qu'ils ne connoiffent point encore cette fem- me affligée, & ne voyent point quelle eft la caufe de on déplaifir ? Celui qui repréfenta Melagre que l'on portoit auTombeau, mit fort à propos la triftefl fur le vifige de ceux qui rendoient à ce mort les der- niers devoirs, parce que le fujet étoit préfent. Que fi un Peintre veut faire paroître dans es fi- gures une trifleffe caufée par l'attente de quelque chofe de fâcheux : alors il faut qu'il confidere quels perfonnages en doivent être les plus tou- chez. Car fi c'eft un malheur connu de tout le monde, comme.celui qui menace Andromede attachée à un rocher , la douleur doit paroitre non feulement fur le vifage de cette infortunée Princeffe, mais encore fur celui de fon pere, de fa mere, & de tous ceux qui font préfens, & qui voyent le danger où elle eft expofée, comme le Carache a fait dans ce Tableau. Mais fi on repréfentoit une perfonne dans l'at- tente d'une mauvaife nouvelle , ou de quelque accident funefle, fans doute la trifteffe ne devroit paroitre que dans cette feule perfonne, parce que
tous
tous ceux qui font auprés d'elle ne peuvent pas favoir fes apréhenfions; & quand ils les fauroient, ils n'en doivent pas paroître fi fort affligez, à caufe que d'ordinaire nous ne fommes touchez de compaffion, que quand nous voyons une perfon. ne être effe&ivement dans la peine & dans le mal- heur. Mais nous n'allons pas toujours avec elle au devant du mal, nous attendons qu'il foit ar. rivé pour prendre part à fon affli&ion. Et je m'imagine que quand la femme de Céfar troublée par le fonge qui lui pronoftiqua la mort de fon mari, fit fes efforts pour l'empêcher d'aller au Senat, elle étoit feule alors en qui l'on vît des marques de trifteffe & de crainte.
Or comme la trifteffe caufe de fâcheux effets, il faut confiderer de quelle forte elle agit fur l'ef- prit, pour mieux connoitre les impreflions qu'elle fait fur le corps. Premierement, fi cette douleur eft exceffive, elle abat l'efprit, & femble l'in- terdire de fes fonfions ordinaires: enfortequefi vous repréfentez une perfonne dans une profonde trifteffe; il faut qu'elle paroiffe accablée, & con. me incapable de faire aucune a&ion.
Mais, interrompit Pymandre , il arrive fou- vent que quand il nous refte quelque efperance de pouvoir furmonter les caufes de nôtre déplaifir, alors cette efperance peut fervir à fortifier nôtre efprit, & àenflàmer nôtre courage.
En ce cas, repris-je, le Peintre doit donner quelque vigueur à fes figures ; mais il faut aulli que l'efperance ou le defefpoir ayent lieu de fe rencontrer avec la douleur, &alors elles fervent à faire agir, & àreveiller la trifteffe, qui de fon naturel eft lente & affoupie.
Ainfi quand Raphaël a repréfenté le martyre
des
des Innocens, il a fait voir des femmes dans ces états d'une douleur & d'une trifteffe extrême. Celles qui tiennent leurs enfans encore vivans, tâ- chent de fuir, & de fe fauver; & celles qui les voyent maffacrez , s'abandonnent à la douleur, ou n'ont de force que pour montrer des effets de leur defefpoir, en s'arrachant les cheveux, & fe jettant fur les corps de ces pauvres inno- cens. Mais lors que nous fommes éloignez de l'ob- jet qui caufe notre affli&ion, & qu'il ne nous refle nulle forte d'efperance , nous demeurons comme ftupides, & nous nous donnons en proye à nos maux. Il n'eft pas befoin de remarquer ici tous les tourmens que cette paffion caufe à l'efprit, & toutes les gênes qu'ellelui faitfouffrir; nous de- vons feulement confiderer les effets qu'elle pro- duit fur le corps. Une des plus ordinaires mar- ques de la Trifleffe, efi un abatement , & une pâleur fur le vifage , & dans tous les membres, d'autant que c'eft une paffion maligne, froide & feche, qui épuife l'humeur radicale , & qui en éteignant peu à peu la chaleur naturelle, pouffe fon venin jufques au coeur qu'elle flétrit, & dont elle confume les forces par fa mauvaife influence. II me fouvient que l'Ariofte t repréfente affez bien les changemens que cette paiion fait fur le vifage, quand il parle de Joconde, & qu'aprés avoir dit les tourmens de fon ame , il fait ainfi l'image de cet infortuné mari.
E la faccia, che dianzi era Si ella, Si canfia si, che pis non embra qeUdla. om. llL H Par t Cwt. 8.
Par che gli occhijî afcondan ne la tefia, Crefcit il nafo par nel vifo fearno; De la beltà fipoca li ne refta, Che ne potrà far paragone indarno. Je ne crois pas, dît Pymandre, qu'un Peintre fit une belle Perfonne, s'il la peignoit telle que l'Ariofte figure Joconde.
Cette Perfonne feroit belle, repartis-je, étant repréfentée dans le temps de fon affliion: de même que dans un fujet bien different, la vrai- femblance ne fe trouveroit pas , fi on repréfen- toit la Magdeleine dans une fraîcheur & dans un embonpoint, lors qu'elle eft dans le derert à faire penitence. Et puis une perfonne peut encore être belle, quoi qu'elle foit affligée; car il faut que ladouleur ne foit mife fur fon vifage, que comme un voile au travers duquel on aperçoive fa beauté, lors principalement que la douleur ef toute récente, & qu'elle n'a pas encore eu le temps de faire impreflion fur le corps , comme dans les premiers momens que la Magdeleine fe convertit. Outre celac'eft, que la trifteflene ré. duit pas toujours les perfonnes dans un état qui défigure les traits de leur vifage , & les rende méconnoiffables. Quand elle eft un peu moins forte nous verfons des larmes, nous jettons au dehors , pour ainfi dire, une partie de ntre affliâion: & en épuifant par ce moyen l'humeur qui nous oppreffe , nous nous déchargeons peu à peu du fardeau que nous avions au dedans. C'eft pourquoi dans un Tableau, il faut quel- quefois que ceux qui ne pleurent pas, foientplus abbatus & paroiffent comme accablez de douleur. Mais pour ceux qui font peints répandantdes lar-
ies,
res, on peut leur donner plus d'a&ion , parce que l'ame qui s'aide elle-meme, foulage le corps par ce petit fecours qu'il reçoit. Ainfi dans cette Peinture que vous avez vû à Rome dans l'E- glife de la Trinité du Mont, Daniel de Volter- re a repréfenté la Vierge au pied de la Croix ac- cablée de triftefie , & le coeur preffé d'une ex- trême douleur. Les autres femmes qui font dans les pleurs, s'employent à la fecourir, parce que trouvant quelque foulagement dans leurs larmes, il leur refte affez de force pour affifter la Mere du Fils de Dieu. Or ce n'eft pas affez de repréfenter la douleur & la trifteffe dans les perfonnes qui ont fujet d'en être touchées. Il faut encore imprimer fur le vifage de ceux qui les voyent des marques de compaffion & de mifericorde. Pour cela il faut connoître quels font les fujets aui veulent que nous exprimions la pitié fur le vifage d'une fi- gure.
Lors qu'un Peintre repréfente le martyre de quelque Saint; ou bien quelque accident fâcheux; il faut qu'il y ait toujours quelques-uns de ceux qui font préfens qui foient touchez de compaf- fion, parce qu'on a pitié des perfonnesqui fouf- frent, principalement fi ce font des gens debien qui foient injuftement affligez. Comme cette pailion eft une douleur que nous reflèntons des miferes de ceux que nous jugeons dignes d'une meilleure fortune, les marques qu'elle laiffe fur le vifage, approchent beaucoup de celles de la triftele. Car la pitié eft une efpece de trifteffe mêlée d'amour, ou de bonne volonté que nous avons pour ceux qui foufient. Et quand il arri- ve que nous voyons une perfonne dans les fu-
H z plices
plices & dans les tourmens , alors l'horreur fe joint avec la pitié qui donne un reffentimentplus vif à l'ame, & la rempliffant d'une certaine a- préhenfion, retire auprés du coeur le fang& les efprits, qui femblent attirer auffi avec eux les mufcles, & les tendons où ils réfident; ce qui fait que dans une grande frayeur , le vifage de- vient pâle, fe défigure, & fait quelquefois des mouvemens horribles.
-Que fi l'action qui nous épouvante nous afur- pris l'impourvu, alors les yeux & la bouche font les principales parties qui marquent de l'é- tonnement & de la furprife: & comme fouvent les yeux ne peuvent fuporter la vue d'un objet fâcheux, ils fe détournent & regardent ailleurs. C'eft ainfi qu'en peignant le Jugement de Salo- mon, on peut repréfenter des femmes quitour- nent le vifage d'un autre côté, & des enfans qui fe cachent, & qui femblent crier voyant'un Sol- dat qui fe prépare pour exécuter l'Arrêt de ce Prince ; parce qu'il eft bien vrai-femblable que chacun fut furpris d'un jugement fi étrange, & qu'il n'y eût perfonne qui ne fût touché de pitié & d'horreur, devoir un enfant qu'on vouloitfé parer en deux; ce que Mr. Pouffin a exprimé a- vec beaucoup d'art & de fcience dans un Tableau qu'il a fait.
Si donc nous fomrmes touchez des fpe&acles douloureux , des fuplices .& des naufrages; l nous avons pitié de la mifere d'un pauvre, &des foufrances d'un malade; nous fommes encore plus fenfiblement émus , lorfque nos proches & nos amis fe trouvent dans ces fortes de calamitez; & c'et en quoi il faut mettre de la difference dans les aoions des figures felon les divers fujets,& faire
que
que les enfans d'un malade & fes amis foient plus affligez que. les étrangers. Cela fe trouve obfervé dans le Tableau de Germanicus , dont vous fites faire une copie étant à Rome. On y voit ces differens degrez de douleur parfaitement exprimez. La triftefie ne paroît pas fi forte dans les jeunes enfans de ce Prince que dans fa femme. llya feulement fur leurs vifages des marques de cette tendreffèe, dont leurs jeunes cours pou- voient être capables. Les Capitaines qui font préfens, font paroître leur douleur par leurs a&ions, & font voir à Germanicus le defir qu'ils ont de venger fa mort. II y a d'autres Officiers & quelques Soldats qui verfent des larmes, & qui par leur contenance témoignent le déplaifir qu'ils foufrent de perdre ce Prince dans la fleur de fon âge. Et parce, dît Pymandre, qu'on ne connolt pas toujours aifsment: quelle eftlla douleur- des i femmes à la mort de leurs maris, le Pouflin a laiff à deviner dans fon Tableau celle d'Agrip- pine, qui fe cache le vifage avec un mouchoir.
C'eft l'adreflede cet excellent Peintre, repar- tis-je, qui n'a pas cru pouvoir mieux exprimer une douleur exceffive, qu'en couvrant le vifage de cette Princefle, à l'imitation de cet ancien Peintre que nous venonsde nommer. Il y a des infortunes, repliqua Pymandre, dont une ame eft fenfiblement touchée, & qui cepen- dant ne ont pas de fi fortes impreffions fur le corps, que d'autres fujets qui caufent moins de peine. Ainfi Pfammetite * Roi d'Egypte parut es larmes aux yeux, en voyant un de fes amis dans une extrême mifere, quoi qu'avant cela il
H e eût *Herod. in Thi.
eût vu avec une confiance admirable conduire fon propre fils au fuplice. C'eft pourquoi ne penfez-vous pas qu'il eft bien difficile qu'un Pein. tre imprime toijours fur le vifage de fes figures les veritables marques de cette pitié , puifque la nature eft elle-même inégale dans ces rencon- tres?
La difficulté de l'exreffion, repartis-je, ne vient pas de l'inegalite de la nature, & des di- vers effets qu'elle produit ; mais il eft certain que le Peintre doit l'imiter & la fuivre pas à pas dans ce qu'elle fait: de forte que dans cetterencontre que vous venez de citer, qui a été fi extraordinai- re, qu'elle s'eft fait remarquer de l'antiquité, un Peintre qui voudroit en faire un Tableau ne devroit pas repréfenter ce Roi les larmes aux yeux en voyant fot fils, puis qu'il feroit une fautecon- tre l'Hiftoire, mais il pourroit toujours impri- mer fur fon vifage quelque figne, qui marquât l'état de fon ame affligée. Car fi un fpe&acle fi fanefte & fi cruel ôta l'ufage des pleurs à ce Pere defolé, fon ame pour cela n'étoit pas fans fouffrir des émotions très-piquantes, quiparoiffent tou- jours afèez par quelques marques extérieures.
Après avoir été quelque-temps fans parler, je continuai de dire, l'Indignation eft une forte de douleur toute contraire a la compaffion & à la mifericorde : car l'indignation fe forme en nous quand nous voyons les méchans triompher, & obtenir des récompenfes qu'ils n'ont pas méritées, ou qu'ils n'ontaquifes que par des crimes. Cette paffion eft différente de l'Envie, en ce que l'Iii dignation eft un jufte reffentiment des gens-de- bien contre les méchans, & l'Envie eft un mou- vement qui feforme dans l'amedes hommesam-
bitieux
bitieux & des jaloux, à caufe des profperitez qu'ils voyent arriver à leurs égaux , où à leurs femblables. Comme cette derniere paflion etl une humeur chagrine, qui vient d'une melancholie noire, fes effets reffemblent beaucoup à ceux de la haine: car elle rend le vifage pâle, & paroît principalement dans les yeux qui s'attachent, ou a regarder avec averfion ceux qui font dans la bonne fortune, ou à les fuir avec chagrin. Ra- phaël a merveilleufement bien peint cette mau- dite paffion, quand il a repréfenté le petit Jofeph qui raconte à fes freres le fonge qui lui promet tant de profperité. . On les voit tous qui leregardent avec des yeux enfoncez, le fourcil abbatu, & un certain dédain qui paroît au coin de la bouche de quelques-uns. Mais ce qu'il a particulierement obfervé, c'eft que les plus jeunes des freres pa- roiffent moins touchez de cette forte paffion que les autres , parce qu'il eft certain que les jeunes gens en font moins fufceptibles.
Il y a une autre Paflion qui eff différente de I'Envie, bien qu'elle rende auffi les hommes ja- loux des profperitez de leurs femblables. C'eft l'Emulation ; mais comme elle ne vient d'aucune mauvaife affecion, fes effets n'ont rien de ce qui paroit fur le vifage des envieux. Elle fe trouve d'ordinaire dans les belles ames, oh elle fert com- me d'éguillon à la vertu. Alors regardant Pymandre, je crains à la fin, lui dis-je, de vous ennuyer furcettematiere des Paffions, dont il me femble qu'il y a déja long- temps que nous parlons: mais vous me donnez une attention fi favorable que je m'y arrte quafi autant que je trouve de remarques a y faire. Vous auriez tort, repartit'Pymandre, delaiflet
H 4 quel-
quelque chofe à dire fur ce fujet: car outre que vous me faites voir que cette partie eft comme l'ame de la Peinture, & la plus noble de toutes celles qui s'y rencontrent; c'eft qu'il me femble que cette connoiffance eft la plus convenable aux perfonnes qui ne peuvent aprendre que laTheo- rie de l'Art.
Je continuerai donc à vous dire , repris-je, que comme il y a des pafions dont les mouve- mens font lents , & dont les marques qu'elles impriment fur le corps font affez difficiles à re- préfenter, à caufe qu'elles paroiffent fort peu dans les traits du vifage, & bien fouvent point du tout dans les autres parties du corps. Il y en a auffi qui non feulement font agir l'efprit avec force, mais encore qui mettent tout le corps dans un état qui fait affez connoître leur natu- re. La Hardieffe, qui eft une réfolution de cou- rage, par laquelle l'homme méprife lesdangers, & entreprend des a&ions extraordinaires, et d'une nature affez facile à connoître. Carcon- me celui quieft hardi &courageux, ne s'effiaye point des maux qu'il prévoit, auffi ne s'étonne- t-il pas quand ils arrivent: au contraire il va au devant pour les combattre, ou bien il les attend de pied ferme pour s'en défendre.
Mais il faut remarquer qu'outre le courage qui rend les hommes hardis., il y a encore l'au- torit , la force, & la bonne conftitution du corps, la bonne confcience , & le bon droit. L'autorité donne de l'affirance, parce qu'on fe croit au deflus des autres. La bonne conftitui tion du corps, rend les hommes hardis & vail- Jans: & bien qu'une partie du fang fe retire au, prés du coeur lors qu'ils font parmi les ha-
zards,
îards, néanmoins le reftedu corps ne s'en trqu- ve pas dépourvu ; ce qui fait qu'ils ne pâliffent' & ne tremblent point comme ceux qui font fai- fis de crainte. On voit des exemples de toutes ces expreflions dans la bataille de Conftantin fai- te par Raphaël, & dans plufieurs autres de fes ouvrages: mais parce que la hardieffe ne paroîtr feulement pas dans les combats & dans les ba- tailles , & qu'elle fe trouve fouvent dans l'ame- des vaincus, auffi bien que dans celle des vi&o- rieux, comme on devroit le faire voir à l'en- droit de Porus & d'Alexandre, fi on vouloit les repréfenter après la bataille où Alexandre rem- porta la vi&oire; il faudroit que le Peintre con- fiderât bien de quelle forte il pourroit exprimer un femblable'fujet.
Je vous ai dit que la bonne conecience, & le bon droit rendent l'homme hardi. C'eft pour- quoi les Martyrs que l'on mene au fuplice, doi- vent être peints avec beaucoupde frmeté & de, courage. Comme ils connoiffent la juftice de leur caufe, & qu'ils font dans l'efperance de jouir des félicitez éternelles , ils ne font jamais épouvantez par les fuplices qu'on leur prépare. On voit des expreffions admirables de cette har- diefIe, & de cette confiance dans le Tableau de Saint Laurent du-Titien , dans le Saint Eirafme du Pouflin, & dans un Tableau de Saint Etien- ne du Carache. Il et vrai que la nature n'avoit nulle part dans la confiance des Saints ; que ce n'toit ni une forte complexion, ni la vigueur du fang qui les rendoit intrépides: c'étoit la grace de Jefus-Chrift toute feule qui les forti- fioit , puifque les perfonnes les plus délicates ont fouffert des maux, dont la menace même
sH s e
en d'autres rencontres auroit produit ces effets étranges dans les corps les plus robuftes, & fur I'efprit des plus courageux. Car outre les im- preffions que la Peur ou la Crainte font d'ordi- naire fur l'efprit de l'homme, elles en laiffent encore fur toutes les parties du corps qui leur font faire mille a&ions differentes.
Prémierement, la Crainte ferre le coeur & l'affbiblit par la vive apréhenfion qu'elle lui don- ne du mal qui le menace. Ce qui fait que tou. te la chaleur qui eft au vifage étant contrainte d'accourir avec celle des autres parties au fe- cours du ceur, le fang qui donne la chaleur & la couleur à la chair fe retire, & le teint de- vient pâle. Vous avez pu voir les marques de la Peur , bien exprimées dans les Tableaux de Raphaël qui font au Vatican, particulierement dans celui où il a repréfenté Attila furpris de la vifion des Apbtres, Saint Pierre & Saint Paul, & encore dans celui qui eft aux Loges, où l'on voit des gens qui tâchent à fe fauver des eaux du déluge.
Outre la pâleur qui paroit fur le vifage des perfonnes effrayées, on remarque encore qu'el- les font fouvent faifies d'un continuel tremble- ment; qu'elles ne peuvent parler , ou ne font que begayer; que leurs cheveux fe dreffent d'lorreur, comme nous avons remarqué; & que bien fouvent elles font remplies d'un tel éton- nement, qu'il ne leur refte ni jugement ni rai- fon.
Un excellent Peintre qui veut repréfenter tous ces effets doit connoître & confiderer ce qui don- ne de la crainte à l'homme, & felon quelacau- fe en eft grande , en imprimer des marques plus
tor-
fortes. Ainfi dans le Jugement de Salomon.que le mme Raphaël a peint:, on voit qua la veri; table Mere, pour empêcher. 'exécution d'un Arrêt qui doit ôter la vie à fon enant, fe jette vers celui qui fe prépare le couper en deux, & montre qu'elle aime mieux l'abandonner à cel- le qui n'et- point fa mere, que de fouffrirqu'on en fafèe un partage fi cruel; II y a une autre forte de crainte qui n'eft point cette perturbation de l'ame dont nous ve- nons de parler: mais qui eft ce refpe&, & cet- te révérence qui fait la plusgrandepartie del'A- doration. Car dans l'Ecriture Sainte fous cette expreffion.dé crainte de Dieu eft compris tout te culte que nous lui rendons. Cette craintequi réfide dans la plus haute partie .de l'ame , n'a pas comme la crainte fervile une liaifon fi étroi- te avec le corps-, our y. marquer fes effets. L'efprit fait fouvent lui feul tous les divers mou- vemens que la charité y fait naître, fans que le corps y ait part, ni qu'on s'en aperçoive;. & s'il arrive quelquefois que le corps participe aux fen- timens de l'ame, c'eft fans trouble & fans émo- tion. Raphaël a fort bien exprimé cela, lors qu'il a repréfenté Abraham qui adore Dieu fous la forme de trois jeunes hommes qui s'aparurenc a lui, & encore dans le Tableau oà Noé facri- fie au fortir de l'Arche. Ce grand Peintre peut fournir lui feul des exemples pour aprendre à bien peindre toutes les paflions. Lors qu'il a repréfenté Jofeph qui s'enfuit d'au- prés la femme de Putiphar , on voit comment il a fù unir enfemble fur le vifage de ce jeune homme la crainte avec la honte, ou plutôt la pudeur; & fur celui de cette femme l'amour & l'impudence.
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Il fera aifé à un Peintre de concevoir dequel- le maniere il doit exprimer l'impudence; quand il faura de quelle forte nait la Pudeur , qui et une honte fage & honnête ; puifque l'Impuden- ce eft un mépris des maux que la honte apré. hende, & un défaut de fentiment pour les cho- fes qui peuvent aporter quelque infamie.
Dans ce genre de maux qui nous caufent dela. honte, font compris les affrontsreçûs, ceux que l'on reffent fur l'heure, & les fujets qui nous en peuvent donner à l'avenir. Ainfi la honte pa- roîtra fur le vifage d'une Suzanne ou d'une Lu. crece, à caufe de l'injure qu'elles-auront reçue. Raphaël a repréfenté Jofeph dans le temps que l'Impudence de fa maitrefle lui caufe de la hon- te-& de la crainte tout enfemble. Ce qui fe voit aifément par fa bouche ouverte, & le trouble qui paroît fur tout fon vifge; par l'afion qu'il fait des bras & des mains ,. & par l'effort qu'il fait pour s'enfuir & pour fe fauver.
Je demanderois volontiers, dt Pymandre,, pourquoi la honte fait monter le fang au vifage; & que la crainte au contraire le retire auprés du coeur ; puifque la honte eft une crainte qui naît de ce que l'homme apréhende quelque blâme, ou quelque infamie qui le deshonore lui ou fes amis.
On vous répondra, repartis-je, que les hom- mes peuvent être menacez de deux fortes de maux, dont les uns font feulement contraires aux defirs des fens, comme feroit un refus, un re- proche, ou des chofes femblables: mais que les autres paffent plus outre , & vont jufques à la, ruine de la nature , comme font les dangers es- trêmes, & les perils de la, mort. Or quand
l'homn
l'homme envifage les maux qui vont à la deftruc-- tion de fon être , alors la Nature épouvantée. du danger- où elle fe trouve, cherche du fecours. par tout ; & pour fortifier le coeur qui eft le- principe de la vie, elle amaffe autour de lui, ce qu'il y a de fang. & de chaleur répandu par tout, le corps ; ce qui fait que le-virage pâlit dans les. grandes frayeurs. Mais quand l'homme n'apré- hende que les moindres maux, je veux dire, ceux qui ne le menacent pas d'un peril extrême, mais feulement. qui peuvent diminuer fa gloire,. & I'eftime dans laquelle il eft; alors la nature. n'ef point émuë fi puiffamment; il n'y a qu'une- certaine douleur qui agit fur les fens , laquelle n'étant pas affez forte pour envoyer toute la cha- leur & le fang au dedans du corps, le laiffemon- ter au vifage qui demeure couvert d'une rou- geur, comme fi c'étoit un voile que la Nature. même y mît pour cacher fa honte, & prévenir le fecours que les mains donnent fouvent au vi- fage dans de- femblables rencontres. Ce que. Ra- phaël a bien f exprimer dans le Tableau, o. Adam & Eve font chaflez du. Paradis Terreftre;. car il a repréfenté Adam qui fort le corps tout. courbé, & fe cachant les yeux avec les mains.
Ce font auffi les yeux, repartit Pymandre , qui font à mon avis les parties les plus affligées de la honte, à caufe qu'elles font les. plus no- bles.
La Honte, repris-je, peut être repréfentée fur le vifage en deux manieres, à favoir lors qu'elle y paroît avec une couleur rouge, & lors qu'el- ley paroît ple. Ce qui me ait penfer que la même raifon qui fait retirer le fang auprès du coeur., le fait de même monterauvifage, &que
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les yeux particulierement font ceux qui l'atti- rent lors qu'ils fe fentent offenfez par quelque chofe qui leur fait de la peine. Comme fi l'on vouloit repréfenter une femme honteufe d'être vue toute nue , alors une rougeur répandue fur fon vifage, exprimera fort bien les fenti. mens de honte qui doivent y paroître-; & c'eft peut-être dans cette vùu, que dansle-mémeTa- bleau où Raphaël a peint l'Ange qui chaffe di Paradis Adam & Eve, on voit qu'Eve fe cache des mains les parties du corps qui lui donnent plus de honte. Elle paroîtle vifage couvertd'un rouge, qui lui fert comme d'un voile dans cette occafion. Mais fi au déplaifir qu'une femme au- roit d'être toute nue, elle fe trouvoit encore dans quelque danger de la vie, ou menacée de quelque grand malheur , alors le rouge feroit place à la pâleur , parce que le coeur fe trou- vant attaqué auffi bien que-les yeux par la pen- fee du péril où elle feroit, il feroit defcendre & attireroit à lui tout le fang qui étoit monté au vifage. C'eèt ainfi que l'on pourroit repréfen- ter la femme adultere, ayant tout enfenble la crainte du fuplice dans le coeur , & la honte fur le front.
Il y a une Honte qui eft moindre que-ces deux premières, parce qu'elle n'eft point accompa- gnée de la crainte des dangers, ni d'aucune ii- famie. C'eft la Pudeur qui elt fi bienféante aux jeunes gens, & dont le rouge qu'elle répand fur le viiage a été appelle le Vermillon de la vertu. Vous favez de quelle forte Virgile * dépeint celle de Lavinie. Et il me fouvient d'avoir I T que comme l'on demandoit un jour à la fille
d'A- * Æn. 1z. t Stobsus. Serm. de erecund.
d'Ariftote nommée Pythias, quelle couleur lui plaifoit davantage, elle fit réponfe que c'ëtoit celle qui naiffoit de la-Pudeur fur le vifage des hommes fimples & fans malice. En effet, dît Pymandre, quelque beau que foit un vifage, la pudeur eft capable d'y ajouter un grand éclat', & même de faire naltre du ref- pe& dans l'ame de tout e monde. Alexandre étant un jour dans la débauche, on lui amena les Captives qu'il avoit à fa fuite pour chanter & pour le divertir. Il en vit dans la troupe une plus trife que les autres, qui d'une façon toute honteufe fe défendoit de celui quilavouloit pro- duire. Elle étoit fort belle, & fa pudeur ajoû- toit encore beaucoup à fa beauté. Car elle te- noit les yeux baiflez & faifoit tout ce qu'elle pouvoit pour fe couvrir le vifage. Le Roi fe doutant bien qu'elle étoit de tropbon lieu, pour être de celles qu'on proftituoit aux feftins, lui demanda qui elle étoit; & ayant f qu'elle étoit petite-fille d'Ocus naguere Roi de Perfe & fem- me d'Hyftafpe , fit chercher fon mari parmi les prifonniers, & leur donna à tous deux la i- berté . Vous avez pC remarquer, repris-je, dans un des Tableaux, qui eft chez Mr. de Chantelou, le Sacrement de Confirmation. Ceft un ouvra-. ge où les expreffions neceffaires pour repréfenter une jeune pudeur, font divinement marquées fe- lon la nature du. fujet. Cependant, dît Pymandre, l'Impudence auffi bien que la Pudeur, fait naître fouvent le rou- ge fur le vifage, comme on a remarqué t en la perfonne de Domitien.
Ne * Qint. Curt. 1.6. ch. z. t Plin. »paneg. Domit.
Ne vous ai-je pas fait voir autrefois, repar tis-je, un Tableau du Cavalier Baglion, où il a repréfenté la femme de Putiphar, qui veutrete- nir Jofeph. Il a exprimé l'impudetce de cette femme par un rouge répandu fur tout fon vifa- ge , & un certain feu dans es yeux qui marque la violence de fa palion. Mais il y a encore une autre forte de rougeur, qui venant d'une honte niaife & ruftique, et tout-à-fait defagréable. Ciceron* l'appelle Subruflicus pudor. Et Ovide t, en louant Cydippe, marque la difference de ces fortes de rouges qui paroiffent fur le vifage.
Là je demeurai quelque-temps fans parler, comme pour reprendre haleine, puisjecontinuai. ainfi mon difcours.
Je voudrois bien vous dire quelque chofe de l'Efperance & du Defefpoir, dont les effets ont beaucoup de raport à ceux que produifent la joye & la trilrefl ; mais comme je ne fuis pas de ceux qui favent l'art de les peindre, peut- &re auffi ne ferai-je pas afez ingenieux à- vous les bien décrire. Je vous dirai néanmoins de quelle forte je les ai toujours conçûis ; & fi je me fuis trompé en quelque chofe, vous me le fe- rez connoître.
Comme il y a peu de perfonnes fans Efperan- ce, -auff ne- repréfente--on gueres d'acions où cette pafilon ne puifle avoir place. Je m'imagi- ne que-l'Efperance n'étant qu'une penfée flateu- fe & pleine de douceur, que nous nous formons nous-mêmes d'un bien auquelnous afpirons, elle
peut; *Epift. fam . - y. ,t Et decor & vultus Jine riciate p£dewte,
Epift. 9, verf. g9.
peut avoir deux effets. Le premier, c'eft qu'el- le nous caufe un fingulier plaifir qui rend nos pouriuites agréables ;: & le fecond , c'eft que touchez, & émus de cette douceur & de ce plai- fir, nous en fommes plus aifs & plus prompts à pourfuivre-ce que nous defirons. De forteque comme la joye qui naît de l'efperance remplit I'ame, & fe répand dansle coeur; de même tous les membres du corps agiflent enfuite avec plus de gayeté. Ce qui paroît particulierement dans les yeux, & fur le vifage de ceux qui font pleins d'efperance. Ainfi les Peintres repréfenteront fur le vifage des Martyrs l'efperance qu'ils ont- de jouïr bien-tôt d'une félicité éternelle. Quant au Defefpoir, il porte avec lui des mar- ques femblables à celles qu'imprime la Crainte, excepté qu'elles ne font pas fifortes, parce qu'il n'envifage pas des maux fi grands & fi proches, fi, ce n'eft toutefois lors qu'il eft accompagné de- colere & de rage , tel que Virgile le décrit en la perfonne de Didon , & en celle de la Reine Amate femme du- Roi Latin.
Pour en mieux connoître-la nature & les ef- fets, je pafferai à la Colere, & je puis bien din- re que de toutes les paffions, c'eft elle qui fait paroître plus de violence,. plus de brutalité-, & dont les effets font les plus tragiques, Elle n'eft- que douleur & qu'amertume, & n'a point de- plus doux objets que les fuplices , les vengean- ces, & le carnage. Si l'on veut repréfenter les changemens étranges qu'elle fait fur le corps de l'homme, il faut premierement peindre un vifa- ge extrémement-rouge, & les-yeux étincelans: faire paroitre un mouvement extraordinairedans. les,lévres, dans les mains, & dans les. pieds, &-
en.
enfin représenter la conftitution du corps telle. ment alterée, & le regard fi furieux , qu'il n'y ait rien que d'épouvantable & de terrible.
Il y a des perfonnes, reprit Pymandre, qui font pâles, lors qu'elles font en colere.
Cela arrive, reliquai je, à caufe du fang qui s'amafe autour du coeur: & ils ne deviennent ainfi pâles, que parce qu'ils nepeuvent à l'heu- re même fatisfaire leur vengeance, en étant em- pêchez, ou par la crainte, ouparquelquescon. fiderations qui les obligent à diffimùler.
Quoique cette pafiion foit toute de fiel, par- ce qu'elle vient d'une bile extraordinairement émue, il s'y rencontre néanmoins quelque dou- ceur qui nait du plaifir qu'on a de fe venger. C'eft pourquoi Homere fait dire à Achille que la colere fe forme & fe répand dans les courages des hommes généreux, avec une douceur qui furpafle celle du miel. Cependant, quoique le propre de la coiere foit de chercher à fe fatis- faire par la vengeance, il ne faut pourtant pas donner des marques d'une grande colere à tous ceux qui font dans les batailles & dans le carna- ge. Si l'on peint des Soldats qui combatent & qui font déja couverts de bleffures, il eft bon de les repréfenter fortement animez de cette paf- fion. Mais un Prince, ou un Général d'armée, qui vi&orieux ira pourfuivant fon ennemi, & terraffant ceux qui fe rencontrent-devant lui, ne doit pas, ce me femble, paroître avec un vifage, où foient imprimées les dernieres & les plus for- tes marques de la colere. On le doit peindre hardi & courageux, & non pas furieux & enra- gé. Il faut ménager cette paffion dans un grand Capitaine qui doit fe conduire toujours avec ju-
gement
gement & avec prudence. Ainfi fur le vifage de Conftantin, qui eft dans cette grande bataille peinte par Jule Romain, on n'y voit point cet- te fureur qui paroît dans les Soldats. 11 eft vrai qu'il peut y avoir tels fujets & telles rencontres, où cette forte expreflion ne doit pas être rejet- tée. Raphaël s'en eft fervi quand il a repréfen- té l'Ange défenfeur du Temple de Dieu dans l'Hiftoire d'Eliodore qu'il a peinte au Vatican. Enfin j'eflime qu'elle fe doit repréfenter par des a&ions & par des marques convenables au fujet qui la fait naître.
Encore que toutes les pallions de l'ame s'ex- priment par les differens mouvemens du vifage, il femble néanmoins qu'il n'y en ait aucune qui ne fe déclare par quelque a&ion des yeux. C'eft pourquoi le Peintre doit bien obferver leurs dif- ferens mouvemens, qui font quelquefois fort fa- ciles à remarquer, &qui paroiflentaufi quelque- fois bien peu. Il n'en eft pas de même des autres parties du vifage, qui ne changent pas en tant de façons, ni fi promptement, mais dont l'état eft plus ftable, & fe fait voir plus long-temps; comme dans la colere les rides du front & le four- cil baiffé; & dans l'indignation, & dans la mo- querie, certains mouvemens du nez & des lé- vres. II faut encore remarquer que les mouvemens du v.ifage peuvent être quelquefois cachez & diffimulez par la volonté de la perfonne affion- née : mais que la couleur que cette paflon im- prime fur le vifage, eft fi naturelle&fi attachée aux émotions interieures de nôtre ame, qu'il eft trés-difficile de ne pas rougir ou pâlir, a caufe que ces changemens ne dépendent pas des nerfs
ou
ou des mulcles, maisqu'ils viennent immédiate- ment du ceur. C'eftpourquoi ceux qui font ac- cufez de quelque crime ne peuvent s'empêcher de pâlir & Judas qui aflure avec les autres A- pôtres qu'il n'eft point celui qui vendra lefilsde Dieu , peut être peint dans un Tableau de la Cene, faifant les mêmes a&ions que les autres Difciples, mais pourtant ce crime fecret dont il fe fent coupable , doit fe faire voir fur fon vifage par une pâleur qu'il ne peut empêcher.
Outre les changemens que caufent ces paffions, il y a une infinité de mouvemens qu'elles font faire au corps , ou à quelques membres particuliers, dont je ne vous parlerai point, parce qu'il me femble que vous vous fouvenez affez des defcrip. tions que les Poëtes en ont faites, quandils ont traité de femblables fujets. Vous avez remarqué de quelle forte Virgile repréfente Turnus faifi de crainte; & de quelle maniere le même Poëte dé- peint Didon en colere, lors qu'Enéelui parlede la quitter. Quand le Taffe repréfente une per- fonne en colere il dit qu'elle fe mord les lèvres. " Le labra e crudo perfiror fi morfe E rppe rafla beflemiando al piano. L'Arioffe dit la même chofe t E che Ravenna faccheggiata refa , s' morde il Papa per dolor le labbia.
Si l'on pouvoit difpofer les mouvemens de l'ame, comme-l'on fait les membres du corps; &
' Taffo Can. 7. della Gier. t Cant. i3. T-aflb, Can. . della Gier. Cant.33.
-filors qu'un Peintre a un homme devant lui au- quel il fait faire telle aion qu'il lui plaît, il pouvoit en même temps faire naître dans cet homme qui lui fert de modele, la paffion qu'il veut repréfenter. Il ne feroit pas neceffaire de rechercher fi exa&ement l'origine des paffions par des raifonnemens de Philofophie, parce que la Nature en les repréfentant, quand on en au- roit befoin, fourniroit fuffifamment des moyens pour les imiter. Mais parce que la volonté feule ne peut faire naître quand il lui plaît, ce qui arrive quand l'on eft émû de quelque paffion, ni en imprimer des marques exterieures, il faut avoir recours à la connoiffance que l'on en a, & aux regles de l'art , pour donner à chaque paf- fion le cara&ere qui lui convient naturellement, & pour démêler toutes les differentes affe&ions du ceur, qui d'elles-mêmes ne fontpas toujours fi fenfibles qu'on ne puiffe s'y tromper. Cependanton peut remarquer que chaque paf- fion a un exterieur particulier, & fes diverschan- gemens fe découvrent felon qu'ils font produits par les mouvemens de l'ame, comme les cordes d'un inftrument rendent divers fons à mefure qu'elles font t touchées par celui qui en joue. Par le moyen de cette connoiffance & de ces re- marques, on peut fe faire des maximes généra- les, comme de repréfenter toûjours la colere ani- inée & fâcheufe. La douleur qui veut faire pitié, doit paroître abatuë & languiffante; & celle qui ne cherche pas à fe faire plaindre, doit fe mon- trer avec plus de réfolution & de force. Il faut que la Joye ait toujours quelque chofe dedoux, de tendre & de gracieux ; fur tout que les ac-
tions t Cic. de Orat. . 3.
tions qui accompagneront ces paffions ne s'ex- priment pas par des mouvemens trop violens & des contorfions de membres bizarres & extrava. gantes. Mais comme toutes les a&ions viennent de l'ame, & que les yeuxen font les interpretes, c'eft en s'élevant, en s'abaiffant, en s'apliquant fixement, & enfin par leurs différents regards qu'ils exprimeront les differentes paffions qui font dans le coeur de l'homme , & qu'ils feront connoître les divers fentimens dont il eft capable, Ce font ces a&ions bien exprimées dans un Ta- bleau, qui frapent les yeux de ceux qui les voyent, parce que la Nature en a mis les principes dans l'ame de toutle monde; & quandon en voitdes marques bien peintes, on connoitauffi-tôt., fice qu'on a quelquefois reffenti en foi-même, et bien ou mal repréfenté.
Il eft vrai que ce font ces marques qu'un Pein- tre doit bien exprimer fur le vifage de fes figures: car inutilement faura-t-il la nature des pailions & leurs differents effets, s'il n'eft affez habile pour bien deffiner & bien peindre les figures & les traits effentiels de chaque paffion. Il faut qu'il confidere qu'entre les mouvemens que l'ame fait faire à toutes les parties duvifage, il y ena deux principaux ; l'un qui les éleve, & l'autre qui les abaiffe felon l'efperance ou la crainte qui fe rencontrent dans chaque paffion; parce qu'une perfonne qui dans une grande affli&ion efpere quelque affiftance du Ciel, aura les yeux ouverts & élevez ; & une autre qui accablé de trifteffe, n'attendra aucun fecours du Ciel ni des hommes, aura les yeux baiffez & à demi fermez, & toutes les parties du vifage abatuës.
On a autrefois fait une Conférence fur cefujet
dans
dans l'Académie de Peinture, & je fouhaiterois que vous puffiez voir les defleins que Mr. le Brun en a faits; je fuis affûré que vous admireriez comment par de fimples traits , il a fi bien mar- qué toutes 'les paffions de l'ame, & les divers mouvemens de 'efprit ; ce qui fans doute peut être d'une grande utilité aux Peintres.
Lors que j'eûs ceffé de parler, nous demeurâ- mes affez long-temps apliquez à confiderer les Tableauxqui ornoient cette Galerie. Enfin aprés les avoir bien regardez, & avoir dit ce qui nous vint dans efprit fur ces divers ouvrages, & fur leurs manieres differentes , nous nous retirâmes contre une fenêtre comme pour nous repofer, & il me fouvient que Pymandre me parlant des Ca- raches, je lui dis:
La Peinture, comme les autres Sciences & les autres Arts, n'eft pas toûjours demeurée dans un mnme état : elle a eu fon commencement, fon progrés; & aprés être arrivée au plus haut point où on l'ait vue , elle eft comme tombée; & ceux même qui avoient pour exemple les plus excellens Peintres, ne les ont pas fuivis dans le chemin qu'ils leur avoient tracé. Raphaël eft fans contredit celui des Peintres modernes, qui a mis cet art dans fa plus haute perfetion, com- me nous l'avons fait voir. Quelques. uns de fes Difciples ont fuivi affez heureufement, mais enfin ceux qui font venus depuis, foit qu'ils n'euf- fent pas un genie affez élevé, foit qu'ils négli- geafent l'étude néceffaire pour ce qu'ils entre- prenoient, fefont éloignez beaucoup de la route que ces grands Maîtres leur avoient marquée. Cela n'arriva pas feulement à l'égard des Pein- tres de l'école de Rome , mais encore de ceux
de
de Lombardie, qui fe relâcherent infenfiblement des maximes que le Corege, le Titien & Paul Veronefe leur avoient enfeignées dans ce quire. .garde le Colorjs. De forte qu'encore que FRE. DERI.C BAROCCI , né désl'an, Sz8. dans la même Ville où Raphaël vint au monde, eût étudié d'après tous ces grands hommes, dont nous avons parlé ; néanmoins on voit dans fes ouvrages une notable diminution de ces belles parties du deffein & du coloris dont ces Maîtres avoient fait une fi grande étude.
Ce n'eft pas que ce Peintre, que je cite feule. ment:comme en paffant, ne mérite-beaucoup de loiange, & qu'il n'ait fait des ouvrages très; eftimez, ayant poffedé un talent tout particulier pour les fujets de dévotion: On peut même l'eftimer pour la quantité de Tableaux qu'il a faits pendant les infirmitez dont il étoitaccablé. Car dans l'efpace de 84. ans qu'il a vécu, il a été plus de $o. ans toujours malade, mais d'une maladie qui l'empêchoit de repofer la nuit & le jour; & qui le tourmentoit tellement, que juf- ques à fa mort à peine avoit-il deux heuresle jour pendant lefquelles il pût travailler.
Il me femble, dit Pymandre , avoir vû des ouvrages de lui au Vatican, & en quelques au- tres endroits de Rome.
Il en a fait quantité, repartis-je, dans desE- glifes & dans des lieux particuliers, parce qu'il étoit un des Peintres de fon temps, qui avoit le plus de réputation.
Le Cavalier FRANCESCO VANNI étoitde Siene & fils d'un Peintre. Il quitta fa premiere maniere pour fuivre celle du Baroccio; & lon1
feule t Arrivée en 1 61 ,
feulement il tâcha de l'imiter dans fon goût de pindre, mais auffi dans le choix des fujets , & dans fes moeurs, ayant toujours recherché à faire des Tableaux de dévotion, & vécu dans une gran- de pieté. On voit dans l'Eglife de Saint Pierre de Rome un Tableau où il a repréfenté la mort de Simon le Magicien. Mais ce qu'il a fait de plus confiderable eft dans les Eglifes de Sienne. Il étoit agréable dans fon coloris, & corre& dans le deffein. Il ne furvécut le Baroccio que de peu d'années, étant mortl'an 16i . âgé feulement de quarante-fept ans. Cependant la Peinture étoit alors déja beau- coup déchûu dans toutes les écoles : on n'y fai- foit plus une étude exa&e de tout ce qui eft ne- ceflaire la perfeion d'un ouvrage: chacun fuivoit on caprice, & dans Rome il s'étoit éle- vé comme deux differens partis qui partageoient toute la jeuneffe. Les uns s'attachoientparti- culierement à imiter la Nature telle qu'ils la trouvoient, comme je vous ai déja dit ; & les autres, fans examiner le naturel, fe laiffant con- duire par la force deleur imagination , & fans autre modelle que leurs feules idées , travail- loient d'aprés les images qu'ils -fe formoient dans l'efprit. Le Caravage fut le chef du premier parti, qui eût les Se&ateurs. Jo- feph Pin étoit à la tête du fecond ; & par la hardieffe de fes entreprifes, & l'éclat qui paroif- foit dans fes compofitions, il trouvoit un grand nombre de gens qui le fuivoient. Ces deuxdif- ferens partis qui s'éloignoient l'un & l'autre de l'exa&e & rigoureufe difcipline des' premiers Maitres, jettoient tous les Peintres dans un pur libertinage; & l'on peut dire que le bel art de. 2Tom. 711. 1 la
la Peinture, fe feroit bien-tôt perdu, fi le Ciel n'eût fait naître AN-NIBAL CA.RAAC-HE- poUP le fauver des mains de ceux qui le traitoient fi mal. 11 nâquit à Bologne, fon pere étoit tail- leur & eut plufieurs enfans, L'aînédefesfilsqui fe nommoit Auguftin, s'adonna à la Peinture & à la Gravure. Annibat, qui étoit le plusjeune, fut mis en aprentiffage chez un Orfévre ; mais comme Louïs Carache fon:coufin qui lui mon- troit à definer pour le rendre plus excellent ou- vrier dans l'Orfévrerie, reconnuten lui un talent tout particulier pour la Peinture , & vit que la Nature toute feule lui faifoit exécuter des chofes extraordinaires, il l'attira chez lui, afin de l'a- bandonner entierement à cette' favante Maitref- fe, qui feule inftruit plus en peu de jours', que tous les meilleurs Maltres en beaucoup d'années: ce qui parut bien-tôt dans Annibal, quicomprit fi promptement & avec tant de facilité, la forme' de tous les corps naturels qu'il en faifoitdesdef- feins & desimages admirables. Apres avoirde- meuré quelque temps auprès de Louïs Carache, fon frere Augufin& lui , réfolurent d'aller voir tous les lieux de la Lombardie, où-il y avoitdes ouvrages du Corege & du Titien.
Annibal s'étant arrêté à Parme, étudia parti- culierement la raniere du Corege. & fit dansce goût-là le Tableau du grand Autel des Capucirs' de la même ViHe. I; y repréfenta Jefus-Chriil mort, étendu fur un linceul, & appuyé fur l'é- paule de la Sainte Vierge. Il y avoitauffi plu- fieurs autres figures fi belles & fi bien peintes, qu'Anriibal étant pour lors encore; fort jeune, fit juger par cet effai-'ce'qu'on devoir attendre de lui. Il alla enfuite - Venifeoù Auguftins'tant
d'ja
déja rendu,, s'occupoit à graver au burin. Pen- dant le féjour qu'il y fit, il coitra&a uneétroi- te amitié avec Paul Veronefe , le Tinitret &8 Jaques Baifn ; & fanis s'arrêter à; peindre-, il confidera feulement les Tableaux de ces grands' hommes, & fe mit à obferver leurs naxires.
Etant de retour à: Bologne, il fit dans l'Eglife de Saint François, deux Tableaux qui lui aqui- rent une telle réputation, que Lou's tout furpris'- de voir la belle maniere de peindre d'Annibal, quitta celle qu'il avoit toijours-retenua de Ca- millo Procaccino fon premier Maîtie; &-an-lieu qu'un peu auparavant il enfeignoit Annibal , il devint fon difciple, & s'efforça de l'imiter. Peu de temps après, Auguflin revint aùfli à- Bologne. Ce fut alorsque la fameufe Academie' des Caraches y fut établie. D'abord on l'appella- I'Acadeema delli Defiderofi, à- caufe du grand delir que ceux qui la compofoient avoient d'appren- dre toutes les chofes qui regardent la Peinture. Comme ces trois excellens hommes Annibal, Augultin & Louïs communiquoient librement avec tout le monde, ce qu'il y avoit dans la Ville de perfonnes ftudieufes &amies des beaux Arts, ne manquoient pas de fe rendre chez euk, parce qu'outre l'étude que l'on y faifoit d'aprs- nature, on y apprenoit les Proportions, l'Ana-' tomie, la Perfpe&ive, la bonne maniere d'em- ployer les couleurs, & la raifon des lumieres& des ombres. On s'y entretenoit de l'Hiftoire, de la Fable , & comment on devoit traiter tou- tes fortes de fujets, avec la bienféance necefli-' re, Cette Académie s'étant rendue célébre par le mérite des Caraches , elle perdit fon premier nom, & ne fut plus connue que fous celui de-
I z l'Aca-
l'Academie des Caraches. Il eft vrai qu'elle de, voit la plus grande partie de fa gloire à Auguf- tin, qui prenoit un foin tout particulier d'inf. truire les jeunes gens, de leur donner de l'é- mulation, & de faire connoitre leur nerite à mefure qu'ils fe perfe&ionnoient. Ils travailloient tous trois dans un fi grand accord , & vivoient avec tant d'union &debonne intelligence,qu'ils entreprenoient enfemble toutes fortes d'ouvra- ges, & en profitoient également.
Quand ils peignirent enfemble pour les Sieurs Favi& Magnani, on ut furprisdece qu'Auguf- tin , qui s'étoit toujours occupé à graver aubu- rin, parut tout d'un coup un excellent Peintre; & que Louis ayant quitté entièrement la manie- re du Procaccino , eût tant profité dans celle qu'il ne venoit que d'embraffer. Enfin on lesad- miroit tous les trois, voyant qu'ils travailloient conjointement, fans qu'il y eût parmi eux aucune fupériorité, qu'ils euflent jamais aucuns differens, & de ce que dans leur travail, il y avoit une fi grande uniformité , que toutes leurs peintures paroiffoient conduites par un feul & même ef- prit.
L'humeur d'Annibal contribuoit beaucoup à leur bonne intelligence, n'étant ni capable d'en- vie, ni fufceptible d'ambition. Il étudioit avec les deux autres, comme s'ils euflent été tous é gaux: cependant on lui donne l'honneur d'avoir été le maitre d'Augultin & de Louis, qui ne faifoient rien que fous fa conduite ; ce que l'on reconnut bien quand il fe fépara d'avec eux: car Augultin fe remit à graver au burin, & Louis travaillant feul diminua peu à peu , & perdit fa bonne maniere : mais Annibal continua defaire
des
des ouvrages dignes d'une éternelle memoire. Le Tableau qu'il fit en I593. pour un Mar. chand , où il repréfenta la refurre&ion de Nô- tre Seigneur , eft eftimé un des plus beaux. 11 peignit enfuite dans la Ville de Reggio celui que le Guide a gravé à l'eau forte, où Sairt Rocl eft iepr'fenté qui donne l'aumône. Cette peinture ef à préfent dans le Palais du Duc de Modene, avec quelques autres qu'il avoit enco- re faites à Reggio.
Il fit enfuite plufieurs ouvrages à Bologne. Mais enfin comme il y avoit long-temps qu'il fouhaitoit d'aller à Rome pour y voir ceux de Raphaël , & ces reftes antiques qi attirent en ce lieu-là tant de Peintres & de Curieux ; il fe trouva favorifé dans fon deffein par le Duc de Parme, dont il avoit aquis les bonnes graces. Le Cardinal Farnefe voulant faire peindre la Galerie & quelques apartemens de fon Palais, le Duc propofa Annibal, auquel on écrivit de fe rendre à Rome pour faire cet ouvra- ge. Si-tôt qu'il y fut arrivé, il alla trouver le Cardinal , & lui préfenta un Tableau de Sainte Catherine qu'il avoit fait à Parme. Le Cardi- nal reçût Annibal favorablement , & defors le fit traiter chez lui comme fes autres Gentils- hommes. Le premier Tableau qu'il fit dans le Palais du Cardinal Farnefe , fut celui de la Chapelle, où il repréfenta la Cananée aux pieds de Nôtre Sei- gneur. Mais comme en arrivant à Rome, il fut touché de l'excellence & de la beauté des Statues antiques qu'il y vit, il employa d'abord une partie de on temps à vifiter les lieux où font les plus fameufes. Ce fut alors qu'il jugea
I 3 bien
bien que la veritable bafe, & leprincipal fonde- nent de la Peinture eft le deffein, que ceux de l'école de Raphaël préferoient avec raifon à la couleur, dont les Peintres de Lombardie avoient ;fait choix. Auffi dés ce moment il s'éloigna de -fa premiere.maniere qui tenoit beaucoup de cel- le du Corege, pour fuivre la belle Nature fur le goût de l'antique, ne s'arrêtant pas, .comme il avoit fait autrefois, à ce beau jeu de cou- leurs , qui fous une agréable aparence dont les yeux font furpris, cachent fouvent beaucoupde *défauts dans la corre&ion du deffein.
Réfol de travailler déformais fur ces princi- -pes , il s'apiqua tellement à confiderer les plus -belles flatués , & les plus excellens bas-reliefs, qu'en peu de temps il les poffeda fi fort qu'il les avoit préfens dans fon. efprit , comme s'il n'eût jamais deffiné autre chofe. Ce qu'il fit bien connoitre un jour étant avec on frere Auguflin :dans la compagnie de quelques-uns de fes amis. .Car comme Auguftin Carache nouvellement ar- rivé à Rome, après avoir loué beaucoup le -grand favoir des anciens Sculpteurs, & après s'ècre étendu particulierement fur la beauté du Laocoon, voyoit qu'Annibal ne difoit rien, & donnoit peu d'attention .à fes paroles, il s'en plaignit, comme s'il n'euft pas fait affez de cas d'un ouvrage fi admirable. Mais pendant qu'il continuoit d'élever le Laocoon par de beauxif-- cours qui le faifoient écouter de tous les allis- tans , Annibal s'aprocha de la muraille, contre laquelle il deffina le Laocoon , & fes enfans aufli exa&ement , que s'il les eût eus devant lui pour les imiter. Ce qui remplit d'admiration ceux qui étoierit préfens, & ferma la bouche à
Au-
Auguftin, qui avoua que fon frere avoit f bien mieux que. lui repréfenter à la compagnie iles beautez de cet ouvrage. Annibal-fe retira auffi- tôt en foûriant, & dit feulement que les Po- tes peignoient avec les paroles, :& que.les Pein- tres parloient avec' le pinceau: ce qui regardoit Auguftin qui faifoit.des vers, &qui aftfèoit beaucoup de paffer pour.bon Poëte.
Quelque temps après qu'Annibal ft;arrivé à Rome, un Gentilhomme ,du Cardinal -Farnefe, a nommé Gabriel Bambazi fit venir une copie de
la Sainte Catherine qu'Annibal avoit peinte daes 'Eglife Cathe.dral.e de Reggio. Ce Tableau qui avoit.été copié par Lucio MNIafari Eleve des Ca- raches & excellent copiife de leurs ouvrages fut aufli-tôt retouché par Annibal, qui d'une Sain- te Catherine:en fit la Sainte Margueniteque vous avez vu à:Roae .dans l'Eglife,de Sainte Cathe- rine de'fuari. Lors que cet Ouvage ut .placé .fur l'Autel, comme c'étoitaun des:premiers qu'An- nibal. etît fait.paroitre à Rome., ;tous les Pein- tres ,ne manq.uerent :pas de l'aller voir.pour en dire.leur avis. Michel-,Ange de Caravage ne fut pas .des deiers ; & liayant: beaucoup.confideré, dit qu'il étoit: bien aife que de fon tempsil fe trouvât encore un Peintre.qui entediît ce que bonne maniere qui étoit perduë à Rome, ;aUf- fi-bien que dans tous les autres lieux.
Pendant qu'Annibal retouchoit ce Tableau, if ne laiffoit pas de penfer au deffein .de la Ga- lerie de Farnefe , & de la petite Chambre qui eft à côté, où fous plufieurs-Figures tirers de 'Hiftoire & de la Fable, il a repréfenté divers | fujets de.moralité. .Outre l'érudition & lacan- |;- I 4 noiffance '
noiffance qu'Auguftin avoit des Poëtes, & des Hifforiens, dont il fe fervoit pour l'invention des fujets qu'Annibal deffinoit , ils furent en. core beaucoup fecourus par l'Agoucci homme favant dans les belles Lettres; & c'eft en quoi ces excellens Peintres ont mérité beaucoup de gloire d'avoir exécuté leurs ouvrages avec tant d'art& de fcience, & de s'être fi bien fervis du confeil de leurs amis.
N'eft-ce pas, interrompit Pymandre, dans la petite Chambre, dont vous avez parlé , qu'il a repréfenté l'hiftoire d'Hercule?
C'eft dans ce lieu-là même, luirepartis-je, & l'on peut dire que ce travail eft un des plus beaux qu'Annibal ait faits. Quant à la grande Ga- lerie, il ne vous eft pas difficile de vous en fou- venir en voyant ici les mêmes Tableaux qui la compofent. Vous favez qu'on la regarde dans Rome, comme un ouvrage accompli, & le chef- d'oeuvre des Caraches : car il ne fe voit rien de comparable à cette belle difpofition d'hiftoires & d'ornemens dont elle eft enrichie. On y voit un affemblage de differentes beautez , qui dans leur varieté ont une fi grande union, que laper- fe&ion d'un fujet particulier ne diminue riendc l'excellence des autres.
Vous vous fouvenez bien que ces Figures d'hommes qui pofent fur la corniche, ne fort pas coloriées dans l'original comme elles font ici, mais qu'elles font feintes de fluc; de nime que les termes & les ornemens qui font fi noble- ment placez entre les Tableaux, que ce ne font pas les parties de cet ouvrage , o l'art paroiffe avec moins d'éclat. Il n'y a rien que de grand, de noble & de bien entendu, foit dans l'ordon'
I ance
nance de tous les corps en général, foit dan's l'expreflion de toutes les parties en particulier, foit dans la conduite des umieres& des ombres. Tout ce grand ouvrage n'eRP pas de ceux dont la feule vivacité des couleurs, & le brillant des lumieres, charme d'abord les yeux, & furpren- ne ceux qui les regardent. On voit dans celui- ci une beauté folide qui frape l'efprit; & les plus intelligens y découvrent toujours des gra- ces nouvelles à mefure qu'ils le confiderent.
Bien qu'on en puiffe voir un échantillon dans les copies qui font ici, tout cela n'eft rien néan- moins en comparaifon des originaux, parce que la difpofition du lieu où ils font, l'étendue de ce même lieu, & fon élevation contribuent à la perfe&ion de tout l'ouvrage, & font mieux ju- ger des raifons que le Peintre a eiûs pour or- donner fon fujet de la manierequ'il eft; & pour peindre chaque chofe conformément aux jours, & aux ouvertures des fenêtres. Dans la Galerie, de même que dans la petite chambre dont j'ai parlé, Annibal a repréfenré diverfes moralitez fous le voile de plufieurs Fa- bles, qui toutes fe raportent à faire:voir les dif- ferens effets de l'Amour. Sans nous arrêter, interrompit Pymandre , à ce qui regarde l'allégorie de cesTableaux, con-- fiderons-en plûtôt, je'vous'piie , le travail, & faites-moi voir s'il y a quelque différence des uns aux autres, puis qu'ils ne font pas tous de la propre main d'Annibal.
Comme il étoit le principal Auteur de cetou- vrage, repartis-je, on n'y voitpasauffidegran- des differences: tout y patoît d'un même efprit, & d'une même main. Cependant le Tableau où
J 5 vous'
vous voyez Galatée entre les bras d.un Triton, a été peint entièrement par Augufin Carache, de même que celui où l'Aurore & Cephale font repréfentez. Cet autre Tableau où et une jeu. ne Fille qui embrafe une Licorne, efdelamain du Dominiquin. Celui où vous voyez Polyphe- mne au bord de la mer, & Galatée dansune con- que tirée par deux Dauphins, eft un des plus beaux de la Galerie. La figure du Polypheme eft deffinée de plus grande maniere & de meil- leur goût que toutes les autres. C'eft la der- niere qu'Annibal fit de fa main dans cette Ga- lerie , & par où il acheva tout fon ouvrage l'an I6oc.
Apres qu'il eût fini ce grand travail , le Car- -dinal Farnefe fouhaitoit qu'il peignît dans lafal- ie du mmrne Palais, l'hiftoire d'Alexandre Far- nefe qui étoit mort en Flandres quelques années auparavant; & defiroit encore qu'il travaillât à la coupe de l'Eglife des Jefuites de Rome, que le Pape fon oncle avoit fait peindre par des Pein- tres de ce temps-là d'un médiocre favoir , & dont -e travail étoit fi peu confiderable, que le Cardinal étoit réfolu de faire tout abattre pour la faire peindre de nouveau. Cependant ces .grands deffeins ne réuflirent pas; car voulantré. compenfer Annibal , qui depuis huit ans avoit continuellement travaillé puur lui; lorsque ce Peintre s'attendoit de recevoir des effets de fa -libçralité, un Efpagnol nommé Dom Juan di Cafiro, qui s'intriguoit dans toutes les affairesdu Palais, après avoir fait une fupputation du pain, du vin & des autres chofes qu'Annibal avoit re ceùLs, perfuada au Cardinal de les lui mettre en comnpte, & de lui envoyer feulement un prlert
dl
de cinq cens' écus dcqr. Comme on les eutpor- tez.A Annibal, il:futfi furpris qu'il: he1 dit, rien, mais fit bien connîitre par fon. filee tle dplai- fir qu'il reffentoit; non pas tout à fait du peu d'argent .qu'on lui donnoit, parce qu'il n'en fai- foit nul compte, mrais de ce qu'aprés avoir ache- vé un travail fi .confiderable, il fe voyoit trom- pé dans .I'efperance qu'il avoit eue de trouver .dans ,la, recompenfe-qu'il 'ttendoit un -témoigna- ge glorieux:de lefirne qu'on devoitfair e defon ouvrage, 8& auffi j/equoi fubvenir aux neceffi- tez de la vie, .& n'tre plus expofé à'fa-mauvai- fe fortune.
Comme Annibal éoit d'un naturl ,melancho- lique & timide , ilfe.remplit tellment l'efprit ,de fon malheur,. que deppis ce temni-l il n efut capable .d'aucun-plaifir., .-& tornma:das un -tel état qu'aufli-t.t qu'il voulolt- e :mette à'peii- dre, il. étoit contraintde;qitter la palette & les pinceaux ,que l'excés:de fa melancholie lui ar- rachoit des mains. Afin d'être. tout-à-fait libre & plus éloigné du monde , il fe retira fur le Mont .Quirinal auprs des- quatre Fontaines, ,. l'endr.oit où eft à -prfet ibg-l'gifelde SaintChar- les. Il1y:demeura -tans entreprendre aucunsou- vrages, laiffant à fes Eeîves tous ceux, qu'ori'ii offroit. -Néanmoins ayant. été' :filicité par-le Sieur Henri Herrera,-de peindre fraîfque'E- glife de-Saint Jaques des Efpagnols, il ne le pût 'efufer. Il eli vrai qu'apres avoir fait les leffeins & les cartons de cet ouvrage, il-'en abandonna l'exécution à' l'A-lbne l'un de fes difciples. 11 fit feulement de:fa main le Tableau de l'Autel qui e à'huile, &- quelques autres fi- gures dans la Chapelle. On connut- bien en-ce
I 6 temps-
temps-là que ce n'avoit pas été le peu de r- compenfe qu'il avoit reçue du Cardinal Farne- fe, qui avoit caufé on déplaifir, mais le peu de cas qu'on avoit fait de lui & de fon travail. Car la Chapelle de Saint aques étant achevée, il voulut que ce fût l'Albane qui en reçût le paye- ment, quoique l'Albane en déferât l'honneur, & le profit à fon Maitre , qui en avoit pris la conduite, & donné les deffeins. Ce qui fit nai- tre une généreufe conteflation entre ces deux excellens hommes qui ne leur aquit pas moins d'honneur, que cet ouvrage donna de réputation à l'Albane. , II ef vrai auffi que ceux qui ont connu An- nibal , ont beaucoup loué fon defintéreffement, & le peu d'affe&ion qu'il avoit, non feulement pour les richefes , mais même pour la louange que la plupart des ouvriers recherchent quelque- fois avec tant d'empreffement, qu'ils penfent moins à devenir favans qu'à aquerir de l'hon- neur. Il étoit perfuadé que la gloire, qui fem- ble être la fin du travail des grands hommes, doit toûjours les fuivre: que ce n'eft pas à eux à la regarder ni à courir après, mais qu'elle doit être confiderée par les autres fans qu'eux-mêmes s'en aperçoivent. Auffi fon application conti- nuelle aux chofes de on art, l'empêchoit de penfer à es affaires domefiques, & à fes inte- rêts particuliers. Il chechoit la compagnie des gens favans & fans ambition. 11 fuyoitlesaplau- diffemens de la Cour , & fe plaifant à vivre en particulier avec es Eleves ,. il eflimoit que les heures les plus douces de fa vie , étoient celles qu'il paffoit auprès de la Peinture , qu'il avoit ascotum. cd'aappeller fa Maitreffe. Auffi n'a-
prou.
prouvoit-il point la maniere de faire de on fre- re Auguftin qui demeuroit la plupart des jours dans les antichambres des Princes & des Cardi- naux, vêtu en Cavalier plutôt qu'en Peintre. Car bien qu'Annibal eût toûjours des habits af- fez propres-, néanmoins lorfque fur la fin du jour il quittoit le travail pour aller prendre l'air , il paroiffoit affez négligé ; & quand il rencontroit fon frere dans le Palais, ou fur la place dans un état qui ne fembloit pas convenir à fa condition, cela lui donnoit de la peine. Un jour l'ayant aperçu qui fe promenoir av2c des perfonnes de qualité, il feignit d'avoir quelque chofe à lui communiquer; & l'ayant tiré à part lui dittout bas à l'oreille: Auguftin, fbuvenez-vous lue vous etes fils d'un Tailleur. Puis s'étant retire dans fa chambre, il prit une feuille de papier', &y def- fina on Pere avec des. lunettes fur on nez qui enfiloit une éguille, & au deffus fon'proprenom d'Antoine. A côté du même portrait, il repré- fenta fa Mere qui tehoit des cizeaux à la main. Aufli-tôt il envoya ce deffein à on frere, qui en fut furpris & fort offenf ; enfuite ayant eu quelques autres- petits démêlez enfemble, ils ne furent pas long-temps fans fe féparer , & même bien-tôt après Auguftin fortit de Rome. Tout cela peut donner fujet de faire divers ju- gemens fur l'humeur & fur la conduite d'Anni- bal, & d'attribuer à bafeflfe ou à grandeur d'a- me, le peu de converfation qu'il vouloir avoir avec les gens de qualité , & la maniere dont il regardoit les chofes. Cependant, s'il s'eft ren- contré d'excellens Peintres , tant anciens que modernes qui ayent cherché à s'élever au deius des autres, & à faire paroître leur mérite par
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l'éclat des biens que la fortune leur avoit dé- partis, comme je vous ai autrefois fait remar. quer en parlant de la vanité de Parrhafius; ce n' ei pas pourtant ce qui les a rendus confidera- bies. On fait bien que les grands Peintres, & les Sculpteurs les plus célébres ne font pas devenus favans à fuivre la Cour; au contraire, i! y en a eu plufieurs qui s'y font perdus. Il s'en et v, qui au lieu .de faire valoir les talens qu'ils avoient recus de la Nature , & tâcher à fe for- tifer dans la connoilTance de leur art,, foe ont contentez de la faveur des Princes, croyantleur gloire affez établie, aulli-tôt qu'ils avoient aquis leurs bonnes graces.
Le Cavalier Jofeph Pin fut un de ceux-là. Pen- dant qu'Annibal vivoit avec les autres Peintres dans une moderation convenable à fa profeffion, & qu'il ne penfoit qu'aux chofes de fon art, & a perfe&ienner toujours fes ouvrages, Jofeph Pin, qui étoit d'une humeur toute oppofée, content de l'eftime qu'il avoit aquife :auprés des Grands, ne fongeoit qu'à faire fa fortune, & à paroitre dans un état-femblable aux gens de la plus haute qualité , & tres-,different -es .autres Peintres qu'il nmprifoit. -Comme on lui eut dit un jour qu'Annibal avoit mal parlé d'un de fes ouvrages , l'ayant rencontre., il voulut mettre l'épée à la main pour fe battre contre lui. Mais Annibal qui favcit que la veritable bravoure ne devoit être entre -eux, qu'en ce qui regarde métier de peindre, & non celui de fe battre en .duel, prit un pinceau, & le lui montrant: C'efl avec ces armes, lui dît-il, que je vous défie, & que je veux avoiraffaire à vous; étant veritable ment bien affùré de remporter l'avantage fur foi -ennemi. L'oi
L'on ne ;peut encore affez louer Annibal de l'amitié qu'il:avoit-:pour fes Eleves , & du foin qu'il prenoit de les enfeigner, non feulement par des paroles , mais encore par des exemples & par des demonftrations. Il.avoit tant de bon- té pour eux, que fouvent il quittoit fon ouvra- ge pour.les;voir travailler ; & prenant le pin- ceau pour les corriger, il leur montroit à met- tre en pratique les enfeignemens qu'ils avoiènt recçs de lui.
Quand il :alloit;avec eux dans les Eglifes, ou ailleurs, pour y voir des Tableaux , il leur fai- foit obferver ceux qui étoient mauvais auffi bien que les bons.; leur faifant remarquer dans les uns & dans les autres ce qu'il faloit imiter, ce qu'ils. devoient fuïr.
Parmi les chofes es plus ferieufes .de fon art, il meloit auffi quelquefois le plaifant & le:bur- lefque, .ayant même pour cela une inclination particuliere. Car non feulement il avoit -lefprit vif & prompt. dire de bons mots, & à faire des contes agréables; mais il avoit aufi l'inagi- nation prompte, & une facilité trés-grande a repréfenter de -ces chofes bizarres .& estraordi- naires qui ont donné le commencement à ces portraits burlefques ou chargez., car c'ef aini Ique les Peintres apellent certains vifages & cer- taines figures, dont ledeffeineft altere par l'aug- mentation des défauts naturels de ceux qu'Qn 1veut repréfenter; ce qu'Annibal faifoit dans une relemblance fi ridicule qu'on ne peut s'empê- cher de rire lors qu'on en voit quelques-uns. Comme la Peinture a raport à la Poefie, on peut mettre cette forte d'imitation fous .un gen- re femblable à celui des.vers burlefques. Entre
les
les ouvrages de plufieurs Peintres que le Prince de Néroli conferve, il a un livre rempli de ces fortes de deffeins faits par Annibal, qui fe di- vertiffoit encore fouvent à repréfenter une ma- niere de phyfionomie contraire à celle que l'on fait d'ordinaire, donnant aux animaux une ref- femblance humaine. Qelquefois aulfi il repré. fentoit des hommes ou des femmes fous la figu- re d'un pot ou de quelque autre forte de vafe: & de toutes ces diverfes fantaifies, il compofoit des ordonnances de figures, qui, quoi que bizar- res, ne laifloient pas d'avoir quelque chofed'in- genieux & d'être plaifantes à voir.
Cependant , quoi qu'il cherchât dans ces dif. ferentes occupations à détourner l'humeur me- lancolique qui le travailloit, on corps & fon efprit ne laifoient pas de fouffrir. Les Méde- cins le voyant dans cette langueur, lui confeil- lerent de changer d'air au commencement du Printemps. Pour cet effet il s'en alla à Naples, où il fit ce qu'il pût pour fe réjouïr, mais il n'y demeura paslong temps. Dans l'impatience qu'il avoit de retourner bien-tôt à Rome, il fe mit en chemin pendant la chaleur de l'été, & dans une faifon qui étant ordinairement perilleufe à ceux qui y arrivent, lui en fit reflentir- les mau- vais effets; ce qui ne fut pas néanmoins la feule caufe de fa mort. Les débauches amoureufes aufquelles il fe laiffa emporter, y contribuerent beaucoup. Comme il ne s'en découvrit point aux Médecins, il lui arriva le même accident que nous avons remarqué en parlant de Raphaël; & n'ayant pu être fecouru par aucun remede, il mourut le I5. de Juillet 1609. âgé de49. ans.
Son corps fut porté dans l'Eglife de la Roton-
de,
de, o il fut inhumé honorablement. Non feu- lement fes Eleves & tous Tes amis y affiflerent pour lui rendre les derniers devoirs; tout le peuple même y accourut en foule, n'y ayant perfonne qui ne répandit des larmes , & ne re- gretât un fi grand Perfonnage. Il eft vrai aufll que la Peinture lui eft extraordinairement rede- vable, & qu'on ledoitconfiderer comme le Ref- taurateur de cet Art , dans la force du deffein, & dans la beauté naturelle des couleurs.
Il commença d'abord à former fa maniere en imitant la douceur & la pureté du pinceau du Corege. Il comprit enfuite la force & la diftri- bution des couleurs du Titien; & lrs qu'il fut à Rome, il paffa de l'imitation de la Nature & des couleurs à la beauté & à la perfecion de l'art, dont il conçût les plus nobles idées, en voyant les Statues Grecques, qu'il s'imprima tel- Î lement dans l'efprit, qu'il les a égalées, princi- palement dans fes belles Figures de blanc & noir, qui font dans la Galerie Farnefe. Il confidera auffi les ouvrages de Michel-Ange, mais laiffant ce qu'il y avoit de trop fec dans fa maniere, & dans l'affe&ation qu'il avoit e a faire paroitre les mufcles & les nerfs, il ne fit attention que fur ce qu'il y a de pl.us beau dans fes Figures nues que l'on voit principalement dans la voute de la Chapelle où eft fon Jugement.. Quant à Raphal il le regarda comme fon Maitre & fon Guide. Ce fut en confultant es Ouvrages qu'il fe perfe&ionna dans l'invention, dans les expref- fions, dans la grace, & dans les autres belles parties qu'il a poffedées. Ce qu'Annibal tâcha d'avoir de particulier fut de bien unir enfémble l'idve d'une beauté parfaite avec ce que la na- } ture .' '.
ture nous fait voir, fe fervant des maximes que les plus grands Maltres ont toujours gardées dans la conduite & dans l'exécution de leurs Ouvra- ges.
Le jugement le plus univerfel qu'on a fait de ce Peintre, eft qu'il aquit dans Rome une ma- niere beaucoup plus correcte, & un deffein plus excellent qu'il n'avoit auparavant, mais qu'il n'avança pas de même dans la partie de la cou. leur. Ceux qui confiderent particulierement les Tableaux qu'il fit pour les Sieurs Magnani, & qui en-eftiment plus le coloris, que celui des peintures de la Galerie Farnefe, veulent qu'ilait été meilleur Colorifte à Bologne. & meilleur definateur à Rome. Mais c'eft cette derniere maniere qui lui a donné un rang parmi les plus grands Peintres qu'il n'auroit peut-être jamais .eu, s'il n'eût fuivi 1'£cole deKAome, & quitte celle de Lombardie.
Ils difent encore que les figures &-lesocnemens qu'il a feints de ftuc dans le Palais Farnefe font plus confiderables que les Tableaux d'hiftoires qu'il a peints dans le même lieu. A quoionne peut mieux répondre , que ce que Mr. Pouffin -en a dit au raport de Mr. Bellori, qui eft que dans les compartimeus & les ornemens, Annibal ayant furpaff tous les Peintres qui avoient été 'devant lui , il s'étoit encore furpaflf lui-même dans ce travail : la Peinture n'ayant jamais ex- pofé à la vûu une compofition d'ornemens fi belle & fi furprenante; & quant aux Tableaux parti culiers, ils méritent cette louange d'être les mieux difpofez qu'on voye après ceux de Ra- phaël.
Ce n'eft pas qu'on ne puiffe dire qu'il.a pri!
quel
quelque licenee dans la -quantité des corps qu'il a fait paroître les ,ns fur lesautres dans la voute de la Galerie, Jefquels demandent une failliede corniche beaucoup-:plus grande:.que celle-:furla- quelle il fupofe qu'ils font portez. :Maisen cela il et excufable, parce que fon ouvrage étant tout depeinture, il a feulement:penfé à lui don- ner beaucoup d'agrément & de .vaguez;e. A l'égard du coloris, il eft bien malaifé de faire voir des Tableaux où l'harmonie des cou- leurs,& la-beauté du pinceau paroiffent davan- tage que dans les Tableaux qu'il a peints daus le Palais Farnefe, :à Saint Gregoire, & en plu- fieurs autres endroits de Rome. Et fi l'on avoie u'il y a encore plus de deffein & de noblefie, ue dans e .qu'il avoit peint en Lombardie, 'eft un ténoignage ;afez fort -pour faire juger que la partie du deflein eft préferable à celle de a couleir,.puis qu'Annibal travailla#t à fe per- feionner dans fonart, a bien voulu:quitter en uelque façon la beauté du coloris pour fuivre agrandeur du deflein. Car on ne peut pas dire qu'il fut moins propre our une:partie que pour l'autre, puifqu'il lesa oflidées toutes deux excellemment. Mais plu- t on peut juger. qu'il avoit reconnu que:dans n Tableau la beauté :du coloris en géneral ne eut pas:toûjourss'accorder avec l'exa&e imita- on de la Nature,-dans laquelle il y a plufieurs emiteintes, des jours,des ombres & des reflais, ui fouvent-ne font pas agréables. Il.avoit vu, nconfrontant les ouvrages -de l'Ecole de Rome ec ceux de l'Ecole de Lombardie, combien ux de Rome étoient plus excellens que les au- es, & combien aufliil eft difficile de joindre
pasr-
parfaitement enfemble ces deux parties dans un même fujet. C'eft pourquoi comme il n'en voyoit point d'exemple, il s'en formoit des idées fi hautes & fi belles , que ne pouvant rien faire dans fes ouvrages qui répondit à l'excellence de fes penfées, il refaifoit fouvent une mêmechoie, II jetta plus d'une fois par terre une partie des Tableaux, &.des ornemens de la Galerie Far. nefe après les avoir peints, parce qu'iln'enétoit pas fatisfait , & qu'il les trouvoit beaucoup in- ferieurs à la grandeur de l'idée qu'il en avoit concùu. Cla augmentoit fans doute beaucoup fa peine & fon travail, mais il foufroit volon- tiers toutes ces fortes de fatigues; fe fervant pour faire cet ouvrage avec plus de perfe&ion, non feulement de deffeins bien achevez,mais encore de cartons, & même de tableaux peints à huile, qu'il prenoit Ia peine de finir.
Si l'on peut trouver quelque chofe à reprendre dans Annibal, c'eft d'avoir abandonné quelque. fois fon genie à peindre des chofes trop baffes& deshonnetes, & de s'être même laiffé tellement gouverner par Innocent Tacconi, l'un de fm Eleves, que pour lui complaire, il éloigna de lui le Guide, l'Albane, & même fon frere Au guftin. Il e vrai qu'il s'en repentit à la findi fa vie; & qu'il chaffa Tacconi, qui n'avoitgardl d'être auffi favant que fes autres Eleves.
Il n'eft pas befoin que je vous parle de two les Tableaux qu'Annibal a faits , foit en Lon bardie, foit à Rome; fi ce n'eft pour vous di qu'il y en a quelques-uns qui ne font peints q de fes Difcip[es, & retouchez de fa main, con me il s'en voit trois dans l'Eglife de la Mado del Popolo à Rome. Pour des Tableaux de C
bine
binet, vous avez autrefois v dans la Vigne Pamphile, celui o il a repréfenté Danaé, & dans la Vigne Aldobrandine, celui du Couron- nement de la Vierge, & quelques autres qui jfont compofez de figures & de pairages. Nous en avons vu encore enfemble dans la Vigne Mon- Ite, dans le Palais Borghefe, & chez la Mar- uife Sannaife, qui avoit alors le Martyre de aint Etienne, Saint Jean qui prêche au defert, la fuite de la Vierge en Egypte, que le Car- inal Mazarin fit acheter, & qui fe voyent dans e Cabinet du Roi. Nous avons v encore à Rome ce beau Ta- eau de la Nativité de Nôtre Seigneur, que on aporta en France peu de temps après. Mr. abac l'ayant acheté le vendit à Mr. le Duc de iancourt: & après avoir paffé en plufieurs au- es mains, il et préfentement dans celles de Mr. Marquis de Hauterive. Vous avez pu voir aufli un autre Tableau du eme fujet, mais dont les figures font plus andes. Mr. Mignard le vendit à Mr. d'Erval, il eft aujourd'hui dans le Cabinet de Mr. Col- rt. Vous vous fouvenez de ceux qu'avoit au- fois Mr. de la Nouë. L'un de figure ronde, ns lequel étoit repréfenté la Vierge avec l'En- t Jefus & Saint Jofeph lors qu'ils fortirent Egypte: Un autre repréfentant la Fable de lifto; & le troifiéme où Venus eft peinte au- s d'une Fontaine, avec les Graces & des A- urs. Ces trois Tableaux font agréables parla uté des figures, & par celle du paifage, en ii Annibal excelloit tellement qu'on peut di- qu'aprés le Titien, il a été de tous les Peintres fon temps, celui qui en a fait de plus beaux,
non
non feulement en peinture, mais auffi à la plu. me. On voit de lui plufieurs eftampesgravéesà l'eau forte.
Ce n'eft pas une petite gloire à Annibal d'a. voir été le eul après Raphaël, qui danslesder. niers fiecles a formé une Ecole de la Peinture; Quelques-uns de fes difciples s'établirent en Lombardie fous Louïs Carache: maisoutre qu'An. nibal enfeigna Louïs & Auguftin, ce fut lui qui éleva les plus grands genies qui ont fuivi fa maniere. Car il fut le Maître de l'Albane, du Guide, du Dominiquin, de Lanfranc, &d'An. toine Carache. Outre ceux-là A NT O N IO MA- RI PANICO de Bologne, étant venu fort jeune à Rome, travailla dans fon Ecole, & a fait plufieurs Tableaux, dont quelques-uns mê- me font retouchez d'Annibal.
Le Tacconi dont je vous ai parlé étoit aufl Bolonrois , & comme il demeuroit auelle- ment auprès d'Annibal, il fe fervoit de fes def. feins, & lui faifoit retoucher toutce qu'il faifoit.
Luc I MAS SARI de Bologne que je vous ai auffi nommé, fut de ceux qui copia le mieux les Ouvrages des Caraches.
Mais un des bons deflinateurs qui ayenttra- vaillé fous-eux, fut S sTo BADALOCCHIO de Parme. Il vint fort jeune à Rome avec Lan- franc fon compatriote. Ils furent tous deux inl: truits par Annibal , après la mort duquel Sifto alla à Bologne avec Antoine Carache. Quelque- temps après étant revenu à Rome, il fit plu- fieurs ouvrages dans une loge qui eft au Palais des Sieurs Verofpi. Dans un Tableau, il repré- fenta Polypheme avec Galatée; & dans un autre, Polypheme & Acis qui s'enfuit.
On
On voit plufieurs Eftaipes que ce'Peintie a gravées à leau forte, il' y en: a: fix: d'aprés le Correge, & une d'aprés lai Statue antique du- Laocoon qui eft à Bellevedere. Il eutrepritaufli' avec Lanfranc fon conmpagnoin de graver- lHif- toire de l'Ancien Teftament', d'après les Taà. bleaux de Raphaël qui, font- dans: les logesddu, Vatican. Ils en firent' un livre qu'ils dédierent à Annibal, Caraclhe dansi le' temps quil. coninmen- çoit à être fort incommodé. Sifto ne dnieu'ra pas long temps àa Rotre', mnais s'en retourna à Bologne, oùl il finit; le'refe de'fes jours. Comme j'eus ceffl de parler, Pymaldre- me ît: Ce que vous me venez d'aprendre des Ca- saches & de leurs Eleves, me confirme dans l'o- piion que'j'ai il'y a long-temps, qu'il eft bien- dificile, quelque connoiffant que l'on foi: en Peinture, de ne fe pas tromper quelquefoisdan-s es Tableaux de ces differens;Peintres;; & de ne' pas prendre bien fouvent ceux des difciples pour ceux des maîtres , & des copies pour des' origi- aux, comme vous m'avez fort bien fait remar- quer qu'il y avoit des Tableaux que l'on artri- uoit à Titien-, àPaul Veronefe, &àplufieurs autres qui n'étoient point de la main de ces Peit- tres. Il faudroit être bien hardi-, lui repartis-je, pour vous aflurer qu'on ne puiffe pas fe trom. perquelquefois dans le jugement que l'on peut aire d'un Tableau, foit pour dire s'il eft origi- nal, oit pour juger précifément de quelle main' Iel, puifqu'il y en a eu de fi bien copiez, que es maitres mêmes-de l'art y ont ét trompez. Je rois vous avoir fait remarquer que cela arrivaà- André del Sarte. Le Comte Malvafia, en par-
lant
lant * des Caraches, nomme plufieurs Peintres qui fe font trompez en prenant les Ouvrages de Louis pour être d'Annibal. Auffi voit-on tous les jours des gageures & des contestations entre ceux de la profeffion & les curieux. Il y a me. me quelques-uns de ces curieux qui s'y trompent volontairement, & qui feroient bien fâchez qu'on les defabufât, aimant mieux être duppez & contens, que de paffer pour de méchans con. noiffeurs.
Il efl vrai néanmoins que comme lesbellesco. pies font rares, & que celles qui font faites par des Peintres ordinaires, font beaucoup inferieu- res aux originaux , les perfonnes intelligentes, & qui ont vû quantité deTableaux, connoiffent aifément la différence qu'il y a entre une fimple copie & un original. Quand ils regardentexac- tement un Ouvrage fait par un difciple , ils voyent bien s'il y a quelques parties qui foient retouchées par le maître ; car lors que cela fe rencontre, une telle copie eft bien differente d'une autre; & c'eft ce qui fait qu'il y a des Tableaux où l'on voit de belles parties qui don- nent fujet de difputer fi ce font descopiesoudes originaux.
Quant aux differentes manieres, vous pouvez juger qu'on n'en aquiert une parfaite connoif- fance, qu'aprés avoir beaucoup v les diversou- vrages de tous les maîtres, qui même ontchan- gé ouvent pufieurs fois leur maniere de peindre, comme je vous ai fait remarquer des Caraches. C'eft pourquoi on leur attribue fouvent desTa- bleaux qu'ils n'ont pas faits, fousprétextequ'il en ont fait de different goût.
Alor' Felir.a Ptrice. Part. ,.
Alors Pymandre m'interrompant tout d'un coup: Comment donc, me dît-il, peut-on fai- te pour n'être point trompé, & pour choifir des Tableaux qui foient originaux & de bonne main. Le véritable moyen, repartis-je, c'eft de fa- voir difcerner le bon d'avec le mauvais; je veux dire de bien connoître, & de bien examiner un ouvrage, fans fe mettre en peine qui l'a fait. Car il y en a tel qui pour n'être que de la main du difciple ne vaut pas moins que s'il étoit fait par le maître, comme il s'en rencontre du Dominiquin , qui ne cedent pas à ceux des Caraches. Si l'on en fouhaite de la main de ces Peintres, il n'et pas impoifibls de les difcerner entre les autres, quand on connoit leur maniere. Car pour ne pas fe charger de ceux qui font douteux , il faut regarder fi toutes les parties y font deffinées corre&ement, & d'un bon guot: Si le toucher du pinceau paroit avec une égale force, & une même franchife; & enfin fi ce beau faire & cette belle union de couleurs que l'on voit dans leurs ouvrages non contetez , fe trouve,:t par tout, & avec une pareille entente dans celui qu'on examine.
C'eft ainfi, à mon avis, qu'il fautregarderles ouvrages des plus grands maîtres pour en juger ainement, fans fe mettre trop en peine de fa- voir les noms de tant d'autres Peintres qui ont uivi leurs manieres, & qui les ont copiez. Que fert-il, par exemple, de vouloir toujours aff'rer u'un Tableau ef d'Annibal Carache , parce u'il y aura quelques têtes, ou un gout de pein- re femblable à ce qu'on voit de lui. Nous avons que tous les Peintres qui ont été célébres, laorm. I/i. K ont ,-
ont eu des difciples qui ont tâché de les imiter, qui ont copié leurs ouvrages, qui en ont fait d'après leurs defeins, & que ces maîtres mêmes ont bien voulu retoucher.
Je croi encore, dit Pymandre, qu'il apartieiit particulierement aux Peintres à connoitre la dif. ference qu'il y a entre les copies & lesoriginaux; & que tous ceux qui aiment la Peinture ne font pas toûjours capables de faire ce difcernement.
L'on peut juger des Tableaux , lui répondis- je, en différentes manieres. Car premierement tout le monde peut dire fon avis fur la reffem. blance des chofes. C'eft pourquoi les ignorans jugent librement de ce qu'ils voyent de bien imi. té dans un Tableau, & de ce qui * plaît leurs yeux, mais ne vont pas plus avant dans le fecret de l'art. Les favans au contraire jugent de la parfaite imitation,& de la fcience de l'ouvrier: ces favans peuvent être, ou les Peintres, ou ceux qui ont une notion parfaite de la Théorie de l'art Car encore que quelques-uns ayent dit qu'il faut être ouvrier pour juger de ce que font les Peintres, les Sculpteurs, ou les autres Artifans: & que Ciceron (a) femble être de ce fentiment, quand il croit que les Peintres découvrent dans un Tableau beaucoup de chofes que tout lef monde n'y voit pas; il faut néanmoins entendre particulièrement cela, pour ce qui regarde le
travail * DoSi ratioiern artis intelligunt, indoci Jvo Iuptatera. Quint. 9. 4.
t DePidore, Sulptore, Fiéore nifi artifexj dicare non poteft. Plin. Jun.1. . Ep. Io.
(a) Mluita vident Piéores in umbris & in erMi' rnetia ut i;; non idemns, Cic. acad. quæat.
travail de la main, & la difficulté qui fe trouve dans l'exécution. Car on ne peut pas nier que les Peintres & les Sculpteurs ne fachent mieux que ceux qui ne travaillent point, combien il ef mal-aifé de trouver les teintes de toutes les couleurs, &'la peine qui fe rencontre à bien tailler le marbre. Mais il faut aufli demeurer d'accord qu'il y a bien des Peintres & des Sculp- teurs qui font auffi peu capables de bien juger d'un ouvrage , que d'en faire qui méritent de l'elime. Et qu'au contraire il fe voit beaucoup d'autres, perfonnes qui ont l'efprit aflez droit & affez éclairé pour en juger auffi bien que les Pein- tres mêmes, & qui fouvent difcernent mieux ce qu'il y a de bien & de mal, parce qu'ils nefont préocupez d'aucun interêt ni d'aucun goût par- ticulier. Et quoique ces perfonnes n'ayent point 'experience dans ce qui regarde la pratique, ils onnoiffent pourtant ce qui eft bien. Je ne croi pas , interrompit Pymandre , que s Peintres & les Sculpteurs demeuraffent d'ac- ord de ce que vous dites. Ils auroient grand tort, repartis-je, d'y trou- er à redire, puifqu'eux'-mmes.expofent tous s jours leurs ouvrages pour être louez ou cen- rez de tout le monde ; & favent fort bien' les ire valoir quand ils ont contenté ceux pour qui s les ont faits, ou qu'ils ont l'approbation des ns connoiffans. Je vous dirai bien plus, qu'il fe rencontre des erfonnes qui ayant fait une étude particuliere e la Théorie de ces beaux arts , & de tout ce ui en dépend, font, fi j'ofe le dire, plus capa- es que certains Peintres, d'en juger fainement; !arce que ces perfonnes ont plus d'intelligence&
K z de
de lumiere que ces Peintres qui n'ont que lapra. tique & l'ufage de la main :& que dans les Arts comme dans toutes les Sciences les lumieres de la Raifon, font au deflus de ce que la main de l'ouvrier peut exécuter. Aufli * c'eft une chofe beaucoup plus noble & plus confiderable de fa- voir parfaitement ce que plufieurs font, que de faire feulement ce qu'un autre fait. Car comme felon Galien la main eft un organe qui peut fupléer à tous les inftrumens, ainfi la Raifon dans l'homme peut fupléer à tous les arts. C'eft pourquoi elle eft confiderée comme la Matrefie qui commande & qui ordonne; l'exécution ma. nuelle lui obeit comme fa fervante.
Il eft vrai que quand un efprit bien éclairé, une parfaite connoiffance, & une grande prati- que fe trouvent joints enfemble dans une même perfonne, alors celui qui les poffede a toute forte d'avantage pour juger, & pour travailler avec un heureux fuccés. Nous pouvons mettre dans ce rang tous les grands Peintres qui ont fi bien imité ce qu'ils ont v dans la Nature, & ce qu'ils ont imaginé de beau.
Je vous dirai auffi qlue fouvent les grandeslu mieres d'efprit, & une parfaite connoiffancedes chofes, font que ces hommes célébres, quoique favans dans leur art, travaillent avec plus de pei ne, & font plus retenus que les autres; parce qu'agiffant toujours avec un jugement fortéclai ré, ils difcernent aifément la différence qui fe
trouve llIltc enir ma us atque altisJ fire quodqif quis faciat , qm ipfiam efficere quod fciat, & Boët. Mufices.l. 1. .c. 34.
t Dans fon livre de l'ufage des parties,
trouve entre ce qu'ils imaginent & ce qu'ils pro- duifent. Et comme ils rencontrent beaucoup de chofes à corriger dans l'execution de leurs pen- fées, cela augmente leur travail, &quelquefois leur en donne un degoût. C'eft ce qu'on a remarqué dans AUGUSTIN CARACHE, qui étoit né 'avec une difpofitioi entiere pour les fciences & pour les arts. Aprés avoir apris les belles Lettres , il s'apliqua a la Philofophie , aux Mathematiques, à la Poëfie & à la Mufique. Mais étant particulierement porté pour la Peinture, il fe mit à defiiner; à travailler de Sculpture, & à graver au burin. Comme i avoit beaucoup d'efprit, il concevoit fi aifément tout ce qui regardoit la perfe&ion de chacun de ces arts, que ne trouvant pas une fa- cilité auffi grande qu'il eût bien voulu pour ex- écuter ce qu'il avoit imaginé, il fe fàchoit con- tre lui-même, & rompoit fouvent ce qu'il avoit fait, fans le montrer a Profpero Fontana qui fut fon premier maitre, Et parce qu'on ne foupçon- noit pas que ce qu'il en faifoit vînt d'une con- noiffance qu'il avoit déja aquife du bien & du beau, on attribuoit es emportemens à une hu- meur impatiente, & à un degoût qu'il avoit de la peinture. Son pere l'ayant mis fous Domenico Tebaldi pour aprendre à graver au burin, il furpafla bien- tôt fon Maître. Ce fut aprs l'avoir quitté qu'il lla, comme je vous ai dit, avec Annibal par toute la Lombardie, pour peindre d'aprés les plus beaux ouvrages que l'on y voyoit, que les iens auroient fans doute bien-tôt égalez , s'il 'eut point quitté la peinture pour s'attacher uni-
! _ .. K 3 quement L. an xje.
quenient à la gravûre, lors qu'ayant laif Anni- bal à Parme, il 'en alla à Venife. Car bien qu'il n'ait rien gravé que de trés-confiderable, & qui lui ait aquis beaucoup de gloire; cette gloire néanmoins n'eft pas comparable à celle qu'il et pu remporter, s'il fe fut entierement apliqué à la peinture,pour laquelle il avoir des talens tout particuliers.
On conçût de grandes efperances de lui, lors qu'étant de retour de Venife, il fit ce Tableau qui ef aux Chartreux de Boulogne, où il repré- fenta Saint Jerôme, qui reçoit la communion, Cet ouvrage paffe pour un des plus beaux, &des plus confiderables qu'il ait faits. Quelques-uns ont dit qu'il n'y travaillapasfeul, maisque Louïs & Annibal v mirent auffi la main. Il en fît en- core plufieurs avant que d'aller trouver Annibal à Rome; & quand ils fe furent féparez, &qu'il fut retourné à Parme, il en entreprit d'autres pour le Duc Ranuccio. Il peignit dans lavoute d'une chambre plufieurs fujets qui avoient raport à l'Amour de la vertu, à l'Amour deshonnête, & à l'Amour d'interét. Il traita ces fujetspo- tiquement & fous differentes fables. Il eft vrai qu'ils ne furent pas tous achevez, & qu'il y eut la place d'un Tableau qui demeura vuide parla mort d'Augùftin.
Le Duc ne voulut pas permettre qu'aucun au- tre Peintre y touchât', & crut qu'on ne pouvoit remplir plus dignement cette place pour la gloire d'Auguftin, qu'en y mettant fon Eloge. Pour cet effet on fe fervitdelaplumed'Achillinihom' me célèbre & favant, qui fit celui que je ais vous dire.
AUGUS.
AUGUSTINUS CARRACIUS DUM EXTREMOS IMMORTALIS SUI PENNICILLI TRACTUS IN HOC SE. MIPICTO FORNICE MOLIRETUR AB OFFICIIS PINGENDI ET VIVENDI SUB UMBRA LILIORUM GLORIOSE VACA- VIT:
TU SPECTATOR INTER HAS DULCES PiCTURE ACER-
BITATES PASCE OCULCS, ET FATEBERE DECUISSE POTIUS IN- TACTAS SPECTARI QUAM ALIEN MANU TRACTATAS MATURARI. Comme Auguftin fut affez long-temps malade, il fe retira dans le Convent des Capucins pour mieux fe préparer à mourir. Là, dans un efprit de Pénitence, il paffoit les jours à prier & à mé- diter. Pendant quelques heures de relâchequ'il eut dans fa maladie, il fit un Tableau où il re- préfenta Saint Pierre qui pleure fon péché après avoir renié fon maître. Et parce qu'il avoitcon- tinuellement la mort devant les yeux, il entre- prit de faire le Jugement univerfel. Maisà peine avoit-il commencé de l'ébaucher que fon mal étant venu à l'extrémité., il mourut le .z. de Mars l'an i6eo. âgé de 43. ans. Annibaleneut beaucoup de déplaifir, & vouloit lui élever un
IR monu-
monument dans le lieu où il étoit enterré. Mais deux amis d'Auguflin le prévinrent,& firent faire fon Epitaphe par le même Achillini que je viens de vous nommer. L'Académie de Bologne lui Et aufli des funerailles magnifiques : tâchant par ces pieux devoirs à foulager la douleur qu'elle reçût de la perte d'un homme auquel elle étoitli redevable, & qu'elle cheriffoit fi tendrement.
Te ne vous dirai rien de particulier de toutes les chofes qu'il a gravées tant de fon invention, que d'après les ouvrages de plufieurs excellens maitres; le nombre en e trop grand; elles font fi eftimées & fi belles , que vous ferez bien aife ce les voir un jour.
I1 iaifa un fils ommé A N T O I NE , lequel eéant encore fort jeune, il recommanda à Anni- ba! qui en prit beaucoup de foin, le faifant inf- rruire dans !es lettres humaines, & lui montrant à deffiner, Après la mort d'Annibal, Antoine fe mit à étudier d'après les plus beaux ouvrages qui étoient à Rome. Le Cardinal Tontiquiavoit de l'affecion pour lui, le fit travailler dans l'E- glife de Saint Sebaffien qui eft hors les murs de la Ville, & l'engagea à peindre à fraifque trois Chapelles à Saint Barthelemi dans l'Ifle. Cette Eglife étoit autrefois le Temple d'Efculape. Nous y avons été enfemble voir les ouvrages dece Pein. tre. La Chapelle, qui eff dédiée à Saint Char. les . eft la derniere qu'il a peinte. Entre plufieurs Tableaux où il a repréfenté lHiftoire de ce grand Saint, celui qui eft fur l'Autel, eft des pluscon- fiderables; & le Païfage d'un goût trés-exquis. Si ce Peintre eût vécu. long-temps, il y a appa- rerce qu'il feroit arrivé à un haut degré de per- feaion : mais il mourut qu'il n'avoit que 35 ars
l'an
f'an 618. Il y a dans le Cabinet du Roi unT*t bleau de lui, où eft repréfenté le déloge.
Voila en peu de mots quels ont été les Cara- ches, dont on peut dire que la fortune étoitpe' tire, & la réputation médiocre pendant qu'ils ont vécu, en comparaifort de la gloire qu'ils ont aquife aprés leur mort; parce que durant leut vie ils avoient § combattre l'Ecole du Caravage, & celle de Jofeph Pin , toutes deux bien diffe- rentes de la leur. Car encore que celle des Ca- raches & de leurs Eleves , ait enfin obfcurci les deux autres; Rome néanmoins étoit fi partagée dans le temps que les Caraches i travailloient, que Jofeph Pin & le Caravage avoient bien plui de Partifans qu'Annibal & Auguftin. Ceux, comme je vous ai dit , qui ne regar- doient dans la peinture qu'une forte & naturelle repréfentation des chofes, prenoient plaifir à confiderer dans les Tableaux du Caravage, cette fimple& vile', s'il faut ainfi dire , imkation de la Nature, fans faire aucun difcernemnent du beau d'avec le laid. Et ceux au contraire, qui fans s'attacher à la Nature, fe plaifent à voirde graindes imaginations bien repréfentées, admi- roient cette abondance, cette facilité, &ce que les Italiens appellent lafiria, qui fe remarquent dans les compofitions de Jofeph Pin.
Le CARAVAGE fit plufieurs- Ouvrages à Rome, à Naples &'à Malte, & ce fut au retour de Malte; qu'il mourut * avant que d'arriver à Rome. Il fe nommoit Amerigi. Son pere étoit un Maçon de Caravage en Lombardie.
Entre es Eleves BARTHELE I MANFRE- È' natif de Mantoie fut un de ceux qui fuivit;
* L'an 60o,
le mieux fa manière : il y a plufieurs Tableaux, de lui qu'on a pris pour être du Caravage, prin. cipalement ceux os il s'et efforcé de l'imiter. Il lui manquoit pourtant la partie du deflèin dans laquelle il fe fût peut-être fortifié s'il eût vécu davantage : mas fes débauches deshonnêtes lui cauferent des maux dont il mourut fort jeune.
CHARLES SARACINO Venitien fuivit en- core le même goût de peindre. Il affe&oit dans fes compofitions de repréfenter fouvent des Eunu- ques fans cheveux & fans barbe.
LE V ALEN T IN qui étoit Francois,& natifde Coulommiers en Brie, imita aufli la maniere du Caravage; donnant beaucoup de force & de cou- leur à ce qu'il faifoit. Il ne fut pas plus judi- cieux que fon Maître dans le choix des fujets, comme vous pouvez remarquer dans lesTableaux qui font ici, qu'on peut regarder néanmoins com- me des plus beaux qu'il ait faits. Il mourut auff affez jeupe, & l'on peut dire par fa faute. Car un foir qu'il avoit fait la débauche , fe entant extraordinairement échauffé', il fe mit dans le Baffin d'une Fontaine pour fe rafraîchir,- où il fe gela tellement le fang, qu'il mourut incontinent apres,
JOSEP- H. RIBERA de Valence furnommé L'EsPAGN oLET, futencore un des Imitateurs du Caravage- I travailla beaucoup à Naples, Il avoit une telle averfion pour le Dominiquin, qu'il ne le comptoit jamais parmi les bons Pein- tres; & même lui fit beaucoup de fâcheufes af- fairs-dans Naples par le credit qu'il avoit auprés du Vice-Roi.
Il y eut encore un GHERARDO HONT- O RSr natif d'Utrect , qui tant venu à
,onle
Rome pendant que e Caravage étoit en credit, fe mît a peindre comme lui d'une maniere forte & noire. Il repréfentoit ordinairement fes fu- jets dans une nuit, ou dans unegrande obfcuri- té, éclairez de la lumiere du feu. Je ne vous parle pas d'une quantitéd'autres dont je pourrai me fouvenir dans la fuite. Quant à JOSEP P IN, comme il a vécu fort long-temps, & qu'il s'étoit mis de bonne heure en reputation, il a fait un grand nombre d'ou- vrages. Son Pere qui étoit un Peintre affez mé- diocre natif de la Ville d'Arpino, le mît fort jeune avec les Peintres qui travailloient aux Loges que le Pape Gregoire XI II. faifoit peindre au Vatican. Il fervoit feulement à accommoder leurs palettes, & à difpofer leurs couleurs de la maniere qu'on s'en fert pour la fraifque. Cepen- dant Jofeph Pin avoit un fi grand defir de pein- dre, qu'il eût bien voulu donner auffi quelques coups de pinceau. Mais comme iln'avoitguere' plus de treize ans, il étoit timide & n'ofoit pas: entreprendre de faire quelque chofe de lui, auprès' I des ouvrages que l'on faifoit en ce lieu-là. Nean-- moins un jour il fut tenté de faire voir ce qu'il favoit. Prenant le temps qu'il étoit feul, il fe- mit à peindre de petits Satyres , & d'autres Fir- gures contre des pilaltres. Quoique les chofes; qu'il fit ne fuffent que des coups d'efli:, elles fe' trouverent fi bien & fi pleines d'efprit, que de: tous ceux qui peignoient pour lors au Vatican, il n'y en avoit guere qui euffent p faire mieux. D'abord on vit ces peintures fans y faire atten- tion. Mais comme l'on s'apperçùt que de temps: en temps il paroiffoit quelque chofe de nouveau qui fe faifoit fecretement, & pendant qu'il'n'yr
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avoit perfonne, il y eût des Peintres qui e cacherent pour voir qui en étoit l'auteur. Com. me ils eurent découvert que c'étoit Jofeph Pin, ils en furent encore plus furpris, ne pouvant af- fez admirer comment ce jeune homme, qu'ils ne regardoient prefque que comme un enfant, avoit fi bien réuffi dans ce qu'il avoit fait.
Pendant qu'ils s'entretenoient de cela, le Pere Ignace Danti Dominiquin, qui avoit la furin- tendance de ces peintures, étant furvenu, il aprit d'eux ce qui s'étoit paffé. Quand on lui eut montré l'ouvrage dont étoit queftion , il ne fut pas moins étonné que les autres , de voir de fi heureux commencemens. Ayant fait venir Jo- feph Pin , il remarqua en lui beaucoup de mo- deftie & de pudeur. Il loua ce qu'il avoit fait; & pour l'animer davantage lui promit de le fer- vir. Ce qu'il fit bien-tôt en effet, parce quedé le foir même , le Pape étant venu felon fa cou- tume pour voir ce que l'on avoit peint., il lui préfenta Jofeph Pin, & lui parla favorablement de lui. Il lui fit connoître combien on voyoit d'efprit dans ce qu'il faifoit, & qu'on avoitliea d'efperer qu'il pourroit devenir un excellent Peintre, fi Sa Sainteté vouloit bien le favorifer de quelque fecours afin de pouvoir s'appliquer davantage à l'étude.
Le Pape, quine manquoit pas decharitépour ceux qu'il voyoit portez à la vertu, lui accorda fur le champ, non feulement pour lui, maisen- core pour toute fa famille, ce qu'on appelle à Rome La parte, avec une penfion de dixécus par mois : donnant ordre que pendant qu'il travail- leroit au Vatican , on lui payât outre cela un écu d'or par jour: ce qui fut executé ponauelle- ment tant que le Pape vécut. Le
Le premier ouvrage qu'il fit eft dans l'ancien- ne Salle des Suiffes, où il peignit de clair-obfcur Samfon qui enleve les Portes de la Ville de Gaza. Il fit enfuite plufieurs autres Tableaux. Et comme il eut peint dans le Cloître de là Tri- nité du Mont, la Canonifation de Saint Fran- cois de Paule, il aquit tant d'eftime, qu'on ne parloit plus que de Jofeph d'Arpino, Car bien qu'il fût né à Rome, il voulut toûjoursfe faire appeller d'Arpino, foit par l'amour qu'il eut pour le païs de fon Pere , foit que ce fût pour complaire aux Boncompagni Seigneurs de cette Ville, & defquels il tenoit fa fortune.
Je ferois trop long fi je voulois vous dire tout ce qu'il a fait dans des Eglifes & dans des Palais de Rome. Vous avez vu ce qu'il a peint au Capitole, où il a repréfenté la bataille donnée entre les Romains & les Sabins. C'eft un de fes plus beaux & de fes plus grands ouvrages , caufe de la quantité de figures à pied& cheval qu'il a difpofées en differentes a&ions, & d'une maniere où l'on voit beaucoup d'efprit. Ilavoit une inclination naturelle pour ces fortes de com- pofitions , où il entroit des chevaux, qu'il ex- primoit affez heureufement ; parce qu'il les ai- moit, qu'il montoit fouvent à cheval, & qu'il fe plaifoit à paroître en habit de cavalier.
Lorfque le Cardinal Aldobrandin vint Legat en France , Jofeph Pin qui étoit à fa fuite , fit préfent at Roi Henri I V. de deux Tableaux; l'un où Saint George eft à cheval, 8 l'autre où Saint Michel eft peint terraffant le Démon.
Quand il fut de retour à Rome, au lieu d'a- chever ce qu'il avoit commencé au Capitote, il travailla dansl'Eglife de Saint Jean de Latran, que-
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Clement VIII. fairoit orner de peintures, & dont il lui avoit donné toute la conduite. Enfuite il fit quantité d'autres ouvrages fous les Papes Paul V. & Urbain VIII. Et après avoir vécu jufqu' l'âge de quatre-vingts ans dans une grande ré. putation, il mourut à Rome le 3. Juillet 1640. Il fut enterré dans l'Eglife d'Ara Celi , o il a- voit deftiné fa fepulture laiffant deux garçons & une fille affez richement pourvus. Mais on peut dire que s'il fe fût mieux conduit qu'il ne faifoit auprès des Princes qui l'employoient , il eût amaflé beaucoup plus de bien qu'il ne fit,& plus d'eftime pour fa memoire. Car au lieu de vivre de la maniere qu'il devoit avec les grands Seigneurs qui le recherchoi.nt, il fe comportoit de telle forte qu'il fembloit les méprifer; ce qui leur donnoit beaucoup de dégoût pour fa per. fonne. Le Pape t même à qui il avoit toutesfor- tes d'obligations, fut à la fin rebuté de fes fa- cons d'agir. Car bien que Sa Sainteté eût plu. fieurs fois employé jufques aux prieres pour lui faire avancer les Peintures de Saint Jean de La- tran, néanmoins au lieu d'y travailler lui-même affidûment, tantôt il fe cachoit, & tantôt il alle. guoit mille excufes fur le retardement des ouvra- ges, & fit tant par fes delais-, qu'ils ne furent point achevezpour l'année du grand Jubilé 6oo. quoiqu'il l'eût plufieurs fois promis , & que le Pape le fouhaitat avec paffion.
Toutes les autres perfonnes n'étoient pas plus fatisfaites de lui , parce qu'il les traitoit de la même maniere; bien que par un certain definil eût aquis un tel credit a la Cour du Pape, qu'on fe fentoit comme forcé à le regarder , & à lui
faire) t Clement VIII,
faire, malgré qu'on en eut, des careffes & des préfens, que fa conduite ne méritoit point. S'il eût bien connu fon bonheur, jamais perfonne 1 n'eût pafl fa vie plus heureufement que lui. Dés fa jeunefe la fortune lui fut favorable: mais au! lieu de la bien recevoir ; il fembloit qu'il mépri- fat toutes lès graces qu'elle lui fit , & les hon- neurs dont tout le monde le combloit. Il avoit une bonne complexion & une fanté parfaite. Sa converfation étoit agréable , s'exprimant avec beaucoup d'efprir& de facilité. Cependant avec tous ces avantages, il étoit toûjours malcontent de fon état; & fe plaignant continuellement tan- tôt d'une chofe, tantôt d'une autre ; il finit fa vie fans avoir jamais pu être fatisfait, ni de biens,. ni d'honneurs, lui qui devoit l'être d'autant plus qu'il jouïffoit de tous ceux que les Caraches & beaucoup d'autres Peintres meritoient davantage ; que lui. Car outre les faveurs qu'il reçût des: Papes que je vous ai nommez, le Roi Louïs XIII. l'honora auffi de l'Ordre de Saint Michel, & de- plufieurs préfens , en reconnoiffance d'un Saint Michel, & de quelques autres Tableaux qu'il avoit envoyez à Sa Majefté. Il a fait quelques Eleves & quantité d'ouvra- ges; mais à vous dire vrai,.fes ouvrages demeu- rerent muets depuis qu'il eut perdu la parole; & l'Etoile qui conduifoit la fortune de Jofeph Pin n'a: pas pris le même foin de fes peintures-, qui n'ont pas été en fi grande réputation depuis qu'il ne- les a plus foûtenuës par fa préfence ; tant il eft vrai qu'on ne juge équitablement du merite des hommes, & dece qu'ils ont été, que lorsqu'ils ne font plus au monde, & que la faveur & l'envie- qui les abandonnent, laiffent la libertéde direce- qu'on en pence, :n.
On-peut donc regarder ofeph Pin, interrom, pit Pymandre, comme un Peintre qui a été en vogue & qui avoit du credit la Cour deRo. nme, mais qui n'a jamais aquis un veritable * honneur, puifque l'honneur eft larécompenfede la vertu & du merite déferé a quelqu'un parle jugement, & par l'amour de tout le peuple. Ce qui fait que celui qui obtient cette récompenfe par des voyes legitimes pafe pour un honnête hormme, & qu'au contraire ceux qui n'ont re- cherché que du credit & de I'etime, & qui pour en aquerir ont (s'il faut ainfi dire) forcéles loix & violenté les efprits, n'ont jamais poffedé qu'une fauffe réputation. Peut-être même que fi le Peintre dont vous venez de parler fe fût contenté de s'élever par les degrez ordinaires, & qu'il eût tenu le chemin que tant d'autres ex- cellens hommes ont fuivi, il eût joui d'une plus grande gloire , parce qu'ayant a'quis de l'hon- neur par la liberté des fuffrages .de tout le peu- ple, on ne-lui eût pas ôté après fa mortun bien qu'on lui auroit donné librement pendant fa vie; mais comme il l'avoit ufurpé, il ne faut pas s'é- tonner fi on ne l'a pas toujours laiffé jouïr dece qui ne lui aparrenoit pas.
Il s'eft touvé encore aez d'autres Peintres, repartis-je, qui emportez d'une paffion immo- derée, & qui, comme Jofeph Pin, afpirans àla gloire avec trop-de précipitation, fe font perdus par leur vanité. Mais l'on ne doit pas mettre au nombre de ceux-là LE PADO AN t qui vivoit encore alors. Il faifoit fort bien des por- traits, & gravoit fur acier pour faire des M-
dailles; * Cic. in Brut. t LUDOVICO LEONE PADOUANO'
dailles. Quoi qu'il fût beaucoup eftimé à caufe de l'excellence de fon travail , il l'étoit encore davantage pour fa vertu & pour fes bonnes memurs. Bien loin de s'élever au deflus des au- tres, & de fe remplir l'efprit de penfées ambi- tieufes , il ne fongeoit, parmi fes occupations ordinaires, qu'à vivre dans la moderation, & même avec beaucoup de pieté. Il avoit toù- jours dans l'efprit qu'il faloit quitter cette vie, & pour mieux penfer à la mort, ilavoit fait fai- re un cercueil qu'il tenoit fous on lit , & qu'il I regardoit fouvent comme fa derniere demeure.
Il vécut dans ces pieux fentimens jufqu'à l'âge de foixante & quinze ans, qu'il mourut fous le Pontificat de Paul V. Il laiffa un fils qui hérita de fa vertu comme de es biens. On l'appelloit aufli LE PADoiiAN , quoi qu'il fûtné Ro- me. Il faifoit auffi particulierement des portraits, & mourut âgé de 5 . ans.
Lu ovico CIVOLI vivoit dans le même temps. 11 étoit de Florence, & avoit étudié d'a- pres les ouvrages d'André del Sarte. Vous avez vu dans l'Eglife de Saint Pierre un Tableau de lui que l'on-efime beaucoup. Il le fit par l'or- dre du Duc de Florence du temps de Clemer.t VIII. Il eût pour difciple DMINIco FETI de Rome, qui mourut âgé de trente-cinq ans, & duquel vous avez pu voir des ouvrages dars le Cabinet du Roi. Il y a un Tableau où eft repréfenté l'Ange Gardien, & un autre de La- pis, fur lequel eft peint Loth & fes deux filles. Mr. le Marquis de Hauterive a un Saint Fran- çois qui eft un des beaux que ce Peintre a fait.
IL CAVALIELR OTTAvO PADOUANO. * IL CAVALIIiR OiFTAVIO PADOUAO
Le jeune P A L M E * petit-neveu de celui qu'on nommoit le Vieux, travailloit auffi en ce temps. là, & mourut au commencement du Pontificat d'Urbain VIII.
J'oubliois de vous dire que pendant quele Ca- valier Jofeph Pin étoit en vogue dans Rome, FREDERIC ZUCCHERO avoit déja faitbeau- coup d'ouvrages. Je vous en dis quelque chofe en parlant de ce que Tadée fon frere a fait à Caprarole. Mais vous ferez peut-être bien aife de favoir qu'après qu'il eût fini pour le Cardinal Farnefe , ce qu'il avoit commencé avec fon fre- re , il fut appelle à Florence par le grand Duc pour achever de peindre la coupe de l'Eglife de Santa Malaria dl Fiore , que le Vazari avoit laif- f'e imparfaite. Enfuite le Pape Gregoire XIII. le fit venir à Rome pour peindre la voute de la Sale Pauline. Pendant qu'il y travailloit il eût quelques diffèrens avec des Officiers du Pape; & pour fe venger d'eux, il fit un Tableau où il repréfenta la Calomnie. Il y peignit au naturel & avec des oreilles d'ânes tous ceux dont il fe tenoit offenfé: & enfuite l'expofa publiquement fur la porte de l'Eglife de Saint Luc le jour de la Fte de ce Saint. Le Pape l'ayant fù s'en fâ- cha de telle forte contre le Peintre , que s'il ne fut forti de Rome, il couroit rifque d'être châ- tié rigoureufement.
N'eft-ce point, ditPimandre, ce que l'on voit gravé ?
La Calomnie, répondis-je, que Corneille Cort a gravée d'après Frederic, n'eti pascelle dontje viens de parler, mais une autre qu'il avoit peln- te à détrempe à l'imitation de celle d'Appelle,
* GlACOMO PALMA.
laquelle a été long-temps entre les mains des Ducs de Bracciano. La colere du Pape fut donc caufe qu'il s'en alla en Flandre, où--il fit quel- ques cartons pour des Tapifferies. De-là il paf- fa en Hollande, & enfuite en Angleterre, o i! fit le portrait de la Reine Elifabeth , qui l'en recompenfa honorablement. Ce fut à fon retour d'Angleterre qu'il travailla à Venife dans la grande Sale du Confeil, où il fit un Tableau en concurrence de Paul Veronefe, du Tintoret, de François Baflan, & du Palme. Quelque-temps après, le Pape Gregoire ne penfant plus au fujet qu'il avoit e de fe fâcher contre Frederic, le fit retourner à Rome, où non feulement il acheva la voute de la Sale Pau- line, mais y fit encore plufieurs hiftoires à fraif- que contre les murailles. Ce fut fous le Ponti- ficat de Sixte V. qu'étant appelle par Philippe II. Roi d'Efpagne, il peignit à l'Efcurial; mais on ne fut pas fatisfait de ce qu'il yfitàfraifque. Deforte qu'il retourna à Rome, où il commen- | ça de travailler au parfait établiffement de l'A- cademie: & meztant en fon entiere exécution le i Bref que Gregoire XIII. avoit donné pour fon ére&ion; il fut le premier qu'on élût Prince de l'Académie, parce qu'il étoit cheri & eftimé,. non feulement de tous ceux de fa profeflion, mais de tous les honnêtes gens. Ce fut dans ce temps-là qu'il s'avifa de bâtir proche de la Tri- nité du Mont au bout de la rue Gregorienne, cette maifon que vous avez ve, & qu'il a pein- te à fraifque par dehors. Il fit faire une grande Sale propre pour y definer & pour y mettre l'A- cadémie, qu'il affetionnoit fi fort, que parfon tellament il la fit fon héritiere univerfelle, &
lui
lui fubftitua tous es biens en cas que fes héri- tiers mouruffent fans hoirs. Cependant la dé- penfe qu'il fit à fa maifon, l'incommoda de tel- le forte, que laffé de bâtir, & épuifé d'argent, il fortit de Rome, & s'en alla à Venife , où i fit imprimer les Livres qu'il a faits fur la Pein, ture.
De ià étant paffé en Savoye, il commença de peindre une Galerie pour le Duc qui le traita fa. vorablement. Erfin après avoir été à Lorette, & s'être bien promené par toute l'Italie , il alla à Ancone, où étant tombe malade, il mourut âgé de foixante & fix ars.
II n'y a point e de Peintre de fon temps qui ait e plus de bonheur dans fes entreprifes, qui ait été fi bien payé de fes ouvrages, & qui ait été plus careft de tous les Grands. Non feule- n;ent il fut un excellent Peintre, mais auffi il travailla de fculpture, & modela parfaitement bien. Il entendoit l'Architecture , il écrivit de fon art comme je vous ai dit, & fit imprimer des Poëfies de fa facon. Avec tous fes talens il étoit bien fait de corps, & avoitles moeurs d'un honnête homme. On voit plufieurs de es ou- vrages gravez au burin ; entr'antres Nôtre Sei- gneur attaché à la colonne. Cette eftampe et gravéepar CHERUBIN ALBERT, quia ufli fait plufieurs Tableaux dans Rome, ou il mou- rut âgé de 63. ans l'an 6ç1.
LeCavalier DOMENICO PASSIGNANO fut difciple de Frederic Zucchero. Il étoit d'une honnête famille de Florence, & ce fut dans le temps que Frederic travailloit à la coupe de Santa klMaria del Fiore qu'il s'engagea fous lui. Bien que le Paffignan ne foit pas un Peintre que
l'on
l'on doive mettre dans les premiers rangs, il ne laifla pas de travailler dans fon temps avec hon- neur & réputation. Comme il étoit dans la cu- riorité des médailles antiques, & qu'il étoit fort riche, il fut toujours recherché & confideré de tout le monde ; il vécut jufques à l'âge de qua- tre-vingts ans, qu'il mourut à Florence fous le pontificat d'Urbain VIII.
HORACE GENTILESCHI étoit contem porain du Paffignan , & né à Pife. Ses ouvra- ges étoient affez confiderez; mais étant d'une humeur tout-à-fait brutale & porté à la médi- fance, fa perfonne ne fut pas en grande confide- ration. Vous pouvez voir un Tableau de lui dans la Chambre du Roi.
Alors Pymandre m'interrompant; encore, dît- il, qu'il y ait des ouvrages du Gentilefchi chez le Roi, & peut-être auli du Paffignan, je m'i- magine qu'on ne doit pas pour cela confiderer davantage ces Peintres , & que leurs Tableaux ne font pas de ceux qu'on y admire le plus: car il me fouvient qu'étant à Rome j'en vis un du Paflignan, dont l'on ne faifoit pas grand cas; peut-être étoit-ce un des moindres qu'il ait faits.
Bien qu'il y ait eu, repartis-je, plufieurs des Peintres dont je vous ai parlé, qui ayent eu le courage d'afpirer à la perfe&ion de leurart, ou du moins fait leurs efforts pour y parvenir; il y en a peu néanmoins qui ayent été affez heureux pour y atteindre. Mais mon deffein étant de re- marquer les qualitez de ceux dont on voit da- vantage d'ouvrages, & dont le nom me vient dans l'efprit, je les fais fans crainte de vous en- nuyer, de for.e toutefois que vous puifiez dif- tinguer d'avec les plus grands Peintres, ceux
qui
qui n'ont fil que'faire du bruit dans le monde par la quantité de leurs Tableaux, ou par leurs intrigues. Car quoique la Peinture ne fut pas alors dans un auli haut degré deperfe&ion qu'el- le avoit été plufieurs années auparavant, elle ne laifbit pas d'être en vogue ; & la Ville de Ro- me étoir remplie de plufieurs Peintres étrangers, qui travailloient conjointement avec ceux du païs, & qui avoient part à l'honneur des ouvra- ges qui fe faifoient alors.
HENRI GOLTIUS eft un de ceux qui aau- tant qu'aucun autre donné de la gloire à la pein- ture, & travaillé pour la réputation de quanti- té de Peintres, par les belles eftampes qu'il a gravées, & qui fe font répandues par tout le monde. Car quoi qu'il peignit affez bien, & qu'il ait fait des portraits que l'on eftimoitbeau- coup: c'eft pourtant par les chofes qu'il a delfi- nées à la plume, & qu'il a gravées au burin, qu'il s'eft rendu confiderable. Il nquit l'an Is58. à Mulbracht, petit Bourg dans le païsde Juliers. Son pere nommé JEAN GOLTS étOit habile à peindre fur le Verre. Henri avoit en- viron 3 3. ans lors qu'il demeura incommodé d'un crachement de fang qui lui dura pendant trois ans. Ce qui le fit refoudre de voyager, dans l'efperance que le changement d'air le gueriroit. Etant parti de chez lui, il paffa en Allema- gne, & de là en Italie. Après avoir fejourné à Venife & à Naples, il demeura quelque-temp3 à Rome, où il deffina quantité des plus beaux ouvrages de peinture: & en fit même definer par Gafpar Celio Peintre Romain, mais qu'il ne grava que long-temps après. Car d'abord qu'il
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fut de retour de fes voyages, il ne fut guere en état de travailler. Il tomba malade, & étant devenu étique, il fut réduit pendant un affez long-temps à ne prendre pour toute nourriture que du lait de femme. Enfin étant revenu en fanté contre l'opinion de tous les Medecins, il grava toujours jufques à fa mort, qui arriva en 1617. étant âgé dée 9. ans. 11 n'a pas beaucoup peint, comme je vous ai dit, mais il a fait quantité de deffeins à la plu- me fur du velin, & fur de grandes toiles impri- mées. Il leur donnoit même quelquefois un peu de coloris. De cette maniere il repréfenta grand comme Nature une fermme nue avec un Satyre, dont il fit préfent à l'Empereur Rodolphe. Pen- dant qu'il étoit à Rome , il avoit fait plufieurs portraits de fes amis, lefquels on eftimoitbeau- coup. Quant à fes ouvrages au burin , on fait ceux qu'il a faits d'après Raphaël , d'aprés Po- lidore, & d'après quantité des plus excellens Peintres: dans lefquels on ne peut rien fouhai- ter davantage pour ce qui regarde l'art de bien manier le burin , & couper le cuivre avec fran- chife & netteté. Ce que l'on y pourroit defirer, eft qu'il eût defliné d'un meilleur goût, & qu'a- |yant beaucoup travaillé en Italie comme il a fait, il en et pris davantage la maniere. Pendant qu'il travailloit à Rome, il n'étoit pas le feul des Peintres étrangers qui eût aquis de l'eftime; il y avoit auffi d'excellens païfagif- es qui étoient en grande réputation. A A DA E L S HY E M E natif de Francfort étoit iun de ceux-là. Il el vrai qu'il ne travailloit las à de grands ouvrages , & qu'il fe plaifoit à !'ire de petites figures, en quoi on peut dire
',:l~~~~~~~ qu'il
qu'il escelloit. Vous avez v autrefois de fes Tableaux chez Mr. de la Noue; un de ceux.là eft préfentement dans le Cabinet de Mr. le Duc de Lefdiguieres ; il y en a auffi dans le Cabinet du Roi.
Comme il les finiffoit beaucoup, & qu'il mou- rut affez jeune , il en fit peu, ce qui les rend affez rares.
PHILIPPE D'ANGELI furnommé le NA. P O0 I T A N, ne vécut pas long-temps; il étoit né a Rome; mais fon pere l'ayant mené fort jeu- ne a Naples, le nom de Napolitain lui demeu- ra toujours. I a fait quantité depaïfages àNa- ples, à Florence & à Rome. Il peignit à Mon- tecaval dans le Palais du Cardinal Scipion Bor- ghefe, neveu de Paul V. Ce Palais fut depuis nommé le Palais de Bentivoglio : & on l'appel- le à préfent le Palais Mazarin. PAUL BRIL y travailloit aufli dans le même temps.
Paul Bril n'étoit-il pas Flamand , interrompit Pymandre? Et n'eft-ce pas de Flandre que nous font venus tous ces beaux païfages que nous voyons de lui?
Il étoit natif d'Anvers, repartis-je; mais étant allé à Rome'avec un frere qu'il avoit, nommi MA T H E BRIL, du temps que Gregoire XIII. faifoit travailler aux loges & à la Galerie du Vatican , ils y firent conjointement plutieurs Tableaux. Mathieu étant mort dés l'année 584. Paul continua les mêmes ouvrages pendant le Pontificat de Gregoire.
Quand Sixte V. fut élu Pape , Paul s'affbcia avec d'autres Peintres pour faire les païfages danj les Tableaux d'Hiftoires qu'ils repréfentoient a
fiait * Sous le Pontificat de Paul V.
fraifque. Ce fut lui qui fous le Pape Clement , VIII. fit ce grand païfagé qui e dans la Sale Clementine , où Saint Clement Pape eft repré- fente fur un vaiffeau, lors quon le précipite dans; la mer, avec une ancre attachée au col. Com- me ce Peintre étoit en réputation, le Cardinal Borghefe le fit travailler dans fon Palais. C'eft là qu'on voit plufieurs Tableaux de fa main: mais ceux qu'il a fait les derniers furpaffent de beaucoup les autres ; parce qu'ayant v ceux d'Annibal Carache, & en ayant- copié d'apres le' Titien, il changea beaucoup fa premiere manie- re; imitant ce qu'il y a de plus beau dans la Na- ture: deforte qu'il fe mit en fi grande eftime qu'il vendoit fes Tableaux ce qu'il vouloit , à des Marchands de on pais qui en faifoient tra- fic, & les repandoient de tous cotez. Il eft vrai auffi que les païfages qu'il faifoiten ce temps-là font admirables. L'invention en eft. plus belle que dans ceux qu'il avoit faits aupa- ravant, la difpolition plus noble, & toutes lest parties plus agréables & peintes d'un meilleur goût. 11 en grava plufieurs à l'eau forte, par- mi lefquels il s'en trouve de trés-beaux. 11 de- meura toûjours à Rome, jufqu'à fa mort, qui. arriva le feptiéme O&obre 6z6. étant alors âgé e foixante & douze ans. Je puis vous nommer encore entre ceux qui ifoient alurs du païfage, PIERRE PAUL OB BO de Cortone. II travailla dans le même alais du Cardinal Borghefe , mais ce qu'il fai- it le mieux étoit des fruits: l'on pourroit n cela non feulement le comparer a cet ancien eint qutroe, qui to es oifeaux.avec des.rai- ins qu'il avoit peinrts, is le mettire'au deffus:
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puifqu'il n'y avoit forte de fruits qu'il n'imitât fi parfaitement, que tout le monde y étoit trom- p-. Il eft vrai que fon principal talent étoit dans la couleur, & qu'il ne deffinoit pas comme il peignoit.
LE V i o L E qui étoit Eleve d'Annibal Cara, che, & qui s'étoit entierement appliqué au paï. fage, avoit beaucoup plus de facilité que-le Gobbo. Il étudioit d'apres Nature, & quand il avoit peint quelques petits morceaux, il les met- toit en grand. Il y a un païfage dans la Vigne Montalte, qu'il fit en concurrence de Paul Bril. C'eft auffi de lui tous ceux que vous avez vus à Frefcati dans la Vigne Aldobrandine, & où le Dominiquin a peint les figures qui repréfentent l'Hiftoire d'Apollon. Il en fit deux dans laVi, gne du Cardinal Lanfranc, que l'on nomme la Vigne Pie, proche le Temple de la Paix. Ils font peints à fraifque, & vous pouvez bien vous en fouvenir, puifque vous e fites copier un dans le temps que nous étions à Rome par le Sieur Cochin, qui travaille aujourd'hui à Veni- fe avec efime. Quoique le Viole n'ait pas ét' auffi favant dans le paifage que fon Maître, ni que l'Albane, & qu'il y ait un peu de fecheref- fe dans ce qu'il a fait; fa maniere néanmoinsefi bien au deflus de celle des Flarands , & l'on y voit un certain choix du beau qui ls fait eli-. mer de tons les Peintres.
Lors que Gregoire XV. fut éluPape, comre le Viole avoit toujours été attaché auprès de fa perfonne pendant qu'il étoit Cardinal, il le ft on Guardaroba, qui eft cômme Concierge du Palais. Alors croyantt fa irturi affez établie, il ne votlut plus ffavailler dë;peinture. aisil
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se jouYt pas long-temps du repos qu'il s'étoit propofé; il mourut au mois d'Août 622. âgé de So. ans.
Cependant comme les Peintres Flamans avoient toujours une inclination naturelle a beaucoup fi- nir leurs païfages; ceux particulierement qui tra- vailloient en Flandre gardoient leur ancienne ma- niere, & imitoient plutôt les Tableaux de Bru- gle, & de Mathieu & Paul Bril, que non pas ceux des Peintres d'Italie.
ROLAND SAVERI étoit un de ceux qui étoient alors affez en vogue; fa maniere eft fort finie, mais feche. Toutefois comme dans les chofes qui font finies, on découvreplufieurspar- ties que l'oeil regarde avec plaifir, es Tableaux ont toujours été affez recherchez, principale- ment par ceux qui fe contentent d'une expref- fion fimple & naturelle, & qui ne discernent pas ce que l'art execute avec plus d'excellence.
Dans le temps que les Peintres que je viens de nommer travailloient en Italie. Il y en avoit en France qui étoient employez dans les maifons Royales. Les plus estimez étoient Jean de Hoëy, Ambroife du Bois, & Martin Freminet. Je croi vous avoir déja parlé des deux premiers, mais je ne penfe pas vous avoir rien dit de leur naiffance. DE HOE Y étoitde LeydeenHollande. Etant venu en France, il s'attacha au fervice du Roi Henri IV. qui le fit un de fes valets de chambre ordinaires, & lui donna la garde de tous fes Tableaux. Il mourut âgé de 70. ans l'an 6r1.
Ce fut dans la même année que mourut auffi AMBROISE DU BIS. Il étoit d'Anvers. Il n'avoit que i5. ans lors qu'il arrivaà Paris, mais
§ Lt il
il étoit fort avancé dans -la peinture. Il 'fe fie bien-tôt connoître, -& ayant eu ordre du Roi Henri I V. de travailler à Fontainebleau, il com o tenca la Galerie de la Reine, o il fitplufieurs Tableaux de fa main : les autres furent faits fur fes deffeins par des Peintres qu'il conduifoit con. jointement avec Jean de Hoëy. Enfuite il pei- gnit dans le -Cabinet de la Reine l'Hiftoiré de Tancrede & de Clorinde. Il fit outre cela plu- fieurs Tableaux fur les cheminées des apartemens du Roi & de la Reine. Il repréfenta 'Hiroire de Theagene & de Cariclée, qui eft dans la Chambre ovale où le Roi Louis XIII. nquit.
Après avoir fait dans la Chapelle deux grands Tableaux, il en commencoit un autre lors qu'il tomba malade, & mourut âgé de 7. ans. En- tre plufieurs Eleves qu'il fit, les plus eftimez fu- rent Paul du Bois fon neveu; un nommé Ninet Flamand, & Mogras de Fontainebleau.
Quant à MARTIN FREMINET , il étoit bien au deffus des deux que je viens de nommer. Il étoit de Paris, & avoit été élevé chez fon pe- re, qui étoit un Peintre aflez médiocre , & qui peignoit des Canevas pour travailler de tapifle- rie. C'étoit dans le même temps que du Breuil étudioit aufli fous Freminet le pere qui étoit en eftime d'honnête-homme. Lors que le fils eût atteint l'âge de 2z. ans , il réfolut d'aller à Ro- me. Il avoit déja fait plufieurs Tableaux, en- tr'autres un S. Sebaftien que vous pouvez voii dans l'Eglife de S. Joffe. Il arriva en Italie dans le temps que les Peintres étoient partagez pour Michel Ange de Caravage, & pour Jofeph Pin. Comme il avoit de l'efprit, & qu'il étoit bien fait , il fe fit beaucoup d'amis. Le Cavalier Jo-
fepl
feph Pin fut un des Peintres, aveclequel ilcon- traâa une étroite amitié. Néanmoins ce ne ft pas fa maniere qu'il fe propofa d'imiter. 11 fui- vit plus volontiers celle du Caravage; mais pour- tant il s'attacha principalement à étudier les ou- vrages de Michel Ange , & prit de lui cet air fier, & cette forte maniere de defliner, qui fait que l'on voit dans fes figures les nerfs & les muf- ces, comme ils paroiffent dans celles de Michel Ange. Entre les ouvrages qu'il fit pendant fept ou huit ans qu'il demeura à Rome, il peignit de blanc & noir la façade d'une maifon. Aprés avoir demeuré dans Rome le temps que je viens de dire, il en paffa encore autant dans les autres Villes d'Italie. Il alla à Venife, Ce qu'il y vit des Peintres Lombards, ne lui fit pas changer de maniere. Enfuite il paffa en Savoye, où il travailla beaucoup dans le Palais, du Duc, qui pour les belles qualitez que ce Peintre poffe- doit, l'etfima fi fort, que ce fut avec déplaifir qu'il le vit partir pour revenir en France. Car comme du Breuil qui conduifoit tous les ouvra- ges de. Fontainebleau & du Louvre vint à mou- rir, le Roi étant informé du mérite de Fremi- net, il le choifit pour fon Peintre ordinaire. Etant arrivé à la Cour , Sa Majefté le reçût favorablement, & lui ordonna de peindre laCha- pelle de- Fontainebleau, parce qu'on avoit dit au Roi , qu'un Grand d'Efpane étant allé voir cette Royale Maifon, & trouvant que la Cha. pelle en étoit mal ornée, avoit témoigné de l'é- tonnement de ce qu'un lieu fi Saint, & qui ei confacré à Dieu fût négligé de la forte ; & que mmrne il n'avoit pas voulu voir le refte du Châ- teau.
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Il commenca donc cet ouvrage, & l'avoit un peu avancé lors que le Roi Henri mourut. Il le continua fous Louïs XIII. qui n'eut pas moins d'eiih:e pour lui que le Roi fon Pere. Il lui en donna des marques en l'honorant de l'Ordre de S. Michel. Mais il ne jouît pas long-temps des graces & des honneurs qu'il recevoit àla Cour: car lors qu'il travailloit à finir la Chapelle, il demeura malade , & s'étant fait mener à Paris, il mourut âgé de S2. ans le 8. de Juin 1619. Son corps fut porté dans l'Eglife de Barbaux proche Fontainebleau, comme il l'avoit:defire.
La partie dans laquelleil excelloit, étoit cel- le du-deffein. Il ébit favant dans l'Anatomnie, & daRs la fcience des mufcles & des nerfs. Il favoit bien l'Archite&ure. Tous ces talens avec beaucoup d'autres bonnes qualitez lui firent mé- riter la charge de premier Peintre du Roi , & I'efime, & l'amitié de tous les honnêtes gens.
Cependant vous ferez obligé de m'avouer, dlt Pymandre, qu'il n'y a guere eu dePeintres dont la réputation ait fi peu duré que celle de Fremi- ret. Car je n'entens point parler de lui ; je ne Voi aucun de fes ouvrages dans les Cabinets, & fi j'ofe vous parler librement, je vous dirai qu'ayant confideré plufieurs fois la Chapelle de Fontainebleau , je n'ai rien trouvé qui m'ait pU plaire, quoique je tâchaffe-de me conformer en quelque forte au jugement de-ceux qui en fai- foient état ; à caufe, peut-être, que l'ouvrage n'- tant fait que pour les favans, j'ai trop peu de connoiffance pour en découvrir les beautez
Si le vulgaire même , lui repartis-je , diftin- gue ce qu'il'y a de choquant, ou d'agréable dans les diverfes cadences du file, & des vers;
où
on ne doit pas trouver mauvais que vous difiez vôtre fentiment fur les peintures de Freminet. La force de la Nature eft admirable dans le ju- gement qu'elle fait des chofes de l'art, non feu- lement comme dans les Tableaux & dans les Statues , mais encore en plufieurs autres ouvra- ges, dont les hommes par une notion commu- ne, difcernent les beautez & les défauts. Peu de gens, dit Ciceron, favent la Poëfie & la Mufique ; fi néanmoins un A&eur gâte un vers par une auffe prononciation, ou fi un Muficien tombe dans quelque difcordance, le peuple mê- me en témoigne du dégoût: Tant il et' vrai, que s'il eft befoin de favoir l'art pour en faire les ouvrages , la nature fuffit pour en juger; à caufe que l'art defcend de la nature, & qu'il n'arrive jamais à fon but, que lorsqu'ils'accom- mode à la nature même , & quil la contente Ainfi il e vrai que ce qu'il y a dans les Peintu- res de Freminet de plus à etimer, n'eft pas con- nu de tout le monde, parce qu'il s'eft éloigné de la nature,. & c'eft auffi ce qui les a renduesfi peu recherchées. Car encore qu'un Peintre pof- fede le deflein qui eft la bafe de tout fon art: néanmoins s'il ne fait s'en fervir agréablement, par des difpofitions aifées, par des a&ions na;- turelles, par des expreffions agréables; & que tout cela foit encore accompagné de couleurs, d'ombres & de lumieres bien conduites, & bien entendues; il eft certain que, non feuemnent les personnes les moins connoiflantes en cet art, ne fe plairoient pas à voir de tels ouvrages, mais aufli les favans , qui fe laffent bien-tôt de les regarder; parce qu'il en eft de ces fortes de chofes comme de ceux qui chantent ou qui
i 4 jouent
jiuent d'un inftrument. Qoi qu'ils foient trés- doaes dans la Mufique, & qu'ils chantent avec fcience; il faut pour plaire à ceux qui lesécou- tent, que la voix foit conduite, ou que l'inf- trument foit touché agréablement , & qu'ii y ait une varieté de tons, & de voix qui frapent l'oreille avec douceur; autrement on s'ennuyera bien-tôt, & l'on préferera fouvent une fimple chanfon agréable , à un grand air.
Or il eft vrai que Freminet n'avoit pas une maniere de peindre qui peut plaire à tout le monde. Elle étoit, comme je vous ai dit, fie- re & terrible; donnant à es figures des moive- mens trop forts, & marquant tellement les mus. cles qu'ils paroiffent jufques fous les draperies. De forte que fes ordonnances font prefque tou. jours d'a&ions étudiées & recherchées à la ma- niere des Florentins , & non pas naturelles & aif'es. C'eft pourquoi on regarde avec plus de plaifir les Tableaux de FRANÇOIS PORBUS qui travailloit à Paris dans le temps de Fremi- net; quoi qu'à dire vrai, il n'y ait pas dans ce que Porbus a peint , ni un grand feu, ni une force de deffin ; mais feulement une beauté de pinceau qui plait tout le monde. Bien qu'il eht été en Italie, il garda beaucoup de la ma- niere de fon pere qui étoit fon premier Mai- tre. Il étoit fils de François Porbus Peintre de Bruges, & petit-fils de Pierre, defquels je vous ai parlé. I1 a fait de grandes compofition d'Hifloires; mais'c'étoit à faire des portraits ou'il r'iffiffoit davantage. Vous en avez pu voir quantité qu'il a faits dans l'Hôtel de Ville de Paris pour les Prevôts des Marchands, & les Echevins qui vivoient en ce temps-là. Il Y
en
en' a auffi dans plufieurs Cabinets de curieux. C'eft de lui leiTableau-du grand Autelde S. Leu & S. GilleW; & celui des Jacobins -de la ru Saint Honoré , oh eft repréfenté une Annoncia- tion. Il ne furvécut Freminet que de trois ou quatre ans.
Comme j'achevois de parler, nous vimes en- trer dans le lieu où nous étions plufieursperfon. nes qui venoient vifirer les appartemens de ce Palais; cela nous fitretirér, remettant a unau- tre jour à pourfuivre nôtre entretien.
EN TRETIENS
SUR LES-VIES
ET SUR LES OUVRAGES
DES PLUS EXCELLENS PEINTRES
ANCIENS ET MODERNES. SEPTIE'ME ENTRETIEN.
E N D A N T ces Campagnes fi fameu. fes, & dans le temps que le Roi por- tant la terreur par tout où il portoit 1 1 ^^r fes pas, ne faifoit point d'aions qui
ne fuffent couronnées des mains de la Vi&oire: on nelaifloit pas de jouïr dans le mi- lieu de la France d'un doux repos & d'une heu- reufe tranquillité. La magnificence de ce Mo- narque paroiffoit toûjours également dans la firu&ure des Maifons Royales & dans les ouvra- ges des plus beaux Arts. C'étoit particuliere- ment à Verfailles qu'un grand nombre d'Ou- vriers, conduits parles plus excellens Matres, travailloient avec mrrulation pour la gloire d'un
Prince
Prince qui facrifioit fon repos & es veilles pour le bien de l'Etat, & pour la félicité de es Peu- ples. Les Etrangers, &, ceux qui jouiffoient dans Paris de la fûreté où fesg armies vi&orieufes les mettoient, alloient pendant fon abfence ad- mirer eette Royale Maifon, & confiderer tant de chofes rares & furprenantes qui la compofent. Pymandre, à qui l'âge avancé & les nobles in- clinations font chercher ces innocens' pl&ifirs, me convia un jourd'y aller avec lui, & departirde grand matin , afin d'avoir plus de temps pour nous promener, & pour goûter avec plus de loifir la joye qu'on reffent dans un fejour fi dé licieux.
Nous confiderâmes- d'abord la difpofition de tous les édifices qui n'étoient pas encore dans l'é- tat où ils paroiffent aujourd'hui: & il nie fotr- vient que Pymandre voyant avec quel foin & quelle dépenfe on ornoit tous les endroits du pe- tit Parc, fit un pronoflic fur la grandeur où l'on verroit bientôt le Château, parce que la demeu- re du Roidevoit répondre à la beauté detous les autres lieux dont elle et accompagnée; '-
Nous paflàmes la matinée à voir ces bofqiTet & ces foritainesqui foncl'éconnement & l'admi- ration de tout le monde , non feulerent par la belle & ingénieufe difpo'fition de tous ces diffe- rens endroits, & par la: richeffe du marbre, du bronze, & des autres M es qu'on a employées pour leur enmbelliffeni mais par cette quan- tité d'eaux qui fortesfl[ toutes parts, & en ii grande abondance, qu'on pourroit croire que des feuves entiers & mille fontaines fe foient fait des routes & des chemins fous terre, pour venir ra- fraîchir ces lieux malgré la Nature qui les en a
L 6 dé-
détournez. Il femble même, que pour plaire au plus grand Roi de la terre, ces eaux rompant tous les obftacles qui s'oppofent à leur paffage, faffent des efforts extraordinaires pour fortir avec plus d'impetuofité. On en voit une partie qui s'cleve jufques au Ciel; une autre qui fe répan. dant entre les cailloux & fur le gafon, fait mille differens tours, dont les divers-effets & le bruit confus de leur chute & de leur murmure char- ment les yeux & les oreilles de ceux qui s'arrêtent à les conliderer.
11 eft vrai auffi que nous ne pouvions quitter l'endroit où eft la fontaine d'Encelade. Le corps de ce Geant paroît comme accablé fous de puif- fantes maffes de pierre: on voit feulement fa tète & quelques parties de es bras& de fes jambes, qui femblent faire des efforts pour fe dégager. Il a le vifage tourné vers le Ciel, & de fa bouche fort avec violence un gros bouillon d'eau , qui s'éleve plus haut que les arbres, & qui accom- pagné de plufieurs autres qu'on voit fortir d'en- tre les rochers , forment une montagne d'eau, fous laquelle Encelade fe trouve couvert.
Les eaux de cette fontaine , celles de la Re- nommée, & de plufieurs autres lieux tous agréa- bles & carmans, nous arrêterent tout le matin avec plaifir; & comme nous retournâmes l'apref- difnée pour paffer la plus grande chaleur du jour dans les bofquets, Mandre appercevant un fiege dans un ehdro retiré, Je fuis d'avis, me dît-il , que nous ieurions ici le refle du jour à prendre le frais , & à nous entretenir. Nous ne ferons pas affis fiur l'herbe, comme l'eé toit Socrate fous ce plane, lors qu'il donnoitdes enfeignemens à es amis; ni fur des carreaux,
comme
comme ces Romains dont Ciceron rapporte les conferences. Cependant l'ombrage de ces arbres eft bien auffi délicieux que celui du plane dont parle Platon, & qui plaifoit fi fort- Socrate fon maître; & ce fiege ne nous fera pas moins com- mode que les carreaux que Craffus avoit foin de faire donner à fes amis, lors qu'il les entretenoit dans fa maifon de Tufculle qui affûrément n'a- voit pas les charmes de celIe-ci.
C'eft dont je ne doute pas, lui dis-je: mais il nous faudroit ou quelques, Philofophes, ou quelques perfonnes favantes, tellesque l'étoient ces Anciens, pour lier une converfation fembla- ble à celles dont vous parlez, & pour vousren- dre les momens que nous devons paffer ici, auffi agréables que l'étoient ceux de ces Grecs & de ces Romains;
Ces grands Hommes, repliqua Pymandre, parloient decequi étoit de leur temps. Socrate donnoit des leçons deMorale. Craffus & fes a- mis faifoient des réflexions & des pronoftics fur l'état de la République Romaine; & aprésavoir bien difcouru des malheurs dont elle leur fem- bloit menacée , ils changerent enfin de propos. Pour chaffer de leur efprit ces fâcheufes penfées, ils prirent pour fujet de leurs converfations, des entretiens moins ferieux & plus divertiflfns;
Graces à Dieu, répondis-je, nous fommesdans un temps où nous ne faurions rien augurer que de favorable & d'avantageux à l'Etat. Comme le Roi en prend lui -même le foin , & qu'il le gouverne d'une maniere qui rendra fon regne le plus glorieux qui ait jamais été, jouïffons par avance du bonheur qu'il va répandre fur la Ter-
L7 e L. I, de Orat.
re par l'heureufe Paix qu'il veut donner à tant de Peuples. Nous avons tous lesjoursmilleoc, cafions d'admirer fa vertu & fon courage. Nous voyons ici des effets de fa magnificence.
Ainfi , reprit Pymandre, fans fouhaiter pré- fentement d'autre compagnie, cherchons donc pour nous entretenir, une matiere convenableau ieu où nous fommes. Si vous voulez achever ce qui vous refte à me dire des Peintres qui onttra- vaillé jufques-à-préfent, il me femble que le temps & le lieu ne peuvent être plus propres pour cela.
Je fai , repartis-je, que c'eft une obligation dont il faut que je m'aquite, &j'efperequevous ferez bientôt entierement fatisfait. Car nous fommes, s'il faut ainfi dire, entrez en païs de connoiffance, & dorénavant nous ne parlerons plus que de gens que nous avons pû voir. Je vais, pour vous- contenter, pourfuivre , comme nous avons commencé , par les Peintres les plus an- ciens , & par ceux qui font morts les premiers, II y en aura plufieurs defquels je ne dirai quece qui me femblera necefaire pour vous les faire connoitre, ou pour vous en faire fouvenir.
Pendant que Porbus, quieft le dernier deceux dont je vous ai entretenu, travailloit en France, HE NI R I L ERAB E RT Peintre du Roi, que je vous ai déja nommé, s'appliquoit particulie- rement à faire des dcffeins de tapiflèritw. Celles qui font dans l'Eglife de Saint Mederic, où l'Hiftoire de Nôtre Seigneur eft repréfentée, font faites d'après es cartons. Il fit en r6oo. des deffeins de- tapifleries pour l'Hiftoire de Coriolaa & pour celle d'Artemife. G u Y o T natif de Pa- ris travailloit auffi dans le même temps pour les
Ta-
Tapifiers qui étoient aux Gobelins. Vous au- .rez peut-tre -v des ouvrages de cette manu- fa&ure où font repréfentez Gombault& Macée; d'autres, dont les fujets, font pris du Roman d'Afirée, & de- l'Hifoire de Conftantin. Les defleins de ces ouvrages étoient de Guyot, fous lequel peignoit alors Jean Cottelle que vous avez connu , & qui eft mort il n'y a; pas long- temps.
Dans les falles de l'Hôtel de Ville- de Paris, où je vous ai dit que Porbus a fait plufieurs Por- traits, on en voit qui font de la main de Lo uis- BOB R UN. Ce Peintre étoit oncle de Henri & de Charles Bobrun originaires d'Amboife. Louïs -et pour éleves fes neveux , & Simon Renard, dit Saint André.
Il y avoit auffi un Peintre Hollandois nommé VR AI NS, qui a fait des Portraits dans le même Hôtel de Ville. Mais l'un de ceux qui étoient le plus en réputation pour ces fortes d'ouvragesi étoit FERDINA-ND ELLE de Malines. Il a. laiffé deux fils, Louis & Pierre, dont l'un tra- vaille encore aujourd'hui de Peinture.
Dans ce remps-là il venoit tous les jours APa- ris des Peintres étrangers, & particuliérement des Flamans & des Hollandois. Plufieurs s'y font établis; & ce fera d'eux, dont j'aurai occafion de vous parler dans la fuite. Car la Peinture é- toit fort en vogue dans les Païs-Bas. J A MOMPRE qui demeuroir alors à Anvers, étoit en réputation pour bien faire les Païfages.
HENRI CORNEILLE WROON, néàHar- lem dés l'an r f66. s'adonnoit particuliérementâ repréfenter des Ports de mer & des Navires. I1 avoit étudié en Efpagne fous un Peintre fort mé-
diocre
diocre: de là étant -affé en Italie, il travailla pour le Cardinal de Medicis, & ce fut en ce temps-là qu'il fit amitié avec Paul Bril.
Ne me fites-vous pas. voir étant à Rome, dit Pymaadre , des Tableaux d'un Peintre nommé A U G cUS T I N T-A s s E, qui étoiten eftime debien repréfenter des Vaifleaux& des Tempêtes de mer?
Ce Peintre, repartis-je, étoit de Boulogneen Italie. Il étoit éleve de Paul Bril, & faifoit fort bien des fruits & du paifage: En 6io. il travailla à Genes au Palais des-Adornes, en la compagnie d'un Peintre Sienois nommé -EN- T l R A S A L M B E N . Toutes le'sPeintures dont les maifons de Livourne font ornées par dehors, font d'Auguftin Tafle, qui s'aquit par ces ouvra- ges beaucoup de réputation. Ce qu'il faifoit le mieux,--étoit des Perfpe&ives.
Il me femble , interrompit Pymandre, que pour la-Perfpe&ive on faifoit état d'un Pere Thatin, & que nous allâmes un jour -en voir de fa facon proche Montecavallo.
Ce fut, repartis-je, à Saint Sylveftre que nous confiderâmes ce que le Pere MATHEO ZAC- C o L-I N o y a peint. L'on peut dire que ce Re- ligieux eft un de ceux qui a le mieux fû mettre en pratique toutes les regles de la - Perfpe&ive, & qui dans toutes les chofes qu'il-a repréfentées en differens endroits, a donné des marques d'une grande étude & de beaucoup d'intelligence, l'ef- time que le Pouffin en faifoit, lui doit tenir lieu d'un grand éloge. Il mourut en 1630.
ANTOINE TEMPESTE mourut auffi dans la même année. Il étoit Florentin, & avoit ap- pris les commencemens de la Peinture fous Strada Flamand, qui faifoit alors ces batailles qu'on
voit'
voit à Florence dans le vieux Palais du Grand Duc. Après avoir travaillé quelques années a- vec fon maître, il alla à Rome, où il peignit aux Loges du Vatican, pendant le Pontificatde Gregoire XIII. Enfuite il travailla à Caprarole pour le Cardinal Alexandre Farnefe'; & depuis il fit une fi grande quantité d'ouvrages en diffe- rens endroits de Rome, qu'il feroit difficile de les marquer tous. 11 avoit un genie particulier pour les batailles, pour les chaflès, pourdes ca- valcades, & pour bien repréfenter toutes fortes d'animaux. Ce neli pas la couleur qu'il faut confiderer dans fes Tableaux, mais les difpofi- tions & les expreffions vives & naturelles de tout ce qu'il repréfentoit. Il étoit Fecond en penfées, & les exécutoit avec facilité. Il a fait un grand nombre de deffeins qu'il ne finiffoit pas beaucoup, fe contentant d'exprimer fon fujet, & de donner de l'efprit à ce qu'il figuroit. Le R. P. de la. Chaize, Jefuite & Confeffeur du Roi, auffi cu- rieux & amateur des beaux defelins , que des médailles, dont il poffede une parfaite connoif-- iance, a un deffein rare & curieux que Tem- pefie avoit fait pour uneThefe qu'un Palavicini vouloit dédier au Cardinal Ubaldini de Florence. L'invention en eft agréable & bien trouvée, par- ce qu'il a pris le fujet de on Tableau fur l'ori- gine des Armes des Ubaldini, dont il a repré- fenté l'Hiftoire. Ceux qui l'ont écrite, difentqu'en l'an II84. comme l'Empereur Frederic I. étoit àla chaffe, un cerf d'une grandeur extraordinaire, vintàfa rencontre. Un Ubaldinus qui étoit à fa fuite, mettant pied à terre , prit ce cerf par fon bois avec tant de force & d'adreffe, qu'il l'arrêta tout
court,
court, & le retint jufques à ce que l'Empereur l'eût percé de fon épée: ce qui donna lieu à ce Prince, en memoire d'une a&ion fi extraordinai. re, de vouloir que dorénavant les Ubaldini por- taflent pour Armes la tête & le bois d'un cerf. Tempelle a donc repréfenté , dans une forêt, l'Empereur à cheval , & fuivi de fa Cour dans un équipage de chaiTe. On voit Ubaldinus defcen. du de cheval. qui arrête un cerf, pendant que l'Empereur le perce de fon épée. Le Peintre s'efl encore fervi de ttes & de bois de cerf, pour les ornemens qui environnent a Thefe.
C'eft dans l'invention & la difpofition de ces fortes de fujets qu'on connoît particulièrement la fecondité de Tempefe , laquelle fe voit dans le grand nombre d'eftampes qu'il a mifes aujour, Quoi-que la plûpart des chofes qu'il a gravées, foient de fon invention; il y en a néanmoins plu. fieurs qui font d'après les defieins de-divers Mal- tres. Les 40. planches qu'il a mifes au jour d'a- prés OT To V EN U, ou O&ave Van-Veen, ne font pas des moins- confidérables Otto Ve- nius vivoit du temps de Tempefte. Il étoit de Leyde, & fort eftimé dans les Païs-Bas, non feulement pour es ouvrages; mais pourle grand favoir & pour les belles qualitez qui étoient en lui. Il peignoit pour le Duc de Parme, & de- puis demeura entiérement attaché au fervice de l'Archiduc Albert. C'e de lui les Emblémes d'Horace que vous avez vûes gravées. Il ya dans l'Eglife Cathedrale de Leyde, un Tableau, où il a repréfenté la Cene de Nôtre-Seigneur, qui e un ouvrage qu'on eltime beaucoup. Il eut pour difciple Paul Rubens , dont nous par- lerons dans la fuite.
Les
Les Planches que Tempefie grava d'après Otto Venius , repréfentent l'Hilloire des fept Infans de Lara.
Pymandre m'ayant interrompu, pour me dire que cette Hifloire lui étoit inconnue, je lui re- partis: Bien que plufieurs Poëtes & quelques-uns des meilleurs Hiforiens Efpagnols en ayent fait mention, je ne voudrois pas néanmoins vous la donner comme une chofe veritable , du moins dans toutes les circonflances qu'elle a été gravée. Cependant telle qu'elle puiffe être, elle a fervi d'une ample matière a ces deux Peintres , pour exercer leur genie, & peut-être par l'ordre de quelque grand Seigneur d'Efpagne, de la famil- le de Lara. Pourvu que cette digreffion ne vous foit pas ennuyeufe , je tâcherai de vous en dire ce que ma memoire me pourra fournir. Pymandre m'ayant témoigné que je lui ferois laifir, je continuai ainfi mon difcours. Gonça- !o Guftios ou Guflos, Seigneur de Salas de Lara, étoit ifli des Comtes de Caflille. Tous les Ecri- vains Efpagnols t ont avantageufement parléde lui & de la Nobleffe de fa Maifon. Il époufa Doia Sancha, feur de Ruy Velafquez Seigneur de Bylaren. De cette Dame, qui ne fut pas moins recommandable par fa vertu que par fa naiflance, il eutfept fils , qui fe rendirent célébres fous le nom des fept nfans de Lara. Le Comte Dom Garcia Fernandez, qui étoit leur coufin, & fils de Dom Fernaindsonçale , frere aîné de leur pere, lesfit tous Chevaliers en un même jour. On avoit pris beaucoup de foin à les bien élever
& t Garibay Compend. Hift. 1. o. c. r4. Ma. riana Hit. di Efp. 1. 8. c. 9.
& à les inflruire dans les exercices convenables leur naiflance: Et deleur part, ils avoient fi bien répondu aux foins qu'en avoit pris Nufio Salido leur Gouverneur, homme fage& prudent, qu'ils paffoient pour les plus accomplis Chevaliers qui fufient alors. Ils étoient dans la fleur de leur âge, lorfquc Ruy Velafquez leur oncle , prit pour femme Dona Lambra, coufine de pere & de mere de Dom Garcia Fernandez. Les nôces fe firent dans la Ville,de Burgos , où alifta le Comte Dom Garcia Fernandez, & plufieurs Sei. gneurs de Caftille, de Leon, de Navarre & dedi- vers autres lieux Elles furent magnifiques; & la folemnité en fut fi grande , qu'elle dura cinq femaines entiéres, pendant lefquelles ce nefurent que fêtes & réjouïffances publiques. Gonçalo Guflos & Dona Sancha fa emme, s'y. trouve. rent avec les fept Infans & leur Gouverneur Nufo Salido.
Pendant ces fêtes, il arriva un jour qu'à l'oc- cafion de certains jeux & courfes à cheval, il furvint un differend entre Gonçalo Gonçalez, qui éroit le plus jeune des fept Infans , & un Chevalier nommé Alvar Sanchez, coufin germain de la nouvelle Epoufe Dofa Lambra. Lescho fes allerent fi avant, que fi le Comte Dom Gar- cia Fernandez & Goncalo Guftos ne fe fuffent fortement employez mettre la paix entre les deux partis: les réjouïffances de la nôce euffent été troublées par quelque fignalé malheur. Ce- pendant, l'accord qui fut fait , n'empcha pas que Dofa Lambra qui avoit pris à coeur les in- terêts d'Alvar Sanchez fon coufin , ne fe fentit ofenfée de ce qui lui étoit arrivé, & qu'elle n'en conçût -une.haine mortelle contre les fept Infas,
bien
bien qu'ils fuffente neveux de Ruy Velafquez.fon mari. Après que 'les jours de fête furent paffez, Dona -Lambra '& Donia Sancha fa belle- foeur étant alors à Barbadillo avec les fept Infans qui avoient accompagné la nouvelle Epoufe pour lui rendre plus d'honneur ; il arriva que Gonçalo Gonçales étant dans le jardin où il baignoi un faucon dans le baffin d'une fontaine , Doia Lambra qui cachoit tofjours dans fon ame un:fe- cret defir de vengeance, appella un de Ses efcla- ves, & pour fe fatisfaire par un fignalé affront, felon la coutume d'Efpagne, lui commanda de prendre un concombre trempé dans du fang, & d'en frapper Gonçalo Gonçalez par le vifage. (Cet ordre ne fut pas plutôt donné, que l'efcla- ve le mit à exécution. Gonçalo Gonçalez & fes freres qui n'étoient pas éloignez de lui, furpris & irritez d'une telle injure, coururent en meime temps après l'efclave qui s'étoit retiré auprès de fa maitreffe. Comme ils jugerent bien qu'il n'a- voit rien fait que par fon ordre, ils n'eurent nul refpe& pour elle; &-nônobflant les efforts qu'el- le fit-peour-e -auver, ils tuerent à es pieds celui qui venoit de les offenfer -fi cruellement; après quoi ils prirent -leur mere Dofia Sancha & s'en allerent à Salas. Cela fe paffa pendant l'abfence de Gonçalo Guflos & de Ruy Velafquez, qui étoient allez avec le Comte Dom Garcia Fernandez, vifiter quelques places de la Caftille. De forte qu'à eur retour ils furent fort furpris & fort touchez, lorfqu'ils apprirent une fi fcheufe nouvelle. Si- tôt que Dofia Lambra vit fon mari, elle n'épar- gna ni les plaintes ni les larmes pourle.toucher,
.&
& pour le porter à venger l'outrage qu'elle di- foit avoir reçc des fept Infans. Ruy Velafquez, au lieu de confiderer combien fa femme étoitna- turellement emportée , & capable d'une forte haine, entra trop facilement dans fes fentimens, & lui promit avec beaucoup d'imprudence, tout ce qu'elle delira de lui.
Pour mieux venir à bout des malheureuxdef. feins qu'ils avoient formez , il convia Gonçalo Guftos & fes enfans, d'aller à Barbadillo, étant arrivez , il fe fit une reconciliation feinte à l'égard de Ruy Velafquez, qui couvroit fa trahifon de l'apparence d'une veritable amitié. Car pour marquer davantage à fon beau-frere la confiance qu'il avoit en lui, il le pria d'aller trouver le Roi deCordouë, qui devoit être pou, lors le More Hiffem, afin de le remercier de quel- ques graces qu'il en avoit reçues.
Goncalo Guftos fort aife d'avoir occafion de lui rendre fervice, accepta cette commiffion avec joye ; & après s'être rendu chez lui à Salas, pour fe difpofer a faire ce voyage , il en partit
auffi-tôt qu'il eut recç les Lettres écrites en Arabe, que Ruy Velafq uez lui envoya, & fe rendit en peu de temps a Cordouë , ne fachant pas qu'il portoit dans ces Lettres l'arrêt de fa mort. Car Ruy Velafquez écrivoit au Roi des Mores, de le faire mourir, & d'envoyer des troupes du côté d'Almenar, où il mettroit en. tre leurs mains les fept Infans , parce qu'eux & leur pere porteur de la Lettre , étoient les plus dangereux ennemis qu'euffent les Mores, &que c'étoit dans la valeur de ces Chevaliers que l
Con, * L'an 969.
Comte Dom Garcia Fernandez , fon ennemi, mettoit fes principales forces.
Lorsque le Roi de Cordouë eut lu cette Let- tre, quoi que Mahometan & ennemi des Chré- tiens, il ne voulut pas, comme Prince fage & bien avifé, exécuter précipitamment tout ce qu'elle contenoit. Il ft feulement mettre en pri- fon celui qui la lui avoit rendue, & envoya es- gens au même lieu que Ruy Velafquez lui avoit marqué. , Pendant que Gonçalo Guftos étoit en prifon, l trouva moyen de fe faire aimer de la foeur du Roi; & les chofes furent fi avant entre eux, u'elle devint enceinte. D'autre côté Ruy Velafquez qui avoit donné out l'ordre neceffaire pour le deffein qu'il avoit rojetté, s'en alla du côté d'Almenar accom- agné des fept Infans, qui avoient avec eux eux cens Cavaliers. Durant le voyage Nuio alido eut certains prefentimens qui le lui fai- ient faire avec repugnance, .& qui le porte- ent plufieurs fois à vouloir empêcher les jeunes nfans d'aller plus avant. Il fit même tant d'ef- ots pour cea , que Ruy Velafquez craignant u'enfin il ne rompit toutes les mefures qu'il voit prifes , s'emporta contre lui ; & peu s'en alut que cela ne caufat du defordre parmi les roupes. Les chofes néanmoins s'appaiferent, & Ruy Velafquez cacha fa perfidie jufques à ce u'étant arrivez devant Almenar, dans la cam- gne d'Ariavane, il confera avec quelques-uns es Mores, pour mettre fon deffein à exécution. tant demeurez d'accord qu'ils drefferoient une mbufcade aux fept Infans, Ruy Velafquez dans es ordres qu'il donna pour la marche, fit fi bien
qu'ils
qu'ils tomberent dedans avec leur Gouverneur& les deux cens Cavaliers de leur fuite. NufioSa. lido qui étoit toujours dans la défiance, s'enap- percût le premier, & en avertit les autres; mais ils étoient fi proches des ennemis, qu'ils ne puû rent éviter de combattre.
Ils firent tout ce que les plus vaillans hom. mes peuvent faire en de femblables occafions. Cependant comme les Mores étoient au nombre de dix mille, il falut enfin ceder à un fi grand nombre, qu'ils avoient néanmoins beaucoup di- minué par leur généreufe refiftance. Les deux cens Chevaliers furent tous tuez , & avec eux, Fernand Goncalez l'un des fept Infans, & Nu. io Salido leur Gouverneur.
Les fix freres qui reftoient, envoyerent de. mander du fecours à Ruy Velafquez leur oncle, ne fachant point qu'il ft l'auteur de cette tra- hifon. Il leur manda qu'il étoit affez empêché de fon côté à fe défendre. Il y eut néanmoins trois cens Cavaliers qui fe détachérent fans on ordre, & qui s'étant joints avec les Infans, re. tournerent attaquer les Mores. Mais la fortune ne leur fut pas plus favorable qu'aux premiers, Ils furent tous tuez; & enfin les fix freres après avoir vaillamment combattu, furent pris par les Mores, qui après les avoir fait mourir, envoye- rent leurs têtes avec celles de Fernand Gonça- lez & de leur Gouverneur , au Roi de Cor- douë
Quant à Ruy Velafquez, il retourna chezlui après cette exécution fi indigne d'une perfonne de fa naiffance.
Le Roi ne put regarder les têtes des fept In fans, fans témoigner de la douleur de la mori
à
de tant de braves Chevaliers. Il les fit voir a Gonçalo Guftos, qui connoiflant alors l'excés de fon malheur, tomba demi-mort, & enfuite Fon- dit en larmes dans le fentiment de fon defaiire. Le Roi More touché des maux de ce pere in- fortuné, & de fa miferable vieilleffe , le mit en liberté, & même lui donna de quoi s'en re- tourner. Avaunt que de partir , il s'entretint avec l'In- fante More, & Réfolurent enfemble de ce qu'el- le auroit à faire , quand elle feroit délivrée de l'enfant dont elle éoit grofle: après quoi ayant pris congé du Roi, il s'en alla à Salas, où il ap- iprità quelque temps delà que la Princefle More étoit accouchée d'un fi,. qui fut nommé Mudara t Gonçalez.
On dit que les corps des fept Infans ayantété retirez des mains des Mores, furent portez dans le Monafere de Saint Pierre d'Arlança , où les Religieufes montrent encore aujourd'hui leurfe- Ipulture, comme auffi celle de Gonçalo Guftos leur pere, & de Dofia Sancha leur mere. Tou- tefois les Religieux du Convent de Sai,'t Milan de la Cogolla, foit voir chez eux :euf tom- beaux de pierre fort anciern, qu'ils affurent être ceux des fept Infans , e leur pere & de leur Gouverneur. Q2ant à Mudara , il fut élevé avec beaucoup e loin à la Cour du Roi f oncle, qui l'ai- oit tendrement. Lorfqu'il eut atteint l'âge de x ans, il fut armé Chevalier; ce qui fe fit avec )eaucoup de réjouïffances pour l'honorer davan- rage. A quelque temps de là, fa mere ayant jugé à propos de lui découvrir qui étoit on pere, elle
om. II. M lui
lui apprit auffi toutes les avantures qui avoient précedé fa naiffance, entre autres la mort des fept Infans es frers, qui avoient finileursjours par une infame trahifon , dans les campagnes d'Ariavane aux environs d'Almenar. Son jeune coeur fut fenfiblement touché par le récit de tant de chofes fàcheufes; & defirant paffionnément de voir Gonçalo Guftos fon pere, il demandaau Roi fon oncle la permiffion de l'aller trouver, lequel non feulement lui accorda fa demande, mais lui donna un corps de cavalerie confidera. ble pour l'accompagner jufques à Salas , ou ayant été reconnu de fon pere, il en fut recU avec beaucoup de joye. Enfuite quittant la Sec. te de Mahomet, il reçût le Baptême. Pendant qu'il féjourna avec fon pere, il apprit beaucoup de circonftances concernant fon hiftoire, que a mere ne lui avoit pas pu dire; & comme il con- eût une forte haine contre Ruy Velafquez, il réfolut de venger la mort de fes freres. Un jour ayant f qu'il étoit à Burgos, il y alla auffi-tôt dans la réfolution de le punir de tes crimes. le Comte Dom Garcia Fernandez ayant f fon ar. rivée & fon deffein, moyenna entre eux unetr'- ve pour trois jours, croyant pendant ce temps. 1à faire quelque accommodement. Mais ce temps expiré, uy Velafquez fortit de nuit dE la ville; & lorfqu'il penfoit fe retirer , Mudar; l'ayant fuivi, l'attaqua en chemin, & lui tal: vie. Comme le temps ne lui parut pas propr; pour traiter de la même forte Dofia Lambra parce qu'elle étoit feur du Comte Dom Garci Fernandez, il attendit que le frere ft mort après quoi les uns difent qu'il la fit brûler, d'autres, qu'elle fut lapidée & brûlée enfuire.
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Depuis que Mudara Gonçalez eut vengé la mort de fes freres , il fut encore plus confideré de Dofa Sancha, qui avoit déja beaucoup d'a- mitié & de tendreffe pour lui, tant à caufe qu'il reffembloit de vifage à Gonçalo Gonçalez le plus jeune des fept freres, que parce qu'il paf- foit pour un des plus vaillans Chevaliers de ce temps-là. Dofla Sancha l'adopta pour on fils , & la cé- rémonie qui s'en fit , paroît fi bizarre, qu'elle merite bien d'être remarquée. Le jour même qu'il fût baptizé , il fut fait Chevalier, par le Comte de Caflille Dom Garcia Fernandez: & fa . belle-mere, pour marque de fon adoption, prit une chemife, & au lieu de l'en revetir à lama- niére ordinaire, elle le fit feulement entrer dans la manche qui étoit fort large : en forte que la tete fortoit par le haut de la manche & par le col de la chemife Enfuite elle le baifa au vifa- ge, & tout cela étoit pour un témoignage plus ïgrand de fon amitié , & une marque finguliére de ce qu'elle l'adoptoit pour fon enfant, & le faifoit entrer dans fa famille.
Cette cérémonie toute extraordinaire, donna lieu à une efpece de Proverbe, ou de Vaudevil- le, qui difoit: * 1l eft entré par la manche, &el: Jorti par le collet.
Non feulement Gonçalo Guftos & Dofia San- cha eurent beaucoup d'amitié pour Mudara; mais auffi tous ceux de la famille l'eltimérent fi rt, & l'eurent en fi grande confideration, qu'il demeura feul héritier de tous les biens de la Mai- on de Lara. C'eft de lui que font fortis les
M z Man- * Entra por la manga y fale or el cabeon.
Manriques de Lara en Efpagne, dont étoit iffuë Malfada Marrique femme d'Alfonfe Henriquez Premier, Roi de Portugal.
Ceux qui ont écrit la mort des feptInfans, ne conviennent pas de l'année qu'elle arriva. Les uns difent que ce fut vers 'an 967. les autres 993. Mais on voit que l'Auteur de l'explica. tion qui et fous les figures que Tempefte a gra- vées, s'eff beaucoup trompé , en mettant leur naiffance en l'an 1304. Il nomme aulfi le Roi More qui commandoit à Cordouë , Almançor, bien que Mariana dife que Alhagib Maliomet, que Garibay nomme Alhagib Almançor, étoit un Capitaine d'une grande réputation dans la guerre, & d'une finguliére prudence dans la paix, lequel gouvernoit à Cordouë pourles Mo. res au nom du Roi Hiffem. Deforte que fi ce fut le Roi même qui donna la vie à Goncalo Guftos, & qui étoit oncle de Mudara, ce ne pouvoit pas être Almancor : ou bien fi c'toit A;mar.or, il n'étoit que Viceroi de Cordouë, & non pas Roi , comme l'Auteur de l'explica- tion le qualifie.
Après que j'eus ceffé de parler, Pymandreme dit: Que cette Hiftoire foit vraye ou fauffe, el le a pf donner des fujets trés-amples pour des Tableaux affez agréables
Je ne fai, repartis-je, fi Otto Venius a peint cette Hifoire , ou s'il s'eft contenté d'en faitr des defleins. Mais afin de vous faire connoitr comment il l'a traitée , vous faurez , que dar la première eftampe, on voit quatreFemmesaf fifes fur des nuages. L'une eft la Déeffe Necef fité, qui tient un marteau, & qui a auprès d'el le trois clous de diamans. Les trois autres for'
le
les Parques fes filles , à qui elle commande de préparer des fils pour la vie des fept fieres qui doivent naître dans l'Etat de Salas de Lara. On fuppofe qu'elle leur ordonne que ces fils foient fort courts & deliez , parce que cela étoit ainfi' arrête par le Deftin; & qu'elle leur montre le lieu où doivent naître les fept Infans.
La feconde eftampe repréfente leur naiffance. Le Peintre les a difpofez tous enfemble fur un linceul , comme venans de naître à même heu- re, bien-que les Hiftoriens les plus célèbres n'en difent rien. On voit quelques femmes qui les regardent avec étonnement. Dona Sancha eft couchée dans un lit, qui paroît dans le fond de la chambre. A côté des Infans, & fur le de- ; vant du Tableau , il y a deux figures debout: l'une et une femme avec plufieurs mamelles, pour repréfenter la Nature qui admire fon ou- vrage; & l'autre, eft la DéeffePallas, qui l'ex- horte le perfe&ionner, pendant que de fon cô- gté elle tâchera de détourner les mauvaifes in- fluences dont ces enfans font menacez. - Dans l'eftampe qui fuit, on voit qu'étant dé- ija grands, ils furent faits Chevaliers par le Com- ite Garcia Fernandez. Ils font à genoux devant une image de la Vierge, & environnez de quan- tité de Nobleffe. Le Comte tient une épée à la main pendant qu'on lit les Statuts de Chevale- rie. Il femble les exhorter à fuivre l'Honneur& a Vertu, que le Peintre a repréfentez fousdeux gures differentes. L'Honneur, fous celle d'un eune homme, tenant d'une main une corne d'a- ondance, remplie de toutes fortes de fruits; & e l'autre, une couronne de laurier. La Vertu aroi fous la forme d'une femme, ayant un
M îf ca- ,f
cafque en tête, tenant d'une main une épée, & de l'autre, s'appuyant fur une javeline. Il y a fept petits Anges qui paroiffent en l'air, tenans chacun une palme & une couronne de laurier au deffus des.fept Infans.
La quatrième eftampe repréfente les nces de Ruy Velafquez. C'étoit l'ufage en ce temps-là de faire des préfens aux nouveaux mariez. C'ef pourquoi le Peintre les a aftis devant une table, où ils recoivent ceux qu'on leur porte. A côté de l'Epoux, eft le Dieu Hymen tenant fon flam- beau a!lumé ; & proche de l'Epoufe , on voit Venus & fon fils qui d'une main tient fon arc, & de l'autre un flambeau. Au haut du Tableau efit a Renommée, qui de fa trompette annonce ces nces à toute l'Efpagne.
Je vous ai dit , que pendant les réjouïffances qui fe firent, il furvint un differend entre Alvar Sanchez, coufin de la nouvelle Mariée, & Gon- çalo Gomez le plus jeune des fept freres. Le Peintre a repréfenté fur le bord de la rivière, & dans une grande place definée pour les coures, plufieurs Chevaliers a lance à la main. Alvar Sanchez paroit prefqu'au bout de la carrière, qui fe prépare à frapper de fa lance contre une table de bois dreff-e à certaine hauteur , pour éprouver la force & l'adreffe des Chevaliers qui pourroient atteindre plus haut , & la rompre. Comme l'on vint dire à Dona Lambra que fon coufin avoit atteirt & frapé plus haut que les autres elle en conçût tant d'orgueil, qu'elle dit, qu'il n'y avoit point de Chevalier qui put furpaffer fon parent. Gonçalo Gomez qui jiOoit alors avec fes freres, ayant entendu l'eftime qu'elle faifoit d'Alvar Sanchez au defavantage
de
de tous les autres, quitta le jeu , & s'en alla pour defabufer Donia Lambra, en lui faifant connoître qu'il ne le cedoit en rien à fon cou- fin. On voit dans la même eftamnpe une chambre I où paroît une affemblée de perfonnes qui fe ré. jouïffent; & comment la Superbe s'empare de Dona Lambra.- Le Peintre, pour repréfenter cette pafion, & pour faire connoître encore tquelques autres affe&ions de l'ame, qu'il n'eft pas toujours bien aifé de découvrir par des mou- vemens du corps & par de fimples traits mar- :quez fur le vifage , s'eft fervi d'un moyen affez ,ingenieux, & qui ayant quelque chofe de poë- 'itique, non feulement peut être fouffert dans le Ifujet qu'il traite, mais encore mérite quelque - eftime, parce qu'il donne de la grace, & enri- ichit la compofition de fon ouvrage , par la va- riété des differentes figures qu'il y fait entrer. il a donc peint une femme vêtue d'une manière Miragnifique, & la tête couverte de plumes de paon, laquelle fe faifit de Dona Lambra , & là |frappe avec de femblables plumes qu'elle tient a 'la main; ce qui femble émouvoir Lambra, & la fait paroltre avec un vifage fier & content. Le jeune Gonçalo, d'autre côté, prêtant l'oreille à cqu'elle dit, fort, & fuit une femmequi tient une épée & un flambeau allumé. C'et la Colé- e qui marche devant lui, & qui l'anime. Dans la fixiéme eftampe, l'on voit Gonçalo Gomez qui court contre la table, & qui lafrap- pe avec tant de force & d'adreffe , qu'il en fait tomber les planches par morceaux. Ce que Do- ;na Lambra ayant appris, en conçut tant de dou- leur, que s'emportant contre- les fept freres &
M 4 con-
contre Ieur mere, elle leur dît mille injures; & traitant DoSa Sancha de truye , mere de fept petits cochons, l'oblige à fe retirer avec fes e. fans. On voit comment l'Envie, le corps fec& décharné, & la tête environnée de ferpens , et auprès de Lambra , dans le fein de laquelle elle a déja fait glifler un de fes ferpens. lle en tient encore deux autres dans fes mains; qu'elle fem. ble preffer comme pour en faire fortir le venin, Le Dieu Hymen furpris & cffenfé, s'en va étei- gnant fon flambeau contre terre.
Soit que le Peintre ait voulu de lui-mêmeam- plifier fon fujet par de nouvelles inventions, ou qu'il ait fuivi quelques Poëtes ou quelques Ro. mar-s Eipagnols qui ont étendu cette avanture des fept Irfans plus que n'ont fait lesHitoriens: il prétend , q'aprés que Gonçalo Gomez eut brifé la table. Alvar Sanchez en colere de voir furmonté, ne pût s'empêcher de lui dire des injures: ce que Goncalo Gomez ne pouvant fouf- frir, lui repartit avec un fi grand coup dela main, qu'il le ietta par terre fans vie & fans mouve- ment. C'eft le fujetdu feptiéme deflein, oùl'on voit Alvar Sanchez, qui tombe de deffus fon cheval après le coup qu'il vient de recevoir de Gonçalo Gcmez. Les autres freres accourent, mais trop tard pour les féparer. Dona Lambra paroîttoute éplorée à la fenêtre de fon château; & dans l'air, on voit la Haine & la Fureur , qui armées d'ô. pees & de torches ardentes, femblent mettre l feu par tout
Dans la huitiéme eftampe, le corps d'Alvi Sanchez paroit étendu fur terre; & Ruy Velaf quez, qui excité par les pleurs & les cris de femme, frappe d'un bâton Gonçalo Gomez fl
neveu
neveu. Gomez tâche de parer feulement lecoup avec la- main, & fembler prier fon oncle de ne 1d pas maltraiter, pour n'être pas obligé à perdre le refpe& qu'il lui doit. On voit la Vengeance, un poignard à la main, un cafque en tête, & les cheveux épars, qui accompagne Ruy Velafquez; & au deffus de Gonçalo Gomez, eft la Patience; avec un joug fur les épaules, & les bras croifez, qui femble l'exhorter à fouffrir Vinjure qu'on lui fait.
Cependant, comme Ruy Velafquez continua de le frapper , & qu'il lui rompit fur la tête le bois qu'il tenoit à la main , dans le neuvième deffein, paroît Gonçalo Gomez, qui outré de douleur, après avoir mis fur le bras de foi Ecuyer On faucon qu'il tenoit , frappe au vifage Ruy Yelafquez, & fe retire enfuite avec fes freres & res amis. On voit au deffus de Ruy Velafquez, la Colére, qui l'échaufe de fon flambeau; & au- prés de Gonçalo Gomez, la Fureur, qui armée Bufi d'une épée & d'un flambeau, s'empare de ai, après que la Patience s'eft retirée; La dixiéme eampe repréfente le Comte Gar- :ia Fernandez & Gonçalo Guftos, qui traitent 'accommodement des lept Infans avec Ruy Ve- Jafquez. Les fept freres font retirez à l'écart a- rec leurs toupes , encore plus éloignées, pen- ant que leComte& leur pere concluent la paix, c font confentir leur oncle à les recevoir dans- a Cour, pour apprendre le métier de la guerre. ette a&ion ef repréfentée par trois figures qui aroiffent en l'air , dont l'une eft la Paix, qui enantune branche d'olive, chaffe la Coldre &- Fureur, qui ont en main leurs épées nues & urs flambeaux allumez.
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Le Peintre a repréfenté dans l'eftampe qui fuit, comme après ce traité, & lorfque toutes les ré- jouïfàances de la noce furent paffées , le Comte Garcia Fernandez & tous les Princes & grands Seigneurs retournent chez eux; laiffant Ruy Ve. lafquez & Goncalo Guflos avec quelques autres Cavaliers à Burgos, pendant que Dona Lambra va à Barbadillo, accompagnée de plufieurs Da. ries, & des fept Infans. La Concorde & la Piét, que la Paix a rappellées, mettent fin à toutes les réjouiffances, & paroiffent à la porte du Palais avec des vêtemens & des marques qui les font connoltre.
On voit dans le douzième deffein Gonçalo Gomez baignant fon faucon dans le baffin d'une fontaine , & recevant le coup d'un concombe enfanglanté, comme je vous ai dit. DoniaLarn bra paroit à la porte du Château , accompagne de l'Envie, qui femble lui infpirer cette ac tion.
L'eftampe qui fuit, repréfente lesfeptInfans qui animez par la Vengeance & par la Fureur tuent aux pieds de Dona Lambra, l'efclave qu avoit frappé Goncalo Gomez.
Dans le quatorzième deffein, on voit l'entre d'un Palais tendu de deuil , & un cercueil co vert de drap noir , dans lequel on fuppofe corps de cet efclave affaffiné. Dona Lambra e affife auprès , laquelle voyant arriver fon mari lui fait fes plaintes. Ruy Velafquez attendrip les larmes de fa femme, promet de lafatisfair A côte de lui font la Colére & la Vengeanceq l'accompagnent.
Le quinzième fujet repréfente, comme R Velafquez ayant fait venir Goncalo Guftos, fo
pré
prétexte de quelques affaires importantes qu'il veut lui communiquer, feint d'oublier tout ce qui s'eff paffé, & de vouloir entretenir la paix avec lui & fes enfans. Gonçalo Guftos,. accom. pagné de la Piété, fait des excufes pour fes en- fans, & promet à Ruy Velafquez qu'ils lui fe- ront toute forte de fatisfa&ion. Ils paroiffent a cheval dans le lointain. Pour Ruy Velafquez, il a auprès de lui la Vengeance & la Fraude, l'une tenant un poignard, & l'autre ayant un mafqte devant fon vifage.
Dans l'eftampe qui fuit, Ruy Velafquez don- ne à Gonçalo Gufos une Lettre, pour rendre au Roi de Cordouë. Ils font encore accompagnez, l'un de la Vengeance & de la Fraude, & l'autre de la Piété.
Je vous ai dit tantôt, que Gonçalo Guftos étant arrivé à Cordouë, rendit au Roi une Let- tre, par laquelle Ruy Velafquez mandoit à ce iPrince de le faire mourir. On voit dansla dix- |feptiéme eftampe le Roi More, ais fur des car- reaux, qui commande qu'on mette Guftos en pri- rfon. La. feur du Roi eRt préfente , qui femble ien avoir compafion. Derrière Guftos paroiffent la Trifteffe & la Crainte, repréfentées fous deux differentes figures. La premiere eft une femme éplorée, ayant fes cheveux abattus , & un fer- pent qui lui ronge le fein. La feconde , eft un eune enfant, qui joint les mains , & qui porte Fur latête un liévre, fymbole de la Peur. i Dans la dix-huitième eftampe, le Roi More envoye es Capitaines, pour furprendre les fept gnfans, &s'en faifir, comme Ruy Velafquez lui mandoit par fa Lettre. | L'on voit dans la dix-neuviéme effampe, Ruy
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Velafquez accompagné de la Fraude & de la Ven. geance, lequel parle aux fept Infans , pour les porter à le fuivre à la guerre qu'il feint d'aller faire aux Mores.
Dans le fujet qui fuit, le Peintre a tâché d'ex- primer les preffentimens qu'avoit Nufio Salido, du malheur dont les fept freres étoient menacez, Ce qu'il a repréfenté par l'obfervation qu'il fait du vol de quelques oifeaux, & par un fecret inf. tin& de prudence & de fageffie, qui femble lui être infpiré par la Déeffe Minerve , qui efR de- bout devant lui, tenant fa pique & fon bouclier, Les Infans regardent les oifeaux qui volent, & fans s'arrêter aux avis de leur Gouverneur, ne laiffent pas de fuivre leur chemin. Dans le ciel paroit la Neceffité, qui commande aux Parques de fe hâter de finir le fil de la vie des fept freres,
La vingt-uniéme eampe repréfente RuyVe- lafquez dans fon camp, aflis fous une tente, le. quel fe plaint à Nufo , de ce que par fes mau. vais pronoflics il met la terreur dans fon armée & foutient que ce qu'il prend pour mauvais augure , ne regarde que les Mores. Cepen dant comme Nuno n'en demeure point d'accord, on voit dans la vingt-deuxiéme eflampe , Ruy Velafquez excité par la Vengeance & par la Fu reur, lequel commande à ceux qui étoient au prés de lui , de fe défaire de Nuno ; ce qu Goncalvo Sanchez voulant exécuter, il eft lui même tué par Gonçalvo Gomez. Enfuite d quoi, les fept freres fe retirent avec les deux ce Cavaliers qui les accompagnoient.
Alors m'étant arrêté, Je crains, dis-je à Py mandre, que ce long récit ne vous devienne en fin ennuyeux. Car comme toute cette Hifoit
ci
efi repréfentée en quarante planches, vous voyez qu'il en reRte encore prés de la moitié à vous ex- pliquer. C'eft pourquoi, afin de ne vous pas laffer par un trop long difcours, & par tant de differentes images, qui pourroient plutôt fati- euer l'efprit, que le divertir, je vous diraifeu- ement en peu de mots, que les huit qui fuivent, repréfentent tout ce qui fe pafla dans la campa- gne d'Ariavane , jufques à la mort des fept In- fans. Et dans les autres qui retent, on voit comme le Roi More fait voir à Gonçalo Guftos les têtes des fept Infans & de leur Gouverneur: comme le peretranfporté de douleur & de colè- re, s'étant faifi d'une épée, tue neuf Mores, en préfence du Roi. On le voit enfuite affis fur un lit, & faifi de trifteffe. La foeur duRoi eftde- bout devant lui, qui le confole.
Dans un autre fujet, il parleàcettePrinceffe, & prenant congé d'elle, lui donne une bague, afin que l'enfant dont elle eft groffe , étant en âge, puiffe l'aller trouver, & s'en faire connoî- tre. Aprés fuit la naiffance de cet enfant , qui fut nommé Mudara Gonçalez. On a repréfenté le Roi on oncle qui le fait Chevalier, lorfqu'il eut atteint l'âge de douze ans. Comment fa mere, après lui avoir appris le nom de fon pere, lui donne la bague qu'il avoit laiffée pour s'en faire connoître. De quelle maniére Gonçalo Guf- tos le reçoit chez lui. Comment le Comte Gar- cia Fernandez empêche Mudara de fe batre con- tre Ruy Velafquez. De quelle forte Mudara l'ayant pourfuivi , le tue, & fait mettre le feu dans fon Château. Enfin, l'on voit dans la der- nire eftampe, comment Mudara reçût le Baptê- me, & avec lui les Mores qui l'avoient fuivi.
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Tous les fujets dont je viens de vous parler en peu de mots , font traitez de la même manière que les premiers; c'eft-à-dire , avec des figures allegoriques , qui expriment les paffions & les differens mouvemens de l'ame. Etc'eft ce qui m'a donné occafion de rapporter cette Hiftoire plus amplement que je n'aurois fait, pour vous faire voir , que le Peintre voulant traiter fon fujet d'une maniére lpotique, a crû pouvoirac. compagner les principaux perfonnages. d'autres figures qui fervent à l'intelligence de l'Hifoire, & qui en même temps, lui donnent moyen d'em- bellir fes Tableaux, par des vêtemens & des armes antiques, qu'il mêle avec les habits & les armures propres & convenables au temps, &aux perfonnes qu'il repréfente. Ce que l'on pourroit trouver à redire , c'eft d'avoir mêlé la Fable & les Divinitez Payennes dans des fujets Chrétiens, Car ni les Parques , ni Venus , ni Hymen , ne doivent point avoir part dans nos cérémonies, Pour les autres figures qui repréfentent lesVer. tus ou les Paflions, elles font plus fupportables, n'étant pas mifes comme des Divinitez; mais comme des images fymboliques dont les Peintres fe font toujours fervis , & qu'on peut encore moins condamner dans une Hiftoire telle que cel. le-ci, qui tient un peu du Roman.
Après être demeuré quelque temps fans rien dire, Je ne vous parlerai pas davantage, pourfui- vis-je, des autres pièces que Tempefte a gra- vées. Le nombre en eft fi grand, qu'il y a peu de Graveurs qui en ayentlaiffé autant que lui.
Je croyois, interrompit Pymandre, que J AC- Q UE S C A L O T fut celui des Graveurs à l'eau- forte, qui eût tait le plus d'ouvrages, & qui eût même excellé en cette forte de travail. Il
Il eft vrai, repartis-je , que pour ce qui re- garde la manière dont il a gravé les fujets qu'il a traitez, on peut dire qu'il n'y a jamais eu per- f onne qui l'ait égalé. Mais parce qu'il faut toû- jours mettre de la difference entre les Ouvriers; on peut dire que Tempefte a travaillé, non com- me un imple Graveur, mais comme un Peintre qui difpofoit avec beaucoup d'art , les chofes qu'il repréfentoit, & qui dans fa gravure pen- foit moins à fe rendre agréable , qu'à paroître f avant, & à donner de l'expreffion & de l'efprit à ce qu'il figuroit.
Callot avoit une autre forte de genie, il n'en- troit pas fi avant dans la fcience de la-Peinture, & ne poflfedoit pas une conniffance fi genérale de tout ce qui en dépend. Il avoit l'imagination nette, mais non d'une fi grande étendue. Il s'étoit fait une pratique de graver aifée & agréa- ble; & ayant aquis la veritable methodedebien coucher le vernis fur le cuivre, & donner l'eau- forte à propos: il eft certain que ce qu'il a fait, eft fi net & fi bien touché , qu'on ne peut rien fouhaiter de mieux. Outre fa belle manière de graver. il difpofoit agréablement es figures; & s quelque grande que fut la difpofition d'un fujet, elles étoient toutes fi bien ordonnées, que le i grand nombre ne caufoit aucune confufion.
Comme c'étoit particulièrement dans les peti- tes figures qu'il excelloit, on doit beaucoup efti- , mer l'art& l'induftrie dont il fe fervoit pour ex- primer avec peu de traits tant de différentes a&ions qu'on voit dans les fiéges de villes & les campemens d'armées qu'il a repréfentez. Tous fes autres ouvrages font traitez avec le même efprit. Il y dans les plus férieux, un cara&cre
de
de nobleffe & de bienféance ; & dans les piéces divertiffantes, il a gardé une conduite & des expeffions conformes à la qualité des fujets. C'eft pourquoi tout ce qu'il a fait, fera toujours eftimé, parce qu'il eft mal aifé d'arriver au point or il eft parvenu, & que difficilement il fe trou- vera des perfonnes, non feulement qui le furpaf- fent, mais qui le puiffent égaler. I1 faut pour- tant faire cette différence de lui avec les autres Graveurs, que la preéminence qu'on lui donne, eft renfermée dans la maniére finguliére dont ila traité les chofes, & non pas dans l'art de Pein- ture, où d'autres pourroient le furpaffer.
Cependanr, quoi que Callot n'ait pas rang parmi les Peintres , il s'eft fignalé de telle forte par l'excellence- de fes ouvrages qui font rpan- dus par toute l'Europe, que fa réputation ne finira jamais.
Je fai bien, dit Pymandre, qu'il étoit de Lor- raine, & qu'il travailla à Paris , du temps que le feu Roi Louis XIII. prit la Rochelle. Mais comme fon merite efr fingulier , vous me ferez plaifir de me dire tout ce que vous favez de lui.
Il a paru pendant fa vie , repliquai-je-, avec tant d'eftime dans les lieux où il a été, qu'il ef bien jufte que l'on parle encore de lui après fa mort, & qu'on laiffe àla poftérité fon nom&fes a&ions avec celles des Artifans les plus fameux Comme j'en ai été affez inftruit par des perfon- nes qui l'ont connu particulièrement, & qui font fort bien informées de toutes les chofes qui re- gardent fa vie, je ne ferai pas difficulté de vous faire part de ce que j'en fai: d'autant plus que je ferai bien - aife que vous connoifliez encore
mieui
'mieux cet homme illuftre , dont la memoire ne peut être aflez cherie des honnêtes gens.
11 nâquitàNanci l'an 1593. Son pere fe nom- moir Jean Callot , Heraut d'armes de Lorraine & de Barois, & fa mere Renée Bruncault. Je ne vous dis point qu'il étoit noble de naiffance, ion grand-pere Claude Callot, Exempt des Gar- Ides-du-corps du Duc de Lorraine, ayant étéen- |nobli parle Duc Charles II. en confidération des Ifervices qu'il lui avoit rendus dans les armées, I& particuliérement dans une occalion, où il ^donna des marques de fa fidélité & de fon cou- rage. La vertu de Jaques Callot & fes belles qua- litez , n'ont pas befoin d'être relevées par fa |noblefie , il a fû fe faire connoître par fon propre mérite; & comme le plus grand honneur Ides hommes ne confifle pas toujours dans le fang inoble qu'ils ont reçu de leurs ayeux , il lui fera affez avantageux d'être confidéré par lui-même. Auffi ne fongea t-il point à paffer fa vie dans le :epos & dans l'oifiveté, que cherchent d'ordi- naire ceux qui fe contentent des biens de la for- tune, & des titres honorables que leurs peres leur aiffent en mourant. Quoi qu'il portât un nom déja affez connu dans fon païs, & qu'il fût d'une amille , qui dés l'an 1417. avoit poffédédes Charges confiderables fous les derniers Ducs de Bourgogne; il ne fe flatta point d'une fote va- iité, qui lui fit regarder comme trop bas & au teflous de lui, l'occupation & le travail où es inclinations le portoient.
Dés fa plus tendre jeuneffe, il avoit donné des marques de l'affe&ion qu'il avoit pour le leffein. Car lorfqu'il alloit aux écoles, il rem- plifloit fes livres de diverfes figures; & pendant
tîf~~~~~~~ tout
tout le temps que fes parens le firentétudier, il n'avoit pas un plus grand plaifir que d'employer à deffiner les momens qu'il pouvoit prendre pour fe délaffer & pour fedivertir. Enfin ayant fouvent entendu parler des beles chofes que l'on voit en Italie , il lui prit un defir fi violent d'y aller, qu'encore qu'il n'eût qu'onze à douze ans, il réfolut de fortir de la maifon de fon pere; & fans pourvoir aux moyens de fubfifter pendant fon voyage, il partit fectettement, & prit le chemin de Rome. Le peu d'argent qu'il avoit, fut bien tôt dépenfé: deforteque fevoyant dan la neceflité d'en demander, il s'affocia avec une troupe de Bohémiens qui alloient auffi en Italie, & fans penfer dans quelle compagnie il fe met- toit, ni aux fatigues du chemin, ni à la vie hon. teufe qu'il menoit , il alla avec eux jufques Florence Lorfqu'il y fut arrivé , il quitta fa compagnie. Un Officier du Grand Due l'ayant vu par hazard, l'interrogea d'où il étoit, & ce qu'il faifoit ; & comme il avoit une phyfionomi agréable, il le prit auprès de lui, & l'envoya deffiner chez un Peintre, nommé Canta-Gallini qui étoit en réputation, & qui s'appliquoit à ; gravure. Il en apprit quelque chofe pendant i perude temps qu'il demeura chez fon maître: ca ayant toûjours un extrême defir de voir Rome il le preffa fi fort, qu'il lui permit d'y aller, l'affifta de quelque argent pour faire fon voyage
A peine fut-il arrivé dans Rome , qu'il ren contra des Marchands de Nanci qui le reconnu rent , & qui fachant la peine dans laquelle fo pere & fa mere étoient , le contraignirent d s'en retourner avec eux, & le remenérent à i parens. E
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Etant de retour, fon pere l'obligea de repren- Ire fes études : mais comme il n'avoit nulle in- klination aux Lettres, il les quitta, & retourna n Italie, ayant alors environ quatorze ans. En paflant à Turin, il eut le déplaifir de voir ;ncore fon voyage interrompu: car il rencontra ar les rues fon fi-ere ané, que fon pere y avoit nvoyé pour quelques affaires, lequel le remena ncore une fois à Nanci. Il ne faut pas s'étonner qu'un enfant à cet âge ut entrepris tous ces voyages avec fi peu de ré- exion des incommoditez qui lui pouvoientar- iver; qu'il fe ft même réduit à vivre & à voya- er avec des miférables & des vagabonds, la remiére fois qu'il arriva à Florence; puifquela affion de voir l'Italie, & l'amour de la Peintu-
lui faifoient faire ce que d'autres paffions oins honnêtes font fouvent entreprendre à plu- eurs perfonnes. Mais on peut admirer en lui la onduite de la Providenee divine, qui le con- rva toujours de toutes fortes dedangers. Auffi s parens regardoient comme un grand bonheur une finguliére prote&ion de Dieu , qu'il eût it tous fes voyages fans aucun péril; & lui- ême a depuis avoué qn'il étoit obligéauxgra- s que Dieu lui avoit faites, de l'avoir confervé s mauvaifes compagnies, & n'avoir pas permis u'il fût tombé dans des débauches, comme il i pouvoit arriver dans un âge fi fufceptible de auvaifes impreflions. Auffi a-t-il fouvent dit fes amis, lorfqu'il leur racontoit les avantures fa jeuneffe , qu'en ce temps-là il demandoit ûjours à Dieu dans fes prières , de vouloir le nerver, & lui faire la grace d'être homme de en, le fuppliant que quelque profeflion qu'il
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embraflft, il y excellât au deflus des autres, & qu'il pût vivre jufques à quarante-trois ans; ce que Dieu lui accorda en effet.
Etant de retour à Nanci pour la feconde fois, bien loin d'être fatsifait de es voyages, & laffé des incommoditez qu'il avoit fouffertes ; les beautez qu'il avoit vues à Florence & à Rone, ne faifoient qu'augmenter le defir qu'il avoit d'y retourner. Il fit tant d'inftances auprès de fou pere, qu'enfin il lui permit de fe fatisfaire. Ayant obtenu fon congé, il fe rencontra heu. reufement, que le Duc de Lorraine envoya un de fes Gentilshommes vers le Pape, lequel vou- lut bien que Callot allât à fa fuite, & même prit foin de lui pendant tout le chemin.
Lorsqu'il fut arrivé à Rome, il s'appliqua uniquement à deffiner, faifant tour fon poffible pour fe perfe&ionner dans cette partie , comme la plus neceffaire de toutes celles qui regardent la Peinture. Quelque temps après , le defir lui prit d'apprendre à graver au burin. Pour cet ef fet, il fe mit chez PHILIPPE THOMASSIN, qui étoit de Troye en Champagne;mais qui s'étant marié à Rome, y demeura le reffe de fes jours, & y eft mort âgé de foixante-dix ans. Quoi- u'il ne fût pas un des plus excellens Graveurs, il a néanmoins fait quantité d'ouvrages, parti- culièrement des fujets de dévotion , d'après Francois Salviati , Frederic Barrocio, François Vanni & plufieurs autres Peintres. Ce fut donc chez Thomaffin, que Callot commença d'ap- prendre à manier le burin. D'abord il travailla d'après les Sadelers qui étoient en réputation; & après avoir copié auffi quelques pièces des
Bar.
Baffans & d'autres Peintres, il fe mit à graver les autels qui font à S. Pierre , à S. Paul , à S. Jean de Latran, & en d'autres Eglifes, jufques au nombre de vingt-huit. Ce ne font pas de grands ouvrages; mais l'on y découvre quel étoit l'efprit de Callot, & comment il fe fortifioit de plus en plus dans la gravure.
Lorsqu'il travailloit de la forte avec beaucoup de foin, & qu'il s'appliquoit à voir toutcequ'il y avoit de plus curieux & de plus beau dans Ro- me, il fut obligé de quiter fon maitre, qui eut quelque fujet de jaloufie à caufe de la familia- rite, peut-être trop grande, que Callot , alors jeune & bien fait, avoit avec fa femme. Il ré- folut de fortir de Rome; & étant allé à Floren- ce, il fut arrêté à la porte de la Ville, par un ordre du Grand Duc, qui vouloirt être informé du nom & de la qualité de tous les Etrangers qui arrivoient. Ayant déclaré ce qu'il étoit, il fut mené au Palais; & le Grand Duc, aprés l'a- voir lui- même interrogé fur ce qu'il faifoit, l'o- bligea de demeurer à fon fervice. Il lui fit don- ner une penfion & ce qu'on appelle Laparte, avec un logement dans la même galerie où tra- vailloient quantité d'autres excellens Ouvriers. Trouvant ce petit établiffement affez avanta- geux, il fe mit à étudier avec beaucoup d'affi- duité. Il alloit fouvent voir Canta-Gallina fon premier maître; Alfonfe Parigi, Peintre & In- génieur ; Philippe Napolitain , & Jaques Stella de Lyon, aulli tous deux Peintres , qui étoient alors à Florence; & ayant fait amitié avec eux, tchoit de s'inflruire de plus en plus, & de pro- fiter de leurs avis. Il commença de graver une Vierge d'après André del Sarte ; un Ecce homo,
ac-
accompagné de plufieurs figures d'après Van. nius. Long-temps auparavant, il avoit grave les miracles de l'Annonciade, qui font au nom. bre de quarante piéces, & des moindres qu'il ait faites. Il grava encore plufieurs autres ouvrages d'après Perrin del Vague, Vannius, Ventura Salimbeni , & quelques autres Peintres. e Grand Duc lui ayant propofé de graver des ba. tailles , & les vi&oires remportées par les Me- dicis, il en fit jufques au nombre de vingt pié. ces, où il travailla avec beaucoup de foin. Ile vrai, qu'il y en a deux ou trois qui ne font pa finies. Il grava auffi les fept péchez mortels e quatre feuilles, d'après Bernardin Pochet, Pein tre Florentin; ce font des meilleures chofes qu'i ait faites au burin.
Pendant qu'il s'appliquoit à ces travaux, i rendoit toujours fes vifites à Alfonfe Parigi &à Canta-Galina. Le dernier avoit une pratiqu merveilleufe à bien'deffiner à la plume, en grand & en petit; & l'autre avoit gravé plufieurs Sce' nes de Comédies, des Balets & des Caroufelsre. préfentez devant le Grand Duc. Callot, à leu exemple', commença à.deffiner en petit. Il eut pour cela un genie fi heureux, qu'il ne mit guéd res à les furpaffer; aufli a-t-on vu dans la fuite, comment il s'eft rendu incomparable dans cette forte de travail. Ce fut alors qu'il réfolut de quitter le burin, pour s'appliquer entiérementi graver à l'eau-forte: jugeant que c'étoit un ve- ritable moyen de pouvoir mettre au jour , avec plus de facilité, de grandes ordonnances, & de produire beaucoup plus d'ouvrages , qui s'exé- cutant plus promptement qu'au burin, reçoivent auffi bien mieux l'efprit & le feu que l'Ouvrier leur infpire. La
La première piéce qu'il fit, fut S. Manfiu Evê- ie de Thoul, qui reffufcite un jeune Prince, ort fubitement en jouant à la paume. Dans iftampe qu'on en voit, il y a plufieurs figures un palfage, où paroît dans 'éloignement le lais Epifcopal de la ville de Thoul. Comme n'avoit pas encore une entière pratique de au-forte, cette pièce eft prefque toute au bu- : auffi eft-il trés-important, qu'un Graveur à au-forte manie fort bien le burin, & fache mment il faut couper le cuivre, afin de répa- les manquemens qui peuvent arriver par le aut du vernis, de l'eau-forte, ou quelque au- accident, & auffi pour retoucher & pour nner plus ou moins de force aux endroits qui vent en avoir befoin ; & c'eft ce que Callot oit faire excellemment bien. En ce temps-là , les Princes d'Italie étoient t curieux de faire repréfenter des Comédies des Balets avec des décorations de théatre gnifiques, particulièrement le Duc de Flo- ce, qui entretenoit des Ingénieurs & Machi- es trés-favans, lefquels dans cette Cour s'a- itoient alors de ces entreprifes, mieux qu'en tre Cour de l'Europe. Le Grand Duc ayant ulu qu'on gravat de ces fortes de fpe&acles- 'il avoit fait repréfenter, Callot en fit fix plan- s, qui furent trouvées tellement au deflus de les de Canta-Gallna & d'Alfonfe Parigi, que Duc de Florence ne voulut plus fe fervir dans occafions, d'autre Graveur que de Callot: -forte qu'il fit enfuite quatre pièces d'un Ca- fel. Et comme quelque temps après on re- fenta encore à Florence une magnifique Co- die de Soliman , il en grava les décorations
en
en fix pièces, qui furpafent tout ce qu'il avoi fait auparavant , tant pour la conduite & j telligence de l'Archite&ure, que pour la difp fition & l'efprit qu'on voit dans les petites fig res. Mr. Vivot Contrôleur de la Maifond Roi, intelligert & curieux en Peinture, en gardé long temps toutes les études de la m de Callot, lefquelles le Sieur Silveftre confe préfentement , avec plufieurs autres deffeins cet excellent homme , qui grava enfuite i tentation de Saint Antoine, d'environ quin pouces de long. Elle eft rare , parce qu'on fait ce qu'il fit de la planche , qui ne fe trou plus.
Il repréfenta en quatre feuilles, les navires les galères du Grand Duc. Il fit, pour l'infru, tion des jeunes Peintres , un livre de Caprice où dans chaque planche , on voit le trait fimp de la figure, & la figure finie. Il grava unp fage & trois différens facrifices, dans de petit ovales. Il fit un cartouche ou efpéce d'éventa dans lequel il a repréfenté un Caroufel & d feux d'artifices, qui paroiffent fur le fleu d'Arne, qui paffe au milieu de la ville de fi rence. Il grava auffi un catafalque, & la c monie qui fut faite à Florence , par l'ordre Grand Duc , pour les obféques de l'Empee Mathias.
Entre les pièces qu'il fit en petit, on confid re avec admiration, le martyre des Innocens, caufe de la quantité de figures , & de la délic teffe du travail. Mais une des plus recherché & que l'on efrime davantage, c'efi la granc Foire qui fe tient tous les ans à la Madone d l'Imprunette, à fept milles de Florence, oùli
ihabitans de l'Etat du Grand Duc & des autres lieux circonvoifins, ne manquent point de fe ren- dre. Callot n'avoit qu'environ vingt-fept ans, lorfqu'il en fit le deffein, oi il repréfenta, avet des expreffions divertiffantes & agréables tout ce lui fe paffe à cette Foire. Il employa beaucoup de temps à graver cetteplanche, 'tant àcaufe da grand travail qu'il y a, que du foin qu'il prit à la bien faire. L'eau-forte ayant manqué en bien es endroits, il fut obligé d'en réparer lesfautes vec le burin. Il en dédia les eftampes au Duc e Florence, Cofmre de Médicis, lequel étant écedé peu de temps après, Callot commença de éditer fon retour en Lorraine. Et comme le rince Charles qui venoit de Rome, le vit en aflant à Florence, & lui promit, que s'il vou- oit retourner à Nanci , il lui feroit donner de ons appointemens par le Duc Henri de Lorrai- e, fon beau-pere: -cela le fit encore plutôt ré- udre à quitterl'Italie; de forte, que fans dif- rer davantage, il fe mit à la fuite de ce Prince, retourna en on païs. II fut reçu de es parens avec bien de la joye, le Prince Charles l'ayant préfenté au Duc de orraine, il en recut un accueil rés-favorablè, ec une honnête penfion, & promeffe qu'il ne roit pas moins confideré de lui , qu'il l'avoic é du feu Duc de Florence, pour la memoire quel Callot avoit beaucoup de veneration. Ses parens, pour l'arrêter à l'avenir plus for- ent auprès d'eux, penférent à le marier; & ant jette les yeux fur une jeune Demoifelle, mmée Catherine Kuttinger, qui tiroit fon ori- e d'une noble famille de Marfal, la lui firent ourer en 6i5. étant alors âgé de trente-deux Tam. . N ans
ans. Il n'eut pas la fatisfa&ion d'avoir des en- fans de fon mariage; mais en récompenfe il et l'avantage d'en produire un fi grand nombre d'au. tres de fon efprit & de fa main, lefquels ne mour- ront point, qu'on peut dire qu'il a laifl' une pof térité beaucoup plus glorieufe pour lui, que celles, que beaucoup de peres laiffent après eux, dans des enfans, qui fouvent ne leur font gure d'honneur.
Comme il avoit fait beaucoup d'études en ta. lie , & qu'il en avoit apporté un grand nombe de defleins, il s'en aidoit heureufement dans l ouvrages qu'il continuoit de faire.
Il fut le premier qui fe fervit du vernis dur Car avant lui , les Graveurs à l'eau forte n'ei ployoient que du vernis mol. Maispendantqu' étoit à Florence, ayant examiné le vernis d faifeurs de luts, & obfervé comme il fe féche durcit promptement, il crut qu'il pourroit faire un bon ufage. En ayant effayé , il trous qu'en effet, il étoit beaucoup plus propre po les ouvrages qu'il faifoit , que le vernis mol tant parce que l'aiguille & l'échope graventp nettement fur cette forte de vernis, qu'à a qu'on eft plus afluré de ne le pas gâter, lorfqu travaillant on appuye la main deffus. Outree on a l'avantage de n'y mettre l'eau-forte, q quand on veut, pouvant laiffer fix mois & un tout entier une planche avec le vernis deflus fe y toucher. Ce qui ne fe peut faire fur le ver: mol, où l'eau forte ne mord pas, fi on ne met aufli tôt qu'on a gravé, ou peu de tei apres.
On peut encore ajouter à ces confidératio que pour ce qui regarde l'Archite&ure , on'
des lignes beaucoup mieux fur le vernis dur, où toutes choies, comme j'ai dit, s'y gravent plus nettement. Il et vrai, que pour lepaïfage qui fe doit toucher d'une manière libre & facile, il paroit plus moëleux & moins fec , lorfqu'on fe fert du vernis mol.
Toutes ces raifons firent que dans la fuite Callot ne fe fervit plus que du vernis dur; & comme les faifeurs d'inftrumens en tenoient la compofition fort fecrette, il en apporta une af- fez bonne quantité, lorfqu'il revinten Lorraine, & en fit encore venir depuis , quand il en eut befoin. Mais enfuite Abraham BofTe a donné au public le moyen de le faire.
Ce fut aulli, après avoir confidéré le pavé du Dome de Sienne, fait par Duccio, qu'il fe pro- pofa de ne faire fouvent qu'un feul trait, pour graver les figures, grofliflant plus ou moins les traits, avec l'aiguille ou l'échope, fans fe fervir de hachures, voyant que dans les petites chofes particuliérement , cela faifoit un bon effet, & les repréfentoit avec plus de netteté. En quoi il a été imité depuis, non feulement dans de peti- tes figures, & par des Graveurs à l'eau-forte; mais dans de grandes ordonnances , & par des Graveurs au burin.
Les premiers ouvrages qu'il fit à fon arrivée en Lorraine, furent les images de tous les Saints de l'année, au nombre de trois cens quatre-vingts- douze. Il regrava enfuite les Caprices qu'il a- voit déja faits à Florence ; un autre Caprice de Pantalons & de Comédiens, au nombre de vingt- quatre pièces , dont il avoit fait les deffeins en Italie; un autre Capricede Boffus, qui contient vingt-une piéces; un livre de douze pieces, re-
N préfen- Ut
préfentant la Nobleffe ; un autre de Gueux, de vingt-cinq pices. C'étoit dans les temps qu'il vouloit fe délaffer l'eiprit, & fouvent à la lumi. re de la lampe, qu'il travailloit à ces differentes fantaifies, choififFant des fujets extraordinaires & ridicules pour fe divertir. Et comme il favoit que ce qui peut faire rire, fe trouve toujours dans quelque difformité & dans quelque défaut, il jugeoit fort bien, que l'unique moyen de di. vertir & de donner .du plaifir à ceuxqui verroient fes Caprices, étoit de marquer quelque chofe de defe&ueux & de difforme; mais pourtant, dele mnarquer d'une manière qui ne fût pas defe&ueu. fe. C'eft aulli ce qu'il a fait fi parfaitement, qu'on a donné le nom de poftures de Callot, à toutes celles que l'on voit repréfentées.
Il fit enfuite deux livres d'Emblèmes: l'un l'honneur de la Vierge, & l'autre au fujet de la vie foliraire & religieuse. Il regrava encore une fois la Foire de l'Imprunette, qu'il avoit faitel Florence; & une autre plus petite, qu'on appelle la Fête de Village , ue néanmoins quelquek uns veulent qu'il ait faite en Italie.
Mais je deviendrois ennuyeux, fi je m'ar rètois à vous dire tout ce qu'il grava a Nanci depuis fon retour de Florence. Quand vous vou- drez avoir le plaifir d'admirer l'abondance des pen fées de cet excellent homme , la fertilité de fot genie, & cet art admirable qu'il avoit à repré fenter en petit , des fujets trés-grands & très amples, vous pourrez confidérer ce qu'il a grav dans de petits ronds, concernant a Vie de Vierge & la Paffion de Nôtre Seigneur.
Alors Pymandre m'interrompant, Il eft vrai, dit-il, qu'en confidérant autrefois ces petits ou
vrage
vrages de Callot, je les regardois comme l'effet d'un art confommé , & comme des piéces ac- complies, admirant avec combien d'induflrie il avoit fi bien réduit en petit, de fi grands, fujets. Ce qu'on nommela grande Paffion, repris-je, ef un ouvrage dont il avoit fait toutes les études Florence. Il n'en a gravé que fept pièces, & 'on ne fait par quelle rencontre ce travail eft de- neur imparfait. Cependant, I'on a à Paris la ite d dedefeins qu'il en avoit faits, & qui font ous finis. Mais il feroit difficile, en les gra- ant, d'en conferver l'efprit&la beauté, & de e les pas rendre fort différens de ceux que Callot gravez. Le Caroufel qui fe fit à Nanci, & qu'il grava our le Duc de Lorraine en dix pièces, & la gran- e Rue où ce Caroufel fe fit, font des ouvrages s plus beaux qui foient fortis de fa main. Ce fut au fujet de ce Caroufel, qu'il eut un iffrend avec un Peintre de Nanci, nommé de U ET, qui étoit nouvellement arrivé d'Italie; 'étoit un homme ambitieux & entreprenant, quel ayant la faveur du Prince de Fallebourg, s naturel du Duc Charles III. qui regnoit alors,. oit auifi fort confidéré du Duc. Il étoit riche, & on l'a vu à Paris avec un train un équipage de grand Seigneur. Ses biens & faveur e rendant confidérable, le rendoient: Sf plus hardi à ufer de fon credit , & vouloir ttribuer une fouveraine autorité fur tousceux, i travailloient pour. les divertiffemens duDuc. mme il prétendoit que ce ft d'après fes def- ns, que Callot gravât fes planches , & que: llot lui réfifoit fortement, ne voulant rien,
N 3 faire: '-i? F ^
faire que de fon invention, ils eurent de grandes conteftations: mais enfin , il falut que de Ruet cedât à Callot, qui demeura le maître des def- feins & dela gravure de toutes ces fortes d'ou. vages qu'il fit pour le Duc de Lorraine.
Sa réputation fe répandant par toute 1' Europe, I'Infante des Païs- Bas le fit venir à Bruxelles, lorfque le Marquis de Spinola affiégeoit Breda, afin de defliner le fiége de cette ville ; ce qu'il fit , & le grava enfuite. Ce travail qui elt un des plus confidérables qu'il ait faits , fut caufe qu'il vint e France en 6a8. où par l'ordre du Roi Louis XIII. il alla deffiner le fiége de la Rochelle & celui de l'Iflede Ré, qu'il vint gra- ver à Paris, & fit fix planches de chaque fi'ge, comme il avoit fait du fiége de Breda. Les fix planches fe joignent enfemble, & ne font qu'an feul fujet. Pendant qu'il s'occupoit à ce grand ouvrage, il ne laifloit pas d'en faire encore quel- ques autres plus petits, pour fe délafler. Entre autres choes , il defina deux Vs du Pont. neuf. Il grava aulfi le Combat de Veillane, do- né par le Maréchal d'Effiat.
Après avoir achevé de graver le fiége de la Rochelle &del'Ifle de Ré, & en avoir été bien récompenfé du Roi , il s'en retourna à Nanci, où il femit à travailler plus qu'auparavant. Ce fut donc depuis fon retour en Lorraine, qu'en- tre autres ouvrages, il fit la Vie de la Viergeen quatorze piéces , le Martyre des Apôtres, un livre de Fantaifies, & un autre de l'Art militaire. Il donna au public douze pièces du Nouveau Teftament, l'Enfant prodigue, Moïfe qui pafl la Mer Rouge, & les Miferes de la Guerre, i grand & en petit. 11 y a dix-huit planches de
pre
premières, & fix planches des autres , qui font des plus belles chofes qu'il ait faites. Il grava aulli une Tentation de S. Antoine, differente de celle qu'il avoit faire à Florence.
Je ne finirois point, fi j'entreprenois de vous dire tout cequ'l a fait; le nombre en elf fi grand, que j'aurois peine à m'en fouvenir. Car l'on compte jufques à treize cens quatre-vingts pié- ces, & il ne fe trouve aucun Graveur qui en ait autant fait, dans l'efpace d'une vie aulli courte, qu'a été la fienne. 11 eft vrai que Tempefte a gravé jufques à dix-huit cens pi ces ; mais il a vécu plus long-temps , & tout ce qu'il a fait, rn'eft pas également bien, ni d'une manière auffti finie & agréable , que ce qu'on voit de Callot. Si ce dernier ne fût point mort fi jeune, il nous auroit laiffé toute l'Hiftoire de l'ancien Tefta- ment, & le refle du nouveau, qu'il méditoit de faire.
Lorfque feu Monfieur le Duc d'Orleans Gafton e France, fe retira en Lorraine, il lui fitgraver lufieurs planches des monnoyes; & prenant laifir à le voir travailler, il voulut qu'il lui ontrât à delliner. Pour cela, il alloit tousles ours avec le Comte de Maulévrier , au logis de allot, où il paffoit deux heures de temps efiner. Le Sieur Sylveftre a quarante-deux effeins à la plume , de ceux que Callot faifoit lors pour Monfieur le Duc d'Orleans. Le Roi ayant affiégé & réduit à fon obéïifance a ville deNanci en 613 . envoya querir Callot, lui propofa de représenter cette nouvelle con- u&te, comme il avoit fait la prife de la Rochel- e mais Callot pria Sa Majefté, avec beaucoup re efpeâ, de vouloir l'en difpenfcr, parce qu'il
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ctoit Lorrain , & qu'il croyoit ne devoir rien faire contre l'honneur de on Prince & contre fon païs. Le Roi reçût fon excufe, difant, que le Duc de-Lorraine étoit bienheureux d'avoir des i jets fi fidelles & fi affe&ionnez. Quelques Cour. tifans n'approuvant pas le refus qu'il avoit fait, dirent affez haut , qu'il faloit l'obliger d'béir aux volontez de S. M. ce que Callot ayant en. tendu, il répondit auffi-tôt avec beaucoup de courage, qu'il fe couperoit plûtôt le pouce yque de faire quelque chofe contre fon honneur, fi on ;Ouloit le contraindre.
Le Roi, bien-loin de fouffrir-qu'on lui ft-au- cane violence, le traita toujours fort favorable- ment; & pour l'attirer en France , lui fit offrir mille écus de penfion , s'il vouloit s'attacher à fon fervice. Callot remercia le Roi, afirant ceux qui lui parlerent, qu'il feroit toujoursprêt d'employer les talens que Dieu lui avoit donnez à travailler pour la gloire de Sa Majefté ; mais qu'il ne pouvoit quitter l'établilfement qu'il avoit dans le lieu de fa naiffance.
Toutefois, comme dans la faite il vit lemau- vais état où la Lorraine fut réduite aprésla prife de Nanci, il faifoit deffein de fe retirer à Flo- rence avec fa femme, pour y vivre & travailler en repos le refle de fes jours mais fa mort ren- verfa fes defeins. Quoi qu'il fût fort reglé dans fes mceurs & dans fa manière de vivre, il n'avoit pas une fanté bien forte. Il étoit incommode d'un mal d'effomac, caufé par fon travail ordi naire , & par la fatigue qu'il avoit long-temps foufferte, en gravant toujours courbé. Aufi quelques années avant fa mort, il gravoit debout, & fur un chevalet, comme travaillent les Peintres.
1:
lI regloit fi bien fon temps, que fe levant d'fflez' grand matin, il alloit au Ii-tôt avec fon frere aine ie promener hors la Ville. Enfuite, aprs avoir entendu la Mefe , il travailloit jufques à l'heure du dîner. Incontinent: après midi, il faifoit quelques vifites, pour ne fepas mettre fi.tôt au travail, aprés quoi, il reprenoit:fon ouvragejuf-- ques au foir; ayant prefque toûjours quelques- perfonnes defes amis quile-voyoient travailler, & s'entretenoient avec lui.
Cependant, foit que l'incommodité qa'itavoit- foufferte dés fa jeuneffe, d'avoir l'eftomac ployé,- ou que quelque autre caufe lui eût fait naîtreune' croiffance de chair, qui groffit dans fon eftomac;i cet accident augmenta de telle forte, qu'il ew mourut le z8: Mars 163 . âgé de quarante-trois ans. Il fut enterré dans le Cloître des Cordeliers de Nanci, au même endroitoù fes parens avoient- leur fepulture. Sa femme & fon frere lui firent; drefer une épitaphe, où il eRf peint à'demi-corps fur une table-de marbre noir. On voit fon por- trait gravé par Michel Lafne, qui le donna aa: ublic en 1619. étant alors âgé de trente-fix ans,- u deffous dquel eft fon éloge. Depuis queCallot fut de retour a Nanci, apres, voir achevé-de-graver le fiége de la Rochelle& e l'Ife deRé., dont il avoit vendu les planches u Sieur de Lorme, Medecin de feu-Monfieur 1 uc d'Orléans ; il envoya à Paris toutes les au- res planches.qu'il fit, à fon ami ISRADIr E NR I Er, avec lequel il s'étoit accommodé,. qui en debitoit les eflampes, avec plufieurs. utres qu'il avoit déJa eues auparavant Ifrael étoit auffi natif de Nanci ; mais fon pere,. nné Claude, toit de.Châlons en Chawpagnei
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& affez bon Peintre. C'eft lui qui avoit peint les vitres de l'Eglife Cathedrale de Châlons , & qu'on eftimoit beaucoup, tant pour le deflein, que pour le bel apprêt des couleurs. On voit à Paris des ouvrages de fa façon. Il copia plu- fieurs fois un Tableau d'André del Sarte, qui et en rond, où eft repréfentée la Vierge, tenant le petit J.ESUS avec S. Jofeph & S. Jean; & ce qu'il a fait, eft fi bien copié, qu'il paffe fouvent pour original. En 596. étant alors âgé dequa. rante-cinq ans, il fut appellé au fervice du Duc de Lorraine Charles II. qui par les bons traite. mens qu'il lui ft, l'obligea de s'établir à Nanci, où il efi mort & enterré aux Cordeliers, dans le même Cloitre où Callot a eu fa fépulture.
Il laiffa deux fils , dont l'un étoit ISRAEL, qui apprit de lui les commencemens du Deffein, avec Jaques Callot, Bellange & de Ruet, dont je vous ai déja parlé.
Ifrael étoit encore fort jeune, quand il alla à Rome, où il fe mit à peindre fous Tempetle, avec de Ruet, des batailles & deschafles. E- tant de retour en Lorraine, il demeura quelque temps à Nanci, puis vint à Paris travailler fous Duchefne Peintre, qui logeoit à Luxembourg. Le Pouffin y demeuroit aufli alors, qui nefaifoit que commencer à peindre ; mais il n'y fut pas long-temps, & s'en alla à Rome.
Ifrael s'étant étudié à defliner dans la manière de Callot, plufieurs perfonnes de qualité defire. rent apprendre de lui cette forte de travail à la plume, commode & agréable, principalement, pour des campemens d'armée, & pour occupe! ceux qui ne veulent deffiner que pour leur diver tiffement. Voyant qu'il en tiroit plus d'utilité
qi
qu'à faire des Tableaux, ily donna tout font temps, & enfuite, fe mit aui à debiter les ou- vrages de Callot. Pernant que Callot demeura à Paris, ils logeoient enfemble au Petit-Bour- bon. Et quand ils feféparerent, ils convinrent, comme je vous ai dit, que tout ce que Callot graveroit dorénavant, feroit pour Ifrael; ce qui fut exécuté pon&uellement. Car toutes les plan- ches qu'il fit depuis fon retour, vinrent entreles mains de fon ami; & comme, après fa mort, il s'en trouva deux qui n'avoient pas encore eu l'eau-forte, Ifrael la fit donner par Colignon, qui avoit été difciple de Callot, & par lequel il fit enfuite graver à l'eau-forte dix païfages fur les deffeins de fon maître. Ce Colignon a gravé plufieurs autres chofes d'après Callot, & dans fa manière.
Mais celui qui l'a imité le mieux, a été E- T 1 ENNE L A B E L de Florence. Son pere étoit orfèvre, & lui- même avoit aufi commencé à travailler d'orféverie. I1 la quitta pour s'ap- pliquer entièrement à la Gravûre. Canta-Gallint fut on premier maître. Après avoir gravé beau- coup d'ouvrages à Rome & Florence, il vint à Paris en 64 2. à la fuite d'un Refident de Fld- rence. Lorfqu'il eut demeuré quelque temps à fe divertir, voyant qu'il commençoit à manquer d'argent, il fe mit à travailler, &fit unlivrede combats de mer & de batailles, qu'il porta chez un Marchand de la rue S. Jaques, nomméChar- tres: mais n'ayant p convenir du prix, Coli- gnon & un nommé Goyrand, lui confeillerent d'aller trouver Ifrael , pour lequel ils tra- vailloient, ce qu'il fit; & lui ayant Fait voir ton ouvrage , il en reçût plus qu'il n'en de-
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mandoit, & enfuite continua de graver pour lui.
Comme Ifrael Sylveftré, neveu d'Ifrael Hen- riet , arriva de Rome, & qu'il travailla auffi pour fon oncle, il fit amiti- avec Labelle, & o- gerent enfemble. Peu de temps aprés Labelle fut envoyé par le Cardinal de Richelieu, pour def- finer la ville d'Arras, & repréfenter comme elle fut affiégée & prife par l'armée du-Roi en 1640. ce qu'il grava aprés tre de-retour à Paris. I fit aufi un v.oyageen Hollande , où il penfa gâter fa belle manière de graver., en voulant imiter celle-de Rimbrans ; mais on la lui fit bien-tôt quitter, pour reprendre celle de Callot qu'il avoit toujours fuivie.
Lorfque l'Ambaffadeur de Pologne vint en France pour le mariage du Roi de Pologne & 4e la- Princeffe Marie,. Labelle deffina l'entrée & la magnifique cavalcade des Polonois. Comme l'ouvrage étoit trop grand, il n'entreprit pas de la graver, ainfi qu'il avoit fait autrefois à Rome, cele que l'Ambaffadeur de Pologne y fit , fous le Pape. Urbain VIII. en 163.3.
Durant dix ou douze ans que Labelle demeura à Paris, il fitquantité d'ouvrages, tant pour If- rael Henriet, quepour d'autres particuliers.
Le fieur Heffelin Maître de la Chambre aux Deniers , lui fit faire plufieurs deffeins, entre autres, un livre entier de Balets & de Mafcara- des, qui efi à Verfailles , avec les autres.livres du Cabinet du Roi.
Ses affaires- domeftiques l'ayant obligé de re- tourner à. Florence, il y fut favorablement reç du Grand Duc, dernier mort, qui lui donna une pefion. Pendant le refle de fa vie, qui fit affei
lanm
fanguiffante, il' ne laitf-pas de faire plufieurs ou- vrages, entre autres, des fujets de balet à che- val, pour le Ducde Modéne. Aprs avoirlong- temps fouffert de grands maux d tte, i mou- rut vers l'année 664. Ifrael Henriet étoit mort- dis l'an 661. & comme Ifrael Sylveftre fon ne- veu, &feul héritier, poffeda après fa mort tous les deffeins & les planches que fon oncle avoit euës de Callot & de Labelle , il acheta enfuite tout ce que la veuve Callot-aveit à Nanci-; & quelques autresplanches que Labelle-avoit faites depuis-fon retour à Florence;. & c'eft en étudiant les originaux de ces excellens Graveurs, & fur leur exemple que le Sieur Sylveffre qui montre à deffiner à Monfeigneur. le Dauphin, a fi bien formé fa maniere, qu'on voit des pieces-de lui- qui ne cedent à nulle autre.
Mais revenons à nos Peintres. JE AN L E CLER C de Nanci, étoit du temps de Callot,. & peignoit pour le Duc Henri· de Lorraine. l avoitdemeuré plus-de vingtans en Italie, &tra- vaillé long-temps fous Charles Venitien, duquel il avoit fi bien pris la manire , qu'il a fait des Tableaux qui ont paffi pour être de la main de fon maître. Il aquit tant d'eftime à Venife.i qu'il y fut fait Chevalier de .. Marc
On voit à Nanci plufieurs Tableaux de fa fa- çon, particulièrement dans l'Eglife des Jefuites. Il peignoit avec beaucoup de facilité-. Ilmourut en 16) 3, âgé de quarante-cinq à quaraete-fix ans.
Je vous ai déja parlé de JE A N R O T- AM E R, de Munic en Baviére, qui avoit travaillé fous le Tintoret; Après avoir long-temps demeuré en Italie, il retourna en Allemagne. 11 faifoitaffe ben les. petites igures.
N. 7· a
Dans ces temps-là VAR IN , originaire d'A. miens, peignoit à Paris. Il a fait le Tableau du grand Autel des Carmes Déchauffez, proche Luxembourg. Le Pouflin avoit travaillé fous lui.
JAQUES BLANCHART étoit alorsengra. de réputation, pour la beauté de fon coloris, & fa maniére de peindre, fraîche & agréable. Il étoit né à Paris, au mois de Septembre 600. Sa mere avoit un frere nommé Nicolas Bolleri, qui étoit Peintre : ce fut de lui, que Jaques Blanchart étant fort jeunt, apprit les commen- cemens de la Peinture. Il n'avoit pas fait encore un grand progrés, lorfqu'âgé de vingt ans, il fortit de Paris, pour aller en Italie. Etant arri- vé à Lyon, il s'engagea avec un Peintre, nomm6 Horace le Blanc. Pendant deux ou trois ans qu'il travailla fous lui , i! fe fortifia beaucoup dans la pratique de fon art. Horace ayant été appelle par leDuc d'Angoulême, pour peindre la galerie de fa maifon de Gros-Bois à quatre lieues de Paris, Blanchart qui n'avoit pas voulu le fuivre, demeura encore quelque temps à Lyon, pour achever des ouvrages que fon maître avoit commencez: de forte qu'il n'arriva à Rome qu'à la fin d'O&obre 1614. avec fon frerequil'é- toit allé joindre, à deffein d'embraffer la même arofeflion. Aprs avoir fejourné dix-huit mois a Rome, il paffa à Venife, où touché de la beauté des Tableaux qu'on y voit, particulire- tent de ceux du Titien , il réfolut d'en faire toute fon étude. Il demeura deux ans àVenife, pendant lefquels un nobe Venitien le fit travail- ler dans une maifon qu'il avoit à la campagne. Mais conmme il fe vit mal récompenfé des Ta'
bleaul
bleaux qu'il avoit faits, il quitta Venife , &- paffa à Turin, o il s'arréta quelque temps. En- fuite ayant réfolu de revenir en France, il. fe rendit à Lyon, où fes amis l'obligerent à faire quelques ouvrages. Il fit le portrait d'Horace le Blanc, fous lequel il avoit peint avant que d'al- ler Rome. Horace fit auffi celui de Blanchart. Cependant, comme es parens fouhaitoient de le voir, il revint à Paris. Auflfi-tôt qu'il commen- ça à travailler, fa manière de peindre fut fi a- gréable à tout le monde, que chacun voulut avoir quelque chofe de fa main. Il fit pour la Communauté des Peintres, un S. Jean dans 'Ifle de Pathmos; & pour un Convent de eligieufes de la ville de Cognac en Gafcogne, une Af- fomption de la Vierge. Ces deux Tableaux fu- rent les premiers qui lui aquirent l'efime des favans. Enfuite il travailla à plufieurs autres ou- vrages. Il peignit pour le Sieur Barbier unepe- tite galerie dans la maifon qui appartient au- jourd'hui au Préfident Perault. Etenfuite, pour Mr. de Bullion Surintendant des Finances, une galerie baffe, où il repréfenta les douze mois de l'année, fous des compofitions de figures gran- des comme nature. On voit dans'l'Eglife de Nô- tre Dame, un Tableau de la defcente du S. Efprit, qui fut préfenté in premier jour de Mai. Il a fait quantité de Vierges à demi-corps; & comme il favoit leur donner des expreffions fort agréables, plufieurs perfonnes étoient bien aiLes d'en avoir de fa main. Il étoit dans la vigueur defon ge, & recherché de tout le monde, lorfqu'il fut attaqué d'une fiévre, avec une fluxion fur la poitrine, dont il mourut âgé de trente- huit ans. Il fut marié deux fois, & eut de fa
pre-
première femme un fils & deux filles. Le fis embrafla de bonne heure la profeffion de fen pe- re, dans laquelle il travaille aujourd'hui avec eftime; Le pere ne vécut que quinze mois-avec fa feconde femme, & n'en eut point d'enfans, Il fe plaifoit beaucoup à peindre des femmes nuës , & avoit une fi grande facilité à les bien repréfenter, qu'on lui a vU peindre une figure entière, grande- comme nature, en deux ou trois heures de temps. Sa.partie principaleétoit la Couleur.
Comme je ceflai de parler, J'ai vu. plufieurs fois, dit Pymandre , la galerie baffe de l'Hôtel de Ballion ; mais il y en a une au deflus qu'on eftime auffi beaucoup. Elle eft, repartis-je, de la main de Vouët. L'on peut dire que ces deux hommes qui ont travaillé en même temps, & de manières bien différentes-, ont été d'excellens Peintres, & qu'ils ont beaucoup contribué à re- mettre en France le bon goût de la Peinture, & a élever cet Art au point où il eit aujourd'hui. Car lorfqu'ils revinrent d'Italie , ils firent voir des tableaux d'une- manière toute autre, que celle dans- laquelle l'on étoit alors tombé en France; & comme ils fe fervoient heureufement des connoiffances qu'ils avoient aquifes, on dé- eouvroit dans leurs ouvrages des marques du bon goût que l'on doit chercher. dans la.Pein, ture.
SIMON VotUET arriva ' Paris en 1-627. Et comme il y vint par l'ordre du Roi ,. avec la qualité de fon premier Peintre , il entra tout d'un coup dans-les grands emplois-, & fufuivi de tous les Peintres qui vouloient travailler, & *sjeues gens qui cherchoient à s'initruire. Il
toi
éroit de Paris. Son pere, nommé Laurent, étoit un Peintre aflez médiocre, fous lequel néanmoins il avoit appris les principes de la Pein- ture. Mais fon genie le portant à confidérer lui- même la Nature, & à obferver les ouvrages des meilleurs maîtres , il fe rendit fi capable, que dés l'âge de quatorze ans, il fut choifi pour al- ler en Angleterre faire le portrait d'une Damede grande qualité , qui étoit fortie de France pour fe retirer à Londres.
Quelques années après, Mr.-de Harlay Baron de Sancy, nommé par le Roi pour fon Ambaf- fadeur à Conftantinople, le mena avec lui, avec- intention de lui faire peindre le Grand Seigneur. Comme la chofe n'étoit pas aifée à exécuter, à caufe de la difficulté qu'on a de le voir, Vouët qui n'avoit pas alors plus de vingt-un an, eut efoin de toute la force de fon imagination & u fecours de fa memoire, pour fe bien aquiter e fa commiffion. Car i ne le put voir qu'une- eule fois, lorfqu'il donna audience à l'Am- affadeur. Cependant, il l'obferva fi bien pen- ant ce peu de temps , qu'étant de retour, il n fit un portrait fi reffemblant, que Mr. de ancy, & tous ceux qui avoient vû le Grand eigneur, en furent trés-fatisfaits. Il fit encore lufieurs autres portraits, pendant un an qu'il emeura à Conftantinople, après quoi il partit e Pera au mois de Novembre 161z. & arriva Venife avec des Lettres de recommandation ur les Ambaffadeurs & les Minifires de Sa ajefRé qui étoient en Italie, defquels il fut.fort ien reçu. Ayant fejourné à Venife jufques à la fin de année 1613. il alla à Rome. A peine avoit-il
com-
commencé d'y travailler, que le Roi Louïs XIII. informé par la Reine fa mere, à qui on avoit fait connfoitre les belles difpofitions de Vouët, le gratifia d'une penfion de quatre cens francs, pour faciliter fes études. Et comme il fe per- tfe&ionnoit de jour en jour, le Roi augmenta auffi de temps en temps fa penfion. Il fit un voyage Genes en 6zo. où il travailla pen- dant un an pour les Seigneurs Doria , & pour quelques autres perfonnes. Etant de retour à Rome , il fut élu Prince de l'Academie de S. Luc en 16z4. Cette éle&ion fut en partie cau- fe de la mort de l'Antiveduto. Car ayant été dépoffcd3 par la brigue du Padouan & d'autres fes ennemis, qui firent connoître qu'il avoit def- fein de donner à une perfonne de qualité, le tableau de S. Luc, fait par Raphaël, & mettre en fa place unescopie qu'il avoit faite; cette f- cheufe affaire le toucha fi fenfiblement , que le chagrin qu'il en eut, abregea fes jours, & mou- rut environ deux ans aprés , âgé de cinquarte- cinq ans. Ce n'étoit pas un Peintre dont les ouvrages fufTent affez confidérables, pour vous en parler; il s'étoit feulement mis en credit, parce qu'il avoit de l'efprit , & qu'il peignoit aifez bien une tête.
Mais pour revenir àVouët. En 6,6. il épou- fa fa premiérefemme, nommée Virginie di l'ez zo 'elletrano. Elle étoit jeune & intelligente dans la Peinture, dont elle faifoit profeffion par les foins que Vouët en avoit pris.
Pendant prés de treize ans qu'il demeura à Rome, il fit plufieurs tableaux. Vous avez vu celui qui et dans l'Eglife de S. Pierre, au grand Autel de la Chapelle où les Chanoines font toui
les
les jours l'Office; comme auffi ce qu'il a peint à Saint Laurent in Lucina. Le Roi Louïs XIII. ayant réfolu de fe fervir de lui, tant pour les Peintures neceflaires à fai- re dans es Maifons Royales, que pour la con- duite des patrons de Tapifferie, ausquels Sa Ma- jefté vouloit que l'on travaillât; Mr. de Bethu- ne, alors Ambaffadeur à Rome, eut ordre, au commencement de l'année 1627. de le faire par- tir pour venir en France ; ce qu'il fit, avec fa femme & une petite fille qui n'avoit encore que quatre mois. Il amena auffi avec lui, le pere& la mere de fa femme. Le pere nommé Pompeo di (/ezzo, demeura malade à Orleans, & Vouët ayant pris les devans, & cheminé avec plus de diligence , arriva à Paris le 2i. Novembre. II fut favorablement reçu du Roi & de la Reine fa mere, qui: vouloit e faire: tavailler à Luxem- bourg. On lui donna: un logement dans les ga- leries du Louvre, où le Préfident de Fourcy Sur- intendant des Bâtimens, I'inftala. Lorfqu'il eut donné ordre à fes affaires , il fit venir fa femme & le refle de fa famille, qui étoit demeurée à Orleans pour avoir foin de fon beau- pere, qui mourut peu de temps après y êtrear- rivé. Vouët avoit auffi amené avec lui deux de {es Eléves; l'un nommé Jaques l'Homme, de Troye en Champagne, & l'autre Jean Baptifle Molle Iralien. Il commença à faire pour Sa Ma- jeflt, des deffeins de Tapiferie qu'il faifoit exé- cuter, tant à huile qu'à détrempe. Bien qu'il s'occupât encore à d'autres grands ouvrages, il ne laiffa pas d'employer un temps confidrableà faire des portraits; parce que le Roi prenant plaifir à le voir travailler, lui faifoit faire ceux
de
de plufieurs Seigneurs de la Cour, & des Offi- ciers de fa Maifon, lefquels il repréfentoit au pactel. Cette forte de travail étant propre & affez prompte, Sa Majefté voulut que Vouet lui apprit à derfiner & à peindre de cette ma. nire, afin de pouvoir fe divertir à faire les portraits de fes plus familiers Courtifans. Le Roi s'y appliqua quelque temps, & y rüffit fi bien, qu'on en voit qu'il a faits qui font fort reffemblans.
Comme cela donnoit à Vouët une occafion favorable de voir fouvent le Roi, il s'aquit par là les bonnes graces de Sa Majefté, qui l'hono. ra de nouvelles gratifications-, & augmenta fes gages. Les Miniftres & les plus grands Sei- gneurs'du Royaume, vouloient avoir quelque chofe de fa main. En 1632. il commença de peindre pour le Cardinal de Richelieu, la gale- rie & une Chapelle de fon Palais à Paris, &une Chapelle en fa maifon de Ruel. Il avoit déja travaillé à Chilly, pour le Maréchal d'Effiat, alors Surintendant des Finances, & fait pour le Préfident de Fourcy, plufieurs ouvrages en fa maifon de Cheffy.
Pendant les années 1634. & i6-ç. il fit chez Mr. de Bullion, Surintendant des Finances, cet- te grande galerie haute , dont vous me parliez tantôt, & un cabinet qui- la fépare d'avec la chambre. Ces-lieux font richement ornez, & l'on en peut regarder les Tableaux, comme des plus confidérables que Vouet ait faits.
Il a repréfenté l'Hiftoire d'Ulyffe dans la ga- lerie. Il fit encore pour le même Surintendant, quelques ouvrages de Peinture dans une gale- rie & dans un cabinet de fon Château de Vi- deville. Er
En I638. & 639. il peignitpourMr.leChan- relier Seguier, deux galeries & une Chapelle en fon Hôtel, à Paris. Il fit aulfi plufieurs Ta- bleaux & d'autres ornemens dans le Palais Royal, pendant la Regence de la feë Reine imere du Roi. Le nombre des Tableaux qu'il a faits pour divers particuliers, elt trop grand, pour me fouvenir de tous. Il en envoyaen An- gleterre pour le Roi Charles I. trés-connoiflant & amateur des beaux Arts, lequel eût bien fou- haité pouvoir attirer ce Peintre auprès de lui.
Il n'y a guéres d'Eglifes, de Palais & de Mai- fons confidérables à Paris , qui ne foient ornées ,de es ouvrages. Le tableau du grand Autel de . Euftache eti de fa main, comme aufli celui e S. Nicolas des Champs. Il y en a à S. Me- eric, aux Carmelites de la rut Chapon, aux efuites de la rue Saint Antoine, .au Noviciat, en plufieurs autres Eglifes & Chapelles. Il a it un grand nombre de Vierges., & avoit ême un talent particulier pour les bien re- réfenter. Sa première femme étant morte au mois d'Oc- bre 1638. il en prit une feconde à la fin de uin 1640. De la première il eut quatre enfans, eux filles & deux garçons. L'aînée des filles, ée à Rome, a été mariée arrançois Tortebat, eintre; la deuxième, à Michel Dorigni , aufli eintre. Le plus jeune des garçons a fuivi la rofefion de on pere. Il eut de fafeconde fem- e trois enfans , dont il ne refie qu'un garçon. es quatre enfans de on premier lit, font re-
éfente dans le revers d'une médaille où eft le rtrait de leur pere & de leur mere, que fit nommé Bouthemy , Orfèvre, & très-habile ulpteur. Vouët,
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Vouêt, après avoir vécu cinquante-neuf ans, & prés de fix mois, mourut le . de Juin 1641, & fut enterré dans VEglife de S. Jean en Gréve,
Non feulement on lui eft obligé , comme je vous ai dit, d'avoir fait revivre en France la bonne maniére de peindre; mais encore, d'avoir fait un grand nombre d'Eléves , dont plufieurs fe font rendus confidérables dans la Peinture, & dans les autres profeffions qu'ils ont embraffes, -dépendantes du Deffein.
Son frere, AUBIN VOJET, qui s'étoitinf truit fous lui en Italie, fut un des premiersqu'i forma dans fa maniére. Il a travaillé à Paris dans le Cloitre des Feuillans de la rue S. Hno ré, & enfuite à S. Germain en Laye dans Chapelle, & en quelques autres lieux du Ci teau. Il mourut avant fon frere, âgé de qu rante-deux ans. Il eut encore un autre frere nommé CLAUD E, auffi Peintre. Charles e lin dit le Lorrain; François Dupuis d'Auve gne, & Jaques l'Homme, que je viens deno mer, avoient étudié à Rome fous Simon Voue Le nombre de ceux qui ont travaillé fous lui eft trop grand, pour vous les nommer tou; néanmoins, vous ne ferez peut-être pas f! que je vous en faffe remarquer quelques-uns vous avez connus, & d'autres qui travaillent core aujourd'hui avec réputation. Je vous dirai les noms, fans ordre , & felon qu'il m' fouviendra. Noel Quillerié, dans les coma cemens, tâchoit d'imiter fon.maître ; Nic'i Ninet & de l'Eftain , qui étoient de Troyei Champagne; Remy Wibert, Champenois; e ri Salé, de Picardie ; Charles le Brun , de P ris , aujourd'hui premier Peintre du Roi.
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6ar. François Perrier de S. Jean de l'Aune, au retour de fon premier voyage d'Italie , travailla fous Vouët; le. Frere Jofeph Feuillant, avoit auffi peint fous Vouët, avant que d'aller à Ro- me, où il ie noya dans le Tibre; Pierre Mi- gnard, de Troye en Champagne; Nicolas Cha- peron, de Châteaudun Charles Perfon, Lor- rain; Michel Corneille, d'Orleans; Euftache le Sueur, Parifien; Michel Dorigni, de S. Quen- tin: Charles d'Offin, Lorrain; François Torte- bat, de Paris; Jaques Belly, de Chartres; Louis Beaurepere; Alfonfe du Frefnoy, de Paris. Quantité de jeunes hommes alloient apprendre fous lui à defliner, comme Louïs du Guernier, de Paris ; André le Nôtre, Hanfe, du Mou- ier, Valié, Lombard, Befnard, Vivot, Sic- cot, Nicolas Stabre, Peréllel'Aîné, & plufieurs autres, dont je ne puis pas me fouvenir, & que je n'ai pas connus.
Comme il faifoit faire des patrons de Tapif. ferie, de toutes fortes de façons , il employoit encore plufieurs Peintres à travailler fous fes deffeins, aux païfages, aux animaux & aux or- nemens. Entre ceux-là, je puis vous nommer uite d'Egmont & Vandriffe , Flamans; Scal- erge, PaRel Belin, Vanboucle, Bellange, Cotelle. Sa première femme montra à deffiner à quel. ues Demoifelles; entre autres , à une des filles du Sieur Methefeau, Archite&e du Roi, &àla emoifelle Stabre. J'ai vu, comme vous pouvez croire, dît Py- andre, plufieirs ouvrages de Vouët. J'en ai ri de diverfes façons, & il me fouvient du emps qu'il travailloit pour le Cardinal de Ri-
chelieu
chelieu dans fa galerie, commencée par Cham- pagne, pour lequel le Cardinal avait alors plus d'inclination, que pour Vouët. Mais fans vou- loir nous flatter, pour faire honneur à la Na- tion, comme ont fait ceux qui ont écrit des Peintres Etrangers, ni élever les uns au defa- vantage des autres; dites-moi, je vous prie, quels étoient les talens de ce Peintre.
Je vous dirai franchement, repartis-je , que pour ce qui regarde l'invention, il n'avoit pas un génie facile & aifé, & j'ai même ouï dire à quelques-uns de fes plus favans Eléves, qu'il ne pouvoit ordonner un Tableau fans voir le natu- rel. Ce n'eft pas qu'il n'ait fait des difpofitions de Figures aez agréables; parce qu'il cherchoit à imiter ce qu'il avoit vu de Paul Veronefe: mais cependant il n'avoit pas un goût exquis dans les Ordonnances, non plus que dansleDef- fein, quoi-qu'en certaines parties il ait été affez corret. 11 ignoroit la Perfpe&ive, & ne favoit ni l'union & l'amitié des Couleurs, ni l'entente des Ombres & des Lumiéres. Ce qu'il y a de plus à eftimer dans fes Tableaux, eft la beauté & la fraîcheur de fon pinceau, qui paroit beau- coup dans ce qu'il a peint chez Mr. le Chance- lier, chez Mr. de Bulion, & pour le Maréchal d'Aumont. Sa première manière tenoit de celle du Valentin, & il a fait dans ce goût-là des Ta- bleaux qui ont beaucoup de force. Mais ce que l'on peut dire le plus à fa gloire ' c'eft que es préceptes excellens de ce favant homme formé- rent d'habiles gens ; & l'on reconnoiît , comme je vous ai dit , que ce fut de fon temps que la Peinture commença de paroître ici avec un air plus beau & plus noble qu'elle n'avoir fait.
En France, comme en Italie , les Peintres & les Curieux étient partagez fur les differentes manières qui excelloient en ce temps-là. Les uns étoient pour le Deffein & les fortes expref- fions, & les autres pour la couleur , & la dou- ceur du pinceau. Cependant le goût de tous en général étoit beaucoup meilleur qu'il n'avoit été auparavant. Car foit dans le Deflein, foit dans la couleur , on etimoit la manière d'Italie; & on n'étoit pas fi paffionné qu'on avoit été pour les Peintures de Flandres, principalement pour celles qui ne traitoient pas des fujets nobles, & qui ne repréfentoient que des choies baffes, quoi-qu'alors il y eût des Peintres qui s'appli- quaffent à ces fortes de compofitions avec beau- coup de foin.
Entre ceux qui avoient de la vogue dans les Pais-Bas, VOLFAR n'étoit pas des moindres, bien qu'il ne fe vît de lui que des chofes de peu de mérite. Vanniol étoit fon difciple. Pour VANBALE qui travailloit aufli alors , il pei- gnoit toute forte d'Hiftoire, mais veritablement d'une manière affez commune ; & tout-à-fait Flamande. PIETRE NOEFS pere & fils, Hollandois, repréfentoient des perfpetives, & les faifoient avec beaucoup d'art , & e pere encore mieux que le fils. Il y avoit auffi pour lors S ENUIX, qi travailloit en petit, & qui peignoit fort bien 'Architeure, particulièrement des nuits& des lieux obfcurs éclairez par la lumière du feu, ou de quelques flambeaux.. Il eut aufli un fils qui ut Peintre, & qui fuivit fa manière. Il eft vrai ue dans ces petits fujets ils n'ont pas laiffé de aire des chofes dignes d'eftime, parce que les 7 iom. /Il. 0 cou-
couleurs & les lumiéres y font fort bien obfer- vées, & que la patience & le temps qu'ils ont mis à les faire, méritent qu'on les confidére.
Vous pouvez voir dans le cabinet de Mr. Le Nôtre, un tableau d'un nommé STABEN, qui travailloit auffi en petit dans le même temps, dont la compofition vous furprendra, pour le grand travail qu'on y voit. Ce tableau n'eft que d'une médiocre grandeur. I1 repréfente la ga lerie d'un Curieux, dans laquelle font difpofez des cabinets, des meubles, mais fur tout plu. fieurs Tableaux fi délicatement faits & fi finis, qu'on y voit diftin&ement tous les fujets qu'ils traitent; & qui cependant ne laiffent pas d'être diminuez de force & de teintes, felon leurs di. veres fituations & les degrez d'éloignement avec une entente admirable.
Vers l'an 1640. BRAW Hollandois mourut, lorfqu'il étoit encore dans la fleur de fon ge Il eignoit ordinairement des preneurs de ta. bac & des fujets d'yvrognerie: en cela il peignoit lui-même , & faifoit l'image de la v qu'il menoit. Les Flamans etiment beaucou fes ouvrages. B o T ou BO TE qui aifo aflez bien le païfage , mourut vers le mn)l temps.
Mais celui de tous les PeintresdeFlandresqi a eu le plus de réputation, a été P iERR PAUL R B ENS. Il étoit d'Anvers, & d'une honnête famille. Son pere nommé J Rubens, étoit Do&eur en Droit, &exerca f0 vent dans fa ville la Charge d'Echevin , où 1'o ne met que des perfonnes d'une capacité & d'D ne probité connus. Les guerres civiles qui troU bloient les Païs Bas, lui firent quitter fa Chg
ge
ge, & abandonner la ville d'Anvers pour fe re. tirer à Cologne, où fa femme accoucha d'un fils * le jour de S. Pierre & S. Paul ; ce qui fut caufe qu'on lui donna au baptême les noms de ces deux Apôtres. Si-tôt qu'il fut en âge d'aller aux Ecoles, fon Ipere ne manqua pas a le faire inftruire avec beaucoup de foin. Il apprit fi bien la Langue Latine, qu'en peu de temps il la parloit en per- fe&ion. Quelques années après, la ville d'An- ers ayant été affiégée par le Duc de Parme , & éduite à l'obéiffance du Roi d'Efpagne; Ru- ens le pere refolut auffi-tôt d'y retourner avec
tute fa famille. Comme fon fils étoit déja af- z grand & bien-fait, la Comtefle de Lalain le emanda pour être on page; mais il ne demeu- a pas long-temps auprés d'elle. L'occupation es pages, & leur manière de vivre fouvenr li- enceufe , n'étoient pas conformes aux nobles clinations qui commençoient à paroître en lui. e forte qu'il fortit de chez la Comtefle; & fotn re étant aulli mort , Rubens ténoigna à fa ere l'amour qu'il avoit pour la Peinture, & la ia de vouloir bien qu'il embrafiat cette pro- lion. Elle le mit auprés d'Adam Van-Nort, intre affez paffable, mais dont l'humeur bru- e & libertine ne plut pas à ce jeune homme. en fortit pour entrer chez Otto teizus, dont viens de vous parler, lequel étoit en grande utation, non feulement pour l'excellence de pinceau, mais pour la conduite de fa vie & ur es bonnes moeurs. Rubens profita des qua- z d'un fi digne maître, & après s'être rendu s-capable dans fon art, refolut d'aller t en
O 0 Ita- L'an 1577. t En J6oo.
Italie. II étoit âgé de z3. ans , lorsqu'il partit d'Anvers. Comme il avoit été bien éleve, & qu'il favoit de quelle manière il faut vivre avec les gens de qualité ; il trouvoit une.entrée libre chez tous les Princes & les grands Seigneurs par où il paffoit. Ayant été favorablement reçu de Vincent de Gonzague Duc de Mantouë &' de Montferrat, il s'attacha à fon fervice. Ce Prin- ce eut tant d'eftime & d'affe&ionpour lui, qu'il l'employa fouvent à des commiffionshonorables. Il le choifit pour aller en Efpagne vers Philip. pe III. lui préfenter un fuperbe carofie avec un attelage de fept chevaux richement enharna- chez, & plufieurs autres préens de grand prix. Rubens s'aquitta fi dignement defaconimiffion, que dés ce temps-là le Roi d'Efpagne le confi- dera, & eut beaucoup d'effime pour lui. Le Duc n'en fut pas moins fatisfait, & aprés bnre- tour lui en donna des marques en plufieurs ren- contres. Ce fut par fon ordre qu'il alla à Ro- me, où il copia plufieurs Tableaux. I1 travail- la aufi dans l'Eglife de Sainte Croix de Jérula- ler . où il fit divers ouvrages de fon invention. Er.fuite étant paff à Venife , il étudia particu- liérement apres les ouvrages du Titien & de Paul Veronéfe. Etant de retour à Rome, il fit dans l'Eglife neuve des Peres de l'Oratoire, le tableau du grand Autel, & deux autres Ta- bleaux qui font aux deux cotez du Chceur. La première penfée de l'un de ces Tableaux fe voit ans l'Abbaye de S. Michel d'Anvers , où il en fit préfent à fon retour d'Italie.
Au fortir de Rome il alla à Genes, & il v de- meura plus qu'en aucun lieu d'Italie. Ce futlà qu'il Et quantité de portraits , & plufieurs Ta-
bleaux,
bleaux, tant pour l'Eglife des PP Jefuites, que pour divers particuliers. 11 s'appliqua aulfi à l'é- tude de l'Archite&ure, levant les plans & les éle- vations des plus belles Eglifes, & des Palais les plus confiderables; qu'il fit graver depuis , & dont il mit au jour un Livre.
Pendant qu'il travailloit à Genes , il eut avis que fa mere étoit fort malade. Il partit* en di- ligence pour fe rendre auprès d'elle; mais il n'eut pas la confolation de la voir, car elle étoit déja morte avant qu'il arrivât. La douleur qu'il en eut, fut trés grande; & pour y trouver quel-: que foulagement , il fe retira dans 'Abbaye dé' S. Michel, o éloigné du commerce du mon-' de, il demeura quelque temps à tudicr & à peindre. Il avoit defiein de retourner à Mantoue: mais il fut arrêté, tant par l'Archiduc Albert, & ar l'Infante Ifabelle qui vouloient fe fervir de ui, que par d'autres perfonnes de confideration qui lui propofoient pluSieurs ouvrages. Ce fut ce qui le fit réfoudre à s'établir en on pais , & à epoufer une Demoifllle nommée Elifabeth Brant, fille du Sieur Brant Do&eur en Droit, & Gref- fier de la ville d'Anvers. Il acheta une mairon qu'il fit peindre par dehors , & qu'il orna par dedans de Statues antiques qu'il faifoit venir d'Italie. Son cabinet étoit rempli d'agathes, de médailles, & d'autres raretez trés-riches: de forte que fa mairon étoit une des plus belles & des plus magnifiques de la Ville. Comme il étoit d'une complexion vigoureufe &'infatigable au travail, il s'occupoit conti- nuellement ou à deffiner, ou à peindre, ou à
0 l'étu- *En i609.
l'étude des bons Livres. Et même pendant qu'il peignoit, il fe faifoit lire quelque Livre d'Hif. toire, de Philofophie ou de Poëfie. Cela rem. pliffoit fon efprit de belles notions , & lui don. noit une connoiffance générale de quantité de chores qu'un excellent Peintre doit favoir. Aufi avoit-il un grand avantage pour s'inftruireà fond fur toutes fortes de fujets, puifqu'il entendoit& parloit fort bien fept fortes de Langues; ce qui le faifoit confidérer de tout le monde, & même lui donnoit occafion de fervir fon Prince en plu. feurs affaires importantes. II peignit dansla ville d'Anversen diffrens endroits. Il fitunTableau dans i'Eglife des Dominicains, oh il repréfenta les quatre Do&eurs de l'Eglife. Dans une des Paroiffes, il peignit Nôtre Seigneur qu'on éleve fur la Croix, & en plufieurs autres lieux il traita divers autres fujets. Ce fut en ce même; temps, que par l'ordre de l'Archiduc, il alla Bruxelles, où il fit quelquesTableaux dans fon Oratoire,& qu'à forn retour il entreprit ces grands ouvrage qu'on voit dans l'Eglife des Jefuites d'Amnersl
tepréfenta dans le Tableau du grand Autel, Saic Ignace qui chaffe le démon du corps d'un poff dé. Il peignit auffi dans un autre Saint Françol Xavier dans les Ides,. qui convertit ces peupie à la Foi Catholique I1 fit encore divers auir Tableaux dans la rmn e Eglife..
Sur la fin de l'année 16zo. la Reine Marie Médicis étant de retour à Paris après fon acco modement fait avec le Roi Louis XIII. & vo lant faire embellir fon nouveau Palais de Luxe bourg, réfolut d'en faire peindre une des Ga ries. Comme la réputation de lubens. étoitalc fort grande, il fut choifi pour un ouvrage fi cC fidérable.
La Reine envoya en Flandres , pour l'obliger de venir Paris, où lorfqu'il fut arrivé, & qu'il eut arrêté les fujets qu'il devoit traiter, il com- mença par les deffeins ou efquifles que j'ai au- trefois vus chez-l'Abbé de S. Ambroife; & enfuite il fe mit à travailler aux grands Tableaux.
Il y a fi long-temps , interrompit Pymandre, que je n'ai été à Luxembourg, que j'aiprefque perdu le fouvenir des Tableaux dont vous vou- lez parler. Vous me ferez plaifir de m'en dire quelque chofe, en attendant que je puiflè un jour les voir encore avec vous.
Vous favez bieb, repris-je, que c'efil'hifoire de la Reine Marie de Médicis , qu'il a repré- fentée, depuis fa naiffance , jufques à l'accom- modement qui fut fait à Angoulême entre elle& le Roi Louis XIII. fon fils, en 6zo. Et parce que cette galerie el percée de côté & d'autre, par des fenêtres qui donnent fur le jardin & fur la cour, les Tableaux font placez contre les tru- meaux & entre les fenêtres. Ils ont neuf pieds de large fur dix pieds de haut. Il y en a dix de chaque côté, & un au bout de la galerie;
Dans le premier qui eft en entrant & du côtC u jardin, on voit les trois Parques qui filent la vie de la Reine en préfence de Jupiter & de unon, qui paroiffent dans le ciel. Deux des Par- iies font aflifes fur des nuages ; & la troifiéme ui eft à terre, tire le fil de la vie de la Princeffe, ue les deux autres filent. Le fecond Tableau repréfente la naiflance de a Reine. On voit la Déeffe Lucine tenant un ambeau, laquelleaprés avoirrendu l'accouche- ent heureux, met l'enfant entre les mains d'une emme qui eft aife, & qui la regarde avec ad-
0 4 mira-
miratio.i. Cette femme repréfente la ville de Florence. Il y a plufieurs figures fymboliques, par lefquelles le Peintre a crû enrichir fon ujet,
Enfuite, voulant figurer l'éducation delaPrin- cefe , il la repréfente fort jeune auprès de Mi. nerve, qui luiapprend à lire. D'un côté eftun jeune homme , qui touche une bafle de viole, pour fignifier comme on doit de bonne heure en. figner à mettre d'accord les pallions de l'ame, & ds la jeuneffe, regler toutes les aionsdela vie, afin de ne rien faire qu'avecordre & mefure. De l'autre côté font les trois Graces, dont l'u.e tient ue couronre de laurier.- Au deffus, on voit Mercure le Dieu de l'Eloquence, lequel cefcend du ciel. Il y a fur le devant du Ta- bieau, pufieurs ifirunens propres aux Arts li. bernux; & dans le fond , eft un rocher perce d'u rdegrade ouverture d'où fort de l'eau , & pr ou paie !a lumière qui éclaire les Graces, & répand un grand jour fur la beauté de leurscar. rations. I! et vrai, que ces trois figures ne fot plus aujourd'hui comme elles étoient autrefois; parce que depuis quelques années on les a cou. vertes de legers vêtemens ; & par des fertimeri d'une modiciie Chrétienne , on a crû devoir re. tranclher, on pas aux yeux des favans , mai' au plaifir des fenfuels , ce que l'Art avoit rendu trés-accompli dar.s les corps de ces trois Graces, qui afltùrment étoient les plus beaux que ce lPein tre ait jamais aits. On peut même regarder c Tableau , comme un des principaux de la gale. rie, & où e Peintre a pris plus de foin.
Dans la peinture qui fuit , on voit l'Amour, & le Dieu Hymen, repréfenté par un jeune houm me couronné de fleurs , & tenant un flambeau
ls
Ils paroiffent tous deux en l'air, tenant le por- trait de la Reine, qu'ils préfentent au Roi Henri IV. Ce Prince- et debout couvert d'armés trés- riches & trés-éclatantes. Il regarde avec plaifir ce portrait , dont l'Amour lui fait remarquer toutes les graces & les beautez. Une femme re- préfentant la France, eft debout auprés du Roi. Elle a un cafque en tête, fon vêtement ef un manteau de couleur bleue, erné de fleurs-de-lis d'or. En regardant ce portrait avec attention, elle femble olliciter le Roi à lebien confidérer. Jupiter & Junon font affis dans le ciel fur un nuage; & aux pieds du Roi, il y a deux petits Amours, dont l'un tient fon cafque , & l'autre on bouclier. Le cinquième Tableau repréfente le mariage de leurs Majeftez, celébré à Florence au mois d'O&obre 1600. Comme la cerémonie fe fit dans une glife, on voit à l'Autel le Cardinal Aldo- brandin, Legat & neveu du Pape Clement VIII. 11 eft revêtu de es habits Pontificaux. La Reine et devant lui couverte d'une robe blanche , en- richie de fleurs d'or, avec un voile fur la tête, & le Grand Duc fon oncle, qui au nom du Roi l'époufe, & lui met un anneau au doigt. L'Hy- men couronné de fleurs , & tenant un flambeau à la main, porte la queue de la Reine. La Gran- de Duchefle, la Duchefle de Mantouë, & plu- fieurs autres Dames font à fa fuite. Entre les Seigneurs François, on reconnoit Mr. deBelle- garde & Mr. de Sillery.
On voit dans le fixiéme Tableau la Reine qui arrive à Marfeille. La France, fous la figure d'une belle femme, couverte d'un manteau bleu, feméde fleurs de lis, la reçoit avec joye. L'E-
O 5 vque
vaque de laVille vient au d4vantd'ell, avecle dais qu'on lui pré nte. La .Renonm e paOraît en l'air, qui fenne dela tropte, pourapnon. cer l'arrivée deSa Majeté; & aux bords de 1 mer on voit Neptune accompagné deSyrénes & de Tritons qui l'ont fuivie.
Vous favez que ce fut le . Novembre, que la Reine débarqua à Marfeille, oh le Roiavoit envoyé au devant d'elle pour la recevoir, le Duc de Guife Gouverneur de la Province, les Cardi. naux de Joyeufe, de Gondi, de Sourdis, & plu. fieurs Prelats. Le Connétable de Montmorenci, le Chancelier, les Ducs de Nemours &de Vanta. dour s'y trouverent avec la Ducheffe de Nemours, la Duchefle de Guife, & fa fille Louïfe, qui fut de. pu Ia Princeffe de Conti, & quantité d'autres Seigneurs & Dames, qui accompagnérent la Reine à Lyon, où elle arriva le .. Decembre. Le Roin'y étoit pas, & ne s'y rendit que le 9. du même mois fur le foir, auquel jour le mariage fut accompli.
Dans le feptiéme Tableau le Peintre a repr fente ce mariage, d'une maniere poétiq.ue Le Roi& la Reine fous les figures de Jupiter & de Junon, font peints dansle ciel, affis fur des nua ges. Derriere eux, on voit le Dieu Hymen, & lufieurs petits Amours , qui. portent des flam eaux allumez. Au deffous il y a une femme ve tus de pourpre: elle eft aifife dans un char tiré par des lions, & accompagné de deux Amoue qui regardent en haut, & qui admirentles no0 ,eaux Epoux. C'eft la ville de Lyon qu'on a voulu repréfenter par cette figure, qui eft dan
d char.. La raiffance du Roi Loui X II I. arriveée i
F0n,.
Fontainebleau, le q7. Septembre 160i. fait le fujet du huitième Tableau. C'eft un des plus confidérables qui foit dans la galerie, pour la belle expreffion de joye& de douleur qu'on voit' fur le vifage de la Reine qui regarde le Dauphif nouveau-né. Une femme repréfentant lajuftice le tient entre fes bras, & femble le donner com- me en depôt entre les mains du bon Genie, figu- ré par un jeune homme, qui a un ferpent autour de fes bras. Derriere le lit de laReine, eft une autre figure'd'un jeune homme, ayant des ailes au dos, & un air riant. Il. foùtient une grande draperie attachée au tronc d'un arbre. Et entre cette draperie & le Genie, on voit nne femme telle qu'on peint la Fortune, qui tient un gouver- nail. Apollon paroît dans le ciel, affis dans un char tiré par quatre chevaux.
Le Roi Henri IV. avant fa mort, avoit pro- jetté de grands deffeins; mais avant que de rien entreprendre, il vouloit mettre le gouvernement du Royaume entre les mains de la Reine, & lui donner pour principaux Confeillers, les deux pre- miers Officiers de la Couronne; favoir, le Con- nêtable & le Chancelier. C'eft dans le'neuviéme Tableau qu'on a figuré comme le Roi témoignant fes intentions à la Reine, lui donna l'Etat àgou- verner. Ce que le Peintre a repréfenté en pei- gnant le Roi qui met entre les mainsdela Reine-, un Globe d'azur femé de fleurs-de-lis d'or. Le jeune Dauphin eft au milieu d'eux, & toute la Cour à leur- fuite.
Pour autorifer davantage la regence de la Rei- ne , le Roi la fit couronner à S. Denis' le' i'4. Mai i60o. La cerémonie fut grande & magnifi- que. La Reine parut:vêtue d'un grand manteau'
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de velours bleu, tout femé de fleurs-de-lis d'or, Celui de Madame, fille aînée de France, & ce- lui de la Reine Marguerite, avoient quatre rangs de fleuFs-de-lis fur les bords. Les autres Prin. cefles du Sang en demandoient trois, mais neles purent obtenir. La Reine fut conduite à l'Au- tel par les Cardinaux de Gondi & de Sourdis, pour être facrée & couronnée. Meffieurs de Sou- vré & de Bethune portoient les pans de fon man. teau pour Monfieur le Dauphin & pour Mr. le Duc d'Anjou, qui tenoit la place de Mr. le Duc d'Orleans, alors malade.. Le Prince de Conti portoit la Couronne , le Duc de Vendatour le Sceptre, & le Chevalier de Vendôme, la Main de Juftice.
La Princeffe de Conti&la Duchefie de Mont. penfier portoient la queue du manteau de la Rei- ne. Le Cardinal de Joyeufe officioit; & ce fut lui, qui après avoir facré la Reine , lui mit la Couronne fur la tête. C'efl ce moment-là que Rubens a repréfenté dans le dixième Tableau, où l'on voit la Reine à genoux, qui reçoit la Couronne. Le Dauphin vêtu de blanc & la Pfinceffe fa fceur , font à es côtez. La Reine Marguerite eft derriere eux avec toute la Cour, Le Roi paroît à la fenêtre d'une tribune, & quantité de Princes & grands Seigneurs affiftent à cette cerémonie.
Ces dix Tableaux rempliffent le côté de la galerie qui donne fur le jardin. Au bout de la même galerie , & dans l'étendue de fa largeur, eft un tableau qui contient deux aions, qui pourtant s'uniffent fi bien enfemble, qu'elles ne font qu'un même fujet. C'eft la mort du Roi, arrivée le Vendredi %r. Mai, & la regence deli
Reire
Reine. Vous favez que par Arrêt du Parlement, elle fut déclarée Regente le même jour que le Roi fut malheureufement tu ; & que le lende- main i . de Mai, elle alla fuivie de tous les Grands du Royaume, prendre féance au Palais , où le Roi Louïs XIII. fon fils, confirma ce qui avoir été fait par l'Arrêt du jour précdent.
La première aion eft repréfentée d'un côté du Tableau. On voit le Temps qui enleve le Roi dans le Ciel, o il et reçû entre les bras de Jupiter accompagné d'Hercule&de quelques au- tres Divinitez. La Vicoire eft aife fur les ar- mes de ce Monarque, ayant fes pieds un fer- pent percé de coups. Elle a les mains jointes, & regarde le Roi. La feconde a&ion paroit d'un autre côté, o l'on voit la Reine vêtue de deuil & affife fur un Trône. Elle a auprès d'elle la Prudence, figurée par la Déefle Minerve; & en l'air et une emme tenant un gouvernail, laquel- le repréfente la Regence. La France , fous la figure d'une femme affligée, & toute la Nobleife un genou à terre, rendent leurs profonds ref- peas à la Reine, & lui donnent des marques de leur obéïffance. Au milieu de tout le Ta- bleau font deux femmes, dont l'unetient lalan- ce du Roi où et attaché fon caque; & une autre fous la figure de Bellone, qui fe defefpere, & s'arrache les cheveux. Dans ledouziéme Tableau qui ett enfuite, & du côté de la cour, le Peintre a voulu repréfen- ter la conduite de la Reine, & le foin qu'elle prend du Royaume pendant fa regence: Com- ment elle furmonte tous les mouvemens dela re- ellion, & les defordres de l'Etat , repréfentez ous differentes figures monftrueufes. On voit les
0 7 Dieux
Dieux de la Fable, différemment occupez pour aliifter la Reine. Apollon & Pallas font a terre, qui combattent contre ces fortes de monftres, L'un les attaque à coups de fléches, & l'autre les perce de fa pique, foulant aux pieds la Dif- corde, la Fureur, la Tromperie, & les autres vices qui fe cachent dans les ténèbres, & qui ne font éclairées que des flambeaux qu'ils tiennenta la main, & d'une lumiére qui environne Apol- Ion, & qui les éblouit.
Les autres Divinitez qui les fecondent, paroif. fent dans le Ciel, fur des nuages. D'un côt eft Sa. turne & Mercure ; & de l'autre, on voit Mars & Venus. Jupiter & Junon font proche l'unde l'autre. Junon montre avec le doigt l'Amour qui conduit le globe- du Monde, tiré par les colom. bes de Venus ; & comme cette a&ion eft reprOé fentée dans l'obfcurité de la nuit, on voit Diane dans fon char, qui éclaire le Ciel, & qui répand autour d'elle une foible lumière.
Le treiziéme Tableau repréfente la Reine fur un courtier blanc. Elle a un cafque fur fa têt, fon habit eft blanc , couvert d'un manteau de drap d'or. Elle a l'air du vifage noble & fier tout enfemble , une contenance majeftueufe & affûrée, & parolt comme vi&orieufe & triome phante, aprés avoir appaifé tous lesdefordresdu Royaume. On voit dans le Ciel qui eft pur & ferain , la Vi&oire accompagnée de la Force & de la Renommée, qui fuivent la Reine.
Dans le quatorziéme fujet, on peint l'échang qui fut fait le 9. Novembre 16x. des deux Rei nes, de France & d'Efpagne, Anne d'Autrich femme du Roi Louïs XIII. & d'Ifabellede Franct femme du. Roi d'Efpagne Philippe IV.-
Ces deux Princeffes paoiflent fur un pont ri- chemernt paré, qui fut dreffé fur la riviére de Bidaflo ou d'Andaye. Deux femmes vêtues de couleurs différentes, & repréfentant la France & i'Efpagne-, fe donnent & reçoivent mutuelle- ment les deux nouvelles Reines. Elles font fui- vies de la Nobleffe de l'un & de l'autre Royaume, On voit en 'air plufieurs jeunes Amours qui tiennent des flambeaux, & qui femblent danfer. Au milieu d'eux eft la Félicité , fous la figure d'une femme , qui répand des richeffes fur les deux Reines. Le Dieu du fleuve eft fur le. de- vant, accompagné d'un Triton , qui fonne d'une conque , & d'une Nymphe qui prefente aux deux Reines des branches de corail & des perles.
Vous favez bien que le Roi, aprés famajori- té & fon mariage, ne laifloit pas de fe repofer fur la Reine fa mere de la conduite de l' tat, & de l'adminiftration desaffaires; & que cene fut qu'après la mort du Maréchal d'Ancre, ,, qu'il , pria la Reine mere, de trouver bon qu'il prît , deformais en main le gouvernail de fonEtat, , afin d'effayer à le relever de l'extrémitéoù. les " mauvais confeils dont elle s'étoit fervie, 'a, , voit précipité , aifi qu'il eft porté en terrme- exprés, dans la Lettre qu'il écrivit aux Princes loignez de la Cour, & aux Gouverneurs dés Provinces, le z4. Avril i617. en leur donnant vis de la mort du Marêchal. Il femble que ce foit à ce fujet, que les deux- ¥rbleaux qui fuivent, ayent été faits Car dans e quirziéne', on voit la Reine mpere affife fuir n thrne , vetuq d'tn manteau Royal, & enant 4q balacs, -MineFve elià ¢Ôté d'elle,
aom',
accompagnée de l'Amour qui s'appuye fur les genoux de la Reine. Tout proche il y a deux femmes, dont l'une porte les Sceaux, & l'autre une corne d'abondance.
D'un côté eft un jeune enfant qui rit, & qui tient attachée l'Ignorance, la Médifance & l'En. vie, que le Peintre a repréfentées; la premiere avec des oreilles d'âne, la feconde fouslafigure d'un Satyre qui tire la langue ; & la troifiéme fous la figure d'une femme fort maigre renverfée à terre.
Parmi cesfigures il y a d'autres jeunes enfans, dont l'un tire les oreilles de l'ignorance, & foule aux pieds l'Envie. D'un autre côté paroit le Temps, qui femble conduire la France dans des temps plus heureux.
Dans le feiziéme Tableau, on voit le Roi fur un vaiffeau, dont il tient le timon, que la Reine fa mere lui met entre es mains. LesVertusfont repréfentées tenant les rames, & faifant aller e vaifleau & au haut des voiles eft Pallas au mi. lieu de deux étoiles, qui repréfentent Caftor & Pollux.
Parmi les fuccés les plus heureux, la Reine voulut auffi que le Peintre traçât une image de fes difgraces & de es divers changemens defor. tune. De forte que dans le dix-feptiéme Ta- bleau, on voit comme ellefe fauva de Blois pour fe retirer à Loches, & de là à Angoulême, ol elle fut conduite par le Duc d'Epernon. Pour marquer de quelle manière elle fortirdu château de Blois, on voit une des Dames de fa fuite qui defcend par une fenêtre dans le foffé, corme avoitfait la Reine. La nuit eft repréfentée fou la figure d'une femme, qui couvre la Reined'un
graPd
grand manteau noir. A côté de cette Princeffe eft Pallas avec plufieurs perfonnes de qualité, & une fuite de gardes qui l'environnent. Le Pein- tre a repréfenté le Duc d'Epernon qui la reçoit fur le bord du foffé, quoi-qu'il ne ft pas pré- fent lorfqu'elle fortit du château de Blois. Car il l'attendoit prés de Montrichard, avec foixan- te Cavaliers pour la conduire à Loches.
Dans le Tableau qui fuit , l'on a peint l'ac- conmodement de la Reine mere du Roi. Cette Princefle eft affife fur un trône. A l'un de fes côtez eft le Cardinal deGuife, &de l'autre une Ifemme vêtue d'une robe rouge, & d'un manteau bleu, ayant un eil fur la tête, & tenantunfer- pent qui lui entoure le bras. Cette figure ap- paremment repréfente la Vigilance. Car l'eil ouvert auffi-bien que le ferpent , eft le fymbole de la vigilance des Rois. Dans Homére, Neftor avertit Agamemnon de veiller toûjours, & de ne s'endormir pas.
Le Cardinal de la Rochefoucault, qui eft peint dans le mêmeTableau, montre par l'a&ion qu'il fait, comme Mercure defcend du ciel , & ap- porte un rameau d'olive, pour marque de la paix qui fe traite.
Enfuite l'on voit Mercure qui conduit la Reine dans le temple de la Paix , pour fe reconcilier vec le Roi fon fils. La Paix paioit elle-même, ui éteint, le flambeau de la Guerre, fur un mas de toute forte d'armes, pendant que Mer- Lure préfente fon cadtcée à la Reine. D'un côté 'on voit une des Furies qui fe defefpére , & la Fraude avec plufieurs autres vices qui font abattus
tourmentez de rage & de douleur. Ce fut au château de Coufiéres, prés de Tours,
appar-
appartenant au Duc de Montbafon, que fe fit Pentrevûë & la reconciliation du Roi & de la Reine fa mere , le Mercredi 5. de Septembre 1619. & cela avec toutes fortes de démonftra. tions d'amour & de tendreffe. C'eft cette entre. vue que le Peintre a figurée. Le Roi paroit def. cendre du ciel vers la Reine mere, qui eft afife fur des nuages, où plufieurs petits Zephyrs fem. blert répandre par leurs haleines un air doux & plein d'amour. Proche de la Reine eft repréfen. tée la Nature même avec de petits enFans nuds; & dans une grande lumière, on voit éclater l'E. perance fous la forme d'une belle femme vtue de verd , affife fur le globe de la France. Plus loin eft la Valeur, repréfentée par un jeune hom. me vêtu d'une couleur rougeâtre , lequel abat l'hydre de la rebellion, & quantité deferpensqui paroifent morts, & enlacez les uns dansles au- tres.
Enfin dans le dernier Tableau.paroit le Temps sui découvre la Verité. Le Roi & la Reine mere {ont ais dans e ciel, & le Roi préfente à la Reine une couronne de laurier , qui environne deux mains jointes , & un coeur au deffus, le Peintre vraifemblablement a voulu marquer par là , l'union parfaite & fincére de leurs Majef tez.
Au bout de la galerie, au deflus de la chemi. née, la Reine eft repréfentée tout debout fous les habits de Pallas; & au deffus des portes qui font aux deux cotez, on a mis les portraits du Prince & de la Princefie, es pere & mere.
Ce fut environ l'an 6L.. que Rubens acher tous ces Tableaux, & qu'il les pofa dans la.ga lerie. Tous les Peintres, dit alors Pymandre
foi
font fi accouûumez à traiter des fujets profanes, qu'il s'en trouve peu , quelque favans & judi- cieux qu'ils foient, qui ne mêlent la Fable par- mi les Hiftoires les plus férieufes , & les a&ions les plus Chrétiennes. Leur efprit rempli des idées de l'Antiquité payenne , & de l'étude qu'ils ont faite d'après les ftatuës & les bas-re- liefs anciens , ne peut quafi rien produire qui n'en reçoive l'imprelfion & le cara&ére. Car, je vous prie, qu'ont affaire dans l'hiftoire de 1 Henri IV. & de Marie de Médicis, l'Amour, Hymen, Mercure, les Graces, les Tritons & des Nereïdes ? Et quel rapport ont les Divini- tez de la Fable, avec les cérémonies de l'Eglife & nos coutumes, pour les joindre & les confon- dre enfemble de la forte que ce Peintre a fait, dans les ouvrages dont vous venez de parler? Vous touchez là un abus, lui repliquai-je, auquel on ne peut trop s'oppoer ; & c'eft une des chofes qu'il femble que Rabens devoit évi- ter plus qu'aucun Peintre, puifqu'il avoit beau- coup d'étude. Cependant, il eft vrai qu'ii n' pas employé, comme il devoit, tant de belles connoifiances qu'il avoit aquifes. Comme la plepart du monde ne regarde les chofes que dans l'état qu'elles font, & ne penfent point à celui ot elles devroient être pour être bien, on ap- plaudit trop facilement les hommes, même ceux qui fe font rendus plus confidérables que les au- tres dans leur profefion, fans faire reflexion aux défauts qui fe rencontrent dans leursouvra- ges. Rubens poffédoit beaucoup de belles par- ties, qui le faifoient .efimer de tout le monde; & fa réputation étoit fi grande, qu'on auroit crû parer pour ridicule ou pour ignorant, de
cen-
cenfurer fes plus grands défauts. Aufi et-il vrai, que dans le temps qu'il travailloit, on n'- toit pas fi difficile fur la bienféance , qu'on l'eft aujourd'hui. Car vous favez , qu'encore qu'on ait beaucoup de refpet pour la memoire de ce grand homme , on ne laiffl pas de regarder es Tableaux a ec moins de prévention, qu'on ne faifoit autrefois, & qu'en louant ce qui eft digne de louange dans tout ce qu'il a peint, on ne diffimule plus les défauts qui s'y trouvent, & l'on remarque affez hardiment ce qui feroit ne- cefTaire dans es ouvrages, pour être plus par- faits. Comme vous avez vu ce que l'on a écrit trés-avantageufement fur on fujet, dans un Li- vre de Converfations , qui a été donné au pu. blic, je ne m'étendrai pas à vous parler des par- ticularitez de la-vie de ce grand homme, ni des beaux talens qu'il a eus, que l'Auteur de ce Li- vre a remarquez avec beaucoup de foin & d'élo. quence. Que fi l'amour qu'il a fait paroître pour ce Peintre, au defavantage même de plufieurs autres des plus excellens Peintres , le rend fuf- peâ fur les chofes qui regardent la Peinture: je vous dirai ce qu'un autre Auteur * étranger & defintereff , en a écrit avec beaucoup de juge- ment, felon le fentiment de tout le monde.
Il reconnoit que Rubens n'étoit pas un Pein- tre qui eut fimplement une pratique de fon art; mais qu'il avoit étudié avec une grande appli- cation, tout ce qui peut être neceflaire à un homme de fa profeffion. Ce que l'on a bien connu par un Livre qu'il a laiffé écrit & deifiné de fa main , o l'on voit qu'outre fes obferva- tions fur ce qui regarde l'Optique, les Propor-
tions, * Mr. Bellori.
tions, l'Anatomie & I'Architeeure; ilcontient une recherche exa&e des ations de l'homme, lesquelles il a deffinées conformément aux plus belles descriptions qui fe trouvent dans les meil- leurs Poëtes. Il y a recueilli tout ce qui a rap- port aux batailles, aux naufrages, aux jeux, aux paffetemps, & à tous les effets que produi- fent les divers emplois de l'homme, & fes dif- ferentes pallions. Il a extrait des ouvrages de Virgile & d'autres Auteurs, plufieurs évene- mens qu'il a comparez aux Peintures que Ra- phaël & d'autres favans Peintres ont faites de ces mêmes évenemens.
A l'égard du Coloris, qui eft fon principal talent , il travailla avec une liberté de pinceau tout-à-fait furprenante; il fe fervit toûjours heu- reufement de l'étude qu'il avoit faite à Venife apirs le Titien, Paul Veronéfe, & le Tintoret, s'attachant à leurs maximes dans la conduite & la diftribution des jours, des ombres & des re- flais de lumiéres.
Cependant, on ne peut pas difconvenir que Rubens n'ait beaucoup manqué dans ce qui re- garde la beauté des corps, & fouvent même dans la partie du deffein. Son genie ne lui per- mettant point de reformer ce qu'il avoit une fois produit. Ainfi emporté par la rapidité de fon naturel vif & impétueux , il ne penfoit pas à donner à fes figures , ni de beaux airs de tête, ni de la grace dans les contours qui fe trouvent fouvent alterez par fa manière peu étudiée. On voit que la plûpart de es vifages femblent être tous formez fur une même idée qui ne les rend pas affez differens les uns des autres, & moins encore agréables & beaux, mais plutôt des vi-
fages
fages ordinaires & communs , de même que les proportions des corps qui s'éloignent fort decel- les des antiques. Les vêtemens ne font point faits avec un beau choix; les plis n'en font ni bien jettez, ni bien entendus , ni bien correâs. Cette grande liberté qu'il avoit à peindre, fait voir en plufieurs de fes Tableaux plus de prati- que de pinceau, que de corre&ions dans les cho- fes où la Nature doit être exa&ement repréfen- tée; non feulement dans fon deflein, mais auffi dans fon coloris , oh les teintes des carnations paroiffent fouvent fi fortes & fi féparées les unes des autres, qu'elles femblent des taches; & dans les reflais des lumiéres qui rendent les corps comme diaphanes & tranfparens. Et quoi qu'il eftimât beaucoup les antiques & les ouvrages de Raphaël, on ne s'apperçoit pas qu'il ait tâché d'imiter ni les uns ni les autres. Au contraire, on peut dire qu'il s'en éloignoit fi fort, que s'il eût copié les ftatuës d'Apollon, de Venus, ou les Gladiateurs , on ne les auroit pas reconnus, tant fa manière de deffiner étoit différente de ce goût-là. Cependant comme il porta en Flandres la beauté du coloris des plus excellens Peintres Lombards; & qu'en effet il a fait quantité de grands ouvrages dignes d'eftime: cela le mit en grande confidération, pendant qu'il vécut, & mérite bien qu'encore aujourd'hui on lui donne place parmi les excellens Peintres, non pas ia première , de crainte que la poffefion dans laquelle plufieurs autres fe trouvent de marcher devant lui, ne le fit éloigner d'eux au delà du rang qu'il doit légitimement tenir.
Outre les Tableaux qu'on voit de lui dans le Cabinet du Roi , il y en a encore à Paris chez
plu-
plufieurs curieux; mais il s'en voit peu qui foient pareils à ceux de Mr. le Duc de Richelieu , qui touché d'un gout & d'une affe&ion particulière pour les Tableaux de Rubens , a fait une re- cherche & une dépenfe digne d'une perfonne de fa qualité, pour avoir de ce Peintre, ceux qu'on eflimoit le plus dans les Païs-Bas. De forteque quand vous voudrez avoir le plaifir de voir ce que Rubens a fait de plus confidérable, vous: pourrez, fans fortir de Paris , vous donner cet- te fatisfa&ion, en vifitant la Galerie de Luxem- bourg, le Cabinet de Sa Majeté, & celui de l'Hôtel de Richelieu. Dans ce dernier, vous y verrez la chûte des Réprouvez, qui eft un ta- bleau d'onze piedsde haut fur fix pieds de lar- ge, celui de la chaffe des lions, Sufanne avec les deux vieillards; une Bacchanale; la vQë de Cadix; la Madeleine aux pieds de Nôtre Sei- gneur chez Simon le Pharifien; un bain de Dia- ne; le S. George, & quelques autres, égaux en mérite, qui tous ont été choifis comme les chef-d'oeuvres de cet excellent Peintre, & aus- quels il n'y a eu que lui qui ait mis la main. Je ne vous en fais pas la description , parce qu'el- le a été faite-avec beaucoup de foin & d'élo- quence par Mr. de Pile ; & Mr. le Duc de Ri- chelieu a bien voulu travailler lui-même à celle de la chute des Réprouvez. Alors étant demeuré quelque temps fans par- ler, On peut, dît Pymandre, ajouter à tout ce que vous avez dit d'avantageux pour Rubens, le merite particulier de fa perfonne, qui le dif- tingua infiniment de tous les Peintres de fon tenps. Car ayant beaucoup d'efprit, & un efprit bien tourné pour la Cour & pour les af-
fai-
faires, il fe rendit agréable à tout le monde, & capable d'entrer dans les négociations. Sur ce* la je vous puis dire ce que j'ai appris en Angle. terre & en Hollande, touchant fa conduite dans les emplois dont il fut honoré.
L'inclination naturelle qu'il avoit toujours eue à prendre connoiffance des affaires les plus im. portantes qui fe pafloient alors en Europe, par. ticuliérement de celles qui regardoient l'Etat & le Gouvernement des Provinces-Unies, fit qu'é. tant d'ailleurs fort confidéré de l'Infante des Païs-Bas, elle le choifit en 6z8. pour aller en Efpagne informer le Roi de ce qui fe paffoit en Flandres, & lui faire connoître en particulierce qui toit alors de plus expédient, pour le fer. vice de Sa Majefté. Ce fut dans les conféren. ces qu'il eut avec le Comte Duc d'Olivarez & le Marquis de Spinola, qu'il fit paroître fa ca. pacité, & combien il étoit propre à traiter des interéts de l'Etat : en forte que le Roi l'ayant chargé de commiffions fecrettes pour fon fervi ce, le Duc d'Olivarez lui fit préfent, de la part de Sa Majefté Catholique , d'un diamant de grand prix, & de la Charge de Secretaire du Confeil Privé, dont il lui fit expédier des Let. tres pour lui & pour fon fils.
Lorsqu'il fut de retour en Flandres, le pre. mier emploi qu'on lui donna, fut pour négocier une trêve qu'on avoit propofée entre le Roi d'Efpagne & les Etats des Provinces-Unies, au fujet de laquelle il fit quelques voyages en Hol, lande, fous prétexte néanmoins d'autres affaires qui le regardoient en fon particulier. Il s'étoit conduit avec tant de prudence, qu'il avoit fort avancé cette négociation, lorfque la mort du
Prin
Prince Maurice de Nafalu arriva, qui fit que le traité ne put être achevé.
L'amitié que Rubens avoit liée avec le Duc de Buckingham, pendant qu'ils étoient tous deux à Paris, fut caufe que le Roi d'Efpagne & le Comte Duc trouverent A propos de l'envoyer en Angleterre , où fous prétexte d'y faire un voyage de fon propre mouvement, il tâcheroit en allant rendre fes refpe&s au Roi , de décou- vrir en quelle difpofition il étoit à l'égard dé l'Efpagne, & s'il ne pourroit point consentir un traité de paix entre les deux Couronnes. On lui donna une inftru&ion avec des Lettres de créance, pour s'en fervir comme il le jugeroit à propos. Rubens fe conduifit avec tant de pru- ience & d'adreffe, qu'aprés avoir v le Roi plu- eurs fois , & I'avoir entretenu de chofes indif- rentes, il trouva enfin une occafion propre our lui parler en particulier, & pour lui faire ntendre adroitement , que le Roi fon maître onfentiroit volontiers à un traité de paix pour e bien commun de leuts fujets. Le Roi d'Angleterre l'écouta favorab!ement; lui ayant demandé s'il avoit ordre de lui en arler, Rubens lui répliqua , que fi cette pro- ofition lui étoit agréable, il s'ouvriroit davan- ge. Sa Majefté l'ayant afluré qu'elle l'écou- roit volontiers, il lui découvrit les intentions u Roi fon maître; & lui fit voir fes Lettres de eance. Le Roi, pour montrer qu'il agréoit fes pro- fitions, lui donna à l'heure même on cordon ec un riche diamant, & nomma quelques-uns fon Confeil pour conférer avec-lui fur les ar- les de la paix. Rubens, à ce quej'ai appris, II. 1/I. P fit
fit paroitre en cette rencontre beaucoup de con. duite & de jugement. Car en peu de temps il mit les chofes en fi bon état & fi fecrettement, que le traité de paix fut conclu entre les deux Couronnes pendant les mois de Novembre & de Decembre i6 3o.
Le Roi d'Angleterre envoya Mylord Fran. cois Cottington, pour la jurer en Efpagne entre les mains du Roi, qui de fa part envoya Dom Carlos Colonna en Angleterre, pour le même fujet.
Et pour faire voir combien Rubens fe rendit agréable aux deux Rois par cette négociation, c'eft que celui de la Grand'-Bretagne e fit Che. valier, lui donna l'épée avec laquelle il avoit fait la cerémonie ,-& lui fit préfent d'un fervice de vaiffelle d'argent d'un prix confidérable. Le Roi d'Efpagne de fon côté, lui confirma le ti. tre de Chevalier, par des Lettres patentes, & joignit beaucoup d'autres graces à celles qu'il avoit déja recçus de lui & de l'infante.
Quelque temps aprés il arriva que la Rein` Marie de Médicis & Monfieur frere unique di Roi Louïs XIII. fortirent de France, & fe reti rérent à Bruxelles. Rubens ayant l'honeurd'e; être particulièrement connu, l'Infante fe ervo; ordinairement de lui , pour leur faire favoir fi intentions & celles du Roi d'Efpagne, dai.to; tes les rencontres qui fe préfentoient. Et-cou me la Cour de Bruxelles étoit alors en troub par la -guerre des Hollandois , qui avoientpi Maearicht, le Marquis d'Aytona ne trouva de meilleur moyen pour les amuler, que dei re derechef quelque ouverture de paix ou deti ve avec les Etats. Ctte négociation fut fece
teiw1
temenr comm4fe à Rubens, qui agitfi bien, que ]es Hollandois confentirent d'entrer en confe- rence avec les Députez des Etats Généraux des Provinces de l'obéïffance du Roi Catholique. C'étoit donc par de femblables fervices, & par ces emplois honorables, que Rubensaugmentoit tous les jours en confidération & en richeffes. Ainfi on le doit regarder, non feulement comn me un excellent Peintre , mais comme un per- fonnage d'un merite fingulier.
II faut aufli avouer , repartis-je, que parmi | es grands talens qui l'avoient rendu digne de tant d'honneurs, il avoit des qualitez, qui at lieu de lui attirer l'envie de fes pareils, le fai- fuient aimer de tout le monde. Car jai f de perfonnes qui l'ont connu particulièrement, que bien loin de s'élever avec vanité & avec orgueil au deffus des autres Peintres , à cufé de fa grande fortune , il traitoit avec eux d'une ma- niére fi honnête & fi familiere, qu'il paroiffoit tofjours leur égal. Et comme il étoitd un natu- rel doux & obligeant, il n'avoit pas de plus grand laifir, que de rendre fervice a tout le monde. S'il favoit fe conduire & fe foutenir .avec di- nité, dans les affaires qui regardoieut l'tat, dans toutes es négociations; il nelaiffoitpas 'agir avec éclat dans fa manière ordinaire de ivre, & dans es aions domeiques & fami- ires, mais fans affeftation ; & fans chercher à editinguer de ceux dé fa profeffion, il fe com- ortoit en toutes chofes , comme un véritable omme d'honneur. 11 vendit au Duc Buckingham la plupart 'dès édailles, des Tableaux, & des autres curiofl- z antiques qu'il avoit amaffées.
P z Vous
Vous favez qu'il fut marié deux fois. Ayant perdu fa première femme en t166. il en époufa depuis une feconde, nommée Helene Fourmont. Il eut des fils de l'une & de l'autre. L'aîné fut Secretaire du Confeil Privé, & les autres étoient encore jeunes quand il mourut. Comme la gou. te le prit , & que fon corps fe trouva accablé de diverfes autres infirmitez, il ne put plus tra- vailler à de grands ouvrages. Cependant, il ne laiffoit pas de délaffer toujours on efprit à quel- que chofe. Il fit, à l'inftance du Magiftrat d'Anvers, les deffeins des arcs detriomphes, & des autres décorations que l'on prépara pour l'entrée du Cardinal Infant , frere du Roi Phi. lippe IV. lefquels on a gravez , & dont il y a un livre. Ce font les dernières pièces confidéra. bles qui foient forties de fa main.
Enfin, comme il avoit toûjours vécu fort chré tiennement, il finit fa vie de même, & mourut le 30. Mai 1640. âgé de foixante-quatre ans Son corps fut enterré dans 'Eglife Paroiflialed S. Jaques d'Anvers, où l'on voit on Epitaphe. Il avoit auprès de lui un Peintre, nommé WiL !3ENS, qui faifoit ordinairement les païfagesde fes Tableaux, & qui mourut quatre ou cinqans après lui.
Mais il eut pour Eléve ANTOIN E V A' DE I K, qui s'eft rendu célèbre par l'excellenc & la quantité des portraits qu'il a faits. Il vint au monde l'an 1598. Ses parens étoient d'un condition honnête. Apres l'avoir envoyé quel que temps aux Ecoles, voyant l'inclination qu' avoit pour la Peinture, ils le mirent chez Hen ri Van-Balen, affez bon Peintre , & qui ail travaillé à Rom. fous les meilleurs Maîtres
ce temps-là. Vandeik qui avoit une extrême paflion d'apprendre, ne perdoit pas un moment pour s'avancer dans la connoiffance & dans la pratique de la Peinture. D forte qu'il ne fut pas long-temps qu'il furpaffi tous les jeunes gens qui étudioient avec lui. Mais comme il eut en- tendu parler du grand merite de Rubens, & qu'il eut vu de fes ouvrages ; il fit en forte par le moyen de fes amis, que Rubens le reçut chez lui. Cet excellent homme qui connut d'abord les belles difpofitions que Vandeik avoit pour la Peinture, conçut une affe&ion particulière pour lui , & prit beaucoup de foin à l'inflruire.
Le progrés que Vandeik faifoit, n'étoit pas inutile à fon Maître, qui accablé de beaucoup d'ouvrages, fe trouvoit fecouru par fon Eléve, pour achever plufieurs Tableaux que l'on prenoit pour être entièrement de Rubens.
Comme Vandeik avoit une forte inclination à faire des portraits , il y réUtfliffoit parfaitement. 11 en fit plufieurs pendant qu'il demeura avec Rubens; & lorsqu'il en fortit, il lui donna pour marque de fareconnoiffance, troisexcellensTa- bleaux: l'un étoit le portrait de fa femme, l'au_ tre un Ecce homo, & le troifiéme repréfentoit omme les Juifs fe faifirent de Nôtre Seigneur ans le jardin des Olives. Toutes les figures de e dernier étoient bien deffinées, bien peintes& ien éclairées de la lumière des flambeaux. Ru- ens qui faifoit beaucoup d'eftime de ce ta- leau, le mit fur la cheminée de la principale alle de fa maifon, & pour gage de fon amitié, t préfent à Vandeik d'un des plus beaux che- aux de fon écurie. On dit que Vandeik un peu après avoir quit-
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té Rubens, étant devenu amoureux d'une villa. geoife de Sometthem , proche de Bruxelles, fit pour l'amour d'elle deux Tableaux d'Autel, dans l'Eglife de fon village. Dans l'un , pour repréfenter S. Martin patron de la Paroiffe, il fe peignit lui-même fur le cheval que Rubens lIi avoit donné; & dans l'autre, pourrepréfen. ter la famille de la Vierge , il peignit fa mai. treffe, fon pere & fa mere. Ceux qui ont vûfce tableau, avouent que fi la fille étoit aufli belle qu'elle y eft repréfentée., elle avoit des char- rues dignes du travail & de l'affe&ion de Van- deik.
Depuis qu'il fut forti de chez Rubens , beau- coup de perfonnes alloient le trouver, afin qu'il fit leurs portraits : & ils le payoient fi bien, que cela fut caufe qu'il' s'arrêta à ce genre de peindre, fans s'occuper beaucoup à faire des hif toires.
Rubens fort joyeux de voir. fon difcipleenré. putation, & lui fouhaitant encoreuneplusgran- de fortune, lui confeilla d'aller en Italie, parce qu'en voyant les ouvrages de l'Ecole de Lom- bardie, il fe perfe&ionneroit encore davantage, Il entreprit :donc ce voyage; & s'étant arrêt d'abord à Venife , il fit .une étude particulière, d'après les Tableaux du Titien, & de PaulVe- ronefe, deffinant &.copiant les meilleurs mor- ceaux de ces excellens Peintres: il s'attacha principalement à peindre des têtes , obfervant exa&ement la conduite.que ces grands. hommes ont tenue dans les portraits qu'on voit d'eux.
Après avoir dépenfé à Venife tout l'argent qu'il avoit porté, ne travaillant que pour fon étude particulire:, il alla à Genes , où faifant
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valoir la belle manière de peindre des portraits dans laquelle il s'étoit merveilleufement fortifié, il en fit une grande quantité; & quoi-qu'il al- lât de temps en temps par toutes les villes d'Ita- lie, où il croyoit voir quelques Tableaux, il re- tournoit néanmoins toûjours à Genes, comme fi c'eût été fon lieu natal, y trouvant beaucoup d'emploi, & des amis qui le recevoient avec plaifir.
Cependant, comme il avoit deffein de voir Rome, il quitta Genes pour y aller. Il fut re- çu chez le Cardinal Bentivoglio, qui pouravoir été Nonce en Flandres, avoit beaucoup d'affec- tion pour tous ceux de ce pais. Il fit quelques Tableaux pour lui ; entre autres, on portrait, qui eft préfentement dans le Palais du Duc de Florence. Il en fit encore d'autres pour plufieurs particuliers.
Il trouva dans Rome quantité de Peintres Fla- mans, tous gens débauchez, & menant une vie peu conforme à fes inclinations. Sa conduite& fes manières plus nobles & plus honnêtes, ne pouvoient pas le faire réfoudre à les fréquen- ter ; ce qui lui attira leur haine , croyant qu'il les méprifoit. Mais fans s'en mettre en peine, il fe logea en particulier, & s'attacha fortement à l'étude. Aprés avoir demeuré quelque temps à Rome, o il confidera fouvent tout ce qu'il y avoit de plus beau, voyant que ceux même de fon païs parloient mal de fesouvrages, & tâ- choient à le décrier , il retourna à Genes o il gagnoit beaucoup à faire les portraits des prin- cipaux Seigneurs, & d'autres Tableaux qu'on lui ordonnoit. Enfuite il paifa en Sicile avec un Gentilhomme de fa connoiffance. Il y peignit
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le Prince Philbert de Savoye , alors Vice-Roi, & s'arrêta quelque temps à Palerme, où il avoit commencé des ouvrages confidérables. Mais la contagion s'étant mife dans le païs , il quitta tout pour s'embarquer fur une galère qui le porta à Genes , où après avoir encore demeuré quel- que temps, il réfolut enfin de revenir en Flandres.
Etant de retour Anvers, il fit bien voir que fon voyage ne lui avoit pas été inutile: car on apperçut dans fes ouvrages beaucoup plusd'art 8 de bon goût qu'il n'y en avoit auparavant.
La premiere piece qu'il entreprit à fon retour, fut un Tableau pour les Religieux Augultins, où il repréfenta Saint Augufin comme en extafe, gui regarde le Ciel ouvert. Il y a auprès de lui deux Anges qui le foûtiennent; & dansle même Tableau on voit Sainte Monique & un Saint du même Ordre. Cette piece fut fi eftimée, que plufieurs autres Co.umunautez voulurent en a- voir de femblables. Il avoit fait les deffeins de quatre Tableaux, pour ferviràune Table d'Au- tel dans la Chapelle d'une Confrairie; mais il n'acheva pas l'ouvrage, parce qu'il pafla en Hol- lande, pour faire les portraits du Prince d'O- range Henri Frederic de Naffau, de la Princeffe fa femme, & de fes enfans, lesquels furent trou- vez fi beaux , que la plupart des Seigneurs qui étoient à la Cour de ce Prince voulurent auffi être peints de fa main.
Il eft vrai que fa réputation devint fi grande, que plufieurs perfonnes de qualité partoient de France& d'Angleterre pour l'aller voir. Et com- me il n'etoit pas encore dans une grande fortu- ne, il travailloit pour ceux dont il croyoit être mieux récQmpenfe , préférablement aux autres.
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On lui confeilla d'aller en Angleterre, oùle Roi Charles témoignoit beaucoup d'amour pour la Peinture. Etant arrivé à Londres, il fe logea chez un de fes amis, nommé George Géeldorp, où pour fe faire connotre, il fit quelques Ta- bleaux ; mais ce voyage ne lui réuffit pas felon fon defir. Il paffa en France avec la même in- tention ; & quoi-qu'il fit des chofes trés-excel- lentes , il ne reçut ni l'accueil, ni les emplois qu'il efperoit. il retourna donc chez lui où il travailla plus afiduëment qu'auparavant. Il fit pour les Capucins de la ville d'Ermonde en Flan- dres, cet admirable Crucifix, qu'ils regardent comme une chofe fans prix, & qu'on va voir comme un chef-d'oeuvre de l'Art. Il fit encore pour la grande Eglife de l: même ville, une Na- tivité, qui e aufli fort ettimée.
L'Abbé Scaglia ayant fait faire un Autel dans l'Eglife des Cordeliers d'Anvers, Vandeik fit un i Tableau, o il repréfenta J ESUS-CHR S T mort, & étendu fur les genoux de fa mere, & environné d'Anges, qui paroilfent dans une contenance trifte. Al'un des cotez du Tableau, cet Abbé e repréfenté au naturel.
Il fit encore quantité d'autres ouvrages, pour des particuliers. Les eltampes de plufieurs por- traits qu'il avoit faits, fervirent à porter fa gloi- re & fon nom en divers lieux éloignez, où l'on recherche encore avec foin ce qui a été gravé d'après lui. 11 parut même que l'Angleterre eut quelque regret d'avoir fait fi peu de cas deVain- deik a premier voyage qu'il y fit. Car le Roi qui avoit une affe&ion fort grande pour les ex- cellens Peintres, étantplus particuliérement in- ormié de fon merite, cherchales moyens de l'atti-
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rer à fon fervice. Il employa pour cela le Che- valier Digby, qui l'avoit connu & pratiqué aux. Pays-Bas, lequel fit en forte qu'il retourna à Lon- dres. Il le préfenta au Roi, qui le reçût avec- des careffes extraordinaires. Il le fit Chevalier, & lui donna une chaîne d'or avec fa médaille. On lui prépara deux logemens , l'un à l'Hôtel de Blaiforre, qui étoit autrefois un Monaftére, pour travailler l'hiver; &l'autre à Elthein, pour demeurer l'été. Outre une bonne penfionquele Roi lui avoit ordonnée, on lui promit mille li- vres de chaque portrait grand comme nature, cinq cens livres de ceux à demi-corps , & des autres à proportion. Sur ces conditions, Van- deik fe mit à travailler afiduëment, & fit une fi-grande quantité de portraits & d'autres Ta. bleaux, que tous les Palais 'du Roi & plufieurs. autres lieux, en furent magnifiquement ornez. Comme il prenoit plaifir de fatisfaire Sa Majefte par fes travaux, le Roi de fon côté le combloit de biens & de graces ; de forte qu'en peu de temps il devint extraordinairement riche, & l'au- roit été encore davantage, s'il n'eût pas fait une dépenfe auffi grande&auffi fomptueufe qn'étoit la fenne. Car il tenoit une -grande Table bien fervie, avec un équipage de caroffes, dechevaux &de valets magnifiques. Il avoit toujours auprs de lui des Muficiens & des Joueurs d'infiru- mens, comme u Prince auroit pu avoir. Outre cela , il faifoit beaucoup de dépenfe auprès des femmes. Et parce que tout fon gain ,. quelque grand qu'il fût, ne pouvoit fuffire.à-tant.de frais, il chercnoit d'avoir encorede l'argent d'ailleurs, en- s'appliquant à laChymie-, qui- par fes vaines tromeies contribua beaucoup à epuifer les biens
folides
filides qu'il avoit amafez par fon travail, & en- dommagea fi confidérablement fa fanté, qu'il de. vint goutteux & fort incommodé.
Nonobftant fes infirmitez, il nelaifa pas de: fe marier à une des plus belles Demoifelles de laà Cour, & d'une des plus illuftres Maifons d'E- coffe. Elle étoit fille de Mylord Ruthin Coi- te de Gorre, dont le pere en l'an 6oo. avoit re- merairement retenu dans un de fes Châteaux e Roi Jaques; & fous prétexte de lui vouloir don- ner connoiflance d'un tréfor découvert, fit voir par la fuite, qu'ilavoitquelque pernicieux deflein. Ce qui fut caufe que fes biens furent cOnfifquez, & fon fils, pour quelque autre fujet, long-temps. prifonnier dans la Tour de Londres Il en fortit: par lecrédit du Duc de Buckinghamm qui procura par après le mariage de fa fillé avec Vandeik. Il ell vrai qu'elle avoit peu de biens; mais outre-fe naiffance, elleétoitd'une grande beauté. Incon- tinent aprés qu'ils furent mariez, Vandeik las mhena à Anvers, pour voir fes parens & fer armis, qui lui firent de grands honneurs, & la rgal& rent fplendidement. Ils vinrent enfuitea Paris.: c'étoit dans le temps.que le Pouflin venoitd'ar- river de Rome; Vandeik qui avoiteu en ivûë-de peindre la grande Galerie du Louvre, demeura' environ deux mois à Paris ; mais voyant qu'il n'y avoit rien à faire ducôté qu'il efperoir, il partit, & retourna en Angleterre. Il eut defa: femme une feule fille-, qui mourut fort jeune,' 11 ne la furvécut pas beaucoup ; car accablé- de' gouttes-, & réduit à une-ethefie-, il moùrut- i Londres l'an 16o, âgé feulement- de quarante- trois ans. Son corps fut enrerré'dans les: char- niers de l'Eglif- de S. Paul Son. nom fera cé-!-
? 6,, !bre
lébre à jamais, pour les excellens portraits qu'il a laiffez, dont les plus beaux étoient dans les Palais du Roi d'Angleterre, mais qui ont été difperfez en divers endroits durant la revolte du peuple, & I'ufurpation del'Autorité fouveraine par Cromwel. Vous avez vû dans le cabinet du Roi plufieurs Tableaux de fa main; entre autres les portraits du Prince Palatin, & du Prince Ro- bert on fere, qui font admirables. On peut dire que hors le Titien, on n'a point vu de Pein- tres qui ayent été plus loindansce genre de pein- dre. Sa manière eft noble, naturelle & facile. On dit qu'il faifoit toujours un portrait au pre- mier coup. II commençoit le matin ; & pour n'interrompre pas on travail par un long inter- valle de temps, il retenoit à dîner ceux dont il faifoit les portraits, qui demeuroient volontiers chez lui, de quelque qualité qu'ilsfuffent, parce qu'ils étoient bien traitez , & divertis agréable- ment pendant le repas. Aprés le diné il repre- noit fon ouvrage, & travailloit avec une telle promptitude & une fi grande intelligence, qu'il auroit fait deux portraits par jour , ne faifant plus enfuite que les retoucher pourlesfinir. Dans les grands Tableaux d'hiftoires , il fe fervoit beaucoup de reffais de lumières, fuivant en cela es regles de fon maître Rubens, &. fes maximes touchant la couleur, hormis que Vandeik étoit plus délicat & plus tendre dans les carnations, approchant beaucoup plus des teintes & du colo- ris du Titien ne s'étant pas moins que lui ren- du fouvent incomparable dans les portrairs.qu'il a faits. Pour les fujets d'Hiltoire, il eft vrai qu'il 'a pas eu les mêmes avantages, ne poffe- ,ant pas ni le de'ein ni les autres quali.tez ne-
cefaires
ceflàires pour les grandes ordonnances.
Comme j'eus ceffé de parler, C'eft beaucoup, dît Pymandre, de s'être fi fort diftinguédesau- tres Peintres , par les beaux portraits qu'il a faits. J'en voi tous les joursque tout le monde admire; & il me femble que quand un ouvrier fe peut rendre confidéable en quelque partie, & y furpaffer tous les autres, comme Vandeik a fait en celle-là , il doit être content de fon tra- vail, puifqu'il eft mal-aifé qu'un hommepoflfde lui feul tous les talens neceffaires à rendre un Peintre entièrement parfait. Quoi-quelarepré- fentation d'un vifage ne foit,s'il faut ainfi dire, que la moindre partie de tant de chofes qu'embraffe la Peinture; il me femble pourtant que celui qui réaffit le mieux à exprimer fur une toile la reffem- blance des hommes, entre bien avant dansce qui regarde la fcience de fon Art.
Il eft vrai, repartis-je, que fi l'on s'attache cette quantité de connoiflances qu'ont eues Ra- phaël & uleRomain, on pourra dire que l'ou- vrage d'une tête n'en eft que la moindre partie. Mais fil'on veut bien fe renfermer dans la confi- dération particulière des chofes neceflairesà bien faire un portrait, on verra pourtant que pour y réiflir comme a fait Vandeik, il y a bien des obfervations à faire, & des connoiflances à a- querir.
Le vifage de l'homme eft compofé de tant de parties différentes les unes des autres, qu'iln'eft pas fi aifé qu'on pourroit croire, de bien faire un portrait. Ces parties, quoi-que petitescha- cune à part, ne laiffent pas d'êtredifficiles.à bien deffiner. L'eil qui tient fi peu d'efpace dans le 'ifage, et fi mal-aif à bien repréfenter, que le
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Guide difoit autrefois à un de fes amis, qu'en- core qu'il en eût deffiné des millions, il étoit néanmoins obligé d'avouer qu'îl ne favoit pas encore les faire parfaitement. Cependant l'on en voit de beaux de lui, & fi bien peints, particu- lièrement dans des têtes de femmes, qu'ils fem- blent pleins de vie. Il eft vrai qu'il faut , pour en faire de femblables , non feulement les deffi- ner favamment, mais les peindre avec beaucoup de foin & d'amour, pour donner cette rondeur, faire paroître du fang fous la tranfparence du cryftalin, & répandre ce brillant & cette vie qui les doit animer. Croiriez-vous que l'oreille fût une chofe fi difficile à bien repréfenter, qu'Auo guftn Carache la confidéroit comme une des par- ties du corps la plus difficile. C'eft à caufe de cela , quil avoit bien voulu fe donner la peine d'en modeler une de reliefplus grande que na- ture, pour en faire Ton étude, &la pouvoirdef- finer de toutes fortes de vs; & ce fut d'aprs- fon modéle, qu'on en fit une de plâtre qu'on nommoit 'orecchione id'gofJino. C'eft une remnr- que du Comte Malvagia dans ce qu'il a écrit des Caraches, quelorfqu'on veut connoitre fi une tête a été faite par un favant Peintre, on regar- de aufi tôt fi les oreilles font bien deffinées; fi les replis en font bien entendus & mis dans leur véritable lieu: ajoûtant que c'eft ce que les Ca- raches ont fu mieux que toutautre Peintre, quel- que favant qu'il ait été; . Jugez donc, jevous-prie, fi un Peintre qui veut bien faire un portrait, n'eft pas obligé, non feulement de favoir definer fort corre&ement; mais de placer avec jufteffe toutes les parties d'unetrte, les unes auprès des autres; d'obfer-
vesr
ver mille différences de contours dans leur for- me, dans leurs couleurs, dans les ombres &, dans les jours ::& cependant-, fi bien joindretouo tes ces diverfes parties les unes avec les autres., qu'il femble que ce ne foit qu'une feule mafle&8 une même couleur; & que ce que ce même Pein- tre repréfente avec- une infinité de teintes diffé- rentes, & plufieurs coups de pinceau, paroifle- une feule couleur, & commnefi l'ouvrage étoit, s'il faut ainfi dire, fouflé& fait toutd'un coup, & toutes. les. couleurs fondues enfemble. C'eft alors., je vous avou , que l'on connoît la: difficulté du travail, & l'efprit du Peintre. Auffi? vous pouvez obferver, que toute l'intelligence- d'un habile homme qui fait un portrait, confif- te à le travailler également par tout en même,. temps, afin que toutes les parties naiffent fous fa main comme-toutes à la fois, imitant en cela la Nature, qui lorfqu'elle a donné lapremiérefor- me au corps de I'homme-, travaille- également- dans tous les membres, jufques à ce qu'elle ait- perfe&ionné fon ouvrage.
Si l'on veut ajouter à ce que je viens-de dire;: l'art avec lequel un favant Peintre conduit & ré- pand les lumières & les ombres fur un portrait ; l'affoibliffement qu'il fait des unes & des. autres, pour arrondir& donner du relief à toutesles par- ties; les reflais. plus foibles ou plus forts qu'il- obferv.e, pour leur donner plus de force ou plus; de grace; l'efprit & la vie qu'il infpire fur ce v.ifage qu'ilpeint; les inclinations & les affetionsi de l'ame qu'il y fait voir;, l'afon & les mouve.. mens neceffaires pour l'expreffion des-paffionsles, plus fortes : Si-, dis-je-, l'on confidére féreufe- ment, & aec. attention- tant. de choes fi diffié-
retes-;,
3y< VII. ENTRETIEN SUR. LES VIES rentes; que peut-on dire d'un homme quia une connoiflance fi parfaite de toutes ces chofes, que fur la furface d'une toile il repréfente des vifages qui paroiffent animez ? C'eft ce qu'a fait Van- deik ; & ce lui eft une grande gloire, d'avoir fait que tant de grands hommes, morts il y a fi long-temps, foient encore comme vivans dans leurs portraits; & de s'être immortalié lui-m- me par es ouvrages.
Je veux , dit Pymandre, vous faire une quef- tion qui vous marquera mon peu d'intelligence. D'où vient qu'un Peintre médiocre réuffit quel- quefois mieux à faire reffembler, qu'un trés-fa- vant homme ?
Cela peut arriver, repartis-je, lorfque les ha- bils Peintres négligent la reffemblance, pour ne travailler qu'à faire une belle tête. Mais prenez garde, que ce qui paroit fouvent reffemblant dans ces portraits médiocres, n'eft rien moins que cela. Je croi vous avoir dit, qu'Annibal Carache faifoit avec deux coups de crayon, des portraits qu'on nomme chargez; c'eft-à-dire qu'il marquoit fi fort les principales partiesd'un vifage, que d'abord elles frappoient les yeux: mais il faifoit cela avec beaucoup de fcience. Or du moment que par quelque igne il fe forme dans nôtre efprit une image, qui a du rapport a une chofe que nous connoiflons:, nouscroyons auffi-tôt y trouver une grande reffemblance, quoi-qu'à la bien examiner, il n'y en a fouvent qu'une legere idée. Je conviens avec vous, qu'il y a d'affez mauvais portraits qui d'abord ont quelque marque aflez forte de la perfonne qu'on a voulu peindre, & par là plaifent davantage aux ignorans , que certains autres portraits
bea-
beaucoup mieux peints. Mais il faut confidérer, que fi ces derniers manquent dans la reffemblan- ce, c'eft qu'ils n'ont pas été faits par des gens affez entendus dans ce genre de peindre, lefquels ont pris des vûts, ou des dfpofitions de lumié- res & d'ombres, qui même vous feroient mé- connoître l'original , fi vous le voyiez dans le même endroit où il étoit lorfqu'on l'a peint. Aulli quand un favant Peintre eeut faireun por- trait que tout le monde connoifle aifément, il doit d'abord bien étudier le vifage qu'il veut peindre ; le confidérer de tous les cotez; voir quel eft fon air ordinaire: car il y a des vifages qui changent à tous momens, & qui dans lere- pos font li différens de ce qu'ils font dans l'ac- tion, qu'ils deviennent m'connoiffables. Dans les uns on voit quelquefois toutes les parties qui s'alongent & qui tombent en bas; une bouche qui change de place, des yeux qui fe laffent, ou qui languiffent, des fourcils qui s'abattent; enfin il y a des perfonnes qui dans ces momens font tout autres que dans leur état ordinaire. Outre cela, il y a des vifages qui fontplusavan- tageux à peindre de front, d'autres à être vus de trois quarts , ou de côté. Les uns deman- dent beaucoup de lumières, d'autres font plus d'effet quand il y a des ombres C'eft donc ce qu'un habile Peintre doit obferver; & comme ces habiles font rares, auffi fe voit-il peu de portraits auffi beaux qu'on les fouhaite.
Après avoir été quelque temps fans parler, je dis à Pymandre: Bien que du vivant de Rubens & de Vandeik on ait vu dans les Pays-Bas quel- ques Peintres qui avoient de la réputation ; au- cun néanmoins n'eLt parvenu à celle que ces deux
ex-
excellens hommes ont aquife: aufli n'y en a-t-il point eu qui ayent fait ni de fi grands ouvrages que Rubens , ni des portraits dans la perfe&ion de ceux de Vandeik. Peu même fe font adon- nez à faire de granis Tableaux; & ceux qui ont eu le plus de vogue, n'ont point entrepris de fujets nobles & relevez. Ils ont travaillé à des pa-fages, à faire des fleurs & des animaux. Plu- fieufs fe font attCachez à bien peindre de petites figures ; d'autres à repréfenter des preneurs de tabac , & des a&ions ordinaires & baffes. On peut mettre au nombre de ceux-là, T H Eo DO- RE RAMBOUTS, natif d'Anvers ; qui après avoir étudié fous Abrahamlanffens, allaà Rome en 1617. Il mourut l'an 1641. Ce fut vers ce mime temps que mourut auffi le jeune BRU- GL E, fils de Pierre , dont je vous ai parlé. Il a fait toutes fortes d'ouvrages. Car on voit de lui des hiftoires en petit, des païfages, des ani- maux, & des fleurs qu'il faifoit d'une manière fort finie, mais un peu feche. DE L A RT S, dit BAMBOCHE, dont les Tableaux font affez connus, vivoit encore alors de même que le petit MOTs E , qui faifoit aflfz bien les païfa- ges accompagnez de figures, dans la manière de Correille Polembourg. Moyfe mourut en
GERARD ZEGRES OU SEGERS, d'An- vers, travailloit auffi dans ce temps-là. Il étoit né l'an 9z. & fut difciple de Janflens. Ilvoya- gea en Italie & en Efpagne, o il peignit pour le Roi Catholique. Il imita la manière de Mi- chel Ange de Caravage. On voit on portrait parmi ceux que Vandeik a gravez. 11 étoit frère au P. D. ZEGES , de la Compagnie de JE-
SUS,
sus. Ce Pere avoit étudié fous le jeune Bru- gle, & a fort bien peint des fleurs. Depuis qu'il ut Jefuite, il voyagea en Italie , & continua toûjours à peindre. l mourut environ l'an 166o0 commeaufli BARTHOLONMIE E BRIEMBERG &ASSEIIN, dit PETIT-JEAN,, quiontbien fait le païfage.
De leur temps il y avoit à Anvers un Peintre nommé ERT-VEEST, qui repréfentoit fort bien des mers & des combats fur les vaifeaux. Mais celui dont les ouvrages étoient les plus recherchez, & qui mourut auffi vers l'an 66o0. aété CORNEILLE POLEMBOURG, d'U-' trecht. Il peignoit en petit fort agréablement, tant les figures, que le païfage ; il y a peu de cabinets où il n'y ait des Tableaux de fa main. Il avoit demeuré long-temps en Italie ; & bien que dans fa maniére de peindre il eût toûjours gardé quelque chofe de celle de fon pays, il, i néanmoins fait des Tableaux dans un aflez bon goût. 11 avoit foixate-dix -fept ans lorfqu'il mourut à Utrecht.
GASPAR C RA ES Eléve du jeune Cxis, étoit encore plus âgé: car il avoit prés de qua- tre-vingts-dix ans lorfqu'il mourut vers l'an 1666. Il a beaucoup peint à Bruxelles, & a fait d'aflez beaux ouvrages. S NEIL R E mourut quelques années apréès: il peignoit fort biendesanimaux morts & vivans; vous pouvez en avoir vû de fa façon dans leCabinet du Roi.
RIMBBR ANS vivoit encore alors. C'étoit un Peintre affez univerfel, & qui a fait quantite de port-raits. Tous fs Tableaux fontpeintsd'une manière trés-particulière , & bien différente de celle qui paroît fi lechée, dans laquelle tombent
d'or-
d'ordinaire les Peintres Flamans. Car fouvent il ne faifoit que donner de grands coups de pin- ceau , & coucher es couleurs fort épaiffes, les unes auprès des autres, fans les noyer & les adoucir enfemble. Cependant, comme lesgoûts font différens, plufieurs perfonnes ont fait cas de fes ouvrages. Il eft vrai aufli qu'il y a beau- coup d'art, & qu'il a fait de fort belles têtes. Quoi-que toutes n'ayent pas les graces du pin- ceau, elles ont beaucoup de force; & lorsqu'on les regarde d'une diltance proportionnée , elles font un tres-bon effet, & paroiffent avec beau. coup de rondeur.
Il eft vrai, dit Pymandre, que les portraits du Peintre dont vous me parlez , font bien dif- frens de ceux de Vandeik , & que les qualitez neceffaires à faire une belle tête, & que vous remarquiez tantôt, ne fe trouvent point, à mon avis, dans celles de Rimbbrans. Car il n'y a pas long-temps qu'on m'en fit voir une, o tou- tes les teintes font féparées, & les coups de pin- ceau marquez d'une épaiffeur de couleurs fi ex- traordinaire, qu'un vifage paroît avoir quelque chofe d'affreux, lors qu'on le regarde un peu de prés. Cependant, comme les yeux n'ont pas befoin d'une grande diftance pour embraf- fer un fimple portrait, je ne voi pas qu'ils puf- fent être Satisfaits en voyant des Tableaux fi peu finis.
Tous les ouvrages de ce Peintre, repartis-je, ne font pas de a forte. Il a fi bien placé les teintes & les demi-teintes les unes auprès des autres, & fi bien entendu les lumieres & les om- bres, que ce qu'il a peint, d'une maniere grof- fiere, & qui même ne femble fouvent qu'ébau-
ché,
ch , ne laifle pas de réüfir, lors, comme je vous ai dit, qu'on n'en eft pas trop prés. Car par l'éloignement, les coups de pinceau forte- nent donnez, & cette épaiffeur de couleurs que vous avez remarque , diminuent à la vu , & fe noyant & mêlant enfemble, font l'effetqu'on fouhaite.
La diflance qu'on demande pour bien voir un Tableau, neft pas feulement afin que les yeux ayent plus d'efpace & plus de commodité pour embrafler les objets, & pour les mieux voir en- femble: c'eft encore afin qu'il fe trouve davan- tage d'air entre l'eil & l'objet.
Vous voulez dire , interrompit Pymandre, que par le moyen d'une plus-grande denfité d'air, toutes les couleurs d'un tableau paroiflent noyées & comme fondues, s'il faut me fervir de vos termes, les unes avec les autres.
C'eft, répondis-je, que quelque foin qu'on apporte à bien peindre un ouvrage, toutes fes parties étant compofées d'une infinité de diffc. rentes teintes, qui demeurent toûjours en quel- que façon diain&es & féparées, ces teintes n'ont garde d'être mêlées enfemble, de la même for- te que font celles des corps naturels Il éft bien vrai que quand un tableau eft peint dans la der- niere perfe&ion, il peut être confideré dansune moindre diflance; & il a cet avantage de paroi. tre avec plus de force & de rondeur , comme font ceux du Corége. C'eft pourquoi je vous ai fait remarquer que la grande union & le mélan- ge des couleurs fert beaucoup à donner auxTa- bleaux plus de force & de verité , & qu'auffi plus ou moins de diftance, contribue infiniment à cette union.
Je 1
Je vous dirai encore , que c'elt par la même raifon de cette grande union de couleurs, que les excellens Tableaux peints à huile, & qui font faits il y a long-temps, paroiffentavecplus de force & de beauté, parce que toutes les cou- leurs dont ils ont été peints, ont eu plus de loi- fir de fe mêler & fe noyer ou fondre les unes avec les autres, à mefure que ce qu'il y avoit de plus aqueux & de plus humide dans l'huile, s'eft feché. C'eft ce qui fait que l'on couvreles Tableaux avec un vernis qui émouffe cette poin- te. brillante & cette vivacité, qui quelquefois éclate trop & inégalement dans des ouvrages frachement faits ; & ce. vernis leur donne & plus de force & plus de douceur. Comme les peintures en miniatures ou en paftel, ont toû- jours plus de fechereffe que celles à l'huile , on met ordinairement un talc ou une glace de cryf- tal, afin d'en attendrir toutes les parties, & les voir mieux mêlées enfemble. Vous pouvez re- -marquer, qu'un petit portrait peint en émail n'a pas befoin de ce fecours, parce que les couleurs .dont il et travaillé, étant parfonduës au feu, comme difent les ouvriers, elles acquiérent cet- te parfaite union & ce grand polîment que l'on tâche de donner aux autres peintures, foit par le travail, foit par le maniment du pinceau, foit par les vernis, ou par le fecours du talc & du verre, & encore en s'aidant de l'air qu'on interpole entre l'oeil & l'objet, par le moyen des differentes diftances.
Or l'on ié fert de tous ces moyens, pour don- ner aux chofes peintes, le relief & la rondeur qui leur eft necefiaire pour paroître plus reffem. blantes à ce qu'on imite. Je fai bien que c'eft
une
une chofe qui n'eft pas moins difficile dans cet- te partie de la Peinture qui regarde le cploris, que celle des proportions dans ce qui regarde le deflein. Et bien que dans l'une & dans l'autre l'on ait pour fin d'arriver à cette beauté parfai- te que tous les excellens ouvriers ont tofjours recherchée; la fcience toutefois en eft fi cachée, que julques à préfent elle n'a point encore été découverte, ou du moins l'étude qu'on en fait, n'a pu établir des regles pour la mettre en pra. tique, & parvenir avec certitude à repréfentes cette unique beauté dont on feforme lidée. Ces difficultez ne fe rencontrent pas feulement dans ce qui regarde les ouvrages de Peinture ; mais encore dans ceux de Sculpture & d'Archite&u- re, où les plus favans hommes font tous leurs efforts,. pour faire en forte que toutes les par- ties d'un édifice , tous les membres d'une fta tue, & tout ce qui entre dans l'ordonnance d'un tableau , reçoivent une fymetrie, une proportion, une grace & une harmonie fi gran. de, que des unes & des autres il s'esfafle à la vue une, fenfation qui la fatisfafle, de même que les accords de Mufique contentent les oreil- les.
Il eft vrai, interrompit Pymandre, que les Maîtres en Mufique ont l'avantage d'avoir dé- couvert les divers tons, & les differentes modu. lations qui peuvent perfe&ionner un concert de voix ou une fymphonie d'inftrumens.
Dans les Arts dont les yeuxfont les juges, lui repliquai-je, nous éprouvons qu'il n'en eft pas de mime. On connoit bien qu'il y a une beauté pofitive que l'on tache d'aquerir: mais foit que la vûu foit plus difficile à fatisfaire que les au-
tres,
tres fens, o qu'il foit plus mal-aifé de bien or. donner la quantité d'objets qu'elle peut décou. vrir en un inftant, & qu'elle peut auffi exami. ner à loifir ; on fait, comme je viens de dire, que quelques efforts qu'on ait faits jufques à maintenant, l'on n'a pu encore trouver les moyens pour y arriver. Que fi quelques-uns ont été aiTez heureux pour en approcher, ç'a été par des voyes qu'ils n'ont pas eux-mêmes bien connues, ou du moins qu'ils n'ont pû enfeigner aux autres. Car nous voyons que les Architec. tes, les Sculpteurs & les Peintres, tiennent tous des chemins différens , quoi-qu'ils tâchent d'ar. river à un même but ; & que les plus éclairez connoiffent qu'il y a une raifon de beauté pofi. tive. Cependant ils n'ont pu encore découvrir cette raifon fi cachée, & pourtant fi vraye, par le moyen de laquelle ils pourroient établir des regles afiurées & démonftratives, pour faire des ouvrages qui puffent auffi-bien fatisFaire les yeux, comme avec le temps on a trouvé moyen de fatisfaire l'ouïe par des proportions harmo- niques.
Alors m'étant arrêté , Vous voyez, dis-je à Pymandre, comment infenfiblement nous nous fommes éloignez de nos Peintres. Il eft vrai, me repliqua-t-il , que pour peu que nous eu- fions avancé plus avant, nous ferions paffez de la Peinture à la Mufique. Cependant, cettepe- tite digreffion ne laiffe pas de me fairecompren- dre beaucoup de chofes dans les diverfes mani- res de peindre, aufquelles je n'avo pas fait re' flexion jufques à préfent. Cela me fervira me- me à l'avenir, pour regarder les Tableaux dans des diftances proportionnées, & en coafidcrant
- ~~~~~~~~~~~~~~~les
les ouvrages des Peintres, connoitre la raifoa des differens effets de rondeur & de tendrefle que j'y remarquerai. Mais retournez, je vous prie, a ce Peintre que vous venez'de quitter, &dont la manière fi éloignée de celle des autres, nous a auffi éloignez de lui.
Non feulement, repris-je, il a peint fort dif- féremment des autres; mais il a gravé à l'eau- forte d'une façon toute finguliére. L'on voit quantité d'eftampes de lui, trés-curieufes, & entre autres, de fort beaux portraits, quoi-que trés-differehs, comme jevous ai dit, des gravu- res ordinaires. 11 mourut en 1668.
Deux ans après ou environ , moururent auli Louis COUSIN dit GENTIL, de Bruxelles, & VAUVRE MENS, Hollandois, duquel on voit quantité de Tableaux.
11 y a eu dans les Païs-Bàs des Peintres, qui pour n'avoir pas fait de grands ouvrages, ni travaillé d'un goût exquis, n'ont pas laiffé defe rendre recommandables, ou par leur efprit, ou par la délicatefie de leur pinceau. Dans cesder- niéres années on a v GERARD DAW, Hol- landois, qui dans les petits Tableaux qu'il a faits, & les fujets qu'ilachoifis, a furpafif tous ceux de fon temps. On peut même dire qu'on en voit de lui, que peu de Peintres auroient pi. exécuter, & mettre dans une aufii grande per- fe&ion. Il eft vrai qu'il n'a pas entrepris de grandes ordonnances, & que dans fes figures on n'y voit pas ni la corre&ion ni le bon goût de deffein qu'on pourroit defirer. Mais pour ce qui regarde la beauté du pinceau, les couleurs, es lumières & les ombres, il a traité tout cela vec une entente admirable ; & l'on voit dans Tom. le. Q foa
fon travail une patience & une propreté fans exemple, exprimant heureufement , & dans la dernière delicatefie, tout ce qu'il a voulu re- préfenter. 1l y a peu de temps qu'il eft mort, & a laifié des E'éves qui fuivent fa manière avec un fuccés aflez heureux , entre autres Scalque, Nesker, Lermans & Moër.
Plufieurs autres Peintres ont encore travaillé dans ces païs-là; mais ils n'ont pas eu toutes les qualitez neceffaires à ceux que l'on doit imiter. Car pour fervir d'exemple aux autres, il ne fuf- fit pas de favoir employer les couleurs avec pro- preté & delicateffe: il faut bien peindre, & avoir une manière facile & agréable; & cela mê- me n'eft pas encore la perfe&ion du coloris: car les figures les mieux peintes font fades & lan. guiffantes, fi la couleur ne contribue aufli à les animer, & à marquer des expreffions vives & naturelles.
Mais laifions-là ceux qui ne tiennent pas le premier rang dans la Peinture, & retournons aux Peintres d'Italie. Comme les goûts font dif- férens en Peinture, ainfi qu'en toute autre cho- fe, les perfonnes qui aiment à voir dans lesTa- bleaux une grande corre&ion de deffein & de fortes expreffions, préfèrent L E D o M N I qu 1 à tous les autres difciples des Caraches Il étoit de Bologne en Italie, & vint au monde l'an 581. Son nom étoit Domenico Zampieri. Bien que fon pere ne fût pas accommodé des biensde la fortune, il ne laiffa pas de le faire infruire de bonne heure dans les Lettres humaines, & de prendre beaucoup de foin de fon éducation; efperant qu'aprés avoir bien étudié, il pourroit plus facilement lui procurer quelque emploi
avan'
avantageux, ayant déja un autre fils qui s'ap- pliquoit à la Peinture. Mais comme il e mal- aif2 de connoître d'abord les inclinations des jeunes gens , & de découvrir à quoi la Nature les doit porter, le pere du Dominiquin ne pré. voyoit pas que celui de fes enfans qu'il deftinoit aux Lettres, embrafferoit la profeflion de fort fiere, & que ce frere quitteroit la Peinture pour s'attacher à l'étude des Sciences, ainfi qu'il ar- riva. Car le Dominiquin qui étoit le plus jeu- ne, laffi des premiers Rudimens de la Gram- maire, abandonna les Ecoles, pour s'appliquer au Deffein; & fon frere qui ne profitoit pas beaucoup chez les maitres où fon pere l'avoit mis, fe rangea avec plaifir du parti des Lettres: Ainfi le pere jugeant bien qu'il s'étoit trompé dans le choix des occupations quoi il avoit deftiné fes deux fils, ne fut point fâché devoir; que d'eux-mêmes ils euffent ainfi fait un échan- ge qui n'étoit pas entièrement oppofé à fes in- tentions. Il mit donc le Dominiquin dans là place de fon frere, chez un Peintre Flamand; nommé Denis Calvart, qui étant forti fort jeu- ne d'Anvers, lieu de fa naiffance', s'étoit établi à Bologne, où il avoit quantité d'Eléves, &tra- vailloit à plufieurs ouvrages. Mais parceque-le Guide & l'Albane, qui avoient étudié fous lui, l'avoient quitté pour fe mettre fous les Cara- ches; c'étoit avec peine que Calvart entendoit parler de leur Ecole, qui commençoit à avoir e la réputation : de forte qu'ayant trouvé un our le Dominiquin copiant quelques defleins des araches, il s'en fâcha fi fort, que prenant un utre prétexte de le quereller, il le frappa ou- £ageufement, &-le chaffa de fa maifon. Cela
Q fut
fat caufe que fon pere s'adrefla à Auguftin Ca tache, qui le recut fort humainement, & le me- ta dans PEcole de Louïs Carache, dont il re. çut d'autant plus de témoignages d'affe&ion, que pour l'amour d'eux il avoit reffenti les effets de la haine que fon premier Maître leur portoit. Il travailla donc dans l'Ecole des Caraches avec une affiduité nompareille, à copier les ouvrages d'Auguftin, tachant non feulement de bien imi. ter tous les contours des figures qu'il avoit de- vant lui , mais encore d'entrer dans l'expreion des pafions & des mouvemens qu'il voyoit re- préfentez, s'appliquant fortement à en conce- voir les raifons , auli-bien qu'à les definer ex- a&ement.
Il étoit encore fort jeune, lorsqu'un jour'qu'on avoit accoutumé de diftribuer des prix aux Elé- ves qui deffinoient dans l'Academie de Bologne; on fut affez furpris, quand aprés-avoir amaffé tous leurs defieins, on vit que le Dominiquin qui étoit retiré à l'écart, s'avança d'une manié' re timide, & préfenta le ien à Louis Carache. Mais ceux qui étoient préfens, & qui afpiroient à l'honneur de la récompenfe, furent encore bien plus étonnez & confus, lorsque Louïs Ca- rache, aprés les avoir tous confidérez, donnala gloire & I'avantage au Dominiquin, qui ayant reçu le prix & les louanges qu'il meritoit, fe rendit confidérable fous le nom de Dominichio, qu'on lui donnoit alors à caufe de fagrande jeu neflèe, & que l'honneur d'un fi heureux fucc[ lui fit garder tout le refte de fa vie.
Pendant qu'il travailloit fous Louis Carache, il étoit fi appliqué à l'étude, que fon Maître le propofoit toujours pour exemple aux autres El-
ves.
ves. Car le grand defir qu'il avoit d'apprendre, le tenoit continuellement attaché auprès de fort Maitre, dont il obfervoit avec foin tout ce qu'il faifoit.
Sa maniére d'étudier auroit fembré fort ex- traordinaire à ceux qui ne l'auroient pas connu, & même auroit pu faire juger aufli defavanta- geufement de lui , que Quintilien fait de ceux, qui dans leurs ouvrages ne fe fatisfont jamais, & qui pour vouloir trop bien faire ne peuvent fe déterminer, ni rien mettre a exécution. Car lorsqu'il vouloit commencer quelque tableau, il ne fe mettoit pas d'abord ni à defliner, ni à' peindre; il demeuroit long-temps à méditer fur ce qu'il devoit faire : ce qui auroit fait juger qu'il étoit fterile en penfées , & irréfolu fur le choix de on fujet ; fi enfuite on navoit bien connu le contraire dans l'exécution de fes Ta- bleaux: auffi quand une fois il avoit donné les premiers coups de pinceau, il demeuroit telle- ment attaché au travail; que de lui-même il ne Pauroit jamrais quitté, ni pour prendre es re-, pas, ni pour toute autre affaire, fi on ne l'en avoit tiré comme par force ; & cette conduite lui devint fi naturelle, qu'il l'a tenue pendant toute fa vie.
Lorsqu'il fut dans un âge un peu avancé, il fit amitié avec l'Albane qui étoit plus âgé que lui. Il le voyoit fouvent, & conféroient enfem- ble fur le fujet de fes études-, & des Tableaux qu'il faifoit. Ils allerent tous deux à Reggio & à Parme ; & enfuite l'Albane étant à Rome, lui écrivit de s'y rendre; Comme dans ce m- mie temps on envoya à Louis Carache quelques- deffeins- daprs. les ouvrages de Raphaël, lDo
Q-1 miniquia
miniquin fut fi touché des beautez qu'il y vit, que cela augmenta encore l'impatience qu'il avoit d'aller a Rome. Il y alla enfin, & y fut agréablement reçu de l'Albane, qui le logea chez lui pendant deux ans.
Il fréquentoit l'Ecole d'Annibal Carache, qui peignoit alors la Galerie Farnéf£e: & comme de jour en jour il faifoit connoitre ce qu'il favoit, Annibal luifit peindre quelques-uns de fes car- tons ; & dans la loge du jardin qui eft du côte du Tibre, il repréfenta de on invention la mort d'Adonis, & comme Venus fe jette à basdefon char pour le fecourir. Depuis qu'il eût fini cet ouvrage, il parut toujours plus favantdans l'in- vention des fujets , dans la beauté des penfées, & dans l'expreffion des paffions. Il eft vrai auffi que dans ce tableau où il repréfenta Adonis tué par le fanglier qu'il avoit pourfuivi, on voit fur le vifage de Venus une fubite émotion de dou- ler fi bien exprimée, & toutes les ations des petits Amours qui l'accompagnent, fi confor- mes au fujet, qu'Annibal ei fut extraordinaire- ment fatisfait. Mais plus le Dominiquin feren- doit agréabe au Carache, & plus il s'attiroit la jaloufie de es compagnons, qui ne pouvant fouffrir les louanges qu'on lui donnoit, conç- rent une telle haine contre lui , que depuis ce temps-là il reffentit les effets de fa mauvaifefor- tune pendant tout le cours de fa vie.
Et parce qu'il apportoit, comme je vous ai marqué, beaucoup de confidérations dans l'exé- cution de fes Tableaux ,fes ennemis appelloient cela lenteur d'efprit , & difoient que fes ouvra- ges étoient faits avec peine , & comme labou- rez à la charuë, le comparant à un boeuf, qui
étoit
étoit le nom qu'Antoine Carachefils d'Auguftin, lui donnoit : ce qui obligea Annibal de lui di- re, que ce boeuf laboureroit un champ qu'il rendroit fi fertile, qu'un jour il nourriroit -la Peinture. Cependant le Dominiquin continuoit toujours fon travail, fans fe rebuter par les obf- tacles qui s'oppofoient à es defreins. -
II y avoit peu de temps qu'il étoit' auprés de Mr. Jean-Baptifte Agucchi, quand ilfe vit pres- que obligé de fe retirer avec précipitation i par la mauvaife opinion que fon frere le Cardinal Agucchi conçut de fon mérite. Mais:Mr-.Agar- chi , qui étoit un efprit excellent , &amateur des belles chofes , trouva moyen de le retenir, & de defabufer fon frere, en lui faifant connoi- tre le mérite du Dominiquin, après lui avoir montré un tableau où il avoit ,repréfenté-S.-Pir- re dans la prifon. Cet ouvrage fuat caufe-quele Cardinal arrêta chez lui le Dominiquin ,-& te fit fravailler enfuite dans l'Eglife de San- Honofio. Et comme ce Cardinal ne vécut pas-long-tremps après-, ce fut le Dominiquin qui ordonna la ftruâure du tombeau qu'on-lui drefli dans 'l'E- glife de S. Pierre aux Liens, dont il avoit le titre.
I fit on portrait , qu'on voit peint dans unie ovale au milieu de deux fphinx de marbre ; & même il tailla de fa main quelques-uns des or- nemens qui embelliffent cette fepulture.' . Entre les-Tableaux qu'il-fit pour Mr. Ague- chi , on peut confidérer comme les plus beaux, celui o il repréfenta Sufanne qui fe coivre d'un linceul à la ve des deux Vieillards, qui appro- chent de la fontaine,où elle el; ,un' autre petit tableau fur cuivre, où il a repréfenté S..Paùl ra-
~~~~~4·~~~~~VI
vi & enlevé au Ciel par des Anges. Ce tableau eft à Paris dans la Saeriftie des R R. P P. e- fuites de la rué S. Antoine; un autre où S. Fran- çois eft repréfenté dans une folitude à genoux devant un Crucifix. 11 eft aufli à Paris, de me- me que celui de pareille grandeur', où S. Jerô. me eft peint dans une grotte, à genoux, & te- nant une Croix. Il fit ces Tableaux pendantqu'il demeuroit chez Mr. Agucchi, qui étoit alors Majordome du Cardinal Aldobrandin, neveu du Pape Clement VIII. & ce fut Mr. Agucchi qui le propofa au Cardinal, pour peindre à Frefcati dans fon Palais de Bellevedere, qui étoitnouvel- lement bâti.
C'eft dans ce lieu fi célébre pour fa belle fli tuation, & pour la quantité des eaux qui leren. dent agréable, que le Dominiquin a peint une galerie à fraifque, où il a repréfenté divers fu. jets qui regardent ce que les Poëtes ont écrit d'Apollon. Dominique Bariere de Marfeiltegra- va cette galerie, pendant que nous étions à Rome. Je ne vous dirai rien de ces Peintures: vous les devez avoir encore affez préfentes dans l'efprit, puis que vous me parliez, il n'y a pas long-temps, du plaifir que vous eûtes à lescon- fiderer, & à prendre le frais dans cette galerie, lors que nous allâmes voir enfuite ce que le mê- me Peintre fit pour le Cardinal Farnéfe dans l'Abbaye de Grotta Ferrata, à dix milles deRo- me. Quant aux Tableaux qu'il a faits dans cet- te Abbaye, ils repréfentent plufieurs miracles de S. Nil Abbé, & je ne croi pas que vous en ayez perdu le fouvenir.
Il m'en fouvient fi bien, dît Pymandre-, que je dute. que vous ayez cnferve, comme j'ai
fait,
irt, l'idée d'un vifage qu'on nous'ft remarquer dans-un de ces Tableaux oi' l'Empereur Othon vifite ce faint Abbé. Car on nous dit que c'eif le portrait d'une' jeune fille de Frefcati:, trés belle & bien faite, dont le Dominiquin étoit a. moureux; & qu'un jour étant allée'en dévotion avec fa mere dans la Chapelle où il travailloit, il prit occafion d'en faire le portrait, fans qu'on s'en apperçùt, & qu'enfuite il la repréfenta dans- ce Tableau fous la figure d'un jeune homme qui femble s'éloigner d'un cheval fougueux. Mais. quoi-qu'elle foit- fous un habit d'homme-, avec un chapeau garni de-plumes; néanmoins l'air di- fon vifage eft fi bien pris, que- nonobftant ce' déguifement, les: parens qui lui avoient refufé cette fille qu'il vouloit époufer , ayant recoririn qu'il l'avoit ainfi peinte dans un lieu expofé- à tout le monde , en furent' fi fort irritez contre- lui, que craignant leurs menaces, il s'en-retout- na bien-tôt à Reme;
Jevous avoueé, lui repliquai-je-, que j'avois- oublié cette particularité que vous avez fi bien -retenue. Vous faurez;donc qu'aprés fon retour, 'lAlbane qui peignoir pour le Marquis Juftinia- ·ni, lagalerie de fa-maifon de Baflane, donnaà peindre au Dôminiquin une'des chambres de-cet- te maifon. Ce fut là qu'i repréfenta plufieusW Fables-, que les Poëtes ont écrites au fujet-de la naiffance des Amours, &- d'autres a&ions- de Diane.
Aprés-qu'il eut ffni cette chambre-, Annibal Carache, dont la fanté diminuoit tous ls jours, voulant faire part -fes-Eléveesde touslesouvra- ge& qu'on.lui propoirYt parlaiaÜ ardirnal:Bo- ghefe-,. afin qu'il employat leDomiUiquin; & le
' Qu- Guid,
Guide, pour travailler dans l'Eglife de S. Gre- goire fur le Mont Celius. Le Dominiquin eut en partage tout ce qui regarde les ornemens, qu'il peignit de clair-obfcur & des deux Tableaux qu'on y voit, il fit celui où S. André eft fouetté par des bourreaux.
Ces deux exeellens hommes travaillerent dans ce lieu- là avec émulation, & réiffirent fi bien l'un & l'autre, qu'ils partagerent prefque égale. ment l'eftime de tout le monde. Si la beauté du pinceau & la grace qui paroît dans le Tableau du Guide, charmoit les yeux ; les fortes & na. turelles exprefions du Dominiquin touchoiert beaucoup plus I'efprit, & émouvoient davanta. ge les paflions de ceux qui les confidéroient: ce qui efl un des plus beaux effets de la Pein. ture.
Mais bien qu'Annibal & quelques autres des plus favans Peintres jugeaflent en faveur. du Do- miniquin, il n'avoit pas pour cela le plus grand ,ombre de voix pour lui. Tous ceux qui con- fdéroient on ouvrage, n'en faifoient pas le cas qu'il méritoit étant certain qu'alors non feu- lement on avoit beaucoupplus d'inclination pour le Guide, mais encore qu'on préféroit au Do. miniquin plufieurs autres Peintres qu li étoient bien inférieurs. Et quoi-que peu-detemps aprés, Annibal étant mort, ceux de fon Ecole aqui- rent encore plus de réputation; i eft vrai pour- tant, que l'opinion qui l'emporte fouvent furla raifon, s'oppofa fi fort à: l'ftime qu'on devoit avoir d Dominquin., que favertu & fon merite se firent point affez conns, .& ne parent pen- dant fa vie-e le fie-.urd de l'honneur qu'il aeu apis fa mteri
AiRâI
Ainfi voyant les-traverfes-de-fa. mauyaie 'for- rune, & la peine qu'il auroit de trouver de l'g- ploi à Rome, il déliberoit de retourner;-à Jlo- gne, & de s'y marier, lorfqu'on lui propofade faire le Tableau de S. Jerôme de la Charité. Cet ouvrage, non feulement fut caufe qu'ilne partit pas de Rome, mais le fit confidérer i & frvit enfuite à lui donner d'autres emplois; -yois-- vez combien cette peinture: eft clélèbre ,-;^ que le Pouffin qui regardoit leDominiquin;cQmn le- premier des Eléves d'Annibal:, ne parlio t de-.e- Tableau qu'avec admiration, & compoit la Transfiguration de Raphaël , la efçehtede- Croix de Daniel de Volterre -& e $. lerne du Dominiquin, pour les plus beaux Tableaux qui fuffent à Rome. - . - r ..
C'eft une chofe étonnante-, que d'un fi-digne & fi précieux- ouvrage . il ne reçut que cinquante écus pour toute. récompenfe:, daos.un temtps où le Guide étoit fi- bien payé desfiens.- Cependant, comme l'ènvie:ne ceffe jamais des'oppofer.àla vertu, ne trouvant rien à, reprendre- dans cet- excellent Tableau, elle tâcha à perfuader. tout- le monde, que fi le Dominiquin avoiété affez heureux pour le bien exécuter , il ne devoitepas avoir-la gloire d'en être l'inventeur puifqu'iI n'avoit -quimite un femblable fujet qu'Auguflin Carache avoit peint avant lui dans lesChartreux de Bologne. . - ..-
Lanfranc étoit nn de ceux qui-tâchoiént;e plus- à perfuader cela à. tout le .monde., parce' qu'il étoit celui qui;avoit te-plus de jaloufie; coitrele Dominiquin ; & même pour fortifier.davantage ce qu'it difoit . en. laifler. une.plus' forte i- preflio dans les efprits, il deffia-, & t graver
ÇLq àI'eau-
- l'eau-forte par Francois Perier fon difciple, le Tableau d'Auguftin Carache, croyant par ce moyen prouver plus fortement-, que ce que le Dominiquin avoit expofé, n'étoit qu'un larcin qu'il avoit fait à fon Maître. Mais ceux qui n'é. toient ni paffionne-z ni jaloux de l'honneur du Dominiquin, reconnoifIbient dans la difpofition & les attitudes des figures, & dans toutesles ex. preffions des vifages, une fi grande difference, qu'encore que le Dominiquin eût confervé une idée générale de-la penfée d'Auguftin, on ne de- voit pas l'accufer d'avoir fait un vol; mais plû. tôt lui, donner des louanges d'avoir imité fon Maître-, & s'être bien voulu fer-vir, comme il le confeffoit lui-même,. de quelques unes de fes. expreffions qu'il avoit étudiées autrefois dans des tempsqu il ne penfoit pas à faire cet ouvrage, mais qui lui étoient revenues naturellement dans l'efprit, comme font d'ordinaire- toutes les cho. fes qu'on apprend avec foin, pour ne les pas - blier. C'eft pourquoi, lorfqu'on onfidére exac- tement- ces deux différens Tableaux, il eft mal- aifé de remarquer, dans celui du Dominiquin au. cune choe- en particulier, qu'on puife dire qu'il ait dérobée.
Après avoir achevé le-Tablèau-de S. erôme, 3 travailla dans un Palais qui appartient au- jourd'hui au Marquis-Coftaguti., où Lanfranc, le Guerchin & Jofeph Pin travailloientaumi. I repréfenta pour le-Marquis Mattei, dans la vou- te, d'une petite chambre l'hiftoire de Jacob &de Rachel, & quelque temps aprés, il entreprit de peindre dans l'Egli! de S Lou's- des François,la Ehapelle- de-ainte Cecile. Cet ouvrage qu'il fit i fraifcue.ayec une beaut- de couleurasE n tr-
vail
vail de pinceau admirable, lui.donna:beaucoup de réputation.
On fait que dans ces- Tableaux, il travailla avec une application extraordinaire, s'attachant - bien connoître la Nature-, & à exprimer les affe&ions de l'ane-, conformément à fon fuje.. Il étudioit auffi avec foin les belles proportions & les mouvemens- de tous les membres du corps, ne prenant d'autre-divertiffement que celui qu'il trouvoit dans le travail. Il ne tiroit pas peu d'utilité de la le&ure des bons-livres,, & de l'en- tretien qu'il avoit fouvent avec Me. Agucchi,, qui ayant beaucoup d'amour pour la Peinture, prenoit plaifir de-lui marquer les plus beaux en- droits des bons-Auteurs.
Il alla à Fano, oe' il fit un ouvrage confidéra- ble pour Mr; Guido Nolfi dans fa Chapelle du Dome. Après avoir paffé plufieurs années éloi-- gné de fon païs & de fes parens, il retourna . Bologne, où il fe maria , & où il fit plufieurs. Tableaux.
Outre le temps qu'il employoit à peindre, il s'appliquoit auffi à l'Archite&ure; & lorfque Gregoire XV. eut été élû-Pape en Ir6zL. leDo. miniquin quil'avoit pris-pour être parrain defon. fils, pendant qu'il n'étoit que Cardinal, fe ren- -dit auffi-tôt à Rome, où il fut- nommé- pour Archite&e du Palais-Apoftolique, & jouït de cette commiffion pendant le Pontificat de ce Pa- pe, fans néanmoins faire aucune chofe pour les. bâtimens.
Le moment étoit- arr'vé :où il devoit davanta-- ge faire paroitretout-ce qu'il favoit-dansla-Pein- ture, Car le Cardinal de Montalte ayant faic bhtir la. nouvelle Eglife de S. André de Lavali,
7 i .
il choifit le Dominiquin pour faire les Tableaux dont il vouloit qu'elle fût embellie. : I en avoit .déja fait quelques-uns pour.ce Cardinal, qui en avoit été tris-fatisfait ; ce qui fut caufe qu'il le préféra à tous les autres Peintres. Je ne;vous dis rien des ouvrages qu'on voit de lui dans cette Eglife: ils font fi celébres, que je ne croi pas qu'il fe trouve beaucoup de perfonnes qui ayent été à Rome, & qui ne les ayent pas vûs.
Il me femble, interrompit Pymandre, que la Coupe n'eft pas de lui. Ceft, repris-e, ce que j!allois vous dire, & quedans le: temps qu'il tra- vailloit, le Cardinal Montalte étant venu a mou- rir en 623. Lanfranc trouva: moyen d'obtenir qu'il peindroit la Coupe, fous pretexte que le .Dominiquin ne pourroit pas achever lui feul de fi grands travaux, pour 'année feinte. Il en .avoit néanmoins fait déja tousles defleins.; & ce ne fut pas fans déplaifir, qu'il vit Lanfranc tra- vailler en fa place.
Lorfqu'il eût fini S. André, il fit dans l'E- glifede S. Sylveftre à Montecavallo, les tableaux ovales qui fontdanslaChapelle duCardinalBan- .dini, où i a repréfenté quatre fujets differens tirez de l'ancien Teflament. Dans le premier on voit Efther devant AfTuérus; dans- le fecond Ju- dith qui montre aux Hébreux la tête d'Holofer- ne; dans le troifiéme , David qui joue de la harpe devant l'Arche; & dans-1e quatrième, Salomon affis dans fon trône avec Berfabée fa riere.
Lorfque lEglife de S. Charles des Catinares fut entiérement bâtie , on donna au Sementa, Eléve du Guide, à peindre la Coupe, & au Dominiqain les qaatre a.gles des pilaftres, o il
a re-
a repréfenté les quatre vertus cardinales.
Tous ces grands ouvrages que le lopliniquri a faits à S. André de Laval, & àS. Chaires, ne rendirent pas fa fortune meilleure, parce qu'it en fut fort mal récompeifé. CeLf ce qui le fit refoudre d'aller à Naples, pour peindre la Cha- pelle du Trefor. Cette entreprife..qui pouvoit lui &tre de quelque utilité, n'étoit pasfansbeau- coup de difficultez, & même lui paroiflfitperil- leufe; parce que Jofeph Pin & le: Guide, qui en différens temps s'étiient tranfprtez fur les lieux. à même deffein. avoient été contraints de s'en retourner par le danger où ils fe trouvoient ex- pofez, à caufe de la jaloufie des Peintres Napo- litains, qui ne pouvoient fouffrir que desEtran- gers leurvinffent ôter leur pratique, & fairedes ouvrages qu'ils croyoient leur appartenir préfé- rablement à tous autres. Le defir néanmoins que- le Dominiquin voit d'entreprefidre deé grands travaux; la mort du, Pape Gregoire XV. qui le. privoit de fon emploi d'Archite&e du Palais A .poftolique, & lui otoit I'efperance qu'il avoit- euë d'être Archite&e de l'Eglie de S. Pierre, .au fujet de quoi il s'étoit beaucoup appliqué ià l'étude de l'Architeâure ; le befoin qu'il avoit de fubvenir à fa famille; enfin toutes ces raiioins le firent paffer fur celles q-ui pouvoient l'Iemp- cher d'aller à N'apes.: de forte q'àapré` avoir traité avec les Envoyez de cette ville eni i629. il s'y en alla avec toute fa famille. efl vrai que les. conditions qu'il fi't, étient aflez avan- tageufes, fi la chofe eût réirfli: car, on lui devoit payer cent cuspour caque figureentiére, cin- quante-&éus d demi-figures, & vingt-,cinqeéùs des; têres.feules ; ce q. d4evoit faire un prix con-
ûde-
fidéfable, eu égard à la quantitE de chofes qu'il auroit eu lieu de peindre pendant? plufieurs an- nées. Outre cela, on lui promettoit à la fin de fon travail un préfént conforme àla grandeur & à la beauté de ce qu'il feroit.
Ces promeffes pourtant ne fatisfaifoient pas fes amis, qui connoiffant fon humeur & l'amour qu'il avoit pour l repos, prévoyoient l'inquié- tude & les déplaifirs qu'il recevroit à Naples, par l'exemple de ce qui étoit arriié:au Guide & à JofephPin. En effet, à pine eut-il commen- cé de travailler, que es ennemis selevérentcon- tre lui, & firent de fi grandes cabalTes.pour dé- crier. toutce-qu'il faifoit, que l'Efpagnolet, qui: étoit celui de tous les Peintres qui en parloit a- vec le moins d'emportement, difoit que le Do- miniquin ne méritoit.pas lè nom dePeintre-, ne fachant-pas même manier l pinceau : de forte que ceux.qui avoient traité- avec lui, remplis des mauvaifes impreffions qu'on leur donnoit, paru-- rent fi mal fatisfaits , qu'ils ne les confideroient- plus comme celui. qu'ils avoient choifi avec eftime, mais comme un inconnu, & le moindre de tous les Peintres. Ainfi dés lé commencement qu'il fut-arrivé à Naples , il eut- tantde fujets d'être mai fatisfait, que. fes amis s'étonnoient comment- il pouoit- travailler. Auffi les mau- vais offices que l'Efpagnolet & ceux defa cabale lui rendoient-continuellement auprès du Viceroi: & de ceux qui l'employoient, le troublerent fi 'fort, que ne pouvant plus réfifter à tant de tra- verfres-,. après avoir penfé-à'ce- qu'il devoit faire pour s'en délivrer-, & fe- fauver d'un pays' où il n'avoit-point d'amis-, il réfolur-de. quitter Na- -pes, ans en parler âàperfonne.- Etant forti feo-
cret-
crettement hors de la ville, il monta à cheval, & fuivi de fon valet, s'en alla à Rome, avec une diligence qui marquoit bien plus une fuite précipitée, qu'un retour prémedité; n'ayant ét gard, ni aux chaleurs de la faifon, ni aux fati- gues du chemin, ni à fa famille qu il abandonnoit.
Lorfqu'on fut qu'il s'étoit retiré de la forte, on arrêta fa femme & fa fille, & on ne les laiffa point fortir de Naples . qu'après que le Domi- niquin eut donné des affirances qu'il acheveroit ce qu'il avoit commencé. Mais lorfqu'environ un an après il y fut de retour, i reçut tant de déplaifir, qu'au lieu de vivre, il ne faifoit plus que languir, & ne fe croyant pas même en feu, reté dans fa maifôn & parmi fa famille, il chan- geoit tous les jours de nourriture , & n'ofoit quafi manger , craignant qu'on ne l'empoifon- nat: ce qui lui abattit fi fort l'efprit & le corps, I que s'affoibliffant peu à peu-, il' mourut le i-. Avril 1641. âgé de foixante ans.
Si-tôt qu'il fut mort, on ruina à Naples les ouvrages où il avoit travaillé pendant trois ans, pour en faire peindre d'autres par Lanfranc. Et 'envie & fa mauvaife fortune non contentes db l'avoir perfecuté pendant fa vie, 'utragerent encore après fa mort dans fes heritiers, aufquels, par une injuftice extraordinaire, on fit rendrela plus grande partie de l'argent qu'il avoit reçu de fon travail. Cependant, lorfqu'on eut à Rome lànouvelle de fa mort-, il y fut fort regretté, & ceux de lAcademie honorerent fa mémoire d'une oraifon ui ft recitéeen public, avec plufieurs versà fa ouange. Il ne laiffa qu'une feule fille, qui hé- ita de tout le bien qu'il avoit amaflf par es
Ion.
longues veilles, qui montoit environ à vingt mille écus.
Il étoit d'une humeur libre & honnête, fobre dans fon vivre , modefte & retenu dans fa con- verfation. 11 étoit fort retiré, croyant éviter par ce moyen la malignité de fes envieux, qui ne laiffloient pas de le perfecuter dans fa retraite, & lorlqu'il faifoit tout fon poffible de les éviter. Quoi-qu'il ne pût s'empêcher de fe plaindre du tort qu'il recevoit par la médifance des Peintres, il ne fe foucioit pourtant pas de leurs louanges ni de leurs blames. Comme il connoiffoit leurs mauvaifes intentions, lorfqu'on lui difoit que ceux de Naples décrioient ce qu'il faifoit à la 'Chapelle du Tréfor, au lieu de s'en fâcher, il répondoit avec, quelque forte de joye, que c'étoit un témoignage que ce qu'il avoit fait, étoit bien. On lui rapporta un jour que certains Peintres a- voient fort eftimé quelques-unes de fes figures. l'ai bien Deur reDlicua-t-il , au'il ne me fait chapé quelques cups de pinceau qui ne valent rien, & qui leur plaifent. -
Un de fes amis voulant lui perfuader de ne pas tant finir fes ouvrages, ni les travailler avec une fi grande exa&itude, mais s'accommoder au goût des autres , plutôt que de vouloir fe con- tenter lui-même: C'eft pour moi feul, lui dlt-il, & pour la perfe&ion de l'Art que je travaille. Auffi favoit-il bien, que toute l'excellence d'un ouvrage confifte en ce qu'il foit également ache- vé dans toutes fes parties, & qu'on connoifle que l'ouvrier a apporté tous fes foins à le per- fe&ionner, & y a mis, comme l'on dit, lader- niére main. C'eft pour cela, qu'il ne pouvoit fou«rir que les jeunes étudians ne fiffent que de
Gfim
fimples efquiffes, lorfqu'ils deflinoient, & qu'en peignant ils fe contentaffent de marquer lescho- fes par des coups depinceau qui ne fuflentpoint terminez. Quand il étoit avec eux, il ne leur parloit jamais que dechofes utiles & neceflaires a leur profeffion. Il leur difoit fouvent qu'iline doit fortir de la main d'un Peintre 'aucun trait ni aucune ligne, qu'elle n'ait été formée dans fon efprit auparavant; Qu'ils devoient fe fouve- nir, quand ils confidéroient quelque objet, de ne le regarder pas une feule fois, mais d'y faire Une longue attention ; parce que c'eft l'éfprit, & non pas l'oeil, qui juge bien de la raifon des choes. Auffi avant que de fe mettreau travail, & deprendre le pinceau , il avoit accoûtuné, comme je vous ai déja dit, de penfer long-temps à ce qu'il vouloit faire. Il demeuroit quelquefiis retiré eul la plus grandepartie du jour à médi- ter fur un fujet ; & lorfqu'il en avoit arrêté en !li-même !'inventin & 1a AdfpnnfiStion, i-pa r foit content, & e rejouïffoit comme s'il et déja exécuté la principale partie de fon tra- vail.
II ne pouvoit comprendre qu'il y et desPein- tres qui travaillafent à des ouvrages confidéra- bles, avec fi peu d'application, que pendant leur travail ils ne laiflaifent pas de s'entretenir avec leurs amis. Il les regardoit comme des ouvriers qui n'avoient que la pratique, & nulle intelli- gence de l'Art ; étant perfuadé qu'un Peintre, pour bien réflir , doit entrer dans une parfaite connoiffance des affee&ions de I'efprit & des paf- fions de l'ame; qu'il doit les fentir n lùi-même, & s'il faut ainfi dire , faire les mêmes aions, & fouffrir les mêmes mouvemens qu'il veut re-
pré-
préfenter : ce qui ne fe peut au milieu des dif. tracions. Aufli on l'entendoit quelquefois par. ler en travaillant, avec une voix languiflante & pleine de douleur , ou tenir des difcours agréa- bles & joyeux , felon les divers fentimens qu'il avoit intention d'exprimer. Mais pour cela, il s'enfernioit dans un lieu fort retiré, pour n'être pas apperçu dans ces différens états , ni par fes Eléves,- ni par ceux de fa famine; parce qu'il lui étoit arrivé quelquefois, que des gens qui l'a- voient vu dans ces tranfports, avoient foupçon- né de folie. Lorfque dans fa jeuneffeil travail- loit au Tableau du martyre de S. André qui efi à S. Gregoire, Annibal Carache étant allé pour le voir, il le furprit comme il étoit dans une a&ion de colère & menaçante. Après l'avoir obfervé quelque temps, il connut qu'il repréfen. toit un foldat qui menace le S. Apôtre. Alors ne pouvant plus fe tenir caché, il s'approcha du Dominiquin, & en embraffant, lui avoua qu'il avoit dans ce moment-là beaucoup appris de lui.
Il e vrai aufli que dans cette partie de l'ex- prellon, il a été plus avant que fes Maîtres; & fe Pouflin, dont le témoignage e d'un grand poids fur cette matière, difoit qu'il neconnoiffoit point d'autre Peintre que le Dominiquin , pour ce qui regarde les expreffions.
Lorfqu'il voulut s'infrauire à fond de l'Archi- te&ure, il s'appliqua à la le&ure de Vitruve Cet Auteur lui donna même de la curiofité pour la Mufique des Anciens, à l'étude de laquelle il pafna beaucoup de temps, qu'il eût mieux em- ployé à peindre. Il s'appliqua auffi avec affez de foin aux Mathematiques, particulièrement a
ce
ce qui regarde l'Optique & la Perfpeive, dont il reçut d'excellentes inftruaions du Pere Mat- t ho Zaccolino Theatin.
Outre les grands ouvrages qu'il a faits, dont nous avons parlé , on voit de lui pluieurs Ta- bleaux à huile de grandeurs différentes , dans des Eglifes & dans des maifons particulières. Il e'f vrai que le nombre en eft médiocre, parce qu'il paffa la plus grande partie de fa vie à ne peindre qu'à fraifque.
Je ne vous demande point, interrompit Py- mandre, quels font les plus beaux qu'on voiten Italie; je me contente de ceux que vous avez déja nommez. Mais marquez-moi, je vous prie, les plus confidérables de la main de ce Peintre qui fe trouvent aujourd'hui à Paris.
Vous avez vu dansle cabinet du Roi, repar- tis je, celui où David eft repréfenté jouant de la harpe,, & un autre de même grandeur où Sainte Cecile touche une baffe de viole: mais un des plus beaux eft celui oil il a repréfent un concert de muficiens & des joueurs d'inftru- mens. Ces trois Tableaux viennent du cabinet du Duc de Mazarin. Il y a auffi dans le même cabinet de S. M. un autre petit tableau où font peints trois petits Amours. I les fit pour le Cardinal Ludovifio à qui l'on avoit fait préfent d'une Guirlande de fleurs, au milieu de laquel- le ils font repréfentez. L'un eft affis dans un char tenant d'une main fon arc, & de l'autre les rênes de deux colombes qui tirent le char: les deux autres qui femblent fe foutenir en l'air fur leurs ailes , répandent des fleurs, & fe jouent agréablement. Il y a encore dans le même lieu d'autres Tableaux de figures, & quelques païfa- I ges
ges trs-agréables, de la main de cet excellent homme. Celui qui eft dans le cabinet de Mr. le Nôtre Contrôleur des Bâtimens, où Adam & Eve. font repréfentez dans le Paradis terreftre, eft un ouvrage confidérable.
Pendant que nous étions à Rome, dît Py. mar.dre, n'y eut-il pas un Secretaire du Duc de Guife, qui acheta l'original & la première pen- fée du tableau de la Communion de S. Jerô- me ?
Ce tableau, lui repartis-je, que ce Secretaire avoit apporté en France, avec quelques autres, tomba après fa mort entre les mains du Cheva- lier de Clerville, & à fon inventaire il a été ven- du à Mr. Colbert, Coadjuteur de Rouen: pré- fentement il eft dans le cabinet de Monfieur le Marquis de Segnelai. Il y a encore des Tableaux de ce Peintre dans les cabinets de Mr. le Che- valier de Lorraine, & de Mr. dela Vrilliére Se- cretaire d'Etat.
Entre les Eléves du Dominiquin, on confidére particuliérement Antonmno Barba-longa, de Mef- fine , qui a travaillé à Rome dans l'Eglife des Theatins & à S. André de Laval; & AndréCa- maffée, qui a peint dans le Palais de Paleftri- ne aux quatre fontaines, & qui a fait plufieuts autres ouvrages qui lui ont aquis de la répu- tation.
Je n'ai pas perdu la mémoire, interrompit Py- mandre, des peintures que j'ai vues dans le Pa- lais des Barberins, où André Sacchi a aulli tra- vaillé: mais ces ouvrages, felon que je l'enten- dois dire alors, étoient bien inférieurs à ceux du Dominiquin; & je croi bien aufln que vous n'en parlez pas pour les comparer les uns aux autres.
A I'é-
A l'égard de ceux que vous venez de dire, que. le Guide a faits à S. Gregoire, il me femble qu'on n'en faifoit pas moins de cas, que de ceux du Dominiquin; auffi étient-ils difciples d'un m-. me maitre.
Il ef vrai, repliquai-je, qu'ils avoient tous deux étudié fous les Caraches ; mais pourtant leurs manières font bien dfférentes. LE G u I- DE n'eut pas toute la force & la vigueur que l'on voit dans les Tableaux de fes maitres, &' rendit fa manière de peindre beaucoup plus foible & plus délicate. Comme il étoit'd'un na- tureldoux &agréable, ilchercha à faireparoitre dans fes ouvrages de la grace & de la douceur. Aufli voit-on dans toutes les figures qu'ila pein. tes, un je-ne fai-quôi de noble & de gracieux, qui flatte les fens, mais qui véritablement n'em- porte point l'efprit. Ce font des agrémens qui demeurent expofez aux yeux, & qui les tou- chent avec plaifir, mais qui ne pénètrent point dans l'ame pour s'y faire fentir, & pour émou- voir les paflons. Cependant, de tous les El- ves des Caraches il a été le plus heureux, fe trou- vant encore aujourd'hui un nombre infini de per- fonnes qui cheriffent es ouvrages , jufques aus point de préférer la délicateffe & la grace qu'ont y voit, la grandeur & aux fortes expreflions' qui paroiffent en d'autres Tableaux. Ce n'eft pas qu'il n'y en ait de lui de fort étudiez, & qu'il n'ait repréfenté des corps où tous les mufcles font deffinez avec beaucoup de fcience, comme on peut voir dans les quatre Tableaux des Travaux; d'Hercule qui font au Louvre. Mais à bien con- fiderer fon génie, & tout le cara&éie de fon tra- lvail, il y a plus de molefle & delangueur, que i de
de vigueur & de fermeté. Il eut toutefois es approbateurs pendant fa vie , & il eft encore prrfent l'admiration des perfonnes qui, ne con. noiàfantpas ce qu'il y a de foible dans fesouvra. ges , ont de-l'amour pour cette manière tendre & gracieufe dont il s'eft fervi, & qui , comme je viens de vous marquer, la préfèrent à des expreffions plus vives. Après que je vous aurai parlé de fa naifTance, je vous dirai comment il choifit ce genre de peindre, & comment il s'é loigna en quelque forte du goût de fes maîtres, pour en fuivre un qui lui a été particulier.
Vous faurez donc qu'il naquit à Bologne en 157S. Son pere nommé Daniel Reni, étoit un excellent muficien, qui lui fit apprendre d'affez bonne heure la Mufique, & à defliner. Il étu. dia les principes de la Peinture fous Denis Cal- vart Flamand, dont je vous ai parlé ; & ce fut peut-être fous ce maître, qu'il fe forma une ma. niére de faire certains vêtemens, qui, quelque- fois, tiennent beaucoup de ceux d'Albert Dure Lorfqu'il eut atteint l'age de vingt ans, il s'at- tacha auprès des Caraches, & travailla fous eux à differens ouvrages.
Je croi vous avoir dit il y a quelque temps, qu'après la mort de Raphaël & de Jule Romain, l'Ecole de Rome changea beaucoup de ce qu'el le étoit fous ces excellens hommes; & que ceux qui vinrent dans le fiécle fuivant, & fous le Pon tificat de Grégoire XV. s'attachant peu à l'étud & à la recherche des belles chofes, ne travail loient que de pratique, & d'une manière quel quefois auffi foible & extravagante dans le defli que dans le coloris.
Je vous fis encore obferver comment dans
fuiti
fuite il s'éleva dans Rome deux partis, qui eu- rent pour chefs Jofeph Pin, & Michel-Ange de Caravage dont la manière obfcure & peu agréa- ble, ne laifa pas d'être imitée par beaucoup d'autres Peintres. Sur l'eftime & la réputation que lui donnoient ceux de fon parti , il y eut même des perfonnes de qualité qui voulurent bien trouver beau ce qu'il faifoit. Le Cardinal del Monte, le Marquis Juftinien, le Seigneur Mattei, & plufieurs autres des plus curieux, lui firent faire des ouvrages confidérables, & fedé- clarérent es prote&eurs. Alors une infinité: de particuliers vouloient avoir quelques Tableaux de fa main ; & comme l'on en tranfportoit en divers endroits , il y en eut quelques-uns que l'on envoya à Bologne.
Louis Carache qui fut des premiers qui les vit, fut furpris quand il les eut bien confiderez. Il admira le pouvoir de la fortune, qui rend aveu- gles comme elle ceux qu'elle veut empêcher de nuire aux perfonnes qu'elle entreprend de favo- rifer ; s'étonnant de ce que tant de gens ne voyoient pas combien les ouvrages du Caravage étoient au deffous de l'eftime qu'on en faifoit. Car il étoit aifé de connoître qu'il y avoit feu- ement un contrafte de lumières & d'ombres, & ne exa&itude trop grande à repréfenter la na- ure tellequ'elle eft; mais qu'il n'y avoitnibien- ëance, ni grace, & encore moins d'intelligence de beau choix. Pour Annibal, il ne pouvoit e taire, ni ne pas fe plaindre de ceux qui con- ribuoient à la ruine entiére de ce qu'on nomme e bon got dans la Peinture, en favorifantcette ouvelle manière de peindre. Où font, difoit- , ces ouvrages dont l'on parle avec tant d'ad- lom. 111. R mi-
miration ? Je ne voi rien dans ces Tableaux qu'on nous préfente, que des marques d'une nouveau- té qui ne merite aucune loiange. Je ne doute plus que tous les Peintres, qui fans avoir étudié & v les bonnes chofes , voudront inventer & mettre au jour quelque nouvelle manière, ne trouvent un femblable fort , & ne reçoivent de pareils applaudiffemens. Puis faifant réflexion fur les differens jugemens des hommes, &com- bien ils font bizarres & capables de changemens: Il me femble, ajoûtoit-il, qu'on pourroit fe fer- vir d'un autre moyen trs - affuré pour mortifier lauteur de cette nouveauté, & même pour dé- truire fa réputation. Pour cela je ne voudrois que faire des Tableaux qui fuffent traitez d'une manière toute contraire à la tienne. A fon co- loris fifier & fi fort,, j'en oppoferois un tout-à- fait tendre & foible. Au lieu qu'il fe fert de jours enfermez, & qui tombent d'enhaut furles corps qu'ils éclairent, j'expoferois toutes les fi- gures en plein air, & éclairées de ace. Et bien loin de cacher , comme il fait , tout le travail d'un ouvrage, & les chofes les plus difficiles de l'Art dans l'obfcurité & fous les ombres de la nuit, je peindrois mes figures dans le grand jour, pour faire mieux voir avec combien de foin & d'étude j'en aurois recherché toutes les parties. Il prend à tâche de repréfenter tout ce qu'il voit dans la Nature, & de la peindre comme elle fe préfente à lui, fans choifir ce qu'il y a de plus exquis ; & je voudrois au contraire , faire un choix tout particulier de ce qu'il y a de plus parI fait dans tous les corps; n'en peindre quelesplui belles parties; en compofer un beau tout , don- nant à mes figures une belle union & une n'
bleffe
blefre, qui ne fe trouve que rarement dans la Nature.
Lorfqu'Annibal s'entretenoit de la forte avec fes amis, à la v des ouvrages du Caravage,le Guide qui étoit préfent, écoutoit avec attention les difcours & les remarques de fon Maitre. qui lui fembloient comme autant d'oracles , dont il tira des lumières & des inltru&ions qui lui fu. rent trés-avantageufes dans la fuite. Car après avoir medité fur les obfervations qu'Annibal a- voit faites, il femit fi bien en état de pratiquer ce qu'il lui avoitentendu dire, que par fon grand foin & es continuelles études , il trouva moyen de rencherir fur les remarques & les maximes dé I on Maitre, & de mettre cette nouvelle maniére de peindre, dont il lui avoit entendu parler, un tel degré , & fi oppofée à celle du Carava- ge, qu'il eut l'avantage de fe rendre le plus a- gréable, & le plus heureux de ceux qui travail- loient alors
Le premier effai qu'il en fit , fut par un Ta- bleau où il représenta Orphée & Eurydice , & enfuite par un autre, où il peignit la fable de Califto. Comme cette manière étoit fi différente & fi oppofée à l'Ecole du Caravage, le Guide e vit bien-tôt attaqué par la jaloufie & parl'en- ie du parti contraire au fien, qui blâmoit tout e qu'il faifoit, comme un renverfement de ce ue les fe&ateurs du Caravage nommoient la orce & le bon goût de la Peinture. Cela ne le rebuta pas: il crut, que commela umiére du jour eft plus agréable que les téné- res de la nuit, la manière claire & gracieufe, ont il fe fervoit dans fes ouvrages, deviendroit ien-tôt plus plaifante à tout le monde, que cette
R autre
autre fi obfcure & prefque difforme, qui paroif- foit dans les Tableaux qu'on lui oppofoit. ,ER effet, après avoir courageufement réfifté à toutes fortes de contradi&ions , il fe trouva recherché pour les plus grands emplois, en concurrence de tous les autres Peintres.
Lorfqu'il commença à travailler à fraifque, il ne fit point de difficulté de fe foûmettre d'abord à des Peintres qui lui étoient beaucoup inferieurs en favoir; afin d'apprendre d'eux la pratique de ce travail tout différent de celui à huile. 11 fut bien aife qu'on lui montrât la manière de mêler les couleurs , de les employer en'forte qu'elles confervent leur fraîcheur & leur beauté, de con. noitre le moment propre pour les coucher fur l'enduit; apprendre à bien juger des divers chan- gemens qui arrivent dans les teintes à mefure qu'elles feichent, & des différens effets qu'elles peuvent produire par le mélange des unes avec tes autres; & tout cela trés-neceffaire à un Pein- tre foigneux de la beauté & de la confervation de fes ouvrages. Aufli après s'en être bien inf- truit, il rliffit fi bien dans ce genre de peintu- re,.que fa réputation augmentant de jour en jour, on ne parloit plus que de lui, non feulement dans fon pais, mais encore à Rome, où il avoit envoyé au Cardinal Facchinetti, qu'on appelloit Santi Quatro, la copie qu'il avoit faite de la Sain- te Cecile de Raphaël; & au CardinalSfondrato deux autres Tableaux de fon invention, que le Cavalier Jofeph Pin, Gafpard Celio , & le Po' merancio, Peintres alors confidérez dans la Cour du Pape, avoient beaucoup eftimez.
La récompenfe & les louanges qu'il en recUt, augmenterent le defir qu'il avoit d'aller à Rome,
poui
pour voir Annibal Carache qui travailloit à la galerie du Palais Farnéfe. De forte que lescon- feils de l'Albane, & les Lettres de Jofeph Pin, qui le convioient à faire ce voyage, le firent aifément réfoudre à partir.
Etant arrivé à Rome avec l'Albane, il fut favorablement reçû de Jofeph Pin, qui pour l'op- pofer au Caravage on ennemi declaré, faifoit tout fon poffible pour lui procurer les emplois qu'il favoit qu'ondeftinoit au Caravage, comme il arriva en effet, au fujet d'un Tableau du Mar- tyre de Saint Pierre. Pour obtenir ce travail, Jofeph Pin promit au Cardinal Borghéfe, quele Guide prendroit la manière du Caravage , & le feroit dans ce goût fort & obfcur qui plaifoit alors; ce qu'effe&ivement il exécuta, mais d'une difpofition noble, & d'un deffein excel- lent.
Annibal ne fut point aife de voir le Guide fi proche de lui , & ne put même s'empêcher de le témoigner à l'Albane, qui l'avoit amené à Rome. Mais le Caravage plus que tout autre, en fut extraordinairement touché , craignant que la nouvelle manière du Guide fi oppofée à la fienne, & beaucoup plus agréable, ne le décre- ditât entièrement. Non feulement il parloit mal du Guide & de fes ouvrages dans tous les lieux où il fe rencontroit, mais ajoûtoit encore les menaces aux injures; & fi le Guide n'eût été plus fage & plus retenu que le Caravage, ils eufent fans doute eu de grands démêlez. Mais plus le dernier avoit d'emportement & de colére, & plus le Guide témoignoit de modération & de douceur ; & ce fut par ce moyen qu'il évita dans beaucoup de rencontres les effets de fa bru- talité. R II
Il n'eft pas neceffaire de nous arrêter à tous les différens que le Guide eut avec le Caravage & ceux de fon parti, & mêmeenfuite avec 1'Al- bane & quelques autres Peintres. Il eft prefque impofible que l'émulation qui fe trouve entre les favans ouvriers; ne produife enfin une haine qui ne finit jamais.
Parlons donc feulement des principaux ouvra- ges du Guide , & laiffons aux Auteurs d'Italie à écrire plus en détail toutes fes a&ions, & cel- les des autres Peintres de leur païs , comme a fait depuis peu avec beaucoup de foin le Comte Malvafia.
Le Guide avoit fait plufieurs Tableaux dans Rome. Il avoit travaillé pour le Pape Paul V. mais les mauvais offices de fes ennemis, ayant empêché qu'il n'en reçût tout l'honneur & la récompenfe qu'il efperoit, il retourna à Bologne, où entre autres ouvrages il fit le Martyre des Innocens qui a été gravé à l'eau-forte par deux différens maîtres. I fit ce Tableau, pourdefa- bufer ceux qui croyoient qu'il n'étoit pas capa- ble de mettre enfemble plufieurs figures. Cet ouvrage où il prit beaucoup de foin, fut fi efti- mé, que leCavalier Marin , pour le rendre en- core plus c-lébre, compofa un Madrigal que je n'ai pas oublié , & que vous ne ferez pas fâché d'entendre.
Chefai, Guido, hefai? La man cbe forme angeliche depigne, ratta hor opre fanguigne ? Non vedi t , che mentre il rangninorf Stuol de' fani#lli rauvivaado vai, Nova morte gli dai ?
O .ella
O nella crudeltate anco pietofo lFabro gentil, ben fai, Ch'ancor tragico cafo e caro ogetto, E che eo l'horror va col diletto. ta penfée du Poëte eft belle, dit Pymandre, & fe rapporte à ce que dit Ariflote, que lArt a cela de particulier, de rendre agréable ce qui feroit horreur dans la Nature, comme lorf- qu'on repréfente des fujets de cruauté , ou des objets hideux, qui ne déplaifent point en Pein- ture.
Cependant , le Pape, repris-je, qui s'atten- doit de voir quelques nouveaux ouvrages du Guide, ayant appris que non feulement il ne tra- vailloit pas , mais même qu'il n'étoit plus Rome, voulut favoir le fujet de fon départ; &8 en ayant été pleinement informé, il fit écrireau Nonce qui étoit à Bologne, qu'il eût à le ren- voyer. On eut affez de peine a y faire réfoudre le Guide; toutefois, après avoir fait beaucoup de difficulté, il retourna à Rome. Le Pape le reçût agréablement , & ordonna qu'on le trai- tât de forte qu'il n'eût pas fujet d'être mé- content.
Je ne m'arrêterai point à vous parler des ou- vrages qu'il fit pendant qu'il demeura à Rome-: je m'affure que vous n'avez pas perdu la memoi- re des plus confidérables que nous y avons vû enfemble. Je vous dirai feulement , qu'aprés avoir achevé de peindre la Chapelle du Pape à Montecavallo, il s'en retourna à Bologne, où il fe mit à travailler encore plus qu'auparavant, parce qu'il fe trouvoit plus en repos & en li- berté qu'il n'étoit à Rome. Il avoitl'amitié de
R 4 tout
tout le monde, & fes Tableaux étoient fi recher- chez, que pour en avoir, il faloit les lui payer long-temps auparavant.
Ce fut alors qu'il fit pour le Duc de Mantouë ces quatre Tableaux des travaux d'Hercule, qui font dans le cabinet du Roi. Il peignitauffi pour le Duc de Baviére une Venus; pour le Roi d'An- gleterre, Europe ravie; pour le Duc deSavoye, les trois Graces qui couronnent Venus. Il fit pour le Roi d'Efpagne une Vierge, dans le même temps qu'il envoya à la Reine Marie de Médicis ce beau Tableau de l'Annonciation , qui eft à Paris au grand Convent des Carmelites; il fit en- fuite le Saint Michel que vous avez v à Rome dans 'Eglife des Capucins.
Je m'en fouviens, interrompit alors Pyman- dre, & c'efl un des Tableaux du Guide, qui m'eft le plus demeuré dans l'efprit, à caufe que le Démon qui e fous les pieds de l'Ange, ref- fembloit au Pape Innocent X. & l'on me dit auffi alors, que le Guide l'avoit fait exprés, pour fe venger de lui, pendant qu'il n'étoit que Car- dinal.
Il eft vrai, repartis je, qu'il eut quelque fujet de n'être pas content du Cardinal Pamphile, & qu'enfuite ayant fait pour le Cardinal de San Onofrio, frere d'Urbain VIII. un Tableau de Saint Michel pour l'Eglife des Capucins de Rome, on dit qu'il prit occafion en peignant le Diable abattu fous les pieds de Saint Michel, de faire que le vifage du Démon eût quelque reffemblan- ceà celui du Cardinal Pamphile; maisle Guide, felon que le témoigne le Comte Malvafia, bien- loin d'avoir eu cette penfée, fut fort fâché du bruit-qui en courut alors , & qui néanmoins a toujours duré depuis. Quoi
Quoi qu'il en foit, vous pouvez bien croire qu'il n'eût eu garde de l'avouer. Cependant le Tableau a toujours été regardé à caufe de cela avec curiofité: & vous dites vous-même que cette circonftance vous en a confervé la memoi- re, parce que la fatyre & la médifance s'infinuent & demeurent dans l'efprit plus aifément que les bonnes chofes.
Comme il faifoit alors un grand nombre de Tableaux, & qu'il en étoit bien payé, ilamaf- foit beaucoup d'argent: car non feulement les plus grands Seigneurs & les perfonnes les plus riches vouloient en avoir de fa main , mais en- core quantité de curieux & de Peintres mê- mes , tant pour l'eftime qu'ils avoient pour lui, que pour leur interêt particulier, par- ce qu'ils trouvoient beaucoup à gagner, lorf- qu'ils vouloient s'en défaire. Auffi plufieurs, fur cette efperance, & pour en trafiquer, le fai- foient travailler, & en revendant les Tableaux qu'ils avoient de fa main , & encore d'autres qu'il n'avoit que retouchez, & qu'ils achetoient de fes Eléves, ils y faifoient un profit confidéra- ble. Car comme il avoit plufieurs jeunes gens qui travailloient fous lui , & qui co- pioient de fes ouvrages , il ne refufoit pas, en leur donnant des enfeignemens, de donner auffi afiez fouvent quelques coups de pinceau à ce qu'ils avoient fait. C'eft pourquoi on voit plu- fieurs Tableaux , qui paflent pour être entière- ment de fa main, qui ne font que des copies de fes difciples. Il eft vrai qu'il fut tofjours aflez quitable, pour n'en donner jamais aucun pour être de lui, qui ne le fût en effet, plus fcrupu- leux en cela, & plus jaloux de fa gloire, que le
R 5 Titien,
Titien, qui, comme je croi vougavoir dit, re- tiroit fouvent de fes Eléves les copies qu'ils a- voient faites d'apréslui, lefquelles ilrçtouchoit, & vendoit pour originaux.
Quant au Guide, bien-loin d'en vouloir ufer de la forte , il étoit fâché , lorfqu'il apprenoit qu'avec des copies de fes ouvrages, on faifoitde pareilles fuppofitions. Et il eft certain qu'il au- roit fini fes jours avec beaucoup d'honneur, & fort accommodé des biens de la fortune, fi dans les dernières années de fa vie il ne fe ft point abandonné au jeu. Mais cette paflion qui de- vint exceffive, lui fit prefque perdre tout le grand amour qa'il avoit pour la Peinture, & en même temps cette réputation dont il étoit fi ja- loux auparavant. Car les pertes confidérables qu'il fit, l'ayant reduit à une telle neceffité, qu'il ne favoit comment fatisfaire à fes dettes ; il fe mit, pour tirer de l'argent plus promptement, à ne plus peindre que des demi-figures ; à faire des têtes au premier coup , & à finir à la hâte des Tableaux d'hiftoire qu'il avoit commencez. Il emprunta de l'argent à gros interêt ; il don. na à vil prix tout ce qu'il avoit de fait , & ce qu'il faifoit journellement ; & même fe rédui- fit comme un imple mercenaire, à travailler à la journée , & à mettre prix à fes heures ; ne fongeant plus à rendre fes Tableaux confidéra- bles par l'étude & par le travail, il les aban- donnoit au Public , fous la prote&ion feule de fon nom , & de l'eftime qu'il s'étoit a- quife.
Un fi grand changement de fortune caufa beaucoup de troubles dans fon.efprit, altera fa fanté, rer.verfa toutes fes affaires; enfin, pour
vous
Vous abreger le recit d'une vie qui n'avoit plus rien que de fâcheux & de defagréable, le Gui- de la finit par une maladie langoureufe & in- commode, qui lui donna la mort le g8. Aout 164. dans la foixante-feptiéme année de fon âge.
Outre les Tableaux que je vous ai déja dit qu'on voit de fa main à Paris, il y en a encore plufieurs autres, foit dans le cabinet du Roi , foit chez plufieurs perfonnes de qualité. Un des plus confidérables eft dans la galerie de Mr. de la Vrilliére, Secretaire d'Etat. C'eft le raviflè- ment d'Helene, que le Guide avoit fait avec beaucoup de foin, pour le Roi d'Efpagne, la follicitation de fon Ambaffadeur, & aux pref" fantes recommandations du Cardinal Barberin. Lorfque le Guide l'eût envoyéà Rome, n'ayant- pas trouvé dans les Miniftres d'Efpagne une dif- pofition à le récompenfer généreufement de fon travail , il le fit reporter à Bologne. Un Mar- chand de Lyon l'acheta pour la Reine Marie de Médicis; mais comme dans ce même temps elle fortit de France, & fe retira dans les Pas-bas, ce tableau demeura entre les mains du Mar- chand, qui quelques années après le vendit Mr. de la Vrilliére. Cet ouvrage a paflé pour un des plus beaux que le Guide ait faits. Lors- qu'il l'eût achevé, tous es amis, & les plus in- telligens en Peinture le virent & l'admirèrent; & il n'y eut point de Poëtes & d favans hii- mes à Bologne, qui ne compofaflent des ver à l'honneur du Peintre & du Tableau, & n'en fiffent une honorable mention dans leurs ovr'a- ges. Il eft vrai qu'il ne fe peut rien voir de plus noble & de plus graietrx , que les airs de tte
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de toutes les figures , particulièrement celle de Paris & d'Helene, qu'il avoit étudiées avec beaucoup de foin.
La rencontre des affaires & la difpofition des temps avoit auffi fait tomber entre les mains de Mr. d'Emeri , Surintendant des Finances, un Tableau où ce favant Peintre avoit repréfenté Bacchus, qui rencontre Ariadne fur le bord de la mer, abandonnée par Thefée. Le Cardinal Barberin l'avoit fait faire pour la Reine d'An- gleterre. Il étoit compofé de prés de vingt fi- gures, dont les expreffions & les airs de têtes étoient admirables; mais trop de beautez dé- couvertes, qui avoient fait admirer ce Tableau en Italie, furent caufe de fa perte en France. Si-tôt que Mr. d'Emeri fut mort, Madame d'E- meri peu touchée du mérite du Peintre & de l'excellence de l'ouvrage, ne put fouffrir davan- tage chez elle les nuditez qu'elle avoit vûes avec peine dans ce Tableau; & ayant commandé qu'on le mît en pièces, elle fut fi pon&uelle. ment obéie , que fes domeftiques le mirent par morceaux, fans épargner aucune figure.
11 eft vrai, dit alors Pymandre, que le Guide étoit incomparable pour donner de la grace aux vifages; & je croi qu'en cela il y a eu peu de Peintres qui l'ayent égalé. Je me repréfente toujours ces deux petits Tableaux où il a peint la Vierge qui coud, dont l'une qui eft au Palais Mazarin, eft vêtue de blanc, & l'autreque Mr. le Marquis de Fontenai apporta de Rome, ef vêtue de rouge. On voit dans l'une & dans l'autre tant de grace & de douceur, qu'il eft mal-aifé de rien imaginer , qui repréfente mieux une beauté & une modeftie conforme
cel-
celle qu'on doit peindre fur le vifage de la Sain- te Vierge.
Pymandre ayant ceffé de parler, Je ne m'ar- rêterai pas, repris-je, à vous entretenir davan- tage touchant les autres Tableaux de ce Maître qui font à Paris: vous en verrez de lui de trois manières. La première étoit la plus forte, lorsqu'il imitoit Louïs Carache fon maître; la feconde plus agréable; & la troifiéme fort né- gligée, par les raifons que je vous ai marquées de fa paflion pour le jeu. Ainfi il paroît fou- vent dans fes ouvrages fort différent de lui- même.
Si autrefois en parlant de l'éloquence des Grecs, on a dit que la grace & la perfuafion re- pofoient fur les lvres de Periclés, & que fes difcours étoient des éclairs & des foudres; on auroit bien pu dire auffi au fujet de la Peintu- re, & des Eléves des Caraches, que la beauté & la grace fembloient être au bout des doigts du Guide, lorsqu'il travailloit ; & qu'elles en partoient pour fe repofer fur les figures qu'il ani- moit par fon pinceau. Mais fi l'on vouloitache- ver la comparaifon, on ne trouveroit pas dans les Tableaux qu'il a faits , de quoi convenir à ces foudres & à ces éclairs, qui partoient de la bouche de ce grand Orateur. Si quelqu'un des difciples d'Annibal a fait paroître dans fa ma- niére de peindre quelque chofe de fort & deter- rible, 'a été Lanfranc. Car on peut dire que dans les grands ouvrages de Peinture, le Guide & lui ont partagé ce qui regarde la beauté & la force du pinceau; c'eft-à-dire, deux grandes parties qui fe trouvoient jointes enfemble dans l'éloquence de Periclés.
R 7 Com-
Comme naturellement la douceur & la grace plaifent aux yeux, & gagnent le coeur plus promptement que la force & la grandeur ne touche l'efprit; il ne faut pas s'etonner fi les Tableaux du Guide ont été mieux reçus que ceux de Lanfranc. Cependant fi ce dernier n'a pas eu le bonheur d'être fi recherché de tout le monde, il a eu afLez de favoir pour faire des ouvrages qui lui ont aquis unegrandeeftime par- mi les Savans, & qui conferveront long-temps fon nom à la Poftérité.
Nous avons déja en plufieurs rencontres re- marqué combien la nature ef puiffante à déter- miner les hommes à divers emplois. JE AN LAN FRANC étoit un jeune garçon né à Par- me, que la pauvreté de fes parens contraignit daller à Piazenza, & d'entrer au fervice du Comte Horace Scotti. Ce fut là qu'il commen- ça à faire connoître l'inclination qu'il avoit pour le Defliin, en tracant avec du charbon mille fan- taifies contre les murailles. Son genie fe trou- voit déja trop refferré, lorfqu'il ne deffinoit que fur quelques feuilles de-papier: il cherchoit des efpaces plus vaftes pour étendre es penfées; de forte qu'un jour ayant fait une efpece de fri- fe autour d'une chambre avec du blanc & du noir, o , à dire vrai, il y avoit plus d'ima- gination que de defein ; le Comte Scotti s'en étant appercu , & jugeant auffi-tôt des difpofi- tions qu'il avoit pour réunir dans la Peinture, il l'encouragea à continuer ; & afin qu'il pût étudier plus folidement , le mit fous Augultin Carache. Alors il. donna, pour ainfi dire, car- riére à- fon efprit, & en deffinant enfuire, aprés les Tableaux du Corege, qui font. au-Dme de
Par-
Parme, il fe forma une manière grande & ter- rible, qu'il a mife en pratique dans les ouvra- ges que l'on voit de lui.
Il n'avoitqu'environ vingt-un an, lorsqu'Au- guftin Carache mourut; & ce fut depuis cette mort qu'il s'en alla à Rome, où il fe mit fous Annibal, qui travailloit encore alors au Palais Farnefe. Lanfranc y peignit en plufieurs en- droits, ne laifant pas néanmoins d'étudier aufli d'après les Peintures de Raphaël.' Il grava à l'eau-forte avec Sixte Badalocchio les loges du Vatican, qu'ils dediérent à Annibal, comme je croi vous l'avoir dit. II peignit enfuite plufieurs fujets à fraifque pour le Cardinal Sannefe.
Après la mort d'Annibal , Lanfranc retourna en on: pas , où il demeura quelques années, puis revint à Rome, où d'abord il fit pour les Religieufes de Saint Jofeph, un Tableauquilui donnabeaucoup de réputation.: Il peignit auffi à Saint Auguftin dans la voûte d'une Chapelle, l'Aflomption de la Vierge; & aux ctez de la même Chapelle il repréfenta differens fujets. II travailla à Sainte Marie Major, & à Monteca, vallo pour le Pape Paul V. Enfin le Cardinal Montalte étant venu à mourir, il fe mit.fi-bien dans les bonnes graces de l'Abbé Peretti & des Peres Théatins, qu'il obtint la coupe de Saint André de Laval, au grand déplaifir du Domini- quin. Vous avez vu cet ouvrage, qui dans ce genre eft aflurément un des plus confidérables qui foit à Rome; c'eft une chofe furprenante'de voir comment toutes. les figures., dont les. plus proches ont trente palmes de haut, font bien proportionnées, & diminuent fi conformément [ à leurs differentes pofitions, à leurs racourciffle
mens l
mens & à leurs diftances. Cette coupe parolt dans fon ouverture, d'une largeur fi extraordinai- re , qu'elle repréfente un grand efpace de ciel, où la vue fe porte infenfiblement jufqu'au plus haut de la Gloire. Au milieu de cette Gloire paroît l'Humanité adorable de J ESU s-CHRIST, qui eft la fource de toute la lumiére , qui fe ré- pand , & qui éclaire les corps qui font dans'ce grand ouvrage, dont l'harmonie des couleurs & âes lumières e conduite d'une manière qu'on ne voit point dans de pareils fujets.
Je ne vous parlerai point de toutes les autres chofes qu'il fit à Rome dans plufieurs Eglifes & en divers Palais, ni du Tableau qu'il donna au Pape Urbain VIII. lorsqu'il le fit Chevalier, ni encore de tout ce qu'il a peint en plufieurs vil- les d'Italie.
il partit de Naples en 1646. o il travailloit', pour venir à Rome affifter à la Profefiion d'une de es filles qui fe faifoit Religieufe ; & comme l'année fuivante les Royaumes de Naples & de Sicile furent troublez par les revoltes du peuple contre les Efpagnols , il demeura à Rome, où il entreprit les ouvrages de Saint Charles des Catinares. Ce fut là que je le connus, & que je pris plaifir plufieurs fois de monter fur fon chaffautpour le voir travailler à ces grandes fi- gures, où de prés on ne pouvoit rien connoître, mais qui d'en bas faifoient des effets merveil- leux. Je commençai alors à comprendre, qu'ou- tre l'intelligence de la Perfpe&ive neceflaire aux Peintres, & l'art de bien definer les chofes racourcies, il y a encore d'autres fecrets dans la Peinture, & une fcience plus difficile, qui ne fe peut enfeigner par des regles, mais qui fert à
bien
bien difpofer toutes les figures , & à accompa- gner leurs attitudes & leurs a&ions, de cet air agréable qu'on remarque particulièrement dans ces fortes d'ouvrages, où le Corege & Lanfranc ont fi bien réffi.
Car il eft vrai, que c'eft dans ces lieux fi vaf- tes, plus que dans les Tableaux de moyenne grandeur, que Lanfranc a excellé. On y voit comment il a toujours e deffein d'imiter leCo- rege ; & quoi-que dans l'exécution il s'en faille beaucoup, qu'il n'ait peint d'une manière auffi belle & auffi terminée, il y a néanmoins beau- coup de force dans ce qu'il a fait, & l'on con- noit qu'il a toujours confervé le caraaére & le goût des Caraches fes premiers maîtres.
Comme il ne finiffoit pas fi fort fesTableaux, ou plûtôt qu'il ne les peignoit pas dans ce de- gré où font ceux du Corege; c'eft dans lesgran- des chofes & les grandes diffances où fon colo- ris paroît avec plus d'effet : auffi difoit-il ordi- nairement, que l'air lui aidoit à peindre fes ou- vrages.
On ne peut pas foûtenir qu'il ait toujours été fort correc dans le Deffein, ni qu'il ait parfai- tement exprimé les paffions de l'ame. Mais il avoit une facilité toute particulière à compofer un grand fujet; & comme il imaginoit aifément, il étoit auffi fort prompt à exécuter fes penfées. Cette grande facilité de produire & d'exprimer fes conceptions, étoit caufe, que bien fouvent il ne fe donnoit pas la peine d'étudier affez tou- tes les parties de fes ouvrages. Auffi fur fesder- niers jours, & pendant qu'il étoit à Naples, il s'abandonnoit avec trop de liberté à ne faire les chofes que de pratique; ce qui faifoit dire de
lui,
lui, qu'il étoit favant, mais qu'il négligeoit de faire voir tout ce qu'il favoit. Il acheva en fix mois de temps ce qu'il avoit enttepris à Saint Charles des Catinares. On découvrit ces Pein- tures le jour de la fête de ce Saint l'an 647. qui eft le .9. Novembre; & ce même jour Lan. franc mourut âgé de foixante-fix ans.
Les mêmes defordres de Naples avoient auflf obligé CHARLES MESLIN, dit LE LOR- R AI N, de fe retirer à Rome. Je croi vous avoir dit qu'il étoit difciple de Vouët. Il étoit en ré- putation d'un trés-excellent Peintre; & pendant qu'il étoit à Rome, il me fit voir de fes der- niers ouvrages, qui me parurent trés-beaux. Ils me donnerent lieu-de confidérer plusexa&cement que je n'avois fait, ce qu'il avoit peint long- temps auparavant dans le Cloître des Minimes de la Trinité du Mont, & dans une Chapelleà Saint Louïs des François. Le lieu où il a tra- vaillé davantage, et à Naples. Apres avoir demeuré deux ou trois ans à Rome , il alla achever quelques ouvrages qu'il avoit commen- cez à Mont Calfin , o il a peint un Cloître; & peu de temps après il mourut, étant de re- tour à Rome.
JEAN BENEDICT CASTILLON, qu'on nomme ordinairement LE B E N E DE T TE ou le Genovefe, mourut à Mantouë vers ces temps-là, II étoit de Genes, & d'honnête famille. Il ap- prit les principes de la Peinture de Jean Baptif. te Paggi, Peintre fort confideré des Genois; & enfuite il fuivit les enfeignemens d'un Ferrari, & d'Antoine Vandeik, qui travailloient alors à Genes. Le Benedette n'aimoit pas à demeurer long-temps dans un même lieu ; c'eft pourquoi
il
il a peint à Rome, à Naples, à Venife, à Par- me, à Mantouë, & en plfuieurs autres villes ot il a fait quantité de Tableaux. Il y en a plu- fieurs à Paris que vous pouvez voir. Sa manié- re eft affez particulière, & il parolt dans fon co- loris quelque chofe de petillant qui touche les yeux. Il eut pour difciple fon fils nommé Fran. çois, & un frere appellé Salvator.
Un peu après lui moururent VA N U DE Ro- main, qui faifoit aflez bien le païfage ; MON- TAGNE de Venife, qui a parfaitement peint des mers & des naufrages; LA M AR E Fran- çois, qui faifoit des portraits; & PIETRE TEsTE,,dont l'humeur bizarre & capricieufe fe voit dans tous les ouvrages qu'il a faits. Cet homme avoit le genie de la Peinture, beaucoup d'imagination, & une grande facilité à repré- fenter ce qu'il avoit imaginé. Mais comme il exécutoit les chofes auffi-tôt qu'il les avoit pen- fées, il femble qu'il ait pris plaifir à repréfenter des fonges & des vifions plutôt que des veritez; la raifon ni le jugement n'ayant aucune part dans ce que l'on voit de lui. Cependant com- me il y a des fonges qui plaifentfi fort, que fou- vent on a regret en s'éveillant de fe voir privé du plaifir qu'on y recevoit: de même il y a des Tableaux de Pietre Tefte, qui, quelque bizar- res qu'ils foient, ne laiffent pas d'agréer aux yeux, & de réjouïr l'efprit; mais il ne fautpas les regarder trop long-temps, & moins encore les examiner avec feverité. Auffi une perfonne trés-judicieufe, en me parlant un jour de ce Peintre , me difoit qu'on pourroit lei compa- rer à un certain Anaximene, dont Theocrite dit qu'il avoit un fleuve de paroles , o il n'y
avoit
avoit pas une goutte de fens & de jugement.
Je veux croire, interrompit Pymandre, qu'il étoit mieux féant à cette perfonne qui vous par- loit, de juger de Pietre Tefte, qu'à Theocrite de blâmer Anaximene. Je ne fai fi vous favez que ce Theocrite n'étoit pas celui dont Virgile a imité les ouvrages; mais un autre auquel An- tigonus fit perdre la vie à caufe d'une méchante raillerie qui lui échappa, & qui fit voir qu'il n'avoit pas lui-même tout le jugement qui lui étoit neceffaire. Car comme on le menoit de- vant ce Roi qui vouloit bien lui pardonner quel- que faute qu'il avoit commife, & comme fes amis pour le raffûrer, lui promettoient qu'An- tigonus lui donneroit fa grace, fi-tôt qu'il pa- roitroit devant fes yeux: S'il faut pour cela, leur dit-il, que je paroiffe devant es yeux, vous me faites efperer une grace impoflible; voulant par là lui reprocher qu'il étoit borgne. Et * cette raillerie faite mal à propos lui coû- ta la vie , que le Roi avoit promis de lui donner.
II eaf toujours dangereux, repartis-je, de vou- loir faire paroître fon efprit, s'il n'eft accom. pagne de jugement. Mais il efP vrai que cette dernière partie manque en bien des gens qui ne laiffent pas de fe fauver, quand ils n'ont pas à faire à des perfonnes trop puiffantes , ou fenfi- bles aux injures. Outre la facilité & le plaifir que Pietre Tefre avoit à repréfenter ces diffe- rentes imaginations ; il aimoit encore à peindre des fujets fatyriques, ayant quelquefois repré-
enté * Sic importuna urbanitas male dicacem lurcepri- vsvit. Macrob. 7. Satur.
fenté des Peintres de fon temps fous des figures d'animaux , dont il leur attribuoit les qualitez. II a -gravé lui-même à l'eau-forte plufieurs de fes deffeins. Tous les hmmes ayant des inclina- tions différentes , les ouvrages de Pietre Tefe ne laiffoient pas d'être bien vendus, pendant que 'étois en Italie; parce que comme il y a deux fouveraines qualitez dans la Peinture, l'une d'inf truire, & l'autre de plaire; un Peintre qui a le don de faire des chofes divertiffantes , trou- ve toujours un grand nombre de perfonnes qui ne cherchent qu'à être touchées agréablement, & ne fe foucient pas tant de ce qui pourroit leur être d'une plus grande utilité.
C'eft ce qui fait que l'on a encore aujour- d'hui beaucoup d'eftime pour les Tableaux de L'ALBANE, quoi-qu'il ne fut pas un des plus forts Eléves des Caraches. Nous avons déja parlé de lui en diverfes occafions ; toutefois je ne laifferai pas de vous dire ce-qui regarde fa naiffance, & quelque chofe de fa vie. Son pe- re qui faifoit trafic de foye à Bologne, eut en- tre autres enfans Dominique & François. Le premier qui étudia le Droit, fe rendit àffez con- fiderable par fa do&rine; & François qui ne voulut pas s'appliquer à la Marchandife, com- me fes parens euffent bien fouhaité, s'adonna entièrement à la Peinture, auffi-tôt que fon pe- re fut mort , n'étant encore âgé que de douze ans. Il réiffit fi bien dés les commencemens, qu'il donna de grandes efperances de ce qu'on a vurde lui dans la fuite. Il étudia d'abord fous Denis Calvart, chez qui demeuroit le Guide, qui étant déja affez avancé, fervit de fecond Maître à l'AI- bane, & lui.enfeigna les principes du Deffein.
Lors-
Lorfque le Guide eut quitté Calvart pour fui. vre l'école des Caraches, l'Albane s'apperçût bien de la perte qu'il faifoit, fe trouvant privé du ecours de on ami, dont les bons avis ne lui étoient pas peu utiles. Souhaitant de le re- joindre, il fit fi bien, que quelque temps apres il entra auffi fous Louïs Carache. Cependant cette amitié fi forte qui étoir entre le Guide & l'Albane, ne dura pas toujours. La froideur fe mit infenfiblement parmi eux , & on n'a p en trouver d'autre caufe. que la jaloufie qui naît aifément entre les perfonnes de même profef- fion , à mefure que leur réputation augmente. Je ne m'arrêterai pas à vous dire, ce qui porta l'Albane à aller à Rome , les ouvrages qu'il y fit, & comment il s'y maria : vous faurez feu- lement , qu'ayant perdu la femme qu'il y avoit prife, il en époufa une autre à Boulogne , qui étoit d'honnête famille , mais qui n'avoit pas beaucoup de bien. Sa beauté, fon efprit & fon mérite em,êcherent l'Albane de s'arrêter à l'in- terêt. Il lui fembla que ce parti lui feroit d'au- tant plus avantageux , qu'outre qu'il auroit la fatisfa&ion d'avoir une femme trés-accomplie, il trouveroit en elle un modèle d'une grande beauté, qui pourroit lui fervir pour fes ouvra- ges, fans en chercher d'autres, quand il voudroit peindre une Venus, les Graces , des Nymphes ou d'autres Divinitez qu'il prenoit fouvent plai- ir de repréfenter.
Le choix qu'il avoit fait , lui réufiit ; & fa femme fe trouva fi propre à ce qu'il fouhaitoit, qu'avec la fraîcheur de fon âge & la beauté de fon corps, il y reconnut tant d'honnêteté, tant de graces & des manières de bienféance fi pro-
pres
pres à être peintes, qu'il n'eût pu rencontrer ailleurs une perfonne plus accomplie. Auffi l'a- t-il repréfentée fouvent fous la figure de Venus; & dans la fuite elle lui fournit un ombre afez grand de petits Amours fi beaux & fi bien faits, que c'eft d'aprs eux que François le Flamand & l'Algarde, excellens Sculpteurs, ont modéle les petits enfans que l'on voit de la main de ces deux favans hommes. De forte que l'Albane trouvoit chez lui en fa femme & en fes enfans les originaux de tout ce qu'il a peint deplus a- gréable & de plus gracieux. Sa femme fe con- formoit de telle manière à es intentions, qu'el- le prenoit plaifir de difpofer es enfans en diver- fes attitudes, & de les tenir elle-même nuds, & quelquefois furpendus en l'air par des bandelet- tes, pendant que l'Albane les deflnoit en mille differentes manières.
C'ell par le.moyen des études & des obferva- tions qu'il faifoit de la forte fur le naturel, qu'il a fi bien peint tant de petits Amours, qui ouent & qui volent, lorfqtl'en feformant mille dées de lieux plaifans & délicieux , 'il a repré- enté Venus accompagnée des Graces & de quel- ues Nymphes. Et c'eft auffi particulièrement ans ces fortes de fujets , qu'on voit la beauté e fon genie. Pour s'entretenir dans ces penfées dans linclination qu'il avoit à repréfenterles ables, il lifoit toutes fortes de Poëfies. Le Comte Malvafa qui a fait une exa&e recherche e ce qui regarde la vie de l'Albane , n'a rien ublié touchant les Tableaux qu'il a faits en ce enre , & loue principalement ceux qu'il avoit eints pour le Cardinal de Savoye, & quatre utr:es fur cuivre , dans lefquels il représenta les
Di- 18
Divinitezdes Cieux, des Eaux , de la Terre & de l'Enfer. Mais le même Comte Malvafiaaprés toutes les louanges qu'il donne à l'Albane, dit que es grands Tableaux n'ont jamais été efti- mez à l'égal des petits , & que s'il y a quelque chofe de confiderable dans es grands ouvrages, ce font les Enfans qu'il a peints grands comme nature, lefquels pourtant n'ont pas encore cette beauté qu'on trouve dans les petits : Q'il s'en. faloit auffi beaucoup, qu'il eût pour repréfenter les hommes, les mêmes talens que pour bien peindre les femmes ; ayant un don tout particulier pour les faire agréables, & pour bien imiter une chair délicate, pleine & gracieufe. Il peignoit au con- traire le corps de l'homme foible , fec & d- charné; & c'eft pour cela que le même Auteur de la Vie de l'Albane dit ,que le Comte de la Ca- rouge, qui étant en Italie, acheta trois des qua- tre Tableaux dont je viens de parler, ne fe fou- cia pas d'avoir celui qui repréfente les Divinitez de l'Enfer. II eft vrai que i'Albane ne s'appli- quoit pas beaucoup à étudier la belle nature ni l'antique, pour cequi regarde le corps de I'hom- me, & c'eft pourquoi il n'a pas réuefi dans tou- tes fortes de fujets. Mais l'inclination naturelle qu'il avoit à peindre des femmes, a duré en lui jufques à la fin de fa vie, comme il l'avoue lui- même dans une Lettre qu'il écrivit à un de fes amis un an avant fa mort. Il lui dit, que s'il étoit moins âgé, il voudroit faire encore toute autre chofe que ce qu'il a fait par le pafi , e fentant non feulement rempli d'un nombre in-J fini de nobles idées ; mais ayant plus de plaiir & plus de facilité que jamais à repréfenter les bcautez divines & humaines, particulirement
les
les Nymphes, les Enfans, & les aions diver- tifantes & agréables. Il croyoit alors que fon genie feul & la pratique qu'il s'était aquife, fuffifoient pour lui faire exécuter des ouvra- ges accomplis; blâmant les Caraches, de ce qu'ils s'étoient trop défiez de leurs forces, & de ce qu'ayant toujours employé beaucoup de temps a étudier au lieu de s'abandonner à leur genie, ils n'avoient point amaffé de quoi vivre commodément. Pour appuyer fon rai- fonnement, ou plutôt juftifier fa negligence & fa conduite toute oppofée à la leur; il rap- porte dans la même Lettre, qu'Annibal ayant commencé à peindre de pratique un Chrift mort fur les genoux de la Vierge, pour un Tableau d'Autel qui eft dans l'Eglife de Saint François au delà du Tybre, il en fit une fi- gure admirable & toute divine: mais qu'en- fuite ayant fait dépouiller un modèle, & re- touché d'après lui le corps du Chrift, il chan- gea toute cette première produ&ion de fon efprit; & pour s'être trop défié de fes pro- pres forces, gâta fon Tableau par les derniers coups qu'il y donna.
Bien que l'Albane et' pris plaifir à repré- enter des nuditez, & particulierement des femmes ; ceux néanmoins qui ont écrit de lui e l'ont point accufé de mener une vie liber- ine ni voluptueufe. Au contraire, ils ont re- larqué que quand fa femme n'a plus été en tat de lui fervir de modelle , & qu'il étoit bligé d'en choifir d'autres , ce n'étoit que our defliner ou peindre quelques parties que honnêteté & la pudeur ne leur empêchoit
ai',. II. S pas !i
pas de découvrir , & que même il demeuroit avec elles le moins de temps qu'il pouvoit. Ce n'elt pas que fes ennemis ne diflent toujours du mal de lui & de fes Eleves, qui peut- être ne fe conduifoient pas avec tant de re- tenua. Ses Ouvrages, & fur tout les fujets amoureux, étoient fi recherchez, qu'ils en faifoient plufieurs copies, & quelquefois même imitant fa maniere en peignoient de leur in- vention, ou d'après quelques-uns de es def- feins, lefquels ils trouvoient moyen de lui fai- re retoucher. Comme le débit qu'ils en fai- foient enfuite leur étoit d'une grande utilité, parce que fouvent ils les faifoient paler pour etre de lui, ils s'appliquoient à faire des Ta- bleaux fort peu honnêtes qu'ils vendoient mieux que d'autres. Il eft vrai que-l'Albane eût bien pû fe pafer de faire toutes les nuditez qu'on voit de lui, & qu'ayant un talent particulier pour bien peindre en petit , il eût fait des Tableaux d'une grande beauté, & que tout le monde eût pu regarder avec plaifir, comme font ceux de dé- votion qu'on voit en plufieurs Cabinets de Pa- ris: entre autres le Baptême de Nôtre Sei- gneur qui étoit au Duc de Lefdiguieres, & qui eft préfentement dans le Cabinet de Mr. le Prince; une fuite en Egypte que Mr. Bellu- chau a efe du Duc de Grammont; une Vierge qui eft dans le Cabinet du Chevalier de Lorrai- ne; & fur tout une petite Gloire qu'avoit au'! trefois Mr. Haubier.
Quoi-qu'il ait e plufieurs traverfes dans fa! fortune , & beaucoup de fujets de déplaifir dans fa famille, il étoit cependant d'un teni
pera,
perament fi heureux, que les afflidions n'ont jamais troublé le repos de fon eflrit, ni alteré la fanté de fon corps ,. ayant toujours vécu a- vec beaucoup de tranquillité ju'fques à l'âge de quatre-vingts-deux ans & fix mois , qu'il mou- rut à Bologne le 4. Oftobre x660.
Entre les Eleves de. l'Albane P E R R E FRANÇOIS MOLA & JEAN BAPTISTE M O L A ont été des plus confiderables. Le dernier a fort bien fait le Pafage : il peignoir aufli trés-bien les figures , mais d'une ma- niere moins tendre'& moins gracieufe que fon Maître.
Il y eut encore un autre difciple des Cara- ches qui mourut dans la même année que l'Al- bane : il fe nommoit GIACOMO CAVEDO- N E aulfi de Bologne. Son nom ni fes Ouvrages ne font gueres connus à Paris , mais ils font eftimez en Italie ; & ceux qui ont vû les plus beaux Tableaux qu'il a peints à Bologne , di- ent qu'ils tiennent beaucoup de la maniere d'An- ibal, & en parlent avec eftime. Il femble que l'année 660. ait été fatale ux Peintres de Bologne; car ce fut encore dans e même temps que mourut AUGUS TIN ME- E L L i. Il étoit favant pour bien peindre Archite&ure, particulierement les décorations es Théatres. Il mourut enEfpagne, où-ilétoit lé travailler pour le Marquis de Liche. Il a- it avec lui Angelo Michele Colonna de Bolo- e, qui lui aidoit dans fes grands Ouvrages. e Colonna a peint à Paris dans l'Hôtel. de' ionne. N'etoit-ce pas dans ce temps, dt Pymandre,
S que
que François Grimaldi & François Romanelle vinrent auffi en France?
Le Colonna , repartis-je, n'arriva que quel. ques années après eux Vous favez que GRI- MA LUI vint à Paris dans une affez mauvaife conjor&ure, car ce fut en 6 4 8. lors qu'il y avoit beaucoup de defordres. Aufli demeura. t-il quelque temps qu'il ne fit pas grand'.cho. fe, & ne commença à peindre les plafonds du Palais Mazarin qu'un peu avant le retour du Roi -à Paris. Si - tôt qu'il les et achevez , il retourna à Rome.
Quant à ROMANELLE, il avoit achevé de peindre l'Appartement de la Reine-mere du Roi, la Galerie du Palais Mazarin , & fait plufieurs Tableaux pour divers Particuliers, entre autres pour Mr. d'Emeri Surintendant des Finances. Il étoit Eleve de Pietre de Cortone, & imitoit fa maniere. Après fon retour à Rome il fit quelques ouvrages : enfin s'étant retiré à Viterbe d'où il étoit, il y mourut peu d'années après, & vers le temps que mourut à Modene un Peintre François nommé BOU L ANGER Le M AN CH O L E Flamand travailloit en Fian. ce dans ce temps-là. Il y a des Tableaux de lui dans les nouveaux Appartemens du Châtea de Vincennes, qu'il fit pendant la Régence d la feue Reine Mere.
J'ai encore à vous parler d'un Peintre Bou. lonnois, dont vous avez v plufieurs Ouvrage c'eft de François BARBIERI DA CENTO furnommé LE GUERCHIN, à caufe qu'il toit louche ; ce qui lui arriva en nourrice pa un grand bruit qui le réveilla en furfaut. Lor
qui
qu'il fut en état d'aller aux écoles, es parens ne manquèrent pas de le faire instruire : mais ayant-des l'âge de huit ans donné des marques de on inclination pour la peinture, fon pere le mit fous certains Peintres de fon pais peu con- nus , & qui n'avoient pas beaucoup de capaci- té. Aufli ce ne fut pas d'eux qu'il apprit tout ce qu'il a f ; la Nature feule a été fa mai- trefl , & fon genie lui a fourni ce qu'il a fait de plus beau. Il n'imitoit aucuns Maîtres de fon temps, &travailla pendant plufieurs années fans avoir vu leurs ouvrages. Que fi enfuite il eût plus d'inclination pour les uns que pour les autres, il eft aifé de juger que ce fut la maniere du Caravage qu'il préfera celle du Guide & de PAlbane qui lui parurent trop foibles, ai- mant mieux donner à es Tableaux plus de for- ce & de fierté, & s'approcher davantage de la nature , laquelle veritablement il deflina plus correnement & avec plus de grace que le Cara- vage. Aulli on peut dire qu'il avoit de belle; qualirez, & même qu'elles étoient grandes & eflimables, fi on les confidere fans les compa- rer à celles d'autres Peintres qui travailloient alors. Il deffinoit avec une merveilleufe'facili- é. 11 étoit plein d'invention, & a peint certai- nes chofes afez gracieufes, bien qu'à parler fin- erement fa maniere ne puiffe point pafler pour gréab!e dans tout ce qu'il a fait. Un de fes uvrages les plus renommez dans Rome , eft 'Aurore qu'il a peinte dans un Salon que nous lâmes voir enfemble dans la Vigne Ludovife, prés avoir admiré l'Aurore du Guide , qui eft u Palais Bentivoglio à Montecaval. Je ne vous
S 3 par-
parlerai pas de toutes fes autres peintures: vous pouvez voir ce qu'il y en a chez le Roi, dans le Palais Mazarin, & en divers autres lieux. Il fit pour Mr. de la Vrilliere Secretaire d'Etat, un Tableau en 6 7. où il repréfenta Caton d'Utique ' un autre qu'il n'acheva qu'en 1643. oh il peignit Coriolan, lors que venant faccager Rome , il en fut empêché par les prieres de fa mere, de fa femme & de es enfans ; & un autre qu'il envoya en i 6 4 ç. de même grandeur que les deux premiers , où il repréfenta la paix des Sabins avec les Romains. L'Abbé Mey de Lyon en a deux: l'un repréfentant les enfans de Jacob , qui montrent à leur pere la robe en- fanglantée de Jofeph ; & un autre où Judith & Abra tiennent la tête d'Holopherne. La figu- re de Judith eft bien peinte, l'air de fon vifage beau & gracieux. I1 fit ce Tableau en 6 5 i. pour le Sr. Giacomo Zanone. Mais un des plus beaux que vous puiffiez voir de lui, eft une Vierge de pitié , qui tient un Chrift mort fur fes genoux , le tout grand comme nature; il eft chez Mr. Jabac, qui en a le deffein de la main d'Annibal Carache. Il y a bien apparence que c'eft d'après ce deffein que le Guerchin a peint le Tableau, & peut-être qu'il l'a auffi fait pendant qu'il travailloit fous le Carache, car c'eft un des plus beaux ouvrages qu'il ait faits. Si dans toutes les parties de la peinture le Guerchin n'a pu égaler plufieurs excellens hommes dont nous avons parlé, auffi il n'y a gueres e de Peintres qui ayent été comparables à lui dans ce qui re- garde les bonnes qualitez du corps & de l'ame dont e Ciel l'avoit pourvû. Sa taille étoit médiocre,
mais
mais bien faite; fon humeur gaye & on entre- tien agréable. Il étoit infatigable au travail, fincere dans fes paroles, ennemi du menfonge & de la raillerie ; humble & civil à tout le monde, charitable , dévot , & d'une chafteté reconnue. Il avoit beaucoup de confidtration & d'amitié pour toutes les perfonnes de fa pro- feffion. Il ne fortoit prefque jamais de chez lui fans qu'on le vit accompagné de plufieurs Pein- tres qui le fuivoient comme leur maître , & le refpe&oient comme leur pere, à caufe de l'a- mour & de la tendreffl qu'il avoit pour eux; car non'feulement il avoit beaucoup de confi- deration our les perfonnes élevées en dignité & au defus de lui, mais il étoit complaifant à tout le monde. Il étoit curieux de favoir tou- tes les nouvelles; & comme il avoit une me- moire heureufe, & qu'il s'exprimoit facile- ment , chacun cherchoit fa converfation par le plaifir qu'on avoit d'apprendre de lui une infi- nité de chofes qu'il racontoit d'une maniere a- gréable. 11 ne parloit jamais mal de perfonne; mais pour l'ordinaire il faifoit le fujet de fes entretiens, ou des hiftoires qu'il avoit ls, ou de ce qu'il avoit entendu dire de fingulier.
Bien que dans es propres ouvrages il n'exé- cutât pas les chofes dans la perfe&ion qui eût été à defirer , il ne laiffoit pas de juger avec beaucoup de difcernement des Tableaux desau- tres Peintres , loûant toûjours ce qu'ils avoient fait, ou du moins n'en parlant qu'avec beau- coup de retenue & de moderation lors qu'il y voyoit des chofes qui ne méritoient pas d'être eftimées.
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Il eût pour amis tous les Peintres de fon temps, parce qu'il n'envioit ni leur fortune, ni leurs emplois ; au contraire, il étoit bien- aife qu'ils s'avancaffent tous & en biens & en réputation. Pour contribuer même à leur forture il étoit toûjours prêt de les affiter, ou de es confeils, ou de fon credit. Auffi non feulement fa bourfe étoit-elle ouverte à es amis, mais encore à des perfonnes qui pou- voient lui être indifferentes ; & l'on a fû qu'en plufieurs rencontres il a généreufement fecouru des gens de qualité qu'il connoifloit avoir befoin d'argent, cherchant à faire plaifir à tout le monde, particulierement à ceux qu'il favoit être dans la neceffité.
Il et beaucoup d'amitié & de tendreffe pour fes parens. Il prit foin de bien élever fes ne- veux; & quant à fes nieces, il en pourvût quel- ques-unes par mariage , & donna aux autres de quoi être Religieufes.
Jamais perfonne n'eût fujet de fe plaindre de fa bonne foi , ni de trouver à redire dans fes meurs. N'ayant point été marié , il vécut toujours dans une grande pureté. Il ne fut fujet à aucunes maladies, & n'a eu que de petites incommoditez fur la .fin de es jours. 11 : fut cheri , & eftimé de plufieurs Princes & grands Seigneurs. Il amaffa beaucoup de bien, qu'il n'employoit, comme je vous ai dit , qu'à affifer fes parens , & à fecourir es amis. Il acheta une fort belle maifon dans Bologne, &; quelques autres à la campagne , qu'il meubla honnêtement, & où après fa -mort on trou i va quantité de Tableaux, beaucoup de vaiffel
le
le- d'argent, des pierreries , & plufieurs autres raretez.
Pendant fa vie il fit btir des Chapelles & des Autels , qu'il garnit de tous les Or- nemens neceffaires, & même donna de quoi les entretenir. Il vécut toujours honorable- ment dans le public & dans fon particulier, fe conduifant , en toutes fes a&ions, à l'égard du monde avec beaucoup de prudence, & envers Dieu avec beaucoup de crainte & d'a- mour.
Etant tombé malade au mois de Décem- bre mil fix cens foixante & fept, il reçût les derniers Sacremens avec une réfignation & -une pieté extraordinaire, & mourut dans le même mois âgé de foixante- dix ans. Il laiffa pour héritiers de tous fes biens deux de es ne- veux. ! Ayant ceffé de parler , & voyant que Py-
mandre attendoit que je continuaffe .mon dif- cours , Je croi, lui dis-je, qu'il eft temps que nous mettions fin à nôtre entretien il me femble qu'il a duré affez long- temps, & peut- être même que je devois l'abreger , en ne m'arrêtant pas à beaucoup de gens qui ne font gueres célébres. Mais s'il ne m'a pas été poffible de rejetter ceux qui fe font préfentez a mon efprit , il y en peut avoir quelques- uns dont je ne me fuis pas fouvenu, qui méri- toient bien d'être nommez. Lors que nous nous reverrons , nous pourrons parler avec plaifir d'un excellent homme qui ne vécut -que peu d'années après le Guerchin , & qui nous fournira uue ample matiere de réflexions
.S fur
fur toutes les parties de la Peinture. C'eft du Pouflin dont j'entens parler, & de la vie du- quel vous defirez , il y a long-temps , de fa- voir les particularitez. En difant cela nous nous levâmes , & étant paffez des bofquets dans les allées , nous retournâmes vers le Châ- teau, & enfuite nous reprimes le chemin de Paris.
Fin du TroiJ'me Tome.
TA.