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Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes. Par Mr. Félibien, Secretaire de L'Academie des Sciences & Historiographe du Roi. Tome Premier
ENTRE T IENS
SUR LES VIES
ET SUR LES OUVRAGES
DES PLU S EXCELLENS PEINTRES
ANCIENS ET MODERNES. PREMIER ENTRETIEN.
'O M M'- E le Roi voulut il y a quel- que temps que les plus fçavans Archi- teaes de fon Royaume examinaffent un modelle qu'on a fait de tout- le Louvre, afin d'avoir leur avis fur ce qui refle à bâtir pour le devant de ce fuperbe édifice: Pymandre qui de tous mes Anmis'elt celui qui a le plus de curiofité pour ces -beaux ouvrages, m'engagea d'aller voir avec'lui le deffein de ce magnifique Palais.
Nous trouvâmes dans la chambre où étoit ce modelle plufieurs perfonnes dont nous prî- mes grand plaifir d'entendre les differens juge- mens qu'ils en faifoient.
Cet ami qui a le fens bon & le goût affez délicat en toutes chofes, obfervoit exaerement ceux qui fembloient avoir plus de connoifiance de cet Art. Et de vrai,l'amour qu'il a pour
Tom. I. A l'Ar-
l'Architecure fait qu'il en remarque fort bien toutes les beautez, & qu'il parle avec beaucoup de jugement de la diftribution ,d'un bâtiment & des ornemens qui fervent à l'embellir.
Cependant n'étant ni l'un ni l'autre de profeffion à donner nos avis, nous confiderâ- mes fans rien dire le modelle de cet édifice ad- mirable, qui fera un jour l'une des merveilles du monde. Après quoi nous defcendîmes dans la grande fale du Louvre, où nous de- meurâmes quelque-temps à nous entretenir de ce que nous avions entendu dire à des gens qui prétendoient être fort fçavans dans l'art de bâtir.
Pymandre ne pouvoit affez admirer les divers fentimens des hommes, & comme quoi ils font fi fouvent de differens avis en toutes chofes. En combien de figures, me difoit-il, ce mo- delle nous auroit-il paru nagueres, fi ceux qui l'examinoient avec tant de foin avoient pu lui donner la forme que chacun lui fouhaitoit ? Au lieu d'un deffein nous. en euffions veû une douzaine; & fi ces douze-là avoient été expo- fez au jugement de quelques autres perfonnes, je ne doute pas qu'ils n'euifent été multipliez encore de la même forte; parce que chacun trouve toujours à redire aux chofes qu'il voit, ou plûtôt defirant d'avoir part à leur produ&ion, tâche au moins de mettre fes penfées au jour quand il n'y peut travailler en effet. ' C'elt pourtant, lui dis-je, au milieu de tou- tes ces differentes penfées que fe trouve enga- gé celui qui a l'intendance .de tous ces bati- mens. Ne vous femble-t-il pas qu'un Prince ou celui qui commande fous fes ordres, doit avoir des lumieres d'autant plus grandes qu'il
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eft comme 'leifeul juge de tant d'deffeins qu'on lui préfcnte, qui ayant tous des beautez diffe- rentes font capables de tenir l'efprit en fufpens dans l'incertitude du choix qu'il en doit faire ?
C'eft , dît Pymandre , ce qui me faifoit tantôt.. penfer-quelle doit être la fcience d'un Architeee qui entreprend un fi grand ouvrage; quelle eft laforce d'efprit de celui qui doit donner le mouvement aune fi haute entreprife, & quelle eft la grandeur d'ame du Roi qui après avoir établi la paix dans fon Royaume, travaille encore avec tant de foin à en augmen- er la gloire. Pour moi je vous avoue que dans le plai- fir que j'ai de voir former tant de nobles def- feins, je reffens une fecrette douleur quand je pnfe que. des travaux de fi grande étendue m'ôtent en quelque forte l'efperance de les voir dans leur perfe&ion; & j'envie àla pofte- rité la joye qu'elle aura de contempler ces gran- es chofes achevées, que'nous ne voyons pré entement qu'en idée. - i ourquoi', lui repartis-je, voulez-vos quo ous ne les voyions pas:-achevées? Ne fçavee- vous pas qu'il n'y a pas fix ans que l'on com- Imence à travailler de nouveau à l'achevement
u Louvre; & cependant confiderez combien |'ouvrage efl avancé ? Et quand il arriveroit ue ni vous ai .moi lie verrions pas de nos eux l'accompliffement de ces beaux édifices, 1aiffons-nous:de le' voir déj'a des yeux de l'ame dans la connoiffance que nous avons que la rance eft gouvernée par un Roi qui s'appli- que fi fort à la rendre floriffante. Je demeure d'accord, dît Pymandre, qu'on IA .A z ne 7 71 i l
ne doit pas fimplement regarder la grandeur d'un Etar au moment qu'on le confidere: mais d'ailleurs vous fçavez auffi qu'il n'arrive pas toujours que l'on mette entierement à execu- tion tous les deffeins qu'on fe propofe de faire, parce qu'on les forme fouvent trop grands & trop dificiles.
Cela pourroit arriver, lui repartis-je, à un Prince qui n'auroit pas cette jeuneffe , cette grandeur de courage & cette fermeté inébran. lable de nôtre Augufte Monarque ; mais tou- tes ces belles qualitez qu'il poffede fouveraine. ment, nous doivent perfuader qu'on verra dans peu d'années tous ces beaux travaux entiere- ment accomplis.
Toutefois, -repliqua Pymandre, àconfiderer les chofes felon le cours ordinaire , nous vo- yons que les hommes font fouvent des projets que le temps ou les affaires ne permettent pas d'executer.
On peut répondre à cela, lui dis-je, qu'il eft toujours digne d'un Roi & de: tous les grands hommes , de concevoir des deffeins extraordi- naires. Leur gloire ne confifte pas feulement .dans la fin qu'ils ont envifagée d'abord, mais elle éclate dans la volonté qu'ils ont de s'im- mortalifer par les difficultez de ce qu'ils entre- prennent, &. parces hautes penfées qui les font paroître d'un efprit élevé au deffus des autres hommes. :
On fiait bien qu'un Roi ne bâtit pas lui- même lo palais, &,comme on ne lui pour- roit imputer les défauts qui fe trouveroient dans l'ordre de l'Architedure, de même il n'eftpas refponfabie de l'ouvrage quand il ne s'avance
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pas autant qu'il le fouhaite. Que fi cet ouvra- ge elf prômtement achevé: &que l'execution en foit belle, on eftimiera ce Prince-là bienheu- reux d'avoir vécu dans un temps où il aura trouvé des ouvriers capables. de mettre au jour fes grands deffeins,. & les ulvriers auront part à l'honneur de.c.es beaux travauX & à la bonne fortune d'un. regne fi glorieux.
Mais quand leur fcience & leur art ne pour- roit atteindre à la grandeur de leurs concep- tions, ni repondre entièrement à ce qu'on at- tendoit d'eux, croyez-vous que la gloire d'un Roy en diminuât pour cela? Non certes ,. car en quelque état que foient ces grands- ouvra-- ges, ils ne laiffent pas .de faire connoître fton nom à la pofterité. .'. ..
Les-Pyramides d'Egypte' n'ont rien de con- fiderable que leur grandeur prodigieufe: cepen- dant la memoire des Rois qui les ont-. fait bâtir ne s'eft pas rendué moins célèbre par ces fortes de- monumenSi, -4uecelle des Grecs & desRo- mains par la firu&ure magnifique de leurs tem- ples & de leurs palais,. Les reftes de l'ancien-; ne Perfepolis que. l'on voit encore aujour.dhui, impriment dans l'ame de ceux qui les regardent une haute idée de la, puiffance des Rois de Perfe, bien que dans ces ruines on n'y voye aucun veftige de cette beauté qui a paru dans celles.d'Athenes. & de Corinthe.. . e: forte que fi ces grahds ouvrages-des Per- fes & des Egyptiens ,.i;uoi: que brutes :& mal polis, font des marques éternelles de la gran- deur de leurs Monarques ; ne m'avouerez- vous pas que quand un Roi, confiderable pari fi puiiance & par la force de fon efprit,prend
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lui-même le foin des affaires de fon Royau- me, tout ce qu'il fait faire eft alors beaucoup plus parfait, parce qu'on y remarque uncarac- tere de là dignité de fa perfonne & de lagran- deur de fon ame ? Comme il. eft le premier mobile qui donne 1 mouvement à toutes cho- fes., il ne choifit que des perfonnes capables & intelligentes pour executer fes'.volontez, de maniere qu'il voit avec plaifir des hommes vigilans, des Minitres incomparables qui ra- maffent, pour ainfi dire, .toutes fes lumieres pour s'en éclairer eux-mêmes;. -qui.fçavent agir fidellement fous fes ordres-, & qui travaillent avec un amour &.un zele plein d'ardeuirà aif- fer de toutes parts' 'des. marques' de. fa Majefé & de fa puiffance. ' Il regarde avec joye: ces beaux genies des Sciences & des Arts, qui fe- condant fes nobles defirs s'employent à faire paroître la grandeur de l'Etat , & à inmorta- lifer celui qui le gouverne..:
Ainfi pendant que les Rois d'Egypte,, les Grecs & les Romains ont été comme les maî- tres' des autres Nations, on voyoit chez eux les plus fçavans hommes de la terre contribuer àla gloire de leur gouvernement.
Combien de temps avons-nous été en Fran- ce fans connoître l'excellence de la Peinture, ni la veritable façon de bien' bâtir ? Il n'y a pas deux cens ans que nous commençons d'en difcerner les beautez &.de bien juger de la rai- fon qui a porté les anciens maîtres à en former un Art fi excellent
Ce n'eft pas que nos premiers Rois n'ayent fait une infinité d'édifices, qui marquent enco- xe afez aujourd'hui leur puiffance & la gran-
deur
deur de cet Etat ; mais cependant comme ils manquoient d'hommes qui pûffent executer dignement leurs intentions , vous voyez bien que dans ces grands ouvrages qui paroiffent principalement par nos Eglifes, il n'y a que le zele des Princes , la dévotion des peuples, & la grandeur des bâtimens qui foient dignes d'ad- miration. S'il y eût eu alors des ouvriers plus fçavans dans l'Architeaure, ces ouvrages marqueroient avec autant de lutre & d'é- clat la grandeur de nos Rois, que ces refies de la Grece & de l'Italie font connoître quelle a été celle de leur Empire & de leurs Républi- ques.
Car ce n'a été qu'un peu avant François premier que les Architetes & les Peintres de France ont comme ouvert les yeux pour re- connoître combien leur fcience étoit inferieu- re à celle des Anciens Grecs & Romains. Mais auffi vous m'avouerez que depuis cent ans l'on a commencé de faire ici des Travaux qui donnent fujet d'efperer qu'un jour nous ne ce- derons en rien à toutes ces anciennes Monar- chies, aufi-bien en ce qui regarde les Arts, comme en toute autre chofe.
On peut même dire que dés à prefent nous voyons paroître ce jour fortuné , puifque dans le deffein que le Roi a de faire connol- tre à la pofterité la grandeur de !fon regne, il embellit fes maifons & remplit fon royaume de toutes fortes de grands hommes, par les bien- faits dont il comble les habiles gens.
Car dites-moi, je vous prie, peut-on mieux traiter les Sciences que de vouloir connoître
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comme il fait toutes les perfonnes de lettres & de merite, non feulement qui font dans toutes fes Provinces, mais encore dans les pays é- trangers, afin de leur faire part de fes faveurs ? Peut-on prendre plus de foin desbeaux Arts,. que d'établir comme il a-fait une Academie de Peinture & de Sculpture? Il la loge auprès de fon Augufte perfonne; il lacomble d'honneurs & de privileges pour relever l'eflime qu'on en doit avoir ; & pour la rendre d'autant plus cé- lebre à l'avenir il y entretient des Profeffeurs qui enfeignent la jeuneffe, il y propofe des prix de temps en temps pour donner de l'émula- tion aux étudians, il enchoilit même tous les ans quelques-uns qu'il envoye en Italie afin de fe perfe&ionner davantage dans cet Art.
Ces riches Manufactures de tapifferies où l'on travaille tous les jours, ne font-elles pas des mar- ques évidentes & avantageufes des foins que ce grand Monarque fe. donne lui-même pour la gloire de l'Etat & pour le bien de fes peu- ples.
C'eft une chofe digne d'admiration de voir de quelle maniere il fcait bien juger de toutes les belles chofes. Cependant il ne s'affure pas toujours fur fes propres connoiffances, mais.il fait examiner par les plus fçavans hommes les defieins de tous les ouvrages qu'il fait faire, a- fin qu'il ne manque rien à leur perfection. Et vous voyez quelle circonfpecion l'on apporte dans ce qui refte à finir au Louvre, & à ne rien faire, je ne dis pas qui ne foit auffi excel- lent que ce qui eft déja fait, mais qui ne fur- paffe de beaucoup tout ce que nous en voyons.
Peut-on, me dît Pymandre, ajoûter quelque
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chofe à fon premier defrein, & ne fuffit-il pas de l'achever auffi-bien qu'il eft commencé? Ca fi l'on augmente ou qu'on diminue les- ordres & la difpofition de ce. grand édifice, ne paroî- tra-t-il pas compofe de plufieurs parties-diffe- rentes., comm.enous eni voyons déja dans la grande Galerie & dans le côté des Tuilleries.
Ceux-là fe trompent fort, repartis-je, qui cro- yent que les Tuilleries & le Louvre ont été bâtis pour un même deffein; je ne fçai' pas fi vous fçavez bien vous-même que ce font deux differens Palais. Quand le Roi Henri fecond fit commencer le Louvre,-on ne penfoit alors ni à la grande Galerie ni aux Tuilleries. Ce fut la Reine Catherine de Medicis qui fit bâtir les Tuilleries pouren faire fa demeure ;& Hen- ri le Grand les joignit depuis au Louvre parle moyen de cette Galerie.
Vous pouvez bien croire que fi alors on eût forme un deffein. du Louvre auffi grand. qu'il eft à préfent, l'on auroit pris d'autres mefures- pour la diffribution d'un bâtiment tel que ce- lui-là. Les Archite&es-qui travailloient-en ce temps-là étoient fans- doute aèfez intelligens pour connoître ce qui appartient à la compo- fition & à l'ordonnance, d'un fi grand ouvrage. Mais comme chacun d'eux avoit un deffein particulier, * celui qui conduifoit le Louvre fit le fien felon la grandeur.que l'on en avoit déterminée alors; &f celui qui a-bâti les Tuil-- leries chercha. de fatisfaire aux volontez de-la Reine- Catherine, qui vouloit avoir un Palais particulier &-feparé de celui du Roi.
Cependant ces excellens hommes ont admi- rablement ruffli -dans ce qu'ils.ont fait;. & s'il
A s'clt.- Le fieur de Clagni. t Philbc¢t de 'POre.
s'eft trouvé enfuite que pour joindre ces deux maifons on n'a pas gardé une égale fymetrie dans cette grande Galerie, c'eft parce qu'elle a été faite à plufieurs fois. D'abord elle n'alloit que depuis le Louvre jufques aui murailles de la ville qui étoient derriere S. Thomas. C'eft pourquoi la partie qui eft la -plus proche des Tuilleries & qui a été faite la dernière, eft d'un ordre plus grand & plus magnifique. Car ceux qui furent employez à ce travail, voyant qu'on vouloit joindre tous ces bâtimens-, cru- rent qu'ils en devoient faire les parties plus puialàntes pour être mieux proportionnées au tout, puifque c'eft en effet ce qui donne da- vantage de noblefie & .de majefté aux grands Palais.
A préfent qu'il eft queflion de finir le Louvre & d'en faire le devant, vous voyez bien que e'eft un ouvrage où les plus fçavans hommes d'aujourd'hui peuvent dignement.travailler. Car comme il faut en- quelque façon s'aifujetir au premier bâtiment pour ne rien faire qui forte des mefures qu'ony agardées, &qued'ailleurs on peut auffi former quelque chofe qui en foit different; c'eft dans cette rencontre qu'un ex- cellent Architecte pourrafaire paroître fa.fcien- ce & fon jugement. .
Celui qui efR obligé non feulement de pro- duire un ouvrage inouveau, mais encore de fuivre ce qu'un autre a déja fait , acquiert fans doute une réputation d'autant plus grande qu'il réüffit mieux dans cet affemblage de differentes parties. Vous fouvient-il combien nous admirions dernierement le devant d'un * bâtiment qui eft proche de la Place Royale;
par- Z L'ir;.en HI\l de C-aMlaNet..
parce que * l'Architete non feulement a con'-. fervé ce qu'il y avoit de beau dans l'ancien por- tail, mais il a joint avec tant d'art & d'induftriê fes penfées à celles du ' Maître qui avoit tra-- vaillé devant lui, qu'il femble qe :l'ancienne' fculpture foit comme un précieux joyau qu'il ait richement enchaffé dans ce qù'il a fait de neuf? De forte -q'eii 'oyait cet ouvrage on ne fçait lequel eflirier-le pluù,ou l'art dont il s'ef fervi pour conferver, comie il: à fait, ce qu'il y avoir de beau dans le vieux portail, ou la fcience aveè laquelle il a rebâti le devant de cet Hôtel. Ainfi jugez quel avantage c'eft à un grand homme de trouver une occafion auffi fa- vorable qu'eft celle de travailler au Louvre,. puis qu'il aura lieu d'en furpafler le premier deffein par la grandeur & la beauté de fies penfées, &. de donner un nouveau luftre à ce qui eft déja fait.
Pour moi,quand je pente quel doit être uni Architecte, je ne m'etonne plus des difficul- tez que l'on a d'en rencontrer beaucoup d'affez. excellens pour des entreprifes auffi importan- tes. C'eft ce qui me donne de l'etfime & delà veneration pour ceux qui portent dignement ce: nom. Car dites-moi,je vous prie, combien peu en voyons-nous qui entrent dans- ces hautes mé- ditations & dans ces profonds raifonnemens,, par lefquels les Anciens ont fi heureufement trouvé l'art de bien bâtir? Croyez-vous qu'il' y en ait beaucoup de ceux qui s'en mêlent au- jourd'hui qui fçachent pourquoi l'on a in- venté tous ces- ordres differens, ces divifioihs fi juftes, & ces ornemens qui embelliflent l'ar- chitéeure? Ceux qui ont trouvé la beauté des-
A 6 bâ lMonfieux Manfaxt t.Jean Goujon,.
bâtimens n'en ont pas cherché la raifon enr mefurant feulement les ouvrages de leurs pré- deceffeurs,. comme font aujourd'hui la pluf- part de ceux qui les veulent imiter. Ils ont pre- mierement recherché cette raifon dans tou- tes les chofes que la nature leur fournifiit de. plus regulier; mais enfuite ils ont élevé leur efprit plus haut pour découvrir la caufe de ce qu'il y a de plus parfait. Ils ont veû que les cho- fes ne font excellentes que quand elles font utiles : qu'elles ne peuvent être utiles que par le rapport qu'elles ont entre-elles. C'eft ce qui leur a fait connoître qu'il y en a qui ne font capables de fervir. utilement, qu'autant qu'el- les font plus ou moins folides. Ainfi ils ont fait differens ordres de bâtimens felon leurs differens befoins; ils ont donné plus de force aux uns &.moins aux autres. Mais ils ont connu en même-temps que ce qui fert à la lolidité fert auffi à la beauté ; que quand les parties qui doivent porter davantage font plus fortes que celles qui portent le moins, alors les unes & les autres contribuent par cette bien- feance fi utile à former la beauté.
Or il eft certain que tout ce que les Anciens ont arrêté pour la diftribution des parties d'u- ne maifon, tant de celles qui font neceffaires pour la commodité des appartemens, que de celles qui regardent la decoration, ils en ont trouvé les regles dans ce rapport que les cho- ies doivent avoir les unes avec les autres. Ils ont connu que la beauté ne paroît que par la convenance des parties ; & aprées avoir bien compris de quelle forte op peut proportion- nçr.toutes ces differentes parties pour rendre
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vifible-cette beauté; ils en ont établi des' ma- ximes générales pour fervir à ceux qui veu- lent fe conduire felon leurs principes.
Mais. comme ce n:eft pas afiez à un-Peintre qui'veut paifer pour habile homme de fçavoir toutes les proportions d'un corps, mais qu'il doit avoir une notion générale de toutes les. chofes qui regardent fon art; de même il ne fuffit pas à un Architere de ne pas ignorer tou- tes les differentes façons de bâtir,. les ordres des. Anciens & lesmefures qu'ils ont gardées. Il en doit fçavoir toutes les raifons, puifque ces dif- ferentes manieres, ces ordres & ces mefures n'é- tant tirées que de la Raifon, elles doivent changer autant de fois que la Raifon le veut.
Il faut outre cela que celui. qui entreprend de grands ouvrages foit doué d'une infinité. de bel- les connoiffances ,, s'il prétend meriter par là l'eftimc & l'admiration de tout le monde. C'c!t pourquoi Pythius qui bâtit à,Prieune. ce tem- ple fameux de Minerve , vouloit qu'un Archi-- te&e eût de tous les arts une fcience auffi par- faite que ceux même.qui ne font profcffion que d'un feul art.
Il eft certain, dît Pymandre., que dans ces fortes de travaux, comme dans tous les autres; on y connoît toujours le genie. de. l'Auteur.: & l'on voit bien même s'il a excellé en quel- que partie, ou s'il y en a.d'autres qu'il ait cri- tierement ignorées.
Un Architcte, lui repartis-je, qui veut ren- dre uy bâtiment parfait, doit, ce me femble, avoir deux principales fins dans tout fon ouvrage. La premiere eft d'achever cet ouvrage felon l'inten- tion de,.celui qui fait bâtir ; & l'autre de l'ac-
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complir dans cette beauté & cette perfecion que lui enfeigne laRaifon & les regles de fon art. Or il eft vrai qu'il ne peut parvenir à cette per- fedion & à cette beauté,- s'il ne garde un ordre & une difpofition dansce qui eonce-me la quan- tité &la qualité des parties qui doivent compofer tout fon ouvrage.
Et parce qu'on n'en doit jamais entreprendre aucun, qu'on ne veuille le finir dans fon tout, aufi-bien que dans chacune de fes parties; il ef important , outre l'ordre qu'il faut tenir dans la diftribution des parties, qu'il y ait en- core entre elles une correfpondance de in.efures qui ait un tel rapport avec le tout, qu'en pro- pofant la mefure d'une feule partie, on fçache la grandeur du tout ; & qu'en connoiffant la grandeur du tout, on puiffe juger auffi de lagran- deur de chacune de fes parties. Cette correfpon- dance de mefures eft ce qu'on appelle Symetrie.
Et comme les bâtimens doivent Être non feu- lemert utiles, mais conferver une nobleffe qui les rende recommandables; il faut prendre gar- de d'un côté à trouver dans la diftribution des ap- partcmens toutes fes commoditez;& de l'autre à faire paroître dans l'Architeture & dans les orne- mens qui l'enrichiffent,une beauté & une bienfean- ce proportionnée à leur grandeur & à leur ufage.
C'eft pourquoi ce n'eft pas affez d'avoir une mefure commune qui ferve dc regle pour la grandeur des parties ; il faut encore trouver un ordre pour bien arranger les chofes qui font com- pofées de plufieurs parties, pour les comparer- les unes aux autres, & pour les mettre chacune dans leur place. Ce quife fait par la confide- ration qu'on apporte à les bien- difpofer, non-
pas
pas comme grandeurs & quàntitez du plan de l'ouvrage: mais: commie membrest de l'éleva- tion dé l'dific.. Et c'eft cette belle d{fpofitiodi que les Grecs ,noiment Eiurythmie.'
Or comme les chofes que l'on coiifideri de prés? & qui font élevées; paroiIènt-à nos- yeut tout d'une autre inaniere, que celles qui font éloignées de nous , & que l'on voit ou baliès. ou moins exhauffées; & que les objets .qui font dans un-lieu renfermé font encore un autre ef- fet à la vèuë que ceux:qui- font à découvert;, c'el dans .ces differens afpets -& dans ces di- verres situations qu'un fçavarit Atchitece doit employer fes lumieres & fes conoiffanices poui bien conduire ce qu'il veut expofer en public.
Pour cela, aprés avoir difpofé fes grandeurs & fes diminutions felon les lieux & les bâtimenS qu'il, entreprend de faire; il cherche d'abord à concevoir une noble :idée:de fon delfein, & lors qu'il la poffede il établit une mefure qui lui fert de loi & de raifon, par laquelle il ordon- ne avec feureté des changemens de toutes Ics. chofes qui entrent dans la compofition de ce. qu'il veut bâtir.
Quand il a une fois:détcrminé fes mefures, & choifi les ordres qu'il veut fuivre, il travail- le à la piopbrtioa des parties & aux ornemens qu'elles font capables de recevoir: & ainfi par- la force de onr imagination ,. par la conduite de Con jugement, & pêr les regles de fon art, il donne à tout fon ouvrage, cette union & cet. accord qui le rendent agreable.
Mais cela ne fe fait pas cn un moment, & par une faillie ou une promptitude d'efprit, com- me. beaucoup d'autres productions dont une.
par-
partie de.la beauté & de la grace dépend feule- ment de la vivacité de l'imagination qui les en- fante,. & de la diligence avec .laquelle ils font executez. Car comme les idées des chofes font pures & fimples , il elf neceflaire lors qu'un Ar- chiteâe prétend les unir à la matiere, qu'il épure auffi cette matiere pour la. rendre capable de cette union , ce qu'il ne peut faire qu'avec beaucoup dc raifonnemens, & en reformant plusieurs fois fon defflin. Il doit même exami- ner toutes les parties-interieures-& faire comme l'anatomie de tout le corps de fon ouvrage, avant que de travailler à fà. décoration exterieu. re : imitant en cela les plus excellens Peintres, qui, pour mieux vêtir leurs figures, les deffei- gnent routes nues auparavant, & marquent juf- qu'aux nerfs, aux mufcles &. aux moindres ap-. parences, afin d'être affurez que fous les vête- mens qu'ils font enfuite il- y. a un- corps. ca, ché.-
Le corps-de l'homme àmon avis lui peuten. core fervir d'un parfait modelle, pour obferver comme quoi toutes les parties interieures en font difpofées avec un fi bel ordre & une, fi fage dif penfation,. qu'elles ont toutes-un rapport & une communication les-unes avec les- autres felon la neceffité de leurs fondions: car il n'y a point de partie noble, ni même d'os, de veines , ni de fibres qui ne. foient placez avec raifon.
Et comme les organes du. corps ont rapport à.l'ame qui les fait mouvoir , il faut auffi que toutes les parties d'une maifon ayent relation avec le maîte qui la-doit habiter: car fi l'on ne. recherche les chofes que pour l'ufage des fnus, ce font eux qu'il faut tacher de. atisfaire
lors
lors qu'on entreprend de bâtir. Ainfi les lieux qui font deflinez pour y manger, doivent être difpofez d'une maniere propre pour cela; ceux qui font relcrvez pour la mufique ne font pas bien bâtis s'ils ne le font de telle forte que les voix y foient entendues facilement. La ftruc- ture des Eglifes & des lieux d'oraifon, doit par elle-même élever nos yeux & nos coeurs au Ciel. Mais parce que de tous les fens il n'y en a point qui prenne tant d'interêt dans les ouvrages de l'Art que la veuë , il faut faire cn forte qu'elle foit fatisfaite dans tout ce qu'elle peut découvrir.
Ce n'eft donc pas encore aficz de déterminer !es mefures des colomnes & de tous les autres membres de l'Architecure felon la grandeur de l'édifice. Il faut qu'il y ait une proportion de ces mêmes mefures avec l'ceil de celui qui les voit, c'eft à dire que de l'endroit où ce même oeil fera placé, il' puiffe découvrir toutes les beautez & les graces qui doivent paroître dans un bâtiment. C'elt ce qui fait que l'on trouve tant de differentes'mefures dans les ordres anti- ques; parce qu'encore que chaque ordre fem- ble avoir une mefure arrêtée & qui lui foit propre ,. toutefois ces mefures changent felon la Situation des lieux & felon que les chofes font différemment difpofées, comme je vous ai déja dit. . C'étoit dans ces rencontres que les Anciens cmployoient toutes les connoiffances & les lu- mieres qu'ils avoient receuës de la Géometrie & de l'Optique , afin de plaire à la veuë & empê- cher que l'ceil ne rencontrât quelque chofe qui pût I'offenfer. Et c'elt par cette fcience & par
cet--
cette conduite qu'un Architeâe fe rend célebre & s'éleve au deflus des autres.
Encore que les proportions engendrent la beauté, on ne peut pas dire néanmoins que les hommes ayent fceu la proportion des chofes avant que d'en avoir connu la beauté. Au contraire ç'a été fur la beauté des corps qu'on a obfervé les proportions. Car de même que dans la Mulique on a trouvé la confonance des voix & des tons par la remarque qu'on a faite de ceux qui étoient agréables à l'oreille; auffi dans l:Architeture en confiderant la difpofition des parties on a connu d'où procedoit cette beauté qui plaît fi fort à la veuë.
C'elt de ces obfervations que les plus intel- ligens ont fait un art & des regles pour fer- vir à ceux qui d'eux-mêmes ne peuvent pas pénetrer dans ces premieres raifons de beauté, qni ne fe laiffent voir qu'aux efprits les plus fubtils. Car il eft certain que la beauté n'eft pas apperceuë de. tout le monde; qu'on ne la découvre qu'avec bien du temps, & qu'on ne la repréfente pas fans beaucoup de difficultez.
Mais fi nous ne pouvons jamais bien expri- mer les idées des chofes comme nous les con- cevons ,.parce que la plus grande partie des efpeces s'en perd avant que nous puifiions les repréfenter; il ne faut pas douter que celui qui invente & qui produit Les penfées, ne doive lui-même les executer, puis qu'il eft bien dif- ficile que ceux qui voudroient travailler après lui pûffent connoître fes intentions & fuivre les mouvemens de fon efprit.
Car s'il a beaucoup de peine lui-même à mettre au jour ies conceptions, & fi ce qu'il
fait
fait approche fi peu de l'excellence de ce qu'il a imaginé, comment ceux qui prétendroient de l'imiter ne diminueroient-ils point encore de la grandeur & de la beauté de fon deffein? Vous fçavez bien qu'encorequ'on eût leplan & les élevations de ce Temple* fi fomptueux que la Reine mere du Roi fait bâtir , & qui fera à.jamais une marque de fà pieté & de fa magnificence; & que l'Inventeur de ce grand ouvrage l'eût fait commencer lui-même, & l'eût élevé de neuf à douze pieds de haut au defius du rais de chauffée de l'Eglife; toute* fois comme l'efprit qui l'avoit produit n'a pas été le même qui l'a achevé . :on voit bien la difference qu'il y a entre ce bâtiment & une 4 Chapelle que le -mme Arciitete fit faire fur le même deffein il y a prés de vingt ans. Car bien que le diametre de la coupe de la Chapelle de Frefne n'ait gueres que latroifié- me partie du diametre de la coupe du bâtiment duVal de Grace, néanmoins toutes les perfon nes intelligentes regardent ce petit modelle comn, me un chef d'oeuvre où il n'y a rien qui s'éloigne de l'idée de l'Architete.
On voit bien encore la difference qu'il y a entre l'Eglife des Jefuites du fauxbourg Saint- Germain, & leur grande Eglife de S. Louis de la: rue Saint-Antoine,, dont on ôta .la con- duite à celui, qui d'abord en av.oit fait le def- fein , & qui l'avoit. commencée ;.nais parce qu'il n'étoit qu'un fimple Frere, on la donna à un Pere, qui pour avoir leû quelques livres d'Architecture, -préfumoit beaucoup de fon fçavoir,, lequel entreprit ce bâtiment,. chan- gea tout le deffiin du Frere, & mit l'ouvrage
en + L'Eglife du Val de Glace. tLa ChapeXc de Freine.
en l'état oi vous le voyez aujourd'hui: ce Frere néanmoins fit enfuite l'Eglife du faux- bourg S. Germain, & je laiffe aux fçavans à juger laquelle des deux leur plaît davantage; & s'il n'efl pas vrai qu'un même deffein peut être executC différemment felon les perfonnes qui y travaillent.
Vous voyez donc bien que ceux qui ne font que copier les ouvrages des autres, & qui n'entrent point dans les fecrets de la fcience & de l'art, ne font point affurez de bien riif- fir dans ce qu'ils entreprennent, & ne font paflablement bien qu'autant qu'ils font exats à imiter avec jufteffe ce qu'ils prennent pour modelle.
Quant à ceux qui n'onte nulle lumiere d'ef- prit, qui s'éloignent des regles des Anciens, & qui croyent qu'il fuffit de fuivre les mefu- res des ordres qu'ils ont pratiquez, & quel- que reffemblance dans les ornemens, vous ne devez pas douter qu'ils ne foient fujets à faire de fort mauvais ouvrages. Gar s'ils gardent quelque proportion en certaines parties ,. on voit bien-tôt aprés qu'il n'y a ni fymetrie ni difpofition dans les chofes principales.
Nous voyons des bâtimens qui ne font qu'un amas confus de corps avancez & d'ar- riere-corps; cependant leurs Auteurs les croyent merveilleux quand ils les ont re- préfentez avec autant de têtcs qu'une - Hy- dre, & autanr de bras que Briarée. Ils pen- fent avoir mis une agréable varieté dans leur compoition , lors que toutes les parties- en font irregulieres & diffemblables ; qu'il y a plus d'ordres differens que les Grecs & les
Ro-
Romains n'en ont jamais pratiqué; que les ornemens couvrent toute l'éioffe; que la cou- verture contient quafi la moitié de l'édifice, & qu'il y paroît une infinité d'angles & d'in- égalitez.
C'ef fur cela qu'un de mes amis trés-fça- vant dans les Mathematiques regardant il y a quelque temps un bâtiment fait de la forte, me difoit affez plaifaminent, qu'il eût volon- tiers fouhiaté: un lieu dans l'air d'où il eût pû voir toutes ces nouvelles manieres de cou- vertures où il appercevoit plus de differentes: fe&ions de lignes qu'il n'y en a dans Euclide, & ,ù il femble que ces Archite&es ayent en- trepris de faire voir une infinité de figures dont l'on ne s'eft jamais avifé.
Auffi faut-il demeurer d'accord, que fi la plufpart de ceux qui travaillent aujourd'hui & qui veulent paffer pour Architetes, recher- chent fur la figure du corps humain leurs me- fures & leurs proportions ainfi que Vitruve le leur enfeigne; 7ce n'ef pas aflurément des belles flatuës antiques dont .ils fe fervent pour modelle. On croira plûtôt qu'ils prennent pour exemple ces figures de Calot, ou en re- prétentant une infinité de pollures, il a fait pour fe divertir des hommes qui ont le dos & les épaules plus hautes que la té&te les bras rompus ou tournez de diverfes manieres, les jambes de longueurs differentes, . & les coif- fures plus amples que le refet des habits; puif- que dans leurs bâtimens comme dans les gro- tefques de ce graveur on voit que tous les membres en 'font .eftropiez, & qu'ils font plûi- Oôt une image de la difproportion & de Fir-
re-
regularité, qu'une imitation de la belle fy- metrie & de la jule convenance qu'on doit chercher fur le corps d'un homme bien pro- portionné, & qu'on doit fuivre encore à cette heure dans tous les édifices, comme les An- ciens faifoient:autrefois.
Je fçai bien que. ce n'clt pas d'aujourd'hui qu'il y a des efprits ténebreux-qui ne peuvent juger de la beauté des choies, & des hommes remplis d'eux-mêmcs, qui n'ont:pas aifez de modellie pour vouloir déftrer aux avis des per- fonnes dodes. Vitruve fe plaignoit de fon temps de ce qu'il y avoit des gens qui faifoient des chofes tout-à-fait barbares & ridicues , croyant paroître plus habiles que les Maîtres en s'éloignant de leur maniere, & en méprifant leurs preceptes. Mais il firoit à fouhaiter que de telles perfonnes compriffent bien que ces grands Hommes n'ayant point eu d'autre regle que la raifon même, ils ne pourroient mieux faire que de les imiter, s'ils n'ont pas aflez de lumiere.pour fe conduire eux-mêmes. Ou plu- tôt je defirerois qu'ils fceuffçnt que la premie- re étude des Ouvriers doit être d'apprendre à ,connoître cette regle infaillible qui elt la mal- treffe des fciences & des arts, &la regle avec laT quelle toutes les autres fe méfurent.
Cependant quoi que l'Architeture ne con- fifle pas en vains caprices & en imaginations fantaftiques; mais en folides raifonnemens. & vcritables demonfiirations; on voit .néan- moins que la plufpart du monde fe laiffe plutôt furprendre aux penfées bizarres d'un homme imaginatif, qu'à la raifonnable con- duite d'un homme fçavant ; puifque la feule
qua-
qualité de Pere & une réputation mal fondée fit que l'Eglife de S. Louis ne fut pas achevée par ce *Frere qui en avoit donné le premier defiein , & qui par fes autres ouvres a fait voir combien il étoit plus habile & plus judi- cieux que le Pere qu'on lui préfera.
Cela montre bien en effet, dît Pymandre, que pour juger de la fcience des hommes il faut comparer leurs Ouvrages les uns aux au- tres; & que quand on fait des entreprises de grande importance, on ne doit point avoir de confideration pour une perfonne plûtôt que pour une autre; mais préférer à tous celui qui a le plus de merite & de capacité; aufli je ne doute pas qu'on n'apporte toute forte de foin dans ce qu'on entreprendra au Louvre, & que pour cela on ne faffe choix des plus excellens hommes.
Celui , repris-je, qui pour faire l'Emblê- me d'un Architete a repréfenté la Figure d'un Homme qui n'a point de mains, mais qui a de bons yeux & de grandes oreilles,. n'a pas à mon fens tout-à-fait bien exprimé fa penfée. Car un fçavant Architede doit fans doute avoir des mains pour travailler & pour tracer fLes def- ifeins; mais cet Emblème convient mieux à un Prince qui fait bâtir, ou à un Surintendant & Ordonnateur des bâtimens, lefquels n'é- tant point en état de trvailler eux-mêmes, n'ont befoin que de bons yeux pour juger de ce que l'on fait, & d'oreilles pour recevoir les avis des toutes les perfonnescapables de donner de bons confejls.
Car il ef certain que comme la gloire d'un Roi paroît dans les chofes qui retient de lui
àla * Fiere Martel Ange.
à la poiterité: de même l'honneur de celui qui eft prépofé à la conduite des bâtimens d'un grand Prince, confifte dans la belle execution es chofes qu'il fait faire ; & il fuffit d'une riche piece pour fervir d'éternel monument à lahau- te eftime qu'on doit avoir d'un fage Monarque, & à la grandeur d'un Etat.
Mais c'eft aux Rois & à leurs Miniftres à faire eux-mêmes un choix judicieux de ce qui peut davantage éternifer leur memoire. Plutarque loue Alexandre de ce qu'il aimoit la Peinture & la Sculpture dont il vouloit connoître les beautez, non pas pour travailler ainfi qu'un Peintre & un Sculpteur, mais pour fçavoir bien juger de toutes chofes comme un'grand Prin- ce doit faire.
Car les hommes étant facilement éblouis par les inventions nouvelles & extraordi- naires des Ouvriers , ils ont befoin de quel- que étude pour conduire leur jugement, & difcerner fi les chofes font faites avec raifon & avec ordre. Ce que l'on rapporte d'un fa- meux Archite&e de Macedoine me paroît .un exemple admirable & plein d'infiru&ion pour faire comprendre que ce beau feu qui échauffe I'efprit des fçavans hommes, leur donne aufli quelquefois des penfées plus brillantes que ju- dicieufes; & qu'en plufieurs rencontres Jes Princes ont befoin de toutes les lumieres de leur efprit & de toute la force de leur jugement pour connoître tant de vaines idées, &de def- feins capricieux que toutes fortes de perfon- nes leur propofent , & dont le faux éclat fur- prcnd affez fouvent ceux-mêmes qui ont quel- que intelligence dans les Arts.
Di-
Dinocrate eft cet Archite&e dont je veux parler, lequel fe confiant dans fon grand fa- voir, & dans la force de fon imagination, par- tit de Macedoine pour fe rendre à l'armée d'A- lexandre. Et parce qu'il defiroit particulicre- ment d'être connu de ce Conquerant, il prit de tous fes amis des lettres de recommanda- tion pour les principaux Seigneurs de la Cour, afin d'y avoir par leur moyen une entrée plus favorable. En effet ils le receûrent agréable- ment. Mais après les avoir' priez de le préfen- ter au Roi, voyant qu'ils le faifoient toujours attendre & le remettoient de jour en jour , il crut qu'ils fe moquoient de lui. De forte que pcnfant en lui-nmme par quel moyen il pour- roit approcher de ce Monarque, il n'en trouva point d'autre que de fe mcttre dans un état fi extraordinaire, que chacun eût la curiofité de le voir. Dinocrate étoit d'une taille avanta- geufe & d'un regard agréable: & l'on voyoit dans fon port & dans fa maniere d'agir beau- coup de majeac & de grace tout enfemble. Ces avantages de la nature lui donnerent la hardiefle de quitter fes vêtemens, de fe frot- ter tout le corps avec de l'huile; & après s'être couvert d'une peau de Lion, couronné de feuil- les de peuplier, & ayant pris une maffuë dans fa main,il alla en cet état fe préfenter au Roi qui alors étoit dans fon trône où il rendoit la Jullice.
La nouveauté de cette ation furprit tout le peuple, qui le voyant vetu de la forte, fe tour- na aufli-tôt pour le conliderer. Alexandre l'ayant auffi apperceû, commanda qu'on lui fit place & qu'on le laifsât approcher ; & quand il fut afez prés, il lui demanda qui il
i onom. I. B étoit.
étoit. Je fuis Dinocrate, répondit-il, Mace- donicn & Architece, qui apporte ici des pen- fécs dignes de ta grandeur. J'ai imaginé un deffein qui n'aura jamais rien d'égal: c'eft de faire ta Statue du mont Athos. Ce Coloffe tiendra dans fa main droite une ville toute cn- tiere, & dans fa main gauche un vafe,qui aprés avoir reccû les eaux de toutes les rivicres qui coulent de cette montagne , les vcrfera dans la mer.
Alexand.e qui avoit été furpris d'abord en voyant un homme vêtu comme étoit Di- nocrate , prit plaifir de l'entendre parler d'une entrrprife fi extraordinaire. Mais en même temps il demanda s'il y avoit fur cette montagne des plaincs fertiles qui'pûifent four- nir les grains neccffiircs pour la nourriture de ceux qui habiteroicnt cette ville qu'il préten- doit bâtir ; & ayant appris que c'étoit un lieu dcfert & flerile, où l'on ne pourroit tirer d'autre fecours que par la mer. J'admire, dît-il, l'invention d'un fi grand deffein, mais je con- fidere que ceux qui voudroient habiter ce lieu- là ne le pourroient faire fans être blâmez de peu de jugement, puifque comme un enfant qui vient de naître, a befoin d'une nourrice pour l'élever; de même une ville fans terre & fans fruits ne peut fe maintenir, & des peuplcs qui ne recevraient aucun fecours pour vivre, u'y demeureroient pas long-temps. C'ef pour- quoi li j'efime la rareté d'une telle penfée, je trouve beaucoup à redire dans le choix d'un lieu li mal propre pour un tel dcffein.
Voilà comme un Prince & fes Minifresdoi- vent examiner les propofitions qu'on leur fait;
&
& ne fe laiffant pas fufprendre à de vaines pro- meffes & à de fauffes apparences, confiderer exactement ce qui eft de plus convenable à fai- re, & de plus glorieux à leur réputation. Auffi n'y a-t-il rien de plus digne de la grandeur du Roi & de l'honneur de la France, ni de plus capable de réfitter à l'effort des temps, que ces grands bâtimens que le Roi fait faire. Car ii dans les choies naturelles c'eft la forme qui maintient l'être & qui eft.le principe de la du- rée; dans les ouvrages de l'Art c'etf la maticre qui conferve la forme.
Mais vous pouvez juger par tout ce que je viens de vous dire, fi c'cft peu de chofe que de fvoir bien difpofcr & mettre à execution de fi grands travaux: & fi l'on ne doit pas les con- fiderer avec admiration, quand .on y voit, je ne dis pas cette beauté que la Raifon & l'Art fait produire aux Ouvriers , mais encore cette race qu'on ne trouve que difficilement , que etu de gens favent donner à leurs Ouvrages, ais qu'on admire par tout où elle fe rencon- re. Car vous favez bien qu'il y a des graces ui ne conliftent pas fimplemeut dans la belle roportion. Dans les Ouvragcs de PlArt auffi- ien que dans les produâtions de la Nature, n voit des beautez qui n'ont ni la grace ni e je ne fai quoi qui rend certaincs per- onnes ou certains Ouvrages plus agréables uc d'autres qui font néanmoins plus parfaits. Quelle différence , reprit Pymandre, met- ez-vous donc entre la grace & la beauté, & comment les feparez-vous l'une de l'autre ? Var ti la beauté vient de la proportion des arties , la grace peut-elle fe trouver dans des
Bz 2fu
fujets qui ne font ni beaux ni proportionnez?
Je puis vous dire en peu de mots, lui repar- tis-ie , la différence qu'il y a entre ces deux charmantes qualitez. C'eft que la beauté naît de la proportion & de la fymétrie qui fe ren- contre entre les parties corporelles & mate- rielles. Et la grace s'engendre de l'uniformité des mouvemens intérieurs caufez par les affec. tions & les fentimens de l'ame.
Ainfi quand il n'y a qu'une fymetrie des parties corporelles les unes avec les autres, la beauté qui en rÉfulte, eft une beauté fans gra. ce. Mais lors qu'à cette belle proportion on voit encore un rapport & une harmonie de tous les mouvemens intérieurs, qui non feulement s'unifient avec les autres parties du corps, mais qui les animent & les font agir avec un certain accord & une cadence très-jus. te & trés-uniforme ; alors il s'en engendre cette grace que l'on admire dans les perfonnes les plus accomplies , & fans laquelle la plus belle proportion des membres n'eft point dans fa derniere perfection. Et même lors qu'il arrive que cette uniformité de mouvemens vient à paroître fur des vifages moins beaux, & dont les traits ne font pas achevez, on ne 'laiffe pas de les admirer, parce qu'on yvoitde la grace; & comme les beautez fpirituelles foni plus excellentes que les corporelles, on prfte re quati toujours une perfonne dont la beautà du corps n'ett que médiocre , mais qui a de 1: grace, à une autre perfonne qui fera d'une beau té plus grande , mais qui n'aura pas de grace Ainfi quoi que Quintia dans Tibulle fût plu belle que Lesbia; néanmoins celle-ci avoit u]
ai
air & un je ne fai quoi qui la rendoit beaucoup plus agréable que l'autre.
Pour vous faire voir quo la grace eft un mou- vement de l'ame, c'eft qu'en voyant une belle femme on juge bien d'abord de fa beauté par le jufte rapport qu'il y a entre toutes les parties de fon corps; mais on ne juge point de fa grace, fi elle ne parle, fi elle ne rit, ou fi elle ne fait quelque mouvement.
Il en eft de même des Ouvrages de Sculptu, re & de Peinturc, où la grace ne paroît point fi les Ouvriers ne favent donner à leurs figures un tour & un mouvement conforme à la beau- té de leurs membres & à l'a&tion qu'elles doi- vent faire; c'eft pourquoi quand il y en a quel- ques-unes où ils ont heureufement exprimé ces mouvemens, on les admire, quoi que d'ailleurs elles n'ayent pas cette proportion qui les ren- droit accomplies.
Que s'il fort quelques figures de la main des plus excellens Maîtres où l'on rencontre une jufte convenance de toutes les parties du corps, & une belle uniformité de mouvemens qui con- courent à une même fin: c'eft alors qu'on ad- mire comme quoi la beauté, & la grace forment un ouvrage parfait.
Ce je ne fai quoi qu'on a toûjours à la bouche,. & qu'on ne peut bien exprimer, elt comme le noeud fecret qui affimble ccs deux parties du corps & de l'efprit. C'eft ce qui ré- fulte de la belle fymetrie des membres & de l'accord des mouvemens; & comme cet affem- blage fe fait par un moyen extrémement fub- til & caché, on ne peut le voir affez ni le bien connoître pour le repréfenter & pour l'exprimer
B 3 con-
comme l'on voudroit. Cependant on peut dire qu'il fe remarque fur un vifage de la même for te que cette fraîcheur & ce feu que l'on voit au matin fur une rofe qui commence à s'épa- nouir; la forme& la beauté de fes cou. leurs étant conme le fiege de cette fraîcheur & dc cet éclat qui parole d'une maniere toute fpirituelle. Car ce je ne fai quoi n'eft autre chofe qu'une fplendeur toute divine qui naît de la beauté & de la grace.
Cette obfervation de beauté & de grace m'a fait connoître pourquoi dans ces vifages de cire qu'on moule fur le naturel , je n'y trou- vois pas toujours cette forte reffemblance que tout le monde admire.
Sur cela j'appcrceûs que Pymandre me re- gardoit fixement. Vous'me regardez, lui dis- je? Il elt vrai , me repartit-il auffi-tôt , parce qu'il me femble que vous avancez un paradoxe qui n'eft guere foûtenable. Peut-on fairelarcf- femblance d'un vifage plus parfaitement qu'en la tirant fur le vifage même ?
Je ne pré:ends pas pourtant , lui repartis-je établir une opinion faufe , quand je vous dis que j'ai remarqué cn effet qu'encore que ces Images de cire ayent les mêmes traits de la perfonne fur laquelle on les a formez ; que lc rmlange des couleurs y foit obfcrvé avec un foin fi particulier , & une exa&itude fi grande que l'on y voit toutes les teintes de la chair, les veines, les fibres, & même jufques aux pores: & que l'on fe foit donné la peine d'imiter dans les yeux ce brillant & cette humeur cryflalli- ne qui les rend fi clairs. J'ai remarqué, dis-je, que cette reffcmblance furprend plutôt la
vue
veû qu'elle ne perfuade l'cfprit, & qu'elle ne fait point une image veritable de la perfonne qu'on prétend repréfenter. La raifon que j'en trouve, cft que ceux de qui on moule le vifagc, demeurant dans une affiete tranquille pendant qu'on y travaille , la matiere qu'on employe & dont on couvre tous les traits, cm- pêche leurs fontions naturelles; chaffe & re- pouffe, s'il le faut ainTi dire , de telle forte les efprits & les mouvemens interieurs qui leur donnent la vie, qu'il .s'en fait une fufpenfion qui eft caufe que ces mêmes traits demeurant fans aucun foûtien on n'en tire qu'une maffe, qui veritablcmcnt conferve la rcffemblance & la forme où elle les trouve, mais qui n'eft qu'u- ne reffemblance morte & infenfible. Ainii elle eft beaucoup moins parfaite que celle qu'un excellent Peintre ou un Sculpteur favant repré- fente par le moyen de fes couleurs, ou dc fon ci- feau; parce que le Sculpteur & le Peintre çher- chent, en travaillant, à donner de la vie à leur ouvrage, & lui infpirer de la beauté & de la grace, en imitant le mieux qu'il leur cft poffible, l'objet qu'ils ont devant eux ; au lieu que ce moule qui eft le feul artifan de ces autres por- traits, ne peut repréfeiter que ce qu'il ren- contre & ce qu'il trouve capable d'être im- priné.
Voilà pourquoi dans ces figures moulées fur le*naturel , la grace & ce je ne fai quoi n'ont garde de s'y appcrcevoir, puifque cette grace n'étant autre chofe que la repréfenta- tion des mouvemens intérieurs de l'ane joints à la beauté des parties du corps, comme je vous ai dit , clle en eft privée par l'éloigne-
B 4 ment
ment des erprits interieurs qui en font la fource.
Il y a donc bien de la difference , je ne dis pas entre un excellent Peintre ou un habile Sculpteur, & ceux qui moulent ces fortes de figures fur le naturel , dont je compte la fcience pour rien; mais je dis entre un vifage moulé & un portrait peint par un excellent homme, ou ces belles médailles, telles que nous en voyons du Roi & de la Reinc, li dodce- ment fabriquées au Louvre.
Or encore qu'un Architecte n'ait pas be- foin d'obfervcr tous ces mouvcmens qui en- gendrent la beauté & la grace , quand il n'efl queftion que d'ordonner 'des .apparte- mens, des pilaftrcs des colomnes & des prin- cipales- parties qui compofent un bâtiment, néanmoins il ne laife pas de communiquer à tout ce qu'il fair cette grace & cette beauté qui fe peuvent répandre généralement dans toutes les producions de l'efprit. Car les pro- portions de toutes les parties qui compofent un Edifice, en font la beauté corporelle; & la conduite & fage difpenhftion qui 're fait de toutes fes parties par le mouvement de l'erprit de l'Architete , ell ce qui donne toute la grace.
Mais il eft vrai que tous ceux qui fe mê- lent de bâtir , ne conduifent pas leurs ouvra- ges avec cette raifon & cette intelligence qui les rendroit fi recommandables. Encore qu'ils n'ayent pas befoin de deffeigner auffi parfaite- ment que les Peintres & les Sculpteurs , il faudroir pourtant qu'ils fûffent du moins la théorie de la Peinture , puifque la lumiere
de
de cet Art ecf la même qui les doit éclairer. Car fi les Peintres ont l'avantage de favoir bien imiter Dieu dans cette efpece de création qu'ils femblent faire en repréfentant tous les corps na? turels ; l'Architete n'en fait-il pas de même dans la produ&cion de fes Ouvrages quand il fait les rendre beaux , folides & commodes? Puifque dans la firu&ure de l'Univers nous y voyons ces trois nobles qualitez dans un fi haut lufre? Et fi quand les Peintures font excellen- tes, elles charment nos yeux & émeuvent nos af- fetions :,de même dans l'Architeture quand toutes chofes y font faites avec un bel ordre & une belle fymetrie, elles élevent nôtre efprit & portent.nôtre ame jufques dans les Cieux,
C'eaf ce qui m'arriva il n'y a pas long-temps en, confiderant cettc Chapelle dont je parlois tantôt. Car en contemplant toutes- les parties les unes après les autres , & en portant peu à peu mes regards en haut, je me fentois douce- ment attiré jufqu'au milieu de la voûte. Il me fembloit que plus je la regardois , & plus elle s'élevoit en l'air & paroiffiit fe foûtenir d'elle- même. Ainfi je rencontrois dans cet Edifice comme la fin & la perfection des chofes que l'art peut produire.
C'eft de la forte qu'en voyant un jour tous ces beaux b&timens que le Roi fait faire, tout le monde en admirera l'excellence. Et parce quo le Louvre fera orné- d'une maniere. digne de la grandeur de ce Prince, on y verra fa vie & fes acions dépcintes en tant de nobles & diffcrentes manieres, que la pofterité ne cherchera point ail- leurs d'autre fujet de fon étude & de fon admi- ration.
B S
Ici
Ici je finis mon difcours, & m'étant levé, je témoignai à Pymandre qu'il y avoit affez long- temps que nous étions dans une même place, & que nous pouvions aller faire un tour de pro- menade: ce qu'il approuva.
Nous fortîmes donc pour aller aux Thuille- ries, mais nous ne quittâmes nôtre entretien de l'Architecure que pour entrer dans un autre de Peinture. Pymandre me parla de celles qui font au Louvre. Il me fit cent queflions fur tous les Ouvrages que l'on fait pour le.Roi; &aprésnous être entretenus quelque temps de ces.beaux Ta- bleaux dont j'ai fait quelques defcriptions pour fa Majelté; il me dit: Eft-ceque vous n'écrirez donc jamais de la Peinture,comme il y afi long- temps que vos amis vous en convient, & nefe- rez-vous point part au public des connoiffances que vous avez d'un Art fi excellent?
Comme je vis qu'il me parloit de la forte, je me mis d'abord à foûrire en le regardant, mais cnfuite je lui dis: i Vôtre confeilme feroitfans doute avantageux, & feroit encore utile à beaucoup de perfonnes fi j'avois dequoi répondre au fentiment favorable que vous avez de moi. Mais trouvez bon, s'il vous plaît , que je vous dife que vous témoi- gnez n'avoir pas de la Peinture une opinion auffl haute qu'elle le merite. C'eft un Art qui em. brafie tant de chofes qu'il faut un efprit plus éclai- ré que le mien pour le pouvoir traiter digne- mrent.
Car vous ne confiderez pas, que pour écrirea fond de tout ce qui elt neccflaire pour faire un cscellent Peintre,& pour donner à tout le monde, 2on feu!lmcnt une idée générale, mais uneno-
tion
tion plus particuliere de ce qui concerne cet Art, il faudroit former un deffein trop valte & de trop grande étendue.
Et pour vous montrer combien ce traité em- brafleroit de chofes , & que jc n'ai pas tort de vous dire que c'eft une entreprife qui furpafre de beaucoup mes forces, je vous ferai voir dés à préfent, fi vous le delirez , que pour s'en a- quiter il feroit neceflaire de traiter dotement di- verfes matieres.
Car pour bien expliquer toutes les chorcs que J'ai apprifes des plus favans Peintres, il faudroit faire un Ouvrage dont le corps fût divifé en trois principales parties. La premiere; qui traiteroit de la C o M P O S I T ION, comprendroit prefque toute la theorie de l'Art, àcaufe que l'operation s'en fait dans l'imagination du Peintre, qui doitavoir difpofé tout fon Ouvrage dans fon efprit, & le poffeder parfaitement avant que d'en venir à l'cxé- cution.
Les deux autres parties qui parleroient du DESSEIN & du COLORIS, ne regardent que la Pratique , & appartiennent à l'Ouvrier; ce qui les rend moins nobles que la premiere qui eft toute libre, & que l'on peut favoir fans être Peintre.
Pour bien compofer un Tableau, le Peintre doit donc avoir une fcience & générale & par- ticuliere de toutes les parties qui y entrent. Et comme il n'y a rien dans la nature qu'il nedoi- ve quelquefois reprféenter , il faut auffi qu'il ait une connoiffance parfaite de tous les corp'; naturels avant que d'entreprendrc d'en faire l'image. Mais il doit fe fouvenirqu'encoreque l'art de portraire s'étende fur tous les fujcts
B 6 ia-
a
naturels tant beaux que difformes , toute- fois quand.il viendra àl'exécution s'il veut te- nir rang entre les plus habiles , il eft obligé. de faire choix de ce qu'il y a de plus beau, car encore que les corps naturels lui fer- vent de modele , néanmoins comme ils nefont pas tous également beaux, il ne doit confiderer que ceux qui font les plus parfaits.
IvMais parce que fouvent on peut fe tromper dans ce choix des belles chofes;. il me femble qu'il faudroit dire en premier. lieu.ce que c'eft que la Beauté, & cn quoi elle confifletc, prin- cipalement dans le Corps humain, qui eft le plus parfait ouvrage que Dieu ait fait fur la terre. Et comme il eft confiant qu'elle proce- de de la proportion des parties comme je vous difois tantôt, il faudroitparler enfuite.de ce qui eft neceffaire dans chacune de ces parties pour produire cette Proportion admirable, afin que le Peintre en ayant une exa:e connoiffance, puiffe égaler à fon fujet la beauté de fes Figu- res lors qu'il viendra à deffeigner fur le naturel' & l'on fc referveroit à traiter des mefures dans la feconde partie,. où l'on parleroit du Deffein.
Comme un Tableau eft l'Image d'une Acion particuliere, le Peintre doit ordonner fon fu- jet & diftribuer fes Figures felon la nature de l'AcEion qu'il entreprend. de. repréfenter. Et parce que ce Tableaueft ,. ou.une Invention nouvelle du Peintre, ou une Hitloire ,. ou une Fable déja décrite par les Hifloriens.ou par lcs Poë;es; il faudroit faire voir, de quelle forte il doit traiter tous ces dirferens fujets.; & comment il y doit exprimer les mouvemens du corps & de l'efprit. On parleroit.même des Paffions.de
l'Ame,
1'Ame, étant une partie qui bien que dépendan- te du Deifnin, doit être toute entiere dans l'idée. du Peintre, puis qu'elle ne fe peut bien copier fur le naturel.
Il faudroit enfeigner enfuite à bien obfervcr la Convenance en toutes fortes de fujets. Pour cet effet il feroit befoin de faire voir au moins. comme le Peintre doit avoir connoiiffnce di l'Hiftoire & de la Fable; de la Religion dès an- ciens Peuples; des moeurs & des façons de vi- vre des diverfes Nations; de leurs Dieux; de. leurs. Temples; de leurs Edifices;. de leurs Ce- remonies aux. facrifices ,. aux funerailles, aux. triomphes, & aux jeux; de leurs differens Ha- bits en paix & en guerre; de leurs Armes ; de leurs Meubles ; & enfin de toutes les chofes. qu'un excellent Peintre doit favoir.
Aprés avoir parlé de tout ce qui regarde plû- tôt la Theorie que la Pratique , mais qui elt trés-neceffaire à l'Ouvrier qui veut fe rendre. parfait , on pourroit commencer la feconde Partie, qui eft celle du Deffcin, & auffi qui. d'ordinaire fert de principe à tous ceux qui veu- lent apprendre cet Art. Car c'eft en deffeignant que l'on jette les premiers fondemens de la Science , fur lefquels toutes les connoiffances qui s'aquierent doivent. s'établir, parce. que fans cette partie toutes les autres n'ont point de folidité.
C'eft ce qui obligeroit celui qui feroit une fi grande cntreprife, a. donner des préceptes pour conduire lesApprentifs de degré en degré,com- me par la main: & comme il ne fert de rien à un Voyageur de faire de grandes journées, &. devoir. des Provinees & des Royaumes, s'il ne
COln-
confidere la nature des pals & les moeurs des peuples; de même on devroit montrer de quelle forte il faut enfeigner ceux qui commencent cet- te étude, & les inftruire des belles chofes , afin qu'en les remarquant ils pûfTent les graver dans leur efprit, & n'y mêler rien qui lui foit nuifi- ble ou inutile.
Il tâcheroit aufli de leur montrer les che- mins les plus fûrs & les plus faciles pour arri- ver à leur but; & par des exemples familiers les rendre capables de fe conduire eux-mêmes dans un travail, qui doit être celui de toute leur vie. Sur tout il leur feroit connoître,com- bien les Mathematiques font neceffaires à un Peintre, principalement la connoiffance de la Géometrie & de la Perfpe&ive, qui doivent fer- vir de regle à tout fon ouvrage.
Ii auroit encore à faire voir, de quelle forte le Peintre doit fe rendre favant dans cette par- tie de l'Anatomie qui regarde la connoiffance des mufcles, des nerfs,des os, des ligamens,& des apparences des uns & des autres.
Il cxpliqueroit que le Deffein ayant pour partage la proportion, il ladoitgarder danstou- tes les parties de fon ouvrage; que c'eft à lui à juger de leur convenance, & de la jufle égalité qui doit être entre elles ; & que de lui dépend la pofition des Figures pour être mires fur leur plan, ou pour mieux dire fur leur centre, avec la ponderation ou équilibre qui les peut tenir en état: tâchant de faire concevoir autant qu'il eft poffible de quelle forte fe forme cette Beauté & cette Grac:lii excellentes, dont nous venons de parler, ce je ne fai quoi qui ne fe peut expri- mer, & qui contile entierement dans le Def- fcin.
Quant
Quant à la troifieme Partie, qui feroit du Coloris: après avoir parlé de la nature des Couleurs; de l'union & de l'amitié qu'elles ont entre elles, il fa'udroit montrer de quelle forte elles doivent être employées pour produire ces. beaux effets de clair & d'obfcur , qui aident à faire paroître le relief des Figures & les enfon- cemens dans les Tableaux.
Il faudroit traiter de cette Perfpective qu'on appelle aérienne, qui n'eft autre chofe que l'af- foiblifement des couleurs par l'interpolition de l'air ;de ces accidens du Lumireux & du Diaphane qui fe remarquent dans la Nature, & des obfervations qu'on y doit faire; des dif- ferentes Lumieres tant des corps illuminans que des corps illuminez; de leurs réflexions; de leurs ombres; des erreurs que les Peintres font fouvent en peignant après la bonre éclairée par des jours particuliers; des differentes vi/ions ou afpe&s felon la pofition du regardant ou des chofes regardées; des apparences des corps dans l'eau; de ce qui produit cette force, cet- te fierté, cette douceur, & ce précieux qui fe trouvent dans les Tableaux bien coloriez; des diverfcs manieres de Coloris, tant aux Figures qu'aux Païfages, & de celle qu'on doit fuivre comme la plus excellente. Et enfin il faudroit accompagner ces enfeignemens de quelques exemples, où l'on feroit voir la beauté & la perfetion de ces trois parties, C o M P o S T I O N, DESSEIN & COLORIS.
Jugez, je vous prie, de quelle étendue fcroit ce travail ; & fi vous devez vouloir que j'en- treprennc un Ouvrage, qui non feulement dc- manderoit la capacité du plus favant Pcintrc
de
de nôtre fiecle, pour parler de toutes ces cho. es fefon les termes de l'Art;. mais qui pour par- Ler avec grace de cette Peinture, qui repréfen- te fi noblement tous les objets par la vivacité de fes couleurs , auroit encore befoin d'une plume auffi favante & auffi dote que devroit être le Pinceau qui pourroit donner cet agré- ment, & cette force qu'on recherche dans les Tableaux.
Ne pouvant donc pas m'engager dans une entreprife fi difproportionnée à mes forces , ne trouvez pas, s'il vous plaît, étrange fi je neme rends pas à vos perfuafions, & fijevous-disque vous ne devez pas attendre de moi un Ouvra- ge qui réponde au deflein que je viens de vous tracer. Je ferois même bien fâché que vous euf- fiez la penfée que par ce que je viens de vous dire,- jaye eu intention d'en établir les regles, & donner des enfeignemens à ces favans hom, mes qui travaillent aujourd'hui avec tant de fuc- cés & de bonheur, &.dont quelques-uns d'eux, que j'ai fouvent entretenus, & de qui j'ai beau- coup appris, feroient incomparablement plus capables que- je ne le fuis, d'écrire fur cette ma. niere.
Ce n'eft pa: qu'il ne fe puifle rencontrer quel. que occafion qui me donnera peut-être lieu de fatisfaire en quelque forte à vôtre defir; & alors je ferai bien aife de vous faire part de ce que j'ai remarqué autrefois pour ma fatisfation particuliere fur toutes ces diverfcs parties de la Peinture, foit en voyant les Tableaux des plus favans Peintrcs, foit dans les divers entretiens que j'ai eus fur ce fujet.
Quand vous ne feriez, me dît alors Pymanr
dre,
dre, que quelques obfervations fur la Peintur, bien qu'elles ne fufent pas traitées aufli ample- ment que le fujct le merite, elles ne laiiferoient pas toutefois de faire voir l'avantage le cet Art pardeffus les autres Les Peintres meme n'au- roient pas lieu d'être fâchez que tout le monde apprît dans vos difcours à juger de l'excellence de leurs Tableaux & de la beauté de leurs Figu- res, & qu'on y tudiât le fecret de l'Art, afin qu'en connoiffant la perfection de l'Ouvrage, on faffe cas de l'Ouvrier. Ils ont allez d'interêt, lui repartis-je , qu'au- moins les perfonncs dodes, & tous les honnê- tes gens connoiffent l'excellence de la Peintu- re, dont ils ne confiderent le plus fouvent que la fcule fuperficie, fans porter leurs penféesjuf- ques dans le fonds de cette Science, qu'on peut dire avoir quelque chofe de divin, puis qu'il n'y a rien en quoi l'homme imite davantage la toute-puiffance de Dieu , qui de rien a forma cet Univers, qu'en repréfentant avec un peu de couleurs toutes les chores qu'il a créées. Car comme Dieu a fait l'homme à fon Image, il femble que l'homme de Ton côté faffe une Ima- ge de foi-même , en exprimant fur une toile les aftions & fes penfées, d'une maniere fi ex- cellente qu'elles, demeurent conftamment & pour toûjours expofées aux yeux de tout le monde, fans que la diverfitéCdes Nations. em- peche que par un langage muet, mais plus élo- quent & plus agréable que celui de toutes les langues, elles ne fe rendent intelligibles, & ne fe faffent comprendre dans un inflant à chacun de ceux qui les regardent.
Si vous voulez même prendre la peine de
fai-
faire reflexion fur les diverfes parties de cet Art, vous avouerez qu'il fournit de grands fu- jets de méditer fur l'excellence de cette pre- miere Lumiere, d'où l'efprit de l'homme tire toutes ces 'belles idées , & ces nobles inven- tions qu'il exprime enfuite dans fes Ouvrages.
Car fi en confiderant lks beautez & l'art d'un Tableau, nous admirons l'invention & l'efprit de celui dans la penfée duquel il a fans doute édé conceû encore plus parfaitement que fon pinceau ne l'a pû exécuter ; combien admirerons-nous davantage la beauté de cette fource où il a puifé fes nobles idées ? Et ainfi toutes les diverfes beautez de la Peinture, fer- vant comme de divers degrez pour nous élever jufqu'à cette Beauté fouveraine, ce que nous verrons d'admirable dans la proportion des par- ties, nous fera confiderer combien plus admi- rable encore eft cette proportion, & cette har- monie qui fe trouve dans toutes les Créatures. L'ordonnance d'un beau Tableau nous fera penfer à ce bel Ordre de l'Univers. Ces Lumie- res & ces Jours que l'Art fait trouver par le moyen du mélange des couleurs, nous donne- ront quelque idée de cette Lumiere éternelle, par laquelle & dans laquelle nous devons voir un jour tout ce qu'il y a de beau en' Dieu & dans fes Créatures. Et enfin quand nous pen- ferons que toutes ces merveilles de l'Art qui charment ici-bas nos yeux & furprennent nos efprits, ne font rien en comparaifon des idées qu'en avoient conceû ces Maîtres qui les ont produites; combien aurons-nous fujet d'ado- rer cette Sageffe éternelle qui répand dans les Efprits la Lumiere de tous les Arts, & qui en
Ct
clt elle-même la loi éternelle & immuable :? Cette Lumiere elt la Lumiere d'une Sageffe in- finiment fuperieure à la Lumiere de tous les efprits créez, comme elle le dit elle-même par fon Prophete *, Mes penfe'es ne font pas comme voc penfées, ni mes voyes comme vos voyes;' mais il y a autat de difance entre mes voyes & vos voyes, entre mes penfées & vos penfJes , qu'il y en a en re le Ciel & la Terre.
Lors que Dieu créait les Alfres , dit un grand Sain t , les Anges chantoient des Cantiques a fa ioiange en admirant le nombre, la beauté, la Jituation, la variété, les graces, l'éclat, l'har- monie , & toutes les autres perfecions de ces corps fblimes dont ils connoifent l'excellence beau- coup mieux que nous. Quand donc nous confi- derons dans les ouvrages de l'efprit humain tant de beautez, tant de graces & tant de charmes, plus nôtre connoiffince nous en fait remarquer les perfe&ions, & plus nous nous trouvons obli- gez de loier celui qui fait ces merveilles fur la terre, comme il a fait ces autres merveilles dans les Cieux. Aprés cela je demeurai quelque tems fans parler. Mais Pymandre trouvoit tant de dou- ceur dans cet entretien , qu'il prit occafion de me dire: Au moins fi vous n'êtes pas encore réfolu de fatisfaire au defir de vos amis, appre- nez-moi, je vous prie , l'hiftoire de ces fa- vans Peintres dont vous me difiez il y a quel- que temps de fi belles chofes. Car je n'ai pas oublié tout ce que vous rapportâtes alors à leur avantage , & que vous me promîtes de me
faire t S. Aug. de Vet. Relig. ¥ Iaïe c. s . v.-. t S. Jean Chry.
faire un difcours de l'Origine de la Peinture & de ceux qui ont excellé en cet Art. Si depuis ce temps-là nous n'avons pas rencontré une occafion favorable pour cela, il vous eft bien aifé à préfent de vous aquiter de vôtre pro- meTfe & de pourfuivre ce que vous aviez com- mencé fur ce fujet. Car pourvu que cela ne vous incommode pas, il me femble que nous ne pouvons mieux employer le refte de lajour- née qu'à cet agréable entretien.
Il ne tiendra pas à moi, lui répondis-je, que vous ne foyez fatisfait. Je commençai donc ainfi mon difcours.
Comme tous les Arts ont été fort groffiers & fort rudes dans leur naiffance, & ne fe font perfecionnez que peu à peu, & par une grande application; il ne faut pas douter que celui de la Peinture auffi bien que tous les autres n'ait eu un commencement tres-foible, &ne fefoit augmenté que dans la fuite des temps. Mais comme la Peinture eft affirément fort ancien- ne, il eft difficile de bien connoître fon origi- ne. Pour moi je ne doute pas qu'elle ne foit née avec la Sculpture; & que le même efprit qui enfeigna aux hommes à former des Images de terre ou de bois, ne leur apprit auffi en mê- me-tems à tracer des Figures fur la terre ou contre les murailles.
Si on vouloit ajoûter foi à quelques Ecri- vains, on pourroit croire qu'Enos fils de Seth, fut le premier qui forma des Images pour por- ter les Peuples à adorer une Divinité. Mais parce qu'il n'y a guere d'apparence de s'arxs- ter à cette opinion, je vous dirai feulement, qu'aprés le Déluge Promethée fils de Japhet,
fut
fut le premier qui inventa la maniere de faire des Images de terre cuite : & comme il étoit homme de grand efprit, il fut en une merveil- leufe eftime parmi les Peuples d'Arcadie t, où par fa conduite il apprit à ces Barbares à vi- vre civilement, & par l'excellence de fon efprit fit valoir fon Art, qui commença peu à peu à fe répandre dans le monde: ce qui a donné lieu aux Fables des Poètes.
Cependant, interrompit Pymandre, l'on a obfervé que Ninus a été le premier qui a ren- du les Statuës célèbres. Car après avoir fait les funerailles de Belus fon pere, que les Af- fyriens nommerent Saturne, & qui fut le pre- mier Roi de Babylone , il en fit tailler une Image afin d'adoucir par cette repréfentation, la douleur qu'il reffentoit de fa mort.
Alors me.fouvenant de ce que j'ai leû au- trefois de la magnificence de Babylone *: ce ne fut pas feulement en Sculpture, lui dis-je, que les Babyloniens furent les premiers à faire de grands Ouvrages, puifque Semiramis ayant fait rebâtir leur ville, il y avoit une mu- raille de deux lieues & demie de tour, dont les briques avoient été peintes avant que d'être cui- tes,& repréfentoient diverfes fortes d'animaux. Mais cette forte de peinture , me dît alors Pymandre, n'étoit-elle point femblable à ce qu'on appelle Email, & de même que celui dont l'on fait encore à préfent plusieurs Ou- vrages ? Quand cela feroit, repliquai-je, s'ils avoient ce fecrer-là,il ne faut pas douter qu'ils n'euffent auffi celui de peindre toute autre chofe: & ce que l'Auteur de cette Hiftoire
rap- î S. Aug. lib. I, de Civit, c.., * Diod.Sic.lib. . c. 4.
rapporte dans la fuite de fonr difcours nous le peut faire connoître. Car il dit qu'il y avoit une autre muraille où l'on voloit plufieurs Fi- gures de toutes fortes d'animaux peints & co- lorez felon le naturel, & qu'il y avoit même des Tableaux qui repréfentoient des chaffes & des combats. Cependant, il ne dit point que ces divers Tableaux fuffent ni faits de brique ni émaillez. De forte qui'ls pouvoient bien auffi être peints à fraifque ; & c'eft par là, ce me femble, qu'on peut juger que l'in- vention de la Peinture eft trés-ancienne; mais je ne vous puis pas dire qui en a été l'Auteur: Je croi même qu'il feroit affez inutile d'en vouloir faire la recherche, puifque nous voyons que tous les Anciens qui en ont écrit font de différente opinion. Néanmoins, repar- tit Pymandre, les Egyptiens qui ont des pre- miers poffedé les Arts & les Sciences , difent que la Peinture étoit chez eux plusieurs fiecles avant qu'elle fût connue des Grecs. Oui, lui repliquai-je, mais les Grecs, qui n'ont jamais manqué de s'attribuer, autant qu'ils ont pû, la gloire des Sciences & des Arts, écrivent auffi que ce fut à Scicyone ou à Corinthe , que la Peinture commença de paroître. Mais à vous dire vrai , les uns & les autres s'ac- cordent fi peu touchant celui qui en fut l'In- venteur, que l'on ne fauroit qu'en croire: ils conviennent tous feulement que le premier qui s'avifa de deffeigner fit foui coup d'effai contre une muraille en traçant l'ombre d'un homme que la lumiere faifoit paroître. Et pour donner plus de beauté à cette hiftoire, il y en a qui on. écrit que l'Amour, qui en ef- fet eft le grand Maître des Inventions , fut
celui
celui qui trouva celle-ci, & qui apprit à une jeune fille le fecret de deffcigner en lui faifant marquer l'ombre du vifage de fon Amant, afin d'avoir une copie des traits de la perfonne qu'elle cheriffoit. Cependant nous ignorons le nom de celui qui reduifit cette Invention en pratique, & en fit un Art qui eft depuis de- venu fi noble & fi excellent. Les uns veu- lent que ç'ait été un Philocles d'Egypte; les autres un certain Cleante de Corinthe, & d'autres qu'Ardice Corinthien & Thelephanes de Chiarenia au Peloponefe, ayent commen- cé à deffeigner fans couleurs & avec du char- bon feulement; & que le premier qui fe fer- vit 'd'une couleur pour peindre , ait été un |Cleophante de Corinthe , qui pour cela fut furnommé MoNOCROMATOS. Ce fut donc ce Cleophante, interrompit Pymandre, qui apporta auffi la Peinture en Italie , lors qu'il y vint avec le pere du premier Tarquin, pour éviter la perfecution de Cipfelle Roi de Corinthe ? La Peinture, lui repliquai-je, eft encore plus ancienne que cela en Italie ; & ce ne peut être ce Cleophante dont vous parlez qui l'y ait apportée, quoi qu'à la verité, il fe trouve quelques Hiftoriens qui ont eu la mcme penfée. Mais ils avouent, néanmoins, que dés ce temps-là il y avoit dans la ville d'Ardée prés de Rome des Tableaux peints contre les murailles d'un Temple qui étoient faits long- temps avant que Rome fût bâtie, & dont les couleurs s'étoient pourtant fi bien main- tenuës qu'ils fembloient fraîchement achevez; i& que dans Lavinie, avant la fondation de ,Rome, il y avoit auffi deux Tableaux, qui re-
pré-
préfentoient, l'un Athalante , & l'autre Hel-e ne. Et ainfi vous pouvez juger que ce Cleo. phante qui alla avec Demeratus, n'étoit point celui qui trouva l'invention des Couleurs, & qu'il faudroit même, fi cela étoit, que les La- tins euffent eu la Peinture chez eux long-temps avant que les Grecs en euffent eu connoiffan- ce. Mais parce que dans la recherche d'une cho- fe dont la memoire a été obfcurcie par tant d'années, & dont les Ecrivains font fi diffe- rens dans leurs opinions, il eft bien difficile d'en déconvrir la verité; il faut fe contenter de favoir feulement les chofes qui font les plus connues & qui paffent pour veritables.
Je ne vous parlerai donc point de HYG IE NONTES, de DINIAs, ni.de CHARMAS, qu'on dit encore avoir été des premiers à por- traire d'une feule couleui. Je ne vous dirai rien non plus de cet EUMARUS d'Athenes, qui pei. gnit les hommes & les femmes d'une differente maniere, ni de fon Difciple CIMON Cleo- nien, qui trouva les racourciffemens dans les corps, & qui commença à les pofer en diver- fes attitudes & poftures ; car avant lui les Fi. gures n'avoient nulle aaion, & il fut le pre- mier qui repréfenta les jointures des membres, les veines du corps , & qui contrefit les diffe- rens plis des Draperies.
Mais je vous dirai qu'on tient pour certain que d s le temps de Romulus*, Candanle fur- nomm MI\Irfilus Roi de Lydie, .& le dernier de la race des Heraclides, acheta au poids de l'or un Tableau de lafaçon duPeintre BuLAR-
CHUS; *Rotrulus mourut en la z année de la I6. Olymp. l'an dg monde 3Z65.. & avznr la naiffaac de lefi-Chrifi 715.
cHus, où la Bataille des Madgneiiens {toit re- préfentée. Cependant par le prix de ce Tableau qui étoit trés-confiderable, & par l'eftime qu'il a eue, il y a bien apparence que cet Art ctoit déja fort avancé.
PANOEUS frere de Phidias, parut avec efti- me en la 83. Olympiade *. 11 peignit cette fa- meufe journée de Marathon, où les Atheniens défirent en bataille rangée toute l'armée dcs Perfes; & quoi que tous les Chefs de part & d'autre yfufrent fort bien repréfentez, néan- moins, POLYGNOTUS Thafien , venant en- fuite, fut le premier qui mit l'expreffion dans les vifages, & qui donnant je ne fai quoi de plus libre & de plus gai à fes Figures, quitta tout-à-fait l'ancienne façon de peindre , dont la maniere écoit barbare & pefante. Il prit plaifir principalement à repréfenter les fem- nmes, & ayant trouvé le fecret desCouleurs vi- ves, il les vêtit d'habits éclatans & agréables; fit leurs coeffures differentes & les enrichit de nouvelles parures.
Cette belle maniere éleva beaucoup l'Art de la Peinture, & donna une grande réputa- tion à Polygnotus,- qui après avoir fait plu- fieurs-Ouvrages à: Dlphes , & fous un Porti- que d'Athelies., dont il:.ne voulut recevoir aucun payement , fut honoré par le Confeil des Amphicions du remerciement folennel de toute la Grece, qui pour témoignage de fa reconnoiffance lui ordonna aux dépens 'du public des logemens dans toutes fes villes.
Au même-temps que Polygnotus travail-
Tom. L. C loit *L'an du monde 3535. & avant Jefus-Chrift 449.
toit à ce Portique , il y. avoit un certain MY- CON qui peignoit auffi dans ce même lieu, & qui, moins généreux que lui , prit de l'argent de fes Ouvrages dont il ne reçût pas auffi tant d'honneur.
Environ la 90. * Olympiade parurent A- GLAOPHON , CEPHISSODORUS, PHRILUS , & EVENOR Pere & Maître de Parrhafius dont nous dirons quelque chofe enfuite. Tous ces Peintres furent veritablement excellens en leur Art; mais je ne m'y arrêterai pas pour parler D'APPOLLODORE Athenien, qui vivoit avec grande eftime dans la t 93. Olympiade.
Ce fut cet Appollodore qui commença d'ob- ferver la beauté de tous les corps pour la re- préfenter dans fes Tableaux, parce qu'avant lui les autres Peintres fe contentoient de bien réiifir dans la reffemblance fans faire choix des belles parties.
Il fit auffi paroître dans fon travail une ma- niere, qui pour être differente des autres n'en fut pas moins agréable : car il donna tant de beauté & tant de grace àfon coloris, qu'il fur- -paffa tous ceux qui l'avoient précedé.
ZEuXIS + vint enfuite qui tira un grand fe. cours des Ouvrages d'Appollodore, & voyant comme fa belle maniere de peindre étoit bien reçûe de tout le monde , pouffé d'une géné- reufe émulation, il fe réfolut de ne laiffer pas la Peinture au point où il la trouvoit , mais :d'y ajouter encore de nouveaux charmes. En cfet il fe perfecionna de telle forte dans cet
-' . - - Art ' L'an dumonde 3 53. avant Jefus-Chrift. 4, . t L'an du monde 3576. avant Jefus-Chrift4o9. sEnla 95. Olynpiade¢ l'a dil monde 3583. avant Jcfus-ChU, 40.oT.
Art, & devint fi excellent Colorifte, qu'Ap- pollodore admirant fes Ouvrages, confeffa qu'il ne fe pouvoit rien de mieux.
Cet Appollodore, interrompit Pymandre, n'étoit-il point celui qui pour marque de l'ef- time qu'il faifoit de Zeuxis par deflus les au- tres Peintres, compofa des Vers, oùil feplai- gnoit que l'Art de la Peinture lui avoit été dérobé, & que Zeuxis en étoit le raviffeur?
C'eft le même, pourfuivis-je, & pour vous dire quelque chofe des plus beaux Ouvrages de Zeuxis, on eftime particulierement une A- talante, dont il fit préfent aux Agrigentins en Sicile; un Dieu Pan qu'il donna au Roi Arche- lais; & cette admirable Figure qu'il peignit pour ceux de Crotone, en laquelle il fit paroi- tre ce qu'il y avoit de plus parfait dans lesplus belles filles de la Grece. Néanmoins le Ta- bleau où il repréfenta uniiAthlete, fut celui de tous qu'il eftima davantage , & qui palia dans fon efprit pour fon Chef-d'ouvre: car croyant ne pouvoir rien faire de mieux, il ofa bien le propofer comme un défi aux plus excellens Peintres de fon temps en écrivant au bas, qu'il s'en trouveroit fans doute plufieurs qui y por- teroient envie, mais qu'il ne s'en trouveroit point qui pût l'égaler.
Lors qu'il fut devenu fort riche, il ne tra- vailla plus que pour la gloire; & eftimant fes i Tableaux fans prix, il les donnoit liberalement aux Princes & aux villes qui avoient le plus i d'admiration pour fes Ouvrages.
Il eût néanmoins pour concurrent Parrha- fius qui le vainquit dans une gageûre qu'ils avoient faite à qui repréfenteroit le mieux la
C z ve-
verité de quelque chofe. Cette Hiftoire efi fi célébre, que chacun fait que Zeuxis ayant ex- pofé en public un Tableau, où il avoit fi bien peint des railins que les Oifeaux venoient pour les bequeter, Parrhafius en fit apporter un au- tre où étoit un rideau fi artiflement fait, que Zeuxis y fut trompé le premier: car le vou- lant tirer pour voir !'Ouvrage qu'il croyoit être caché au deirous , il recut la honte de s'être m pris, & avoua que Parrhafius l'avoit vaincu.
Je penfe, dît alors Pymandre, quecesMef- ficurs les Hiftoriens nous en font accroire; car ou les Oifeaux de ce temps-là avoient l1s fens beaucoup moins fubtils que ceux d'à préfent, ou bien ceux d'aujourd'hui ont bien plus de jugement pour ne fe méprendre pas , puifque nous ne voyons point qu'il y en ait qui s'arrê- tent non feulement à des fruits peints fur une toile, mais même à ceux qui font de relief, & qui ont la forme & la couleur des fruits na- turels.
Si vous croyez, repartis-je, en riant, queles Oifeaux de ce temps-ci ayent plus de difcer- nement que ceux du temps dont je parle; il faut donc croire auffi que les hommes d'alors avoient la vue moins délicate que ceux d'à préfent, puifque Zeuxis lui-même tout habi- le qu'il étoit fe trompa au Tableau de Parrha- fius. Mais étant difficile de donner fon juge- ment fur les Ouvrages de ces Anciens Peintres, puis qu'il ne nous en refte rien que nous puif- lions confronter avec les Modernes, je penfe qu'il nou; eft libre d'en avoir telle opinion que bon nous femble. Néanmoins comme l'on vo't encore aujourd'hui certaines Peinturcs
qui y-
qui trompent les yeux des hommes & le fen- timent des bêtes , je ne croi pas que l'on doi- ve douter que celles de ces Anciens ne fiffent un femblable effet, puifque même il y a des Tableaux fort médiocres en bonté, qui fe trou- vent propres à tromper la vûë de ceux qui les voyent, plutôt quene feroient d'autres Ouvra- ges plus excellens.
Or pour reprendre mon difcours, je vous dirai que comme l'on a trouvé avec le temps beaucoup de chofes qui manquoient aux Arts, l'on y a auffi corrigé plufieurs défauts. Car fi l'on demeuroit dans la feule imitation , dit Quintilien, & qu'il ne fût pas permis d'ajoû- ter aux chofes déja commencées, la Peinture feroit encore dans ce premier état, où elle n'a- voit fimplement que le deffein & les contours.
Ce P AR R H A S i U S dont je viens de parler augmenta beaucoup cet Art. Il fut le premier qui obferva la fymetrie, & qui fit paroître de la vie, du mouvement, & de l'aétion dans fes Figures. Il trouva le moyen de bien repréfen- ter les cheveux: & Pline remarque qu'il étoit celui de tous les Peintres de fon temps qui avoit le mieux fi arrondir les corps, & fait fuïr les extrémitez pour faire paroître le relief.
Il fit plusieurs Tableaux, & entre autres il y en avoit un à Rome qui repréfentoit le Grand- Prêtre de Cybelle, dont l'Empereur Tibere faifoit grand cas, & qu'il avoit acheté foixante Sefterces*. Mais la vanité infupportable de ce Peintre diminuoit beaucoup de l'eftime qu'on avoit de lui ; car femblable à plufieurs de ces Ouvriers d'aujourd'hui il fe loiioit fans ceffe
C 3 lui- * Environ 1ooo. ecus de nôtre monnoye,
lui-mtme, & ne pouvoit fouffrir qn'on ne le prféerât pas à tous les autres. Il écoit toûjours vêtu d'une maniere particuliere, & pour être encore plus refpeété il fe difoit être de la race d'Apollon, faifant croire qu'il avoit fouvent communication avec Hercule qui lui apparoif- foit en dormant , & que le Tableau* qu'il en avoit fait éroit tout Semblable au naturel. Ce- pendant ayant fait un Tableau d'Ajax, Thimante ]e lirpafià par un autre Ouvrage qu'il fit ; & dans la colere qu'il en eut, il dit avec favani- té ordinaire que fon plus grand déplaifir étoitde voir que fon Ajax fût furmonté par un homme indigne de remporter cette gloire.
Mais ce n'étoit pas le fentiment de tous ceux de ce temps-là. Ils eurent beaucoup moins d'ef- time pour lui que pour THIMANTE : car ce dernier étoit un homme d'efprit & de jugement, qui faifoit tous fes Ouvrages avec art & avec fcience.
Le Tableau qu'il fit d'un Cyclope & celui du facrifice d'Iphigenie, ont été (i célébres & filouez par les meilleures plumes de l'Antiquité, qu'il n'y a perfonne qui fur le rapport des Hiltoriens n'en conçoive une eftime trés-particuliere.
En cc même temps vivoit EUXENIDAS qui fut Maître D'ARISTIDE, & E POMPE de qui Pamphile fut Difciple.
Ce P A MUI I LE étoit natif de Macedoine, & fut celui qui joignit à l'art de la Peinture l'.tude des belles Lettres. I1 en tira un fi grand fecours qu'il aquit une réputation extraordi- naire.
Entre tant de belles Sciences qu'il pofiedoit,
il. ? Ce Tableau rtoit à Lyndos ville fitiuc dans 'ilc de Rhodei
il favoît parfaitement les Mathematiques; & les croyoit fi neceffaires pour la Peinture , qu'il di- foit fouvent qu'un Peintre qui les ignore nc peut. être parfaitement favant dans fa profefion.
Mais remarquez, s'il vous plaît, que le me- rite des perfonnes honore les Arts & les Scien- ces, de même que les Sciences & les Arts ren- dent recommandables les perfonnes qui les poffedent. Car lors qu'un homme n'excelle pas feulement en fon Art, mais qu'il a-encored'au- tres belles qualitez , il fe fait un rejaliffement de Ton merite ir l'Art dont il fait profeflion qui donne de la nobleffe à fes Ouvrages. C'eft pour- quoi comme Pamphile n'étoit pas un homme du commun; qu'il avoit l'efprit éclairé de plu- fieurs Sciences & de belles notions qui le fai- foient rechercher de tout le monde, il donna un fi haut éclat à l'Art de la Peinture., que même les perfonnes de condition defirerent de s'inftruire dans une Science où ils trouvoiçn tant de beau. tez & de charmes.
Il ne refufa pas fon affiftance à ceux qui vou- lurent apprendre de lui ; mais afin que cet Art ne tombât pas dans le mépris qu'on fait d'ordi- naire des chofes qui foit fort communes ,il ob- tint par ofn credit quil riy auroit que les énfans des Nobles qui s'exerceraoient à la Peinture, & qu'on défendroit aux cfclaves de s'enmêler; ce qui fut fait par un Edir public, premierement à Scicyone, & cnfuite par toute la Grcce.
Il eut -pour Difciplpes MELANTHIUS & APPELLE, qui mit la Peinture à un fi haut point que depuis lui il ne s'eft trouvé pebfonne qui ait pû atteindre à la pcrfetéion où il arriva. Je ne. m'arrêterai point à vous parler du premier,
C 4 ni
ni de *deux autres qui étoient affez en vogue en la o17. Olympiade. Je vous diraifeulementque le fameux t Appelle vint depuis , & qu'il a ex- ceLé de :elle forte dans la Peinture que fa répu- tation en fera imr.mortelle.
Le lieu de fa naifalmce fut dans l'Ifle deCoos, & je ne doute pas qu'i rie tirât Ton origine d'une maifon noble , puis qu'il avoir été inftruit par Pamphile qui ne recevoit pour difciples que d.s perfounes de cette condition , dont il prenoit pour les infiruire des formnes prefque incroya- bics. Veritabiemer:t Appelle n'eût pas fujet de plaindre ni fon argcnt- ni fon temps. Son natu- rel étoit fi beau , que ne fe contentant pas de pratiquer les inllruEtions d'un fi favant Mautre, fon ambition le porta jufqu'à furmonter tous ceux de fon temps, & il y travailla de telle for- te qu'il parut entre eux comme un miracle.
Je ne fai fi je vous dois parler davantage de cet homme merveileux, puifque fa réputa- tion elt fi grande, qu'il feroit inutile de vous en. entretenir plus long-temps.
Tout ce que vous rapporterez , dît Pyman- dre, me fera toujours non feulement trcs-utile, mais encore fort agréable, quand même j'en aurois déja connoiffance; c'etl pourquoi neme cachez rien, je vous prie, de ce que vous ravez de ces grands hommes, fi vous ne voulez di- minuer le plaifir que je reçoisen vous en enten- dant diicourir.
Je vous dirai donc, puifque vous le voulez, continuai-je, que les Ouvrages d'Appelle n'&- tpient pas limplement -accompiis dans ces belles
par- Ec'hion & Therirachus. t I1 commenca de paroître en la-l Olympiad&, l'arfdu monde 365z. avant Jefus-Chrilt. 33,.
parties de l'Ordre, du Defrein & du Coloris- Car outre qu'il écoit abondant en Inventions, favant dans la Proportion & dans les Contours, charmant & précieux dans le Coloris, il avoit encore cela pardeffus les autres Peintres, qu'il donnoit une beauté extraordinaire à fes Figures; & par un bonheur tout particulier, il fut le pre- mier, & prefque le feul qui reçût du Ciel cette Science toute divine, qui fait comme infpircrla grace, & donner ce je ne fai quoi de libre, de vif, de rare, ou pour mieux dire, de celefle, qui ne fe peut enfeigner, & que les paroles mê- me ne font pas capables de bien exprimer.
Il me fouvient, interrompit Pymandre, que ce Peintre eft un de ceux quia laifée le plus d'Ou- vrages aprés fa mort. Car du temps de Plineil y avoit encore à Rome plufieurs Tableaux de fa main que l'on avoit en grande eflime; & j'ai re- marqué que l'on faifoit particulierement état d'u- ne Venus fortant de la mer nommée à caufe de cela ANADYOMENE', que l'Empereur Au- gulte dédia dans le Temple de fon pcre; & je penfe auffi que ce fut à la gloire de ce Tableau qu'Ovide fit ces deux Vers.
Si Venerem Cois numquam pinxifet Apelles,
Alerfa fib cetuoreis illa lateret aqfis. Ce n'elt pas de ce Tableau-là , repliquai-je, dont Ovide entend parler , mais c'eft d'une au- tre Venus qu'Appelle avoit commencée pour les habitans de Coos, qui, à ce qu'on dit, fur- paffoit de beaucoup la premiere, tant dans la force du deffein, que dans la beauté du colo- ris. Mais la mort de cet homme incomparable
C S fut
ni dc * deux autres qui étoient afelz en vogue en la o07. Olympiade. Je vous dirai feulement que le fameux t Appelle vint depuis , & qu'il a ex- cel.é de telle forte dans la Peinture que fa répu- ration en fera immortelle.
Le lieu de fa naiifnce fut dans l'Ifle de Coos, & je ne doute pas qu'il ne tirât fon origine d'une mai'on noble , puis qu'il avoit été inftruit par Pamphile qui ne rccevoit pour difciples que ds perfonnes de cette condition, dont il prenoit pour les inflruire des fomines prefque incroya- bics. Veritablement Appelle n'eût pas fujet de plaindre ni fon argenl ni fon temps. Son natu- rel étoit fi beau , que ne fe contentant pas de pratiq-er les inflruétions d'un fi favant Maître, fon ambition le porta jufqu'à furmonter tous ceux de fon temps, & il y travailla de telle for- te qu'il parut entre eux comme un. miracle. .le ne fai fi je vous dois parler davantage de cet homme merveilleux, puifque fa réputa- tion eft fi grande, qu'il feroit inutile de vous en. entretenir plus long-temps.
Tout ce que vous. rapporterez , dît Pyman- dre, rre fera toujours non feulement trés-utile, mais encore fort agréable, quand mrême j'en aurois déja connoiffance; c'eft pourquoi neme cache rincn, je vous prie, de-ce que vous favez de ces grands hommes, fi vous ne voulez di- minuer le plaifir que je reçoisen vous en enten- dant difcourir.
Je vous dirai donc, puifque vous le voulez, continuai-je, que ks Ouvrages d'Appelle n'é- toient pas limplement accomplis dans ces belles
par- ¥ Ecionr & Therimachus. t II commenca de paroître en la- iz. Olympiaid, l'airdu monde 3652. avant jeéfis-Chrift. 33,.
parties de l'Ordre, du Deffein & du Coloris- Car outre qu'il écoit abondant en Inventions, favant dans la Proportion & dans les Contours, charmant & précieux dans le Coloris, il avoit encore cela pardeffus les autres Peintres, qu'il donnoit une beauté extraordinaire à fcs Figures; & par un bonheur tout particulier, il fut le pre- mier, & prefque le feul qui reçût du Ciel cette Science toute divine, qui fait comme infpircrla grace, & donner ce je ne fai quoi de libre, de vif, de rare, ou pour mieux dire, de celefle, qui ne fe peut enfeigner, & que les paroles me- me ne font pas capables de bien exprimer.
Il me fouvient, interrompit Pymandre, que ce Peintre efl un de ceux qui a laiffé le plus d'Ou- vrages après fa mort. Car du temps de Pline il y avoit encore à Rome plusieurs Tableaux de fa main que l'on avoit en grande eftime; & j'ai re- marqué que l'on faifoit particulierement état d'u- ne Venus fortant de la mer nommée à caufede cela ANADYOMENE', que l'Empereur Au- gufle dédia dans le Temple de fon pere ; & je penfe aufli que ce fut à la gloire de ce Tableau qu'Ovide fit ces deux Vers.
Si Venerem Cois numquam pinxifiet Apelles,
llerfa fub cequoreis illa lateret aquis. Ce n'efl pas de ce Tableau-là , repliquai-je, dont Ovide entend parler , mais c'eft d'une au- tre Venus qu'Appelle avoit commencée pour les habitans de Coos, qui, à ce qu'on dit, fur- paifoit de beaucoup la premiere, tant dans la force du deffein, que dans la beauté du colo- ris. Mais la mort de cet homme incomparable
C fut
fut caufe que cet Ouvrage demeura imparfait,. qui néanmoins fe trouva fi excellent que nul ne fut jamais afez hardi pour entreprendre d'a- chever ce qui en rftoit à faire.
Entre les Tableaux dont Rome faifoit le plus de montre dans fes lieux publics & dans fes Tem- ples, après s'être enrichie des dépouilles des au- tres Nations, ceux d'Appelle tenoient toûjours le premier rang : & vous aurez peut-être remar- qué comme l'Empereur Augufle avoit une efti- me toute particuliere pour deux Tableaux que ce Peintre avoit faits. Dans l'un il avoitrepré- fenté Caitor & Pollux, l'Image d'une Victoire & le Portrait d'Alexandre;. & dans l'autre il avoit peint ce grand Monarque comme triom- phant du Dieu de la Guerre, qui ayant les mains liées derriere le dos fuivoit le char de fon Triom- phe. 11 me fouvient d'avoir li en quelque en- droit que l'Empereur Claude fit effacer de ce Ta- bleau le vifage d'Alexandre pour y mettrecelui d'Augufle. On voyoit encore dans le Temple d'Antoine une Image d'Hercule de la main de ce grand Homme, mais le portrait qu'il fit d'A- lexandre tenant un foudre à la main, & qui fut mis dans le Temple de Diane à Ephefe, paffoit pour une merveille de l'Art. Ce ne fut pas le feul portrait qu'il fit de ce Conquerant, qui prenoit fouvent plaifir à fe faire peindre par lui, fans permettre à nul autre de l'entreprendre, & fe divertiffoit même quelquefois àle regarder travailler, & à l'entendre parler, parce que fa converfation n'avoit pas moins de charmes que fes Ouvrages.
Je ferois trop long fi je voulois vous rappor- ter tout ce qu'on a écrit d'Appelle. Je vous di-
rai
rai feulement, qu'encore que cet excellent.hom, me tînt le premier rang entre tous ceux de fa profclion, il ne laiffoit pas d'avouer. fincerement qu'Amphion le furpaffoit dans l'Ordonnance, comme Afclepiodore dans les. Proportions: il rechercha même là connoiffance de Protogene, dont il eftima tant les Ouvrages,,qu'il les ren- dit recommandables aux; Rhodiens, qui avant cela ne les confideroient-pas. ....
Ce P.R O T O G E.N E toit. natif d'une ville de la Cilicie nommée Caunus, & fujette aux Rho- diens. II vécut au commencement fort pau- vrement, parce que.fon dcfir d'apprendre lui fai[oit employer tout fon. temps à éCudier, ne travaillant pas comme plufieurs autres- à faire promtement. des Tableaux pour en tirer'de l'ar- gent. On ne fait qui fut fon Maître; mais il avoit plus de cinquante-cinq ans lors qu'ilcom- mença d'écre en reputation, encore ne peignoit- il alors que des navires feulement. Le plus etimé de tous fes Quvrages fut un *Jalyfus, lequel a été long-temps confervé i Rome dans le Temple de la Paix. On écrit-que pendant qu'il travaillait à ce Tableau il ne-vivoit que de lupins trempez, de crainte que. les vapeurs que les autres viandes envoyent d'ordinaire au cer- veau, ne diminuafient la force de fon efprit & n'offufquaffent cette belle Imagination qui le faifoit réuifir fi heureufement. Ce fut ce Ta- bleau qui furpritfi fort Appelle , qu'il confeffa que c'étoit la plus belle chofe du monde. Il dit néanmoins pour fe confoler, qu'il y mànquoit encore cette grace, que: lui feul favoit donner
C6 fi + Fils de Cercaphus & fameux chaflur qui fit bâtir uneVille daans l'fi de Rhpdes à laquelle il donna fon iomn. &Srab. lib. 14
fi parfaitement à Tes Ouvrages. Protogene poun conferver la durée de ce Tableau le couvrit de quatre couches de Couleurs, afin que le temps en effaçant une, il s'en trouvât une autre qui fac toute fraîche.
Je penfe qu'il n'eft pas befoin que je marrête à vous décrire ce Tableau. Je vous dirai feu- iement qu'entre autres chofes on y. voyoit un chien à la perfeaion duquel l'Art & la Fortune avoient également contribué. Car Protogene étant en.colere de ne pouvoir affez bien repré- fèrter àfon gré l'écume qui fort de la gueule des chiens lors qu'ils font fort échauffez, il jetta par dépit fon pinceau contre fon Ouvrage, & vit alors qu'en un moment le hazard avoit pro- duit tout ce que for art n'avoit pu faire en beau- coup de temps.
Je croyois, interrompit Pymandre, avoir ouï dire que cet accident étoit arrivé en peignant un cheval. Il eft vrai auffi, répondis-je, quePro- togene n'a pas é;é le feul qui a reçû de la For- tune un fecours fi favorable. Car la même chofe arriva au Peintre Neacles, lors qu'il vou- loit, comme vous le dites, repréfenter l'écume d'un cheval. Mais pour achever cc que j'ai à vous dire de Protogene, ce Tableau de Jalyfus dont j'ai parlé fut le falut de toute la ville de Rhodes lors que Demetrius l'affiegea. Car ne pouvant être prife que du côté où- toit lamai- fon de Protogene, ce Roi aima mieux lever le fiege que d'y mettre le feu & de perdre unOu- vrage fi admirable. Et ayant fû que même pendant le fiege, Protogene fe tenoit dans une petite maifon qu'il avoit hors de la ville, où nonoblant le bruit des armus, des tambours &
des
des trompettes il travailloit avec un efprit tran- quille, il le fit venir, & lui demanda s'il ofait bien demeurer ainfi à la campagne, & fe croire en fûreté au milieu des ennemis des Rhodiens. A quoi il lui repartit qu'il ne croyoit pas être en aucun peril, parce qu'il favoit bien qu'un grand Prince comme Demetrius ne faifoit la guerre qu'à ceux de Rhodes & non pas. aux Arts. Ce qui plût fi fort à ce Conquerant que depuis il n'eût pas moins d'eflime pour fa perfonne quc pour Ses Ouvrages.
Une marque de la tranquillité toute extra- ordinaire de l'efprit de Protogene, eft qu'en ce temps-là , & au milieu des troubles de cette guerre, il fit ce fameux Tableau d'un Satyre jouant d'un Flageolet & appuyé contre une co- lomne; ce qui fut caule qu'on le nomma AN A- PAUOMENOS*. L'on dit qu'il avoir repr,- fenté fur la colomne une Caille fi bien faite, qu'on vit plusieurs de ces Oifeaux voltiger à l'en- tour d'elle.
Alors regardant Pymandrequi foûrioit, Je croi bien, lui dis-je, que vous n'ajoûtcrcz pas plus de foi à cette Hiftoire qu'à celle des Ou- vrages de Zeuxis & de Parrhafius; mais comme je n'ai pas entrepris de vous persuader,il me fuffit de vous divertir par le recit de plulieurs chofes extraordinaires , où vôtre efprit eft entierement libre de prendre tel parti que bon lui femblera.
Vous faurez donc que Protogene fit encore plusieurs autres Tableaux fort eflimez; & qu'ou- tre la Pcinture qu'il favoit fi parfaitement, il travailla auffi à des Figures de bronze.
En ce même temps vint ARISTIDE. Il
doit C'eft-a-dire. Le Satyre je reonrant.
étoit de Thebes, & quoi que veritablement fon Coloris ne fût pas fi agréable, & qu'il travaillât d'une maniere un peu feche, il avoit néanmoins d'autres parties qui lui ont donné rang entreles plus grands Perfonnages.
Pymandre m'interrompant, dît , I1 me fem- ble que vous oubliez à parler de cet Afclepio- dore, dont vous m'avez dit qu'Appelle faifoit tant de cas. C'eft, rcpliquai-je. que je ne fuis pas encore arrivé a lui , car je tâche, autant qu'il m'eft poffible, de garder un ordre dans les chofes que j'ai à vous dire de ces anciens Pein- tres. Que fi vous jugez que les obfervations que je fais ne foicnt pas tout-à-fait à propos, ou qu'elles foient trop longues, prenez-vous- en à vous-mênme, qui dés le commencement m'avez engagé à remarquer le temps auquel ces grands Hommes ont paru. En verité, répondit Pymandre, cette remarque particuliere m'eft fort agréable; auffi je ne m'en plains pas ; au contraire je la trouve trés-neceffaire au deffein que j'ai d'apprendre de vous, felon la fuite des années, de quelle forte la Peinture ef venue à fa derniere perfe&ion; & je n'ai eûautre penfée en vous interrompant, que de vous avertir d'une chofe que j'avois peur qui fe fût échapée devô- tre memoire.
Afin donc, repartis-je, de fuivre l'ordreque j'ai tenu jufqu'à cette heure, vous faurez que cet Arifide a paffé pour être le premier qui a repréfenté le plus parfaitement fur les vifages toutes les paflions de l'ame.
Entre les Tableaux , celui où il repréSfnta la prife par force d'une ville , lui aquit une gloire merveillcufe à cauiè des belles cxpref-
fions
fions qu'il y mit. Il peignit auffi la guerre d'A- lexandre contre les Pertes ,. & cet Ouvrage étoit compofé de cent Figures. L'on vit enco- re de lui quantité d'autres Tableaux très-ex- cellens, dont plufieurs ont été long-temps dans Rome. Enfin il fut fi parfait dans fon Arr,. & fes pieces furent mites à un fi haut prix-, que le Roi Attale paya cent talens d'un de ces Ta- bleaux.
Quant à ASCLEPIODO RE , fes'Ouvrages furent fort recherchez à caufe de la bclle{ro- portion qu'il favoit parfaitement donner à fes Figures, & l'eflime qu'Appelle en faifoit les rendoit encore plus confiderables. Il fit douze Portraits des Dieux, dont Mnafon Roi d'Elate lui donna trois cens mines d'argent pour cha- cun.
THEOMNESTUS qui vivoit en ce même temps eut un don particulier à bien faire les Portraits; & ce même Roi d'Elate qui étoit curieux de toutes fortes de Tableaux , payoit cent mines d'argent de tous ceux qu'il rencon- troit, de fa façon.
N co MAQUE * eût auffi la réputation d'ê- tre trés-favant , & fut recommandable pour la grande vîteffe avec laquelle il travailloit car il peignoit d'une maniere fi promte, qu'a- yant entrepris un Tombeau qu'Ariftratus Prince de Scicyone, faifoit orner de peintures pour le Poëte Theleltus; il le finit en fort peu de temps, & d'une maniere trés-excellenre.
Il eût pour difciples Ton frere ARISTI D E, fon fils ARISTOCLE, & PHILOXENE, qui peignit pour le Roi Caffandre la Bataille où.
Alex- * NicoiAQUE &oit fils & difciple d'ARIsIoxENs..
Alexandre défit Darius. Ce dernier imita fon Maître dans cette promte manicre de travail- ler.
L'on peut encore mettre au rang de ceux-là NICOPHA E qui ne peignit pas feulement avec grace & avec politeffe, mais encore avec' torce. Il avoit l'efprit promt & vif, & prenoit plaifir à repréfcnter les chofes antiques pour n'en pas laiffer perir la mémoire. En effet, foit qu'il copiât tout ce qu'il y trouvoit de beau, ou que de-tui-même il inventât les chofès qu'il mettoit au jour, on lui attribue ce que la Peinture a et de majeftucux & de grand.
P E R SE' E difciple d'Appelle fut doüé d'un na- turel admirable, d'une excellente do&rine, & d'une finguliere induftrie. Il écrivit un Traité de fon Art qu'il dédia à Ton Maître.
Arittide le Thebain eût auffi pour difciples N CEROS & ARISTIPPE; &ce dernier fut le IMaire d'ANT H oRIDE&d'EUPHR A NOR, cet homme excellent qui ne fut pas feulement Peintre, mais qui fût auffi travailler de Sculp- ture , & forma des figures de marbre, de bronze & d'argent. Il a été recommandable pour avoir été l'un des premiers qui a fû donner aux Heros cette majefté qui doit pa- roîcre dans leur port, auffi bien que dans leur vifage; & ce fut lui qui confidera la beauté des proportions, & qui en drcffa des regles. On trouvoit pourtant à dire à fes Figures, de ce qu'el- les avoient le corps menu, les jointures & les doigts un peu trop gros.
J'oubliois à vous parler de PAUSIA sdeSci- cyone difciple de Pamphile. Il fut le premier qui con-mmnça à peindre les lambris & les
vou-
voutes des Palais; ce qui jufques alors n'é- toit point encore en ufage. N'étoit-ce pas ce Peintre , interrompit Pymandre , qui eût tant d'amour pour la bouquetiere Glycere? Lui- même, répondis-je, & il repréfenta dans fi pafilon cette fille compofant une guirlande de fleurs. Ce Tableau fut tellement ellimé, que Luculle en acheta la feule copie deux talens dans. Athenes.
NICIAS Athenien, qui vint depuis, fut en- core en grande eltime. Il peignit les femmes en perfetion, & entendit fort bien l'arrondif- fement des Figures pour faire paroître le re- lief. Il fit un Tableau trés-excellent, où il avoit repréfenté l'Enfcr de la même forte qu'Homere l'a décrit. 11 en refufa foixante ta- lens, aimant mieux le donner à fa patrie que de le vendre.
Il y eut auffi A T J E N o1 N Maronite, difciple de Glaucion Corinthien, lequel ne fut pas moins eftimé que Paulias: car bien que ton Coloris fût plus fec & moins agréable, il avoit toutefois beaucoup de fcience, & ne manquoit pas d'approbateurs. On croit que s'il eût vécu plus long-temps il auroit tenu rang entre les plus excellens Peintres, parce qu'il travailloit avec grand foin, & ne laiffoit rien echaper de toutes les belles connoiffances qu'il pouvoit aquerir, ayant une induftrie particuliere à s'en fervir avec grace.
Quoi que je tâche d'abreger le difcours de ces grands Peintres, de crainte de vous être cn- fin trop ennuyeux; néanmoins je ne faurois finir fans vous parler d'un certain CLESI DES, qui femble s'être rendu immortel,. autant par
fa
fa haute temerité & par les marques d'un ref- fentiment trop hardi, que par la perfecion de fes Ouvrages. Car n'ayant pas éié reçû de la Reine Stratonice femme d'Antiochus, avec tous les témoignages d'eltime qu'il croyoit mé- riter, il fit un Tableau où il iepréfenta cette Princeffe d'une maniere fort offenfante pour elle; & l'ayant expofé publiquement fur le port, il fe fauva dans un Vaiffeau prêt à faire voile, afez content d'avoir par ce moyen fatisfait à fa vengeance.
Il eft donc , interrompit Pymandre, auffi dan ereux d'être mal avec les Peintres qu'a- vec les Poaces; car Platon affûre que Minos Roi de Candie éroit un trés-bon Prince, qui n'a été maltraité par les Poëtes, que parce qu'il avoit inéprite leur amitié.
Il ne faut pas que vous en doutiez, repartis-je, puifque vous favez bien de quelle forte Mi- chel Ange peignit dans fon jugement un Pre- lat Maître des ceremonies du Pape duquel il avoir été offenfé.
Mais pour revenir à Clefides, la Reine nc fe mit pas fort en peine du mauvais traitement qu'elle en avoit rccû: car quoi que fon Ta- bleau fût injurieux à fa réputation , elle s'y trouva fi belle & fi bien peinte, & l'Ouvrage lui parut fi accompli, qu'elle aima mieux qu'il demeurât expofé aux yeux de tous, & laiffer ainfi fubfiifer les marques de l'affront qui lui éroit fait, que de brûler unc Peinture fi par- faite.
C'eft, dît Pymandre en foûriant, quelapl!- part des femmes aiment fi fort à paroîlre bel- les qu'elles pardonnent volontiers toutes les au-
trcs
tres injures pourvu qu'on les flate en cela; & je m'affûre que de l'humeur dont étoit cette Reine, le Peintre l'auroit davantage offenfée en la peignant laide, qu'en la peignant de la maniere qu'il fit.
Du temps de Jule Cefar, pourfuivis-je, il y eût à Rome un T H I M O M A C H U S de Bizance qui fit plufieurs Tableaux pour cet Empereur, & entre autres un Ajax & une Medée, dont il lui fit payer quatre-vingt talens.
Un autre Peintre nommé L u D i s fut en grand credit fous Augufte. Il excelloit princi- palement en grandes imaginations; & ce fut lui qui le premier commença de peindre dans les rues de Rome contre les murailles, y feignant de l'Architeture & toutes fortes de Païfages.
Je ne m'arrête pas à vous déduire parle me- nu une infinité d'autres Peintres qui ont été en eftime, & qui ont eû- afez de mérite pour laiifer leur nom à la poflerité. Entre ceux-là plusieurs ont fait de grands Ouvrages; & plu- fieurs auffi fe font arrêtez à travailler en petit. PIRRICHUS Cft l'un de ceux qui a été le plus fameux, quoi qu'il ne s'arrêtât qu'à fai- rc de petites chofes, & à traiter des fujets fort médiocres; comme à repréfenter des herba- ges, des animaux, des boutiques d'artifans, & autres fortes'de fujets qui n'ont aucune noblef- fe; auffi à caufe de cela il fut furnommié R H r- PAROGRAPHOS *.
C'ec alfez, ce me fcmble, d'avoir remarqué les principaux & les plus excellens Maîtres de l'Antiquité pour connoître le commencement & le progrés qu'a eû la Peinture.
. C'ef-àtdire: Peintre. de chor.s bags & communts.
Il eft certain que quand les Arts ont ceifé parmi les Grecs, ils ont commencé à déchoir dans l'Italie; & depuis ce Ludius qui parut fous Augufte, & quelques-uns qui ont pcint du tems dc Neron , nous ne favons plus qui fu- rent ceux qui peignoient dans Rome. Même je croi que les memoires en ont été perdus auffi bien que les Tableaux de ce temps-là, puis qu'il ne refte plus rien de toute l'Antiqui- té, fi ce n'eft des morceaux à fraifque qu'on a tirez de la ville Adriane, le peu qui fe voit à S. Gregoire, ce qui eft encore dans les ruines des Thermes de Tite, & cette frife repréfentant un mariage, laquelle eft dans la Vigne Aldo- brandinc.
Néanmoins par ce peu-là qui efl demeuré dans Rome jufques à cette heure, on peutjuger de l'excellence de la Peinturc ancienne: car l'on reconnoît principalement dans cette fri- fe une même idée de beauté que celle qui fc voit dans les Statuës antiques. Mais commeles guerres & les defaftres qui font arrivez dans l'Italie ont caufé la perte d'une infinité de bel- les chofes, il femble aufli que les Arts ont éié comme accablez fous les ruïnes de la Monar- chie Romaine jufques au temps de C i MA BUE', qui le premier commença de rétablir la Pein- ture, qui s'efl cnfuite perfctionnéc au point où nous la voyons, par le foin & le travail de tant d'cxcellens hommes qui font venus depuis & defquels nous pourrons dire une autre fois quel- que chofe,
Voilà quel fut l'entretien que nous eûmes ce jour-là Pyrnandre & moi; après quoi nous fortimes & nous nous féparâmes.
E N-
69 ENTRETIENS
SUR LES VIES
E T SUR LES OUVRAGES
DES PLUS EXCELLENS PEINTRES
ANCIENS ET MODERNES. SECOND ENTRETIEN.
YMANDRE qui dans nôtre der- niere converfation avoit écouté avec plaifir ce que j'avois rapporté de l'origine & du progrès de la Peinture, defirant de favoir encore comment cet Art s'étoit renouvellé, & quels Pein- tres avoient eu part à fon rétabliffcment,neman- qua pas dés le lendemain de venir me voir.
Il me trouva comme je confiderois lesdeffeins de quelques ouvrages qu'on doit faire pour le Roi; & après en avoir obfervé toutes les beau- tcz : Savez-vous, medit-il, quej'ai de la peine à ne pas croire qu'il ne foit de la Peinture ainfi que de toutes les autres chofes pour lefquelles on a toujours une haute eftime dans les temps où elles Ibnt en credit? Car lorsque je regarde
tant
tant de rares Tableaux que l'on fait aujour. d'hui , & que je pente encore à ceux que nous avons vus autrefois à Rome, je ne puis m'ima- giner que les Appelles & lesProtogenes en ayent tait de plus excellens que ceux-là.
Quand nous n'aurions pas, lui repartis-je, le témoignage des plus favans Hiftoriens de l'an. tiquité, vous favez bien que par les flatuës qui font demeurées entieres jufqu'à préfent, nous pouvons juger du mérite des Peintres de cc temps- là qui affûrément n'étoient pas moins habiles que les Sculpteurs, puifque les uns & les autres prenoient tant de peine à fe rendre favans. Car fi Zcuxis apporta un fi grand foin à bien obferver dans les filles de la Grece les mieux faites, ce qu'elles avoient de plus parfait & de plus agréable pour repréfenter cette fameu- fe image d'Helene; il ne faut pas douter que les autres Peintres qui étoient alors en grande réputation ne travaillafent de même à rendre leurs ouvrages accomplis.
Mais nous pouvons dire que des Peintres mo- dernes il n'y en a guere qui fe rendent auffi confidcrables que ces Anciens, parce qu'il y en a peu qui s'adonnent comme ils devroient a l'-tude d'un Art qui demande une fi forte ap- plication.
Cependant, dit Pymandre, fi l'honneur qu'on rend à la Vertu, & l'eftimc qu'on fait des plus excellens hommes, eft le vrai moyen de porter les Arts à leur perfeeion; il femble que ce fiecle doit produire plufieurs ouvrages admi- rables, puifque tous les favans hommes font ho- norez aujourd'hui de la faveur & de la protection du plus grand Roi du inonde.
Ce
Ce n'eft pas aflez, repartis-je, quelesRois& leurs Miniftres reconnoiffent par leurs liberali- tez & par leurs faveurs le mérite des perfonnes de favoir, il faut que ceux qui fe veulent ren- dre recommandables n'ayent d'ambition que pour l'honneur. Car il eft certain quequand les ouvriers ne font pas portez au travail par ce noble motif, ils ne tardent guere àperdre l'efli- me qu'on avoit pour eux.
Du temps que la feule Vertu faifoit le plaifir dcs Grecs & des Romains, les beaux Arts flo- riifoient parmi eux; & il y avoit un agréable debat entre les gens les plus doeres à :qui pro- duiroit quelque chofe de nouveau, afin qu'il ne demeurât rien de caché, & pour avoir lagloire de mettre au jour tout ce que nous devions pof- feder après eux. Si l'on prend pour. exemple ceux quiont excellé dans la Sculpture,on trou- vera que cette haute ambition a été. caufe que Lyfippe eft mort de pauvreté, parce qu'au lieu d'avoir foin d'aquerir même dequoi vivre, il étoit inceflamment occupé à l'étude de fon Art; i& que Myron qui animoit prefque les Statues qu'il jettoit. fi heureufement en bronze, laiffa fi peu de bien, qu'il ne fe préfentapoint d'heritiers pour recueillir, fa fucceffion.
Des ouvriers, dît Pymaindre, les uns travail- lent pour l'honneur, & les autres pour le gain; mais comme la réputation de ceux qui ne font !connus que par les richeffes qu'ils amafIent eif une réputation dont les fondemens n'ont rien de folide, nous la voyons bien-tôt abbatuë. Les ouvrages même par Icfquels ils ont pré- tendu fe faire confiderer font les premiers qui dépotent contre eux; & s'ils paffent pour de
grands
grands perfonnages dans l'efprit des ignorans, ils font reconnus pour trcs-ignorans parmi les perfonnes favantes.
C'eft pourquoi , repliquai-je , on ne peut avoir trop d'effime pour ceux qui ne cherchent qu'une veritable gloire: & fi non feulementles Républiques les mieux policées, mais aufli les Princes les plus.puiffans ont ennobli la Peintu. re, ils fe font aufi immortalifezeux-mêmespar fon moyen, & cn ont tiré de trs-grands fecours,
Car l'utilité qu'on en reçoit n'eft-elle pas réci proque entre l'ouvrier & celui qui le fait tra. -vailler? L'efprit de l'homme demeureroit enfe- veli dans de. profondes ténèbres ,..& ne furmon. teroit jamais toutes les difficultez qui s'oppo. fent à fes recherches, fi la force de cet Art ne re- tiroit du tombeau les chofes paffées, n'autori. -oit les nouvelles, ne rétabliffoit ce qui n'el plus en ufage,. ne donnoit de la grace aux cho- ies defagréables, ne mettoit en lumiere ce qui el} dans l'obfcurité, & enfin l'on peut dire que la pûlpart des Arts fe perdroient fi celui-ci ne contribuoit à leur confervation.
Sur cela, pour témoigner davantage les pré- rogatives de cet Art, nous remarquâmes com- ment dans la formation des corps animez, .il -eft même capable de remedier aux défautsqu'ils pourroient recevoir de là Nature. Nous nous fouvinmcs de ce que l'Ecriture rapporte des bre- bis de Jacob ; de ce qu'Opian a écrit de ceux qui nourriffent des pigeons; &, ce qui eft plus confiderable, de ce que S. Auguftin & plufieurs autres nous ont appris d'un Roi de Chypre, lec quel itant fort laid de vifage, & craignant d'a- voir un enfant qui lui reffemblât , fit peindre
dans
dans la chambre de fa femme une figure parfai- tement belle, afin qu'en la voyant fouventfon imagination pût corriger fur un fi beau model- le ce que la nature auroit pu ébaucher de diffor- me dans l'enfant dont elle étoit enceinte.
Pymandre relevoit encore le mérite de la- Peinture par cette merveilleufe puiffancequ'el- le a de nous mettre devant les yeux une ima- ge veritable des perfonnes que nous cheriffons, & de les représenter fi parfaitement, qu'il nous femble, quoi qu'éloignez d'elles, les avoir préfeites & jouïr de leur compagnie.
Ces-diverfes réflexions fervirent à nous en- tretenir agréablement. Car demeurantd'accord que la Peinture s'étoit mife en eftime par l'avan- tage qu'elle a de fi bien repréfenter les perfon- nes abfentes, qu'elle tient lieu d'une chofe réel- le; je dis à Pymandre qu'elle avoit pourtant aquis fa principale réputation de ce qu'on n'a point trouvé de plus beau moyen pour récom- penfer les vertus des grands hommes & pour rendre leur nom immortel, qu'en laiffant leur image à la poterité. Ceux d'Athenes, lui dis- je, ne drefferent une Statuë à Efope quin'étoit qu'un Efclave qu'afin d'apprendre' a outes for- tes deperfonnes que lechemin de fatloire leur eft ouvert, & que l'on ne rend pas honneur ni àla nobleffe ni à la naiffance illuftre des hom- mes extraordinaires, mais à leur vertu & à leur mérite. Car ce ne fut pas pour avoir feule- ment le portrait de cet Efclave, qui étanttrés- laid de vifage & trés-contrefait de corps, n'é- toit pas un fujet qui meritât d'être regardé.
Pymandre, en m'interrompant, repartit à ce- la, qu'en élevant par des Tableaux & des Sta-
lom. I. D tues
-tus des monumens à la memoire des grands perfonnages, l'on expofoit auifi leurs Images aux yeux de tout le monde qui eft bien-aife de -les voir, quand même ils feroient difformes. Ainfi Alexandre, me dit-il, ayant fait dreffer des Statues à ces vaillans hommes qui périrent dans ion armée au paffage du Granique, laiffoit à leurs enfans la reffemblance de leurs peres en même-temps qu'il récompenfoit fi glorieufe- ment le fervice de fes foldats: de même que les Romains, qui ne trouvant rien de plus avan- tageux à la mémoire des grands hommes, que de mettre leurs Statuës dans les places publi- ques, accordoient auffi cette faveur à ceux qui avoient fidelement fervi leur pais. Les fem- mes pouvoient auffi avoir part à cette gloire, puifque pour décerner des honneurs particu- liers à la vertu de Clelie,on lui dreffaune Sta- tue où elle étoit repréfentée fur un cheval. Et cela fe faifoit-il à autre deffein que pour fatis- faire au defir qu'on a ordinairement de connoî- tre les perfonnes qui fe font fignalées par leurs belles aàions?
Mais quel que foit le fujet qui ait rendu la Peinture fi illufire; je croi que l'ordre qui s'ob- fervoit anciennement parmi les Ouvriers étoit une des caufes pourquoi il y en avoit de fi ex- cellens dans cet Art. Car tous les Egyptiens, à ce qu'on remarque, ne devenaient favans dans toutes fortes de profeffions, que parce qu'ils avoient une loi qui ne permettoit pas a ceux qui une fois avoient fait choix d'un em- ploi, d'en embraffer plufieurs à la fois, ni de te- nir aucuns offices dans l'Etat, de crainte qu'un defir ambitieux d'entrer dans la magiftrature,
ou
ou l'occupation des affaires publiques ne les dé- tournât de leur travail ordinaire.
Il eft affez difficile en effet, luidis-jequ'un même homme puiffe exécuter parfaitement plu- fieurs chofes dedifferentenature. Mais, àmon avis, ce n'a pas été une mauvaife conduite dans les Arts qui a fait perdre aux Grecs & aux Ro- mains l'avantage qu'ils avoient autrefois dans ceux de la Sculpture & de la Peinture.
Je fai bien, repliqua Pymandre, que les guerres & les defordres en font la premiere caufe. Je croirois même que quand nôtre Re- ligion s'efl établie, elle a commencé de ren- verfer les Statuës en détruifantle culte desfaux Dieux. Et ainfi cet Art dont le plus grand hon- neur parmi les Payens étoit de bien faire un Jupiter tonnant, ou un Apollon environné de lumiere, eft venu à fe perdre quand il n'aplus été occupé à repréfenter ces fauffes Divinitez. Car comme toute la Religion payenne conlif- toit dans la veneration des Idoles, les Sculp- teurs prenoient un foin particulier de les bien tailler, & ce n'étoit pas un emploi peu confi- derable que celui de faire des Dieux que tant de peuples adoroient. Il peut bien être vrai, repartis-je, que le travail d'un fi grand nombre d'Idoles a été cau- fe en partie de ce que la Sculpture s'eft fi fort perfeaionnée. Mais je penfe auffi que s'il en faut attribuer le relâchement & la perte à quel- que chofe, c'ef à l'oifiveté & à l'ignorance dont les derniers fiecles ont été corrompus , plutôt qu'à la pieté des Chrétiens , qui en aboliffant le culte des faux Dieux, n'ont point touché à ne ininité de rares Ouvrages, ni condamné un
T3 D 2 Art
Art fi noble & fi excellent.
Je ne nierai pas que quand l'Eglifc fe vit dé livrée de la tyrannie des Princes payens, le ze. le des Chrétiens ne leur fît auffi tôt renverfer toutes les Idoles, &abattre plufieurs Statuis qui rempliffoient les Temples & ornoient les pla- ces publiques. Ce furent eux qui acheverent de ruiner la ville Adriane où ily avoit quantité de Statues & de Peintures; prenant plaifirà démolir ces lieux qui fembloient conferver en- core quelque refte de l'orgueil du Paganifine, pour en faire fervir le jafpe & le porphyre à un plus faint ufage. Et comme la veritable pieté mit dans l'efprit des gens de bien d'autres pen- fées que celles de la curiofité, on fut affez long- temps à Rome que la haine qu'on portoit air Idoles empêchoit qu'on n'eût tant d'amour pour un Art qui avoit été en fi grande eftime.
De forte qu'on peut dire que nous avons pref- que vû la Peinture & la Sculpture fe relever comme d'une efpece de létargie où elles avoient demeuré un fi long-temps, puifqu'elles n'ont commencé à paroitre avec'cet air majeflueux qu'elles avoient eu autrefois,que quand Michel Ange, Raphaël, & les autres grands Peintres de leur temps ont trouvé desPapes & des Rois difpofez à cherir & à favorifer les beaux deffeins de ces perfonnes illuftres.
Et certes il étoit neceffaire que ces favans hommes vinflènt au monde pour rétablir aufi parfaitement qu'ils ont fait, des Arts qui i'a- voient nulle vigueur & qui ne paroiffoientplus que comme de vains fantômes. Car bien que depuis les Cimabué & les Giotti, la Peinture eût donné quelques petits fignes de vie , & mon
tri
tré quelques foibles. defirs de s'accroître, fon abattement nanmloins toit fi grand qu'elle n'avoit pas befoin pour fe fortifier, comme elle a fait, d'un moindre fecours que celui qu'elle areçû de ces deux hommes célèbres, j'entens Raphaël & Michel Ange.
Quant à Michel Ange, repliqua Pymandre, on dit que dans l'Archite&ure & dans la Sculp- ture qu'il a fi parfaitement pratiquées , il tiroit quelques fecours du refte de ces bâtimens an- tiques, & de tant de Statuës que le temps n'a pas entierement ruinées. Mais pour Raphaël je croi qu'on ne doit qu'à l'excellence de fon genie la beauté & la perfetion de fes peintu- res, puifque de fon temps l'on ne voyoit plus rien de peint qui fût ni auffi beau ni auifl par- fait que ce qu'il nous a laiffé.
Il n'a regardé, lui dis-je, les ouvrages de ces Maîtres que pour les furpairer; & pouffé d'une généreufe ambition il n'a voulu être difciple que de la belle nature & de ces grandes idées dont fon imagination étoit remplie, & que Pla- ton dit être le plus parfait original des belles chofes. L'on affûre pourtant, interrompit Pyman- dre, qu'il n'a pas méprifé les Ouvrages des An- ciens Sculpteurs; qu'il aimité fans fcrupule cet- te grandeur & cette majeft- des Antiques, & même qu'il s'eft fervi hardiment de tout ce qu'il a trouve de beau dans les bas-reliefs. Il eft vrai, repartis-je, qu'il a fait une étude toute particuliere de ce que les Anciens nous ont laiffé de plus excellent , & il a tellement compris leurs penfées, & eft entré fi avant dans leur efprit , qu'on peut dire, en comparant fes
D 3 Pein-
Peintures à leurs Statues, qu'il a formé des Ima. ges vivantes fur le modelle des chofes mortes.
Leonard de Vinci qui vint un peu devant lui, ef un de ceux de qui ks belles inclinations & le foin qu'il prit à les cultiver , ont montré par les divers Ouvrages qu'il a laiflez , combien l'Art de la Peinture cft excellent ; mais aufi combien cette excellence eft difficile à aquerir; quel travail on doit y employer; & mêmecom- me quoi cet Art en embraffe plufieurs autres qui font neceffaires à fa perfcaion. C'eft une perte pour le public d'être privé des remarques qu'il en avoit faites, puifque par les fragmens qui nous retient on voit bien que s'il eût mis lui-mêmie au jour ce qu'il avoit écrit delaPein- ture, il nous auroit communiqué beaucoup de bonnes chofes.
Cependant je- ne defefpere pas que nous ne voyions un jour ces beaux Arts dans un degré uffi haut qu'ils. ont été fous les Grecs & fous les Romains. Car fi ces belles Statuës antiques qu'on poffede encore aujourd'hui, font l'étude de plus de huit ou neuf cens ans, & le fruit de la méditation d'une longue fuite, de tant d'excel- lens Maîtres, ne peut-on pas croire qu'avec le temps on arrivera encore à cette même perfec- tion ?
Bien qu'il y eût une infinité de favans Ou- vriers en Grece & en Italie , tous néanmoins n'ont pas été auffi excellens que les Phidias & les Praxitelles. Parmi ce grand nombre de Sta- tuës qui nous refent, l'on auroit peine d'en trouver cinquante d'une beauté égale à la Ve- nus de Medicis, au' Laocoon & à l'Hercule de Farnefe. Ce font les chefs-d'oeuvres de plufieurs
fi -
ficcles & le dernier effort du favoir de toue oes grands Maîtres. Auffi je pourrois vous mon- trer que les Ouvriers de ces temps-là, non feu- lement n'étoient pas également favans, mais que plufieurs, même des plus favans ,n'avoient pas une çonnoiflànce univerfelle de Icur Art. Car chacun d'eux en étudioit une partie à laquel- le il s'adonnoit entièrement; & l'on voit par leurs ouvrages que s'ils finiffoient parfaitement une figure & la rendoient admirable, ils abap- donnoient les autres chofes dans lefquelles on peut remarquer beaucoup d'ignorance, ou du moins une négligence trés-vicieufe.
Il n'y a rien de plus beau que la Venus de Medicis: cependant y a-t-il quelque rapport en- tre cette figure & l'Amour & le Dauphin qui font à fes pieds ? La Statue de Commode eft un tra- vail recommandable parmi tous les Maîtres de l'Art, l'enfant néanmoins qui eft fur fon bras. ne paroît que le travail d'un apprentif. Dira-t- on que. cet enfant n'ait pas éc' taillé par la même main qui a fait la Statuë de l'Empereur; & que ces excellens ouvriers fe contentant de finir la principale figure abandonnoient le refte leurs. éleves ? C'eft en effet ce qu'on pcut dire de plus raifonnable pour leur défenfe.; mais pourtant cela ne lesjuftifie pas affez, puis que dans Icsl plus beaux bas-reliefs Antiques, nous y voyons auffi des défauts de jugement, & des manque- mens tout-à-fait contre l'Optique. Il y a desb&-. timens qui ne peutvent contenir la moitié d'urt homme; des figures éloignées qui font plus gran- des que celles qui font fur le devant ; & d'au- tres chofes que je ne m'arrête pas à rapporter- mais qui peuvent faire croire qu'il y en avqit:
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beucoup que ces Anciens Sculpteurs ignoroient. Car conmment fe perfuader que les fâchant ils enffent commis ces futes, ou qu'ils euffent pû fouffrir qu'un autre les eût faites dans leurs pro- pres Ouvrages. Si ce n'eft qu'on veuille dire que s'attachant à la principale partie de leur fujet, ils en négligeoient les autres.
Auffi eft-il certain qu'ils étudioient particu- lierement à bien faire une figure; qu'ils en ont représenté toutes les-parties avecune force & une beauté merveilleufe; qu'ils ont exprimé les mou- vemens du corps & les paions de l'ame d'une maniere prefque inimitable. Mais favez-vous comment ils s'y font rendus fi favans ? C'eft qu'alors il y avoit un nombre infini d'efclaves qui la plupart du temps étoient tout nuds; & comme ils les avoient continuellement devant les yeux , ils obfervoient toutes leurs aaions, & remarquant ce qui elt de plus beau dans les membres du corps & dans leurs differens mou- vemens ils s'en formoient de fortes idées. Ainfi étudiant à toute heure après le naturel , ils ont eu cet avantage de pouvoir fe perfecionner dans cet Art avec bien plus de facilité qu'on ne peut faire à préfent. C'efl pourquoi l'on peut mê- me douter fi les-Sculpteurs rie furpaffoient pas les Peintres dans l'excellence de leur travail; & l'on pourroit croire auffi que fi d'un côté les Pein- tres d'alors favoient fi bien repréfenter le nud des figures , peut-être que d'ailleurs ils igno- roient d'autres chofes que Raphaël a mieux poffe- dées. Mais cependant il eft certain qu'ils ont fait des Ouvrages admirables, & fi nous les éga- lons en quelques-uns, il y en a eû de trés-con- fiderables, où je croi qu'ils nous ont furpffé de beaucoup. Ayant
Ayant ceffé de parler; Si vous voulez, me dît Pymandre, nous pouvons maintenant nous en- tretenir des Peintres Modernes avec encore plus de plaifir & plus d'utilité que des Anciens, puif- que nous avons les Tableaux de ceux-là pour témoins de leur mérite, & que des autres nous n'en pouvons parler que par conje.ture. Si vous le jugez donc à propos, vous reprendrez vôtre difcours où vous le quittâtes , obfervant toû- jours le temps & la fuite de ceux qui ont vécu jufques à préfent.
Je témoignai à Pymandre que j'étois difpofé à faire tout ce qu'il voudroit; & nous étant afis, jc lui parlai de la forte.
Je croi vous avoir dit qu'on ne fait point quels Peintres travaillerent en Italie, depuis le regne d'Augufle, ni quels Ouvrages on y afaits; foit que dés-lors la Peinture eût commnencé à déchoir, ou bien que tant de changemens arri- vez dans l'Europe, en ayent fait perdre la con- noiifancc. Il eft bien vrai que quand les Confl tantins & les Thcodofes ont pris la prote&ion de l'Eglife, auffi-bien que le gouvernement de l'Empire, on a fait quelques ouvrages de Sculp- ture & de Peinture pour l'ornement des Tem- ples. Mais dans ce qui refRe de ces Ouvrages il n'y a rien de confiderable que les marques de la pieté de ces Princes.
Auffi depuis la décadence de l'Empire Ro- main, l'Italie a été dans des troubles & des agi- tations fi grandes, que le miferable état où elle s'est vu tant de fois réduite, ne donnoit pas le temps à ces beaux Arts , qui font des fruits de la paix , de croître , & de venir à maturité. Combien s'eLt-il écoulé de fiecles pendant quc
D S Ro-
Rome ne voyoit que guerres & que defaftres, & que les peuples les plus barbares venoient de toutes les parties du monde faire de cruelles in- vafions fur fes terres , renverfer les riches mo- numens de fon ancienne grandeur, & mettre tout à feu & à fang? Quand ces années fi nom- breufes de Gots & de Vandales eurent,comme un torrent , ravagé tout ce pais-là, il y demeura encore une femenc: de divifion, qui detous fe voifins lui firent autant d'ennemis..
Lors que la Peinture commença de renaître, l'Italie étoit encore dans ces calamitez. Caren l'an 1239. ceux de Milan & plufieurs Villes dc la Tofcane & de la Pouille s'étant foilevées à la fufcitation du Pape Gregoire IX. contre l'Em- pereur Frederic II. fous un fpecieux prétexte de liberté;. & même des Evêques lui manquant de foi ' & s',tant emparez de quelques Ville; de l'Empire; Frederic irrité contre eux, mit en eFu de temps fur mer & fur terre deux grandes armées. Il donna le commandement de celle de mer à fon fils Laurens qu'il avoit déclaréRoi: deSardaigne; & avec celle de terre, il entra lui- meme dans l'Italie.. Le Milanois fentit les pre- miers effets. de fa colere; il défola toute la cam- pagne,. & fon armée groilffant de jour à autre,. par le fecours de plufieurs Seigneurs voifins qui Céoient jaloux de la puiffance du Pape, il ruina toutes les Villes qui lui voulurent réfifer.
Gregoire voyant les affaires de l'Empereur tiuifir fi avantageufement, fe fervit des cenfu- mes Ecclefiafliques.. Il l'excommunia pour la troifiéme fois , & le bannit de l'Italie comme un Heretique. Mais parce qu'il vit bien que ces frtes d'armes n'étoieat pas feules capables
d'cmr
d'qmpecher fes progrés, il eût recoirs aux Ve- niciens; & pour obtenir leur affiftance & les en- gager à prendre fes interêts, il leur repréfentoit les avantages qu'ils retireroient de la vi&doire qui leur téoit aiffûre, en les faifant fouvenir de cel- le qu'ils avoient autrefois remportée fur l'Em- pereur Frederic Barberouffe. Le Pape tâchad'at- tirer encore à fon parti le Roi de France; mais Frederic de fon c.ôté employoit toutes chofes pour l'en divertir.
Cette guerre entre le Pape & l'Empereur cau- fa tant de maux dans l'Italie, que plulieurs Vil- les en furent enticrement ruinées & celles qui éviterent le fer ou la flâme, demeurerent rem- plies de tant de divifions, & d'inimitiez,que les habitans avoi.enttous les jours les armes à lamaia pour s'égorger les uns les autres.
Ce fut alors que prirent naiifance ccs deux horribles facions des Guelfes & des Gibelins,, qui pendant plus de .6o. années ont caufé de fi grands maux à l'Italie. Ces deux noms odieux & la fource de tant de malheurs furent inventez,, ce .que dit Platine, dans la ville de Piftoye ou- ,toient deux freres Allemans, l'un nommé Guel- fe & lautre Gihel,. chefs des deux partis. Il y en a qui difent que ce fut l'Empereur qui ap- pella en Allemand ceux de fon parti Gibelins,, parce qu'il s'appuyoit fur eux - de même qucles, chevrons d'une maifon s'appuyent fur le faîte: qui les, retient par le haut: car Giobel en Alle- mand , que l'on prononce Gibel, veut dire le fate ou le foimmet d'un édificc: & ceux qui Ce- eouroient le Pape , il les nomma Gueltes qui; lignifie loups. D'autres affûent que ce furent
D 6, feu- " St. Louisi.
feulement des noms que l'Empereur renouvella, & qui avoient éié en ufage en Italie, lors que Roger Roi de Sicile appellaàfon fecôursGuel- fon Duc de Baviere, pendant qu'il étoit en guer- re avec l'Empereur Conrard I I. du nom. Car ce Guelfon ayant envoyé des troupesAlleman- des pour fortifier le parti de Roger & du Pape, on les nomma Gueltes, & les gens de l'Empe- reur furent appeliez Gibelins, à caufe que Hen- ri fon fils qui commandoit l'armée fe faifoit nom- mer Gibelin, en mémoire d'une ville ainfi ap- pellée où il avoit pris naiffance.
Quoi qu'il en foit, on vit par cesdeux noms differens les villes & les campagnes pleines de fang & couvertes de morts & de fugitifs. Les Florentins chafierent de leurs murailles les No- bles qui favorifoicnt la facion Gibeline. Ceux d'Arezzo & de Sienne firent pareillement fortir de chez eux tous les Guelfes ; & à leur exem- ple les principales villes d'Italie fe déclarcrentla gucrre. L'Umbrie, la Tofcane & Viterbe s'é- tant fouftraites de l'obeïffance du faint Siege pour fuivre les pafions de l'Empereur; ceux de Rome étoieiit prêts de les imiter, fi le Pape qui les larmes aux yeux porta proceffionnellement les reliques des Apôtres S. Pierre & S. Paul, n'eût ému le peuple à compafion, & par le dif- cours qu'il leur fit dans l'Eglife de S. Pierre ne Ies cût entierement perfuadez de changer dedef- -ein & de prendre les armes pour la défenfe de l'Epoufè e dJESUS-CHRI ST; de forte que Frederic s'étant préfenté devant Rome ils le re- poufferent généreufement. -
Voilà l'état où étoit l'Italie au commence- ment de l'année i240. quand CIMABUE' vint
-au
au monde, lequel étant né pour rétablir la Pein- ture que les defordres & les guerres en avoient bannie, prit cependant naiffance dans le temps des plus grands defordres dont l'Italie aitété ja- mais affligée.
Comme c'eft le premier de tous les Peintres qui a remis au jour un Art fi illuftre, c'ef avec raifon qu'on peut le nommer le Maître de tous ceux qui ont paru depuis ce temps-là. Il étoit d'une noble famille de Florence. Ses parens croyant qu'il avoit un naturel propre pour les Sciences, le mirent d'abord fous des Maîtres pour en apprendre les premiers rudimens.
Mais il fit bien-tôt paroltre que fon efprit éroit moins porté à l'étude des lettres qu'à la re- cherche des Arts. L'onconnut fon inclination pour celui de la Peinture par les griftfnnemens dont il rempliffoit tous les jours fes livres.; & comme il avançoit en âge & qu'infenliblement il trouvoit plus de facilité à deffiner , il s'y ap- pliquoit auffi davantage,& déroboit les heures de fes lecons pour voir travailler certains Pein- tres groffirs & ignorans, que ceux qui gouver- noient dans Florence avoient fait venir de Gre- ce,& qui peignoient la Chapelle de l'illuftre fa- mille de Gondi, qui elt dans l'Eglife de Santa Maria xovella.
Pymandre m'interrompant, Efl-ce, me dît- il, qu'il y avoit encore dans la Grece des fuc- ceffeurs.de ces grands Peintres dont vous m'a- vez parlé ? C'étoit bien en effet, lui repartis-je, les fuccelleurs de ces fameux Peintres Grecs; mais il y avoit entre les derniers & les premiers la même différence qui fe trouvoit entre l'état déplorable où étoit alors ce pais-là, & l'état flo-
riffant
rifant où il avoit été du tcmps des Zeuxis & dec Appelles; c'eft à dire que ces derniers Peintres dont je parle, n'é&oient que les miferables relfes de ces grands hormmes. Cependant comme li c'eût été une fatalité à l'Italie de nepouvoirpof. feder la Peinture que par le moyen des Grecs, ce furent eux qui l'y apporterent pour la fecon- de fois, & qui dés l'an xoi. firent à Florence &en plufieurs autres lieux des Ouvrages de Mo- faïque & de Peinture. Il eft vrai que dans leurs Tableaux il n'y avoit que les premiers traits mar- quez avec de la couleur: mais quoi que ces Pein- tures fuifènt fort grofieres , on ne laiffoit pas de les admirer ; & elles fervirent même d'ex- emples aux Italiens, pour apprendre enfuite à peindre & à travailler de Moftique.
Mais pour revenir à Cimabué , comme fes parens reconnurent le grand amour qu'il avoit pour la Peinture , ils penferent qu'ils devoient laiffer aller fon efprit du côte où la naturele portoit, & lui permirent de quitter l'étude des Lettres pour apprendre cet Art, qui étant alors encore fort imparfait, reçût de lui peu de temps aprés plus de politefie & de perfe&âion. Ceft à dire, interrompit Pymandre, une perfection un peu plus grande que celle de ces vieilles pein- tures gotiques qui ne font confiderables que par leur antiquité. Mais comme alors tout le mon- de étoit affez ignorant en cet Art , je croi qu'il n'étoit pas difficile à Cimabué de s'y faire ad- mirer.
Je repartis à cela; Quoi qu'il n'ait pasmis la Peinture au point où elle eft parvenue depuis, il a eu la gloire néanmoins de l'avoir comme retirée du tombeau; & les Ouvrages qu'il fit
Fa.
parurent fi admirables en comparaifon des au- tres qu'on voyoit en ce temps-là, qu'ayant peint ine Vierge pour mettre dans l'Eglife de Santa Maria Novella de Florence, tout le peuple fut prendre ce Tableau chez lui, & avec une joye extraordinaire le porta en pompe au bruit des trompettes jufqu'au lieu où il devoit être pofé.
C'étoit en ce temps-là que Charles d'Anjou, Frere de S. Louis, après avoir été couronné Roi de Sicile & de Jerufalem par le Pape Cle- ment IV. & avoir défait Manfroi à Benevent,, alla en Tofcane où il favorifoit le parti des Guelfes contre les Gibelins. Comme il paffa à. Florence, les Magiftrats crurent ne le pouvoir mieux régaler que de lui faire voir les Tableaux de Cimabu , particulierement celui dont je viens de parler, auquel il travailloit alors. Et parce que cePeintre s'étoit retiré dans une mai- fon hors de la ville pour tre plus en repos, & que pcrfonne n'avoit encore vu cet Ouvrage, il y eût tant de monde ql fuivit le Roi quand il alla voir ceTableauque prefque tout le peu- ple fortit de Florence: ce qui donna occafion aux habitans de ce Faux-bourg qui virent avec joye une fi grande Cour chez eux, de nomme- ce lieu-là, il Borgo allegri. Aprés que Cimabué eût fait une infinitcd'Ouvragcs, il mourut *ag; de 72. ans.
Dans ce même tems il prit auffi envic i lUn ANDRE' TAFFI de Florence, d'ap- prendre cet Art, mais parce qu'il lui fembla. que la Mofaique duroit davantage que la Pein- ture, il s'y appliqua entièrement; & pour en avoir une connoi0ance plus parfaite, il alla à.
V.e- *Bn l'an 230Q,
Venife où un certain A POLLONIUS Peintre Grec travailloit alors dans l'Eglife de S. Marc. Comme il eût contracté amitié avec lui, il fit fi bien par argent, par prieres & par promeffes, qu'il le mena à Florence, où il apprit de lui de quelle maniere il faut émailler & recuire tou. tes ces differentes petites pieces qui fervent à faire les Tableaux de Mofa'ique, & comment on leur donne les couleurs neceffaires à repré- fcnter les différentes teintes que l'on employe dans cette forte de travail. Apr'sque Taffi eût fû le fecret de cet Art, il s'aflocia avec A- pollonius, & ils firent enfemble dans Rome, dansFlorence & dans Pife, plufieursOuvrages que tout le monde admiroit, parce qu'alors il n'y avoit pointd'ouvriers plus excellens qu'eux. Taffi mourut *âgé de 8 .an.
Il fembloit que ces Peintres infpiraflent par leurs exemples à tous les Florentins le defir dc peindre: car on en vit tout d'un coup unein- finité qui s'adonnerent à cet Art. GADDO G AD D I fut un des premiers à imiter Cimabué, parce qu'ils écoient amis;M ARGUA R r o NE originaire d'Arezzo s' tant rendu des plus con- fiderables, fut employé par le Pape Urbain IV. à faire quelques Tableaux dans l'Eglife de Saint Pierre de Rome; & lors que Gregoire X. re- venant de Lyon où il avoit tenu un Concile, alla à Arezzo & y 4 mourut, les Aretins choifi- rent ce Peintre pour faire dans la grande Eglife le tombeau de ce Pape qui avoit donné trente nille écus pour achever de la bâtir. Margua- ritone fit fur ce tombeau la ftatuë de Gregoi- re en marbre, & embellit de plufieurs Tableaux
la *En 1294. t Eln. 127.
la Chapelle où étoit cette fepulture. Il mourut lnfuitc âg de 77. ans. Mais celui de tous les Peintres qui eut le plus de réputation, après la mort de Cimabué, fut G OTT fon difciple, qui n'ajoûta pas peu aux enfeigemens de fon Maitre. Il avoit tiré fa naiffance d'un bourg éloigné de Florence d'environ cinq lieues, & il étoit encore tout jeune quand Cimabué le prit avec lui. Car l'ayant rencontré dans la campagne qui gar- doit des moutons, & qui en les regardantpaî- tre les deffinoit fur une brique, il conçût une fi Bonne opinion de l'inclination naturelle: de ce jeune enfant, que l'ayant demandé à fon pere, il l'emmena chez lui où il le vit s'avan- cer tellement dans la Peinture, que non feule- ment il fe rendit en peu de temps égal à fonr Maître, mais il le furpafTa de beaucoup. Car il quitta cette maniere rude que ces nouveaux Grecs, Cimabué, & les antres Peintres prati- quoient en ce temps-là, & fut le premier qui fc mit à faire des portraits au naturel, dont l'ufa- ge é.oit comme perdu.
Je ne m'arrêterai pas à vous faire un détail des ouvrages qu'il fit à Florence, à Arezzo & en plulieurs autres lieux. Je vous dirai feulement qu'ayant aquis une haute réputation en Italie; le Pape Benoît IX qui fucceda à Boniface VIII. voulant non feulement remedier à tous les: maux dont l'Italie étoit alors affligée, & à tous les defordrcs que l'horrible ambition defon pré- deceffeur y avoit caufez; mais delirant encore travailler a l'ornement & à la décoration des Eglifes, envoya un Gentilhomme exprés à Sien- ne pour s'informer quels Peintres il y avoit en pl us_
gran-
grande eftime, avec un ordre particulier d'aller à Florence voir les ouvrages de Giotto, dont la réputation avoit fait naître au Pape le defir de le faire travailler à S. Pierre. Ce fut alors que ce Gentilhomme étant allé trouver Giotto, & lui ayant demandé un deffein de fa main, ce Peintre qui étoit d'un temperament jovial & facetieux, lui fit cet O dont l'on a tant par. lé, & qui même donna lieu à un Proverbe Italien.
Je vous prie, me dît alors Pymandre, de m'apprendre l'hiftoire de cet 0, dontic n'ai pu encore favoir l'origine.
Je vous la dirai, fi vous le voulez, repartis- je; mais je doute que vous en foyez bien fa- tisfait; car c'eft une de ces fortes d'hifloi- res qui ne fignifient pas grand' chofe, & dont cependant des Auteurs font quelquefois grand bruit. Vous faurez donc que l'Envoyé du Pape ayant vû à Sienne & à Florence tous les Peintres les plus fameux, s'adrcffa enfin à Giotto, auquel, après avoir témoigné l'inten- tion du Pape, il lui demanda quelque def- ein pour le montrcr au Pape, avec ceux qu'il avoit déja des autres Peintres. Giotto qui étoit exrrémement adroit à. deffiner fe fit donner auffi-tôt du papier, & avec un pinceau, iàns le fecours d'aucun autre inltrumcnt, il traça un cercle, & en foûriant le mit entre les mains de ce Gentilhomme. Cet Envoyé croyant qu'il le moquoit, lui repartit, que ce n'étoit pas ce qu'il demandoit, & qu'il fouhaitoit un autre defifin. Mais Giotto lui repliqua, que celui-là fuffifoit; qu'il l'envoyât hardiment avec ceux des autres Peintres & qu'on en connoîtroit
bien
bien la difference. Cc que le Gentilhomme fit, voyant qu'il ne pouvoit rienobtenir davantage.
Or on dit que ce cercle étoit fi également tracé & fi parfait dans fa figure, qu'il parut une chofe admirable quand on fût de quelle for- te il avoit été fait; & ce fut par là que le Pape & ceux de là Cour comprirent affez combien Giotto étoit plus habile que tous les autres Pcintres dont on lui envoyoit les deffeins. Voilà 1'hiltoire de l'O de Giotto, qui donna lieu aufli-tôt à ce Proverbe Italien: t Sfe' pii ton,. do che O di Giotto, pour lignifier un homme groffier & un efprit qui n'eft pas fort fubtil. Il femble par là, dît Pimandre, quele prin- cipal favoir de tous ces anciens Peintres con- fifât dans la fubtilité & la délicateffe de leurs traits. Car ce fut encore par des lignes trés- fubtiles & trés-deliées qu'Appelle & Protoge- ne difputerent à qui l'emporteroit l'un fur l'au, tre; & Protogene ne ceda à Appelle que quand celui-ci eût coupé avec une troifiéme ligne plus délicate, les deux qu'ils avoient déja tracées l'une auprés de l'autre. A vous dire le vrai repartis-je, ni 1'O de Giotto, ni ces li- gnes d'Appellc & de Protogene ne font point capables de nous donner unehauteidée de leur grand favoir.
Il eft vrai que nous voyons dans les plus an- ciens Tableaux que les ouvriers avoient un foin tout particulier de finir & de marquer les chofes fort délicatement, tâchant de repré- fenter jufqu'aux cheveux & aux moindres poils par des traits les plus fubtils qu'il leur étoit poffibie: &il n'yeût, comme jecroi, quecette 4élicatcffe de trait & cette parfaite rondeur que
Giot-
Giotto décrivit fans l'aide d'aucun inftrument, qui fut caufe qu'on admira cetO.
Ce fut donc enfuite de cela que le Pape lefit aller à Rome, où en peu de temps il acheva plu- fieurs ouvrages, entre autres ce grand Tableau de Mofaique qui eft à préfent audeffus de la grande porte de l'Eglife de S. Pierre. C'eft ce qu'on appelle la Nave del Giotto, où 1'on voit Saint Pierre marchant fur les eaux. Il fit en- core quelque autre ouvrage dans l'Eglife de la Minerve : mais comme Benoît IX. ne rem- plit la Chaire de S. Pierre que pendant huit mois & quelques jours; & que par fa mort les chofes changerent de face dans Rome, cela donna occafion à Giotto d'en fortir, & de re- tourner chez lui.
Cependant il n'y demeura pas long-temps. Car après la mort de Benoît qui arriva à Pe- roufe * où il s'étoit retiré avec le College des Cardinaux, pour travailler à la pacification des troubles d'italie & aux bons deffeins qu'il avoit pour l'Eglife, aprés la mort, dis-je, de ce Pape, &'après encore que le Siege eût vaqué prés d'un an, Bertrand de Gout Archevêque de Bourdeaux fut élu Souverain Pontife.
Ayant eû la nouvelle de fon életion il fe fit nommer Clement V. & partit auffi - tôt pour fe rendre à Lyon, où il appella tous les Cardinaux pour fe faire couronner. Si tôt qu'il y fut arrivé, il fit fon entrée avec beau- coup de magnificence, étant accompagné des Rois de France, d'Angleterre & d'Arragon, & fut couronné publiquement & avec grande fo- lemnité dans l'Eglife de S. JuR. 11 et vraique
la Ala fin de Mai T303.
la joye de cette fêce fut troublée par un acci- dent qui caufa beaucoup de mal & de defordre. Car comme il y avoit une extraordinaire affluen- ce de peuple qui étoit accouru de toutes parts, & que chacun montoit fur les toits & fur les murs pour voir pafferle Pape, il y eût une vieille muraille de S. Juft;qui tomba, & dont plufieurs perfonncs furent ou écrafées ou bleffées. Entre autres Jean Duc deBretagne y fut tué; le Roi y fut blcffé, & le Pape rcnverfé de fon cheval, & rudement foule, de fortc même que fi tiare étant tombie il s'en perdit une efcarboucle eftimée plus de fix mille florins d'or. Il y eût encore plusieurs perfonnesde marque étouffées.
Aprés que cette pompe eût été acheve , Clement créa douze Cardinaux tous François; & à la perfuafion de Philippe le Bel qui vouloir bien vivre avec lui, laflé des differends qu'il avoit eus avec Boniface, il établit * le Siege Apoflolique dans Avignon qui enfuite fut la demeure ordinaire des Papes pendant 72. ans.
Or comme toute la Cour Romaine fe rendit alors dans Avignon, il y eût quantité d'Italiens qui la fuivirent, les uns attachez aux ihterêts de leurs Maîtres, les autres cherchans à faire leur fortune auprès du Pape & des Cardinaux. Ce fut ce qui donna occafion à Giotto de quitter fon pais, & d'aller à la CourdeClement, où il fut parfaitement bien reçû.
It commença auffi-tôt plufieurs Tableaux pour le Pape & pour des principaux Seigneurs de fa fuite. Il fit leurs portraits, & entreprit d'au- tres ouvrages à fraisque qu'il acheva heureufe- ment, & qui lui aquirent beaucoup de réputa- tion parmi le monde. Aprés
* En 130o6.
Après avoir demeuré quelques années cn Provence, il s'en retourna en fon pals *, charge de biens & d'honneurs, un peu avant la mort de Clement. Mais il ne s'arrêtapas long-temps chez lui; car il s'en alla à Padouc, de là à Ve- rone, puis paffint à Ferrare il y rencontra le Dante Po te fameux , qui étoit alors exilé de l'Etat de Florence. Comme ils étoient tous deux d'une même ville, & tous deux recom- mandables par leur mérite, ils s'unirent d'une amitié fi étroite que le Dante ne pouvant fe fé- parer de Giotto, l'obligea d'aller avec lui à Ra- venne où il demeura quelque temps. Enfuite il alla à Urbin, à Arezzo, à Faenza; & dans tous ces lieux il y laiffa quelques ouvrages de fa main.
Etant de retour chez lui il apprit avec beau- coup de douleur la mort t de Dante fon ami. Quelque temps après il travailla pour Caftruc- cio que les Luquois quelques années aupara- vant j avoient élevé fur le trône de la Princi- pauté de Luques, après l'avoir retire des mains d'Ugucion & de fon fiis Neri, comme ilsvou- loient le conduire au fupplice. Enfuite de cela Robert Roi de Naples ayant mandé à fon fils le Duc de Calabre, qui écoit alors à Florence, de lui envoyer Giotto , ce Peintre partit aufi- tôt pour fe rendre à Naples, où il fit dans le Château de l'Ove & dans le Monaflere de Sain- te Claire que Robert avoit fait bâtir, plusieurs peintures dont le Roi fort fatisfait le récompen- fa royalement.
Il fortit de Naples pour aller à Rome, & en paffant à Galette il y fit auffi quelquesTableaux.
*En1si. t Quianl'san 1t321. tEnr3î Il. UEnxI6. t QuixTival'ani32i. SEnax;6.
11 ne s'arrêta pas long-teps à Ronme, parce que Malatefde Seigneur de Rimini l'emmena avcc lui. Enfin aprés avoir travaillé à Milan & en pluficurs autres lieux d'Italic, il s'en retourna à Florence où il mourut l'an I336. I1 fut enterré dans l'Eglife de Saia Marij del Fiore, où long-temps aprés la République de Florence, pour marque dc l'eftime qu'elle faifoit de ce Peintre, ordonna par un decret public que fon image fût taillée en marbre,& mife fur fon tombeau: ce qui fut exécuté par les foins de Laurens dc Medicis-, qui avoit une affetion particuliere pour toutes les perfonnes vertucures. Je puis dire de plus, que Giotto ayant para dans un fiecle où la Peinture ne faifoit que dc renaître, & ayant beaucoup contribué lui-mê. me à la mettre au jour, il s'aquit une hauteré- putation parmi tous les grands Seigneurs & tous les hommes do&es. Et comme le Dante étoit fonami intime, on ditqu'il confultoitquel- quefois cet excellent Poëte fur les fujets qu'il vouloit peindre; qu'il recevoit de lui des penfées pour la compofition de fes Ouvragcs, & que les hifttoires de l'Apocalypfe qu'il fit a Naples, é- toient de l'invention de Dante.
Mais il faut que je vous dife comment Petrar- que qui vivoit aufli en ce temps-là, parle de Giotto avec cloge. Pour paifer, dit ce Poëte, des- Peintres anciens aux Mlodernes, & des E- trangers a ceux de notre Nation : je vous dirai que j'ai connu deux fameux & favans Peintres, favoir Giotto Florentin, dont la réputation eft extraordinaire parmi tous ceux de ce temps, Simos qui étot natif de Sienne. Et dans fonTef-
ta-
tament il y a un article où il dit: Et parce que M. Padozian n'a pas befois de biens, ,& que je n'ai rien de plus digne de lui être prejente que mon rableau de la f/ierge, qui eft de la main du céle'bre Giotto, &f qui m'a été envoyé de Florence par mon ami Michel Vanis, je lui donne cet Ou. vrage dont les ignorans ne connoi/ent pas toutes les beautez, mais dont l'artifice étonne furprend les Savans.
Veritablement, dît Pymandre, voilà des té- moignages trés-authentiques de l'ellime qu'on avoit alors de Giotto, & qui lui font d'autant plus avantageux, qu'étant donnez par un des plus polis Ecrivains de ce temps-là, ils furvivront fes Peintures, & rendront fon nom immortel, beaucoup plus que tous les Ouvrages qu'il a faits.
Je ne m'arrêterai pas, repris-je, à vous faire un portrait exa&t de ce Peintre, dont l'ef prit vif & l'humeur enjouée a paru en mille rencontres par les bons mots & les promtes re- parties que l'on a écrites de lui :.car je crain- drois de vous erre ennuyeux par le recit de plu- fleurs chofes qui n'auroient pas en nôtre lan- gue toute la grace & l'agrément qu'elles ont dans la langue Italienne. Si je voulois mêine vous divertir par les hifloires qu'on rapporte de quelques Peintres de ce temps-là, je n'aurois qu'à vous parler de BUONAMICO BUFFALMAC- co Florentin, & grand ami de ce Bruno & de ce Calendrin , dont le Bocace a fait de fi plai- fans contes.
Ce BuFFALMACCO étoit difciple d'André Taffi. Lorsqu'il travailloit à Pife dan l'Ab- baye de S. Paul, Bruno qui pcignoit auffi dans
le
le mme .lieu , ne pouvant donner à fes figures ni un coloris affei vif, ni une expreffion 'affce forte, confulta là-dcffus Buffalmacco pour en tirer quelque fecours : mais celui-ci qui natu- rellement étoit enclin à faire quelque bon tour, fe fouvenant d'avoir vû des figures peintes par Cimabue, de la bouche defquelles fortoient des rouleaux où il y avoit des paroles écri- tes, aprés avoir enfeigné à Bruno la maniere de' donner plus de beauté à fon coloris, il lui con- feilla pour donner auffi une plus forte expréf-' fion à Ses figures, & faire qu'elles femblaffent parler les unes aux autres, de faire fortirdeleur bouche de ces fortes dc rouleaux. Et comme Bruno travailloit alors à une Sainte Urfule, il repréfenta une femme à genoux, & par le moyen de ces écriteaux on voyoit les demandes & les réponfes que ces deux figures fe faifoient l'une à l'autre. Cette nouvelle maniere d'exprimer les cho- fes parut fi belle à Bruno & aux Peintres igno- rans de ce temps-là, qu'ils s'en fervirent enfui- te dans la plupart de leurs Ouvrages; & cela merite aflez d'être rcmarqué, qu'une chofe que Buffalmacco fit alors par raillerie, a été la cau- fe de ce que beaucoup de Peintres, d'ailleurs af- fez intelligens, les ont imitez dans une expref- fion auffi ridicule comme eft celle-là. Ce Buf- falmacco mourut l'an 1340.
Ce feroit abufer de vôtre patience que de vousparler d'un AM-BROGIO LORENZETTI Siennois; .& ;dun; PI ETRO CAVALLINI natif de Rome, qui travailloit fous Giotto, lors qu'il fit cette barque de S. Pierre dont je vous ai parlé. Toutefois vous ferez peut-être
onm. I. E bien
bien aife de favoir qu'outre plufieurs Ouvra. gcs dc MofaÏque que le Cavallini a faits dans l'Eglife de S. Paul hors ls urs de Rome, le Crucifix qui ft dans la même Eglife, & que l'on affûre être celui qui parla à Sainte Brigi- de t cil de la façon de ce Peintre qui travailloit auffi de Sculpture.
Je m'imagine, dît Pymandre, que vous n'a- vez pas oublie de bien regarder ce Crucifix, & qg'ainf yvous pouvez juger du travail de ce tem[ps-là.
A vous dire le vrai, lui répondis-je, c'cft un Ouvrage dont le deffein n'eft pas fort exquis, Cependant il y a quelque chofe d'affez hardi dans la difpofition du corps; il mefouvientque la tête du Chrilt efi tournée d'une certaine ma- niere fiere, & que toute la figureeft dans une at- titude extraordinaire. C'étoit environ l'an 1364. que le Cavallini travailloit à S. Paul , où ett fa tipulture.
Il me femble, dit Pymandre, que vous avez parlé d'un Simon que Petrarque mettoit en pa- rallele avec Giotto; cependant vous n'en avez rien dit de particulier, quoi que le jugement de ce Poere lui foit afliez favorable.
Ce Peintre, repartis-je, fe- nommoit SIMON MEMN{I , & éroit originaire de.Sienne , mais il fut afûiréIment bien heureux d'être né dans le temps de Petrarque, puifque fes Tableaux ne l'auroient pas fi bien fait connoître que les let- tres & les vers de ce favant homme.
II s'adonnoit particulirrement à faire des por- traits; & Paudolfe Malatefe Sçigneur de Rimi- ni fouhaitant d'avoir celui de Petrarque, l'envoya
exprcs X E l'o 13,70.-
exprès en Provence, où il peignit cet homme fi, célébre, & la belle Laure dont il étoit alorspaf- .fionnément amoureux.
Pendant que Simon travailloit à peindre ces deux illufres perfonnes , Petrarque fit à la louange du Peintre deux Sonnets, qui font dans fes Oeuvres. Je croi que cc fut aulfi dans ce même temps qu'il compofa cet autre Sonnet con- tre Rome, qui commence De 'empia Babilonia, à caufe du fchi£me où elle étoit pendant l'An- tipape Nicolas V. qui dc fimple Cordelier nom- mé Pierre Ramuche, fut élû Pape par la fac- tion de l'Empereur Louïs IV. ennemi juré de Jean XXII. Et comme Avignon étoit alors le veritable fiege des Papes, Simon y demeu- ra jufqu'au tems que Jean étant venu à mou- rir, Benoît XI. lui * fucceda. Car alors il re- vint à Sienne où il fit plufieurs Ouvrages. Mais comme il étoit en grande réputation il fut appellé à Florence, où travaillant dans l'E- g.ife de Santa Maria Novella , il prit occafion de repréfenter dans un Tableau qu'il y fit, le Pape Benoît XI. plufieurs Rois, Princes , Cardinaux, & autres perfonnes illuftres, dans les Sciences & dans les Arts ; entre lefquels on voyoit Cimabué , Petrarque & Madame' Laure,
II travailloit à ce Tableau dans le même- temps que Petrarque étant allé à Rome, y fut conronné Poète t. Car ce fut fous le Pontificat de Benoît XI. qu'il reçût dans le Capitole la couronne de laurier que le Comte de l'An- guillare alors Senateur, lui mit fur la tête en préfence de la Nobleffe & de tout le peuple de
E z Rome, En 1334. t En u3s.
Rome. Et parce que la ville de Florence pre- noit beaucoup de part à l'honneur qu'on fai- foit à l'un de fes Citoyens, Simon, pour les obli- ger, & pour faire voir à la pofterité l'image de celui qui dans fes vers le rendoit immor- tel, ne voulut pas manquer de le mettre au nombre des plus grands hommes de ce temps- là. Entre les Tableaux que Simon fit dans l'Eglife de Sanitiz zl'aria Novella , il y en avoit un de l'hiftoire de S. Reinier de Pife, où il repréfcnta le Diable dans une poflure qui me- rite bien d'être décrite, pour vous faire re- marquer de quelle maniere les Peintres d'alors exprimoieut les pafions. On y voyoit donc comme S. Reinier chaffoit le Diable qui s'é- toit préLente devant lui pour le tenter ; & le Peintre pour faire connoître la confufion & la honte du démon le peignit la tête baif- fee, les épaules hautes, & le vifage couvert de tes mains ; & penfant exprimer encore plus for- tement la douleur interieure de cet efprit de té- nébres, il lui fit fortir un rouleau de la bou- che, où étoit écrit, Ohire! non poflo più.
En verité, dît alors Pymandre en riant , ces exprcffions me font avoir une mauvaife opi- nion des portraits de ce Simon; & pour moi je croirois quafi que pour bien connoître les per- fonnes qu'il vouloit repréfenter, il faloit que leur nom fût au bas, & qu'il écrivît; Celui-là efî Benoit XI. Celgi-ci eft Petrarque; pour ne pas prendre Madame Laure pour le Pape , & Cimabué pour Madame Laure.
Cette forte d'écriteaux , lui repartis-je, é- toit une coûtume introduite de la forte que j; vous l'ai dit ; & quoi qu'elle foit tiés-grof-
iîe-
fiere , elle a duré néanmoins affez' long- temps , même parmi des Peintres qui n'é- toient pas ignorans , & qui peut - être ne pouvoient pas s'en difpenfer. Car il arrive fouvent que ceux qui font travailler obligent les Ouvriers à repréfenter les chofes à leur fan- taifie, & ainfi ceux-qui font trop complaifans font quelquefois des Tableaux où il y a beau- coup à reprendre. Quoi qu'il enfoit, Simon, après avoir vécu foixante ans avec aifez de ré- putation, mourut l'an I345.
Il avoit un frere nommé L I P o , qui pei- gnit affez paffablement, & qui l'ayant furvécu de douze années finit quelques Ouvrages qu'il avoit laiffez imparfaits.
Ce Simon eût pour ami & pour compa- gnonTADDEOD G A DDOGADDI Floren- tin & difciple de Giotto, lequel fuivit d'affez prés la maniere de fon Maître, & même le fur- paffa en certaines chofes. Il conduifit d'autres Ouvrages d~Architecture à Florence, où il fit aufli quelques Tableaux en la compagnie de Si- mon, & enfin y mourut âgé de cinquante ans, en l'année I 30o.
ANDRE'ORGAGNA DI CIONE auffina- tif de Florence, imitoit la maniere de ces der- niers Peintres. Il travailla dans Pife à de gran- des compofitions d'hiftoires. Entre autres il peignit fur une muraille proche la grande E- glife le Jugement univerfel; mais il peignit ce jour terrible d'une façon toute particuliere. Car d'un côté il repréfenta tous les Grands de la terre comme enveloppez au milieu des plai- firs & des délices du fiecle. Là on voyoit à l'ombre d'une forêt d'orangers, & fru l'herbe
E 3 l'om-
-émaillée de diverfes fleurs, des Papes, des Rois, & une infinité d'autres perfonnes. de toutes conditions qui paffoient agréablement le temps.
Parmi les branches de ces arbres délicieux il y avoit de petits Amours , dont quelques-uns -paroiffant voler autour de plufieurs Dames qui étoient couchées fur l'herbe, fembloient les fraper de leurs flèches. De ces Dames il yen avoir qui étoient occupées à voir des danfes; quelques-unes étoient attentives à écouter le fon des Infirumens; & d'autres prêtoient l'o- eeille aux cajoleries des galans qui étoient aflis auprés d'elles.
André prit fujet de reprélenter dans ce Ta- bleau plufieurs perfonnes de qualité qui vi- Yoient en ce temps-là. On y reconnoiffoitentre autres Caflruccio Seigneur de Luquesquitenoit un oifeau de proye fur fon poing.
Ayant ainfi dépeint tous les divers plaifirs que les perfonnes du monde recherchent le plus, & Ies ayant exprimez le mieux qu'il luifut poffi. ble, il repréfenta dans un autre endroit du mé- me Tableau , un lieu defert & plein de mon- tagnes, où il fit voir une Image de lafaçon de v;vre de ceux qui s'étant retirez du monde pour faire pénitence, ne s'occupent qu'à prier Dieu & à travailler à leur falut. Il peignit de pieux Hermites & de faints Anachoretes, les uns at- tachez à la leaure des faintes lettres , les au- tres à la priere, & à la contemplation, & quel- ques-uns encore à travailler de leurs mains à de differensOuvrages, comme faifoient ancien- nement tous les Moines.
Parmi ces dévots Solitaires , il repréfenta comme'Saint Macaire fit voir à trois Rois qui
al-
alloient à la chaffée avec leurs maîtreffes, l'état miferable de la vie humaine, en leur montrant les corps morts de trois autres Princes; & l'on dit que le Peintre exprima fi-bien les differen- tes actions de ces Princes vivans quiregardoient ces cadavres , qu'on voyoit fur leurs vifages l'étonnement & la furprife que leur caufoit un .fpe&acle fi affreux. Il repréfenta fous la figure d'un des Rois cet Uguccion dont je vous :a parlé, lequel fe bouchoit le-nez ;avec la main pour ne pas fentir la puanteur -de ces corps' ,demi pourris. .: :; : ; -
Au milieu de ce Tableau André peignit 1'I- mage de la mort vêtue de noir.. Elle tenoit une faux, & faifoit voir par fon aaion comme elle venoit d'ôter la vie à une infinité de per- fonnes de toute forte d'ge , de fexe,& decon- ditions, !qui ,étoiert repréfentez morts -& éten- -dus fur -la'terre.. Il y avoit des--Anges & des Diables qui tiroient -les Aines de la-bouheé de ces corps; & l'on voyoit que les uns portoient de ces Ames au Ciel, & queles autres en jet- toient dans des gouffres de 'flàme qui paroif- ·foient au fommet-d'une 'montagne.
Au haut de ce Tableaui André repréfenta JESUS-CHRI ST aflis fur des nuées au mi- lieu des douze Apôtres, & dans l'état terrible où il doit paroître, lors qu'il - viendra pour ju- ger les hommes. Il fit voir dans cette.gloire comme les Anges & les Ames bienheureufes jouiffent d'une joye & d'un plaifir ineffable; & du c'té où il peignit l'Enfer, il repréfenta de quelle maniere les damnez y fouffrent des peines & des tourmens qui ne fe peuvent ex- primer.
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Il
Il fe plaifoit fi fort dans ces fortes de compo- fitions, qu'il fit prefque la même chofe à Flo- rence dans l'Eglife de Sainte Croix. Il n'y .avoit de différence que dans les perfonnes qui étoient dans l'Enfer & dans le Paradis. -Car c'é- toit par ce moyen qu'il gratifioit fes amis , ou qu'il fe vangeoit de ceux. qui l'avoient offenfé. Parmi les bienheureux il peignit le Pape Cle- ment VI. ami. des Florentins, & qui peu de temps auparavant * avoit célébré le Jubilé & l'avoit réduit;de.cent ans à cinquante. Mais il plaça entre les damnez un Guardi & quelques autres qui n'étoient pas de fes amis. Ce Pein- tre vécut 60. ans & mourut l'an I389.
Il y avoit encore alors à Florence un certain THO MAS fils d'Etienne, lequel fut furnom- mé G i o T r N o , à caufe qu'il imitoit beau- coup la maniere de Giotto. Il travailla àFlo- rence & à Rome; toutefois je ne vous parle- rois pas de lui fi fa haute réputation n'eût por- té les Florentins , après avoir chafré de leur ville le Duc d'Athenes à le choifir pour repré- fenter dans le Palais du Podefta le mauvais traitement que reçût ce Duc, & tous ceux qui avoient fuivi fon parti.
Pour bien juger quelle pouvoit être cette peinture, il faudroit vous en rapporter l'hiftoire qui n'et pas moins funefte que nemorable; mais je craindrois qu'un fi long recit ne vînt à vous laffer, & même ne nous éloignât en quel- que forte du fujet dont j'ai entrepris de parler.
Ces confiderations, dît Pymandre , ne doi- vent pas vous arrêter. Car bien 16in de m'en- nuyer, je ferai bien.aife de me rafraîchir lame- moire de cette hitoire fi tragique ; & cette re-
la= *En 13 vo.
lation fera même comme un repos parmi les autres chofes que vous avez à dire. Je repris, ,donc ainfi mon difcours.
Les Frefcobaldi riches & puifians dans Flo- rence ayant été chaffez de la ville par leurs Concitoyens au commencement de Novem- bre i340. engagerent ceux de Pife à prendre les armescontre les Florentins dans'un tems où ces derniers penfant augmenter leur Etat, étoient fur le point d'acheter des Princes de l'Efcale la ville de Parme. 'Il s'émût une guerre fi forte entre les Florentins & les Pifans , que ceux de Florence furent obligez de rompre leur marché avec les Princes de l'Efcale, pour employer leur argent à fecourir la ville de Lu- ques qui étoit affiegée par ceux'de Pife, & à fe fortifier d'hommes & de munitions pour leur pr;pre défenfe. Pendant cette guerre ils firent des pertes fort confiderables , mais Ma- latelte Seigneur de Rimini étant arrivé à Flo- rence avec des troupes toutes fraîches, il fe joignit à eux, & leur aida à faire lever le fiege de Luques. Dans le même temps Robert Roi de Naples ami des Florentins & duquel ils avoicnt demandé l'affiflance , leur envoya. Gautier de Bréne Duc d'Athenes, avec quel-- ques compagnies de gens de guerre pour les fecourir. Ce Général fût fi bien décrediter Malatelte comme un mauvais Capitaine & ga- gner les bonnes graces des Florentins, qu'ils, lui donnerent le gouvernement de leur ville & le commandement général de leurs armées.
Cependant comme les hommes ne font ja- mais contens de leur fortune prélente, kl Duc porta auffi-tôt fes penfées plus haut, qu'à être-
E s ' fcu-
feulement Gourverneur de la Ville & de l'Etat de Florence; il crût qu'il falloit s'en faire Sou- verain , & il avoit tant de perfonnes-auprés de. lui, & même des Florentins qui le fortifioient dans cette penfée, qu'il ne fit point difficulté d'entreprendre un fi hardi deffein.
Voyant donc les peuples dans une difpofi- tion affez favorable pour lui; comme le tcmps .auquel la magiflrature des Vingt, venoit à. changer; il fût agir de telle forte à l'endroit de quelques-principaux Citoyens , & gagna fi bien le peuple , qu'il fe fit élire * Seigneur. pendant fa vie de la Ville & de l'Etat de Flo. rence nonobtfant la réfiftance des-Senateurs.
Auffi-tôt après cette élction on ne manqua pas d'arborer fes armes &des banderoles au haut. de la tour du Palais. Il créa de nouveaux Officiers tels, qu'il les voulut choifir. On or- donna des Fêtes & des réjouïffances publiques pendant huit jours entiers; & dans ce nouveau, changement ces peuples firent paroitre tant de témoignages dc joye, qu'ils fembloient avoir entierement perdu le fouvenir de tous leurs maux pafez , & ne penfer plus qu'aux biens dont ils efperoient de jouir à l'avenir. L'Evê- que même de Florence étant monté en chaire. ce jour-là , qui otoit la Fêt& de la naiflànce de la Vierge , s'étendit ti fort fur, les louanges de ce nouveau Seigneur, qu'il en fit le princi- pal fujet de fon Sermon.
Mais comme les hommes saveuglent aife- ment dans leurs profperitez , & que fouvent lors qu'ils croyent affûrer davantage la gran- dcur. de leur fortune, ils la détruifent entire-
incnt, ' Le t. Sept. 3d,*
ment, parce qu'en penfant fortifier leur auito- rité par de nouveaux moyens, ils renverfent les fondemens fur lefquels ceux qui les ont éle- vez ont prétendu qu'ils demeuraffent établis: auffi le Duc d'Athenes que les Florentins avoient eux-mêmes choili pour être leur Sei- gneur, ne croyant pas.être affez bien affermi par la voix & le confentement du peuple, pen- ia qu'il devoit tout de nouveau jetter 'ui-mi- me les fondemehs de fa Principauté, & fe faire l'Artifan de fa fQuveraine grandeur: & que pour cela il pouvoit fe fervir de toutes les cho- fes propres à parvenir à une fi haute entreprife. Mais comme il cft trés-difficile qu'un Seigneur étranger, & qui ne fait, pour ainfi dire, que de naître , puiffe être également agréable à tout un peuple, parce qu'il ne lui eft pas aifé: r'obliger également tout le monde., & que ne: pouvant fatisfaire tous ceux qui afpirent aux charges, ni recompenfer d'ailleurs ceux qui en fortent; il fe trouve toujours que le parti des' mal contens.efi beaucoup plus grand que celui, de ceux qui font fatisfaits' ainfi le Duc d'Athe-- nes ne fut pas long-temps. Seigneur de Floren- ce, qu'il fe vit prefque autant d'ennemis fur les bras ,. qu'il y avoit d'habitans dans la ville. Les Grands ne manquoient pas de faire remar-- quer tous fes d'fauts ;, & comme fa conduite & fes meurs n'étoient pas cxemtes de blâme , ils découvroient au peuple le mal qu'il faifoit,, & imputoient à fa mauvaife conduite tous les- defordres qui arrivoient dans l'Etat..
Le Duc qui n'ignoroit pas les mécontente- mens. des principaux Citoyens, n;en témoi- gnoic rien néanmoins; au contraire, il diffimu.-
E 6, loit;
loit fi bien tout ce qu'il favoit , que pour les perfuader eux-mêmes qu'il ne les croyoit pas capables de confpirer contre lui , il fit publi- quement mourir plufieurs perfonnes, qui pen- fant lui rendre fervice lui avoient donné avis des confpirations qu'on faifoit contre lui. Mat- teo di Marozzo fut l'un de ceux-là; il le -fit pendre & traîner par les rues, croyant que la vue d'un fpeCacle fi horrible donneroit aux Florentins de plus puiffans témoignages de la confiance qu'il avoit en eux.
Mais comme il ne changeoit pas pour cela fa maniere ordinaire d'agir ; fa conduite & celle de tous ceux qui avoient part au gouver- nement des affaires , éloigna fi fort l'affeEtion que les peuples avoient eûë d'abord pour lui, & aigrit tellement les efprits des principales fa- milles, qu'ilfeforma tout d'un couptroisdiffe- rens partis , qui fans fe communiquer rien les uns aux autres, conjurerent également fa ruï- ne; ce qu'il y a de remarquable, elt que le chef d'un des partis é;oit Angelo Accioli , ce même Evêque qui avoit loué le Duc avec tant d'excés lors qu'il fut créé Seigncur de Flo- rence.
Tous les conjurez convenoient enfemble de le perdre ; mais tous cherchoient des moyens diffrens. Comme cette grande affaire ne put être traitée fi fecreiement que le Duc n'en eût avis ; il fit prendre deux des conjurez de l'un des trois partis , & après leur avoir fait fouffrir la gene, il apprit de leur bouche que leur chef écoit Antonio de gli Adimari..
Quoi que le Duc fût affez furpris quand il fiu le nomtbre & la qualité des confpirateurs,
il.
-il crut néanmoins qu'il n'étoit pas à propos de témoigner ouvertement tout ce qu'il favoit de cette conjuration; mais qu'il devoit donner or- dre à fa fûreté, & fe rendre le plus fort dans la ville avant que de rien entreprendre contre fes ennemis, Il fe contenta donc de faire ci- ter Antonio,. lequel s'affirant fur ion merite, fur la faveur du peuple , & fur la grandeur de fa famille, comparut à l'affignation. Les autres fe cacherent & ne voulurent pas pa, roître..
Pendant ce temps-là le Duc fe fortifia dans fon Palais, écrivit aux Bourgs & aux Villes voifines pour avoir des troupes ; -& il fut fi promtement fervi qu'ayant découvert la con- juration le 18. Juillet, le zy. du même mois il avoit auprès de lui plus de 6oo. chevaux, & autant de gens de pied,. fans les autres trou- pes qui lui venoient encore d'ailleurs. De maniere que penfant être en état de faire tout ce qu'il voudroit dans Florence, il ordonna à trois cens des principaux de la Ville de fc trou- ver dans fon Palais le jour fuivant, qui- étoit la fête de Sainte Anne ,. afin d'avifer avec eux ce qu'il falloit faire fur le fujet des prifon- niers qu'on avoit arrê&ez. Mais fon intention étoit toute autre., car en les faifant venir chez lui , il prétendoit s'en faifir , & fe rendant plus puiffant qu'auparavant, détruire tous ceux qui par leur noblefie, par leurs biens, ou par leurs amis lui étoient fiufpects , & pouvoient fervir d'obflacle à. es grands deffeins.
Il y avoit fur la lifte de ceux qu'il avoit man- dez, un.e grande.partie des conjurez; de forte oue comme chacun, y voyoit non. feulement
fon,
fon nom en écrit, mais auffi celui de fes com- pagnons, & encore de plufieurs perfonnes qu'ils favoient bien n'être pas amis du Prince, ils foupçonnerent qu'il y avoit quelque deffein formé. D'abord ils n'ofoient fe découvrir les uns aux autres, ils fe regardoient feulement plus fixement qu'à l'ordinaire , & tâchoient d'apprendre fur leurs vifages les fentimens de leur coeur. Cependant comme fi par ce filen- ce ils fe fuffent mutuellement, communiquez leurs intentions, ils commencerent à ouvrir la. bouche & à fe demander ce qu'ils devoient faire dans cette occation , .puifque déja on voyoit la Ville pleine de Troupes étrangeres, & que le jour fuivant il en devoit encore arri- ver d'autres. Ainti chacun déclarant fa crainte, & les paroles paffant de bouche en bouche, la Ville fe trouva en peud'heures-dans une appré- henflon terrible.
Le peril qui menaçoit. les trois partis des conjurez , les obligea de s'unir cnfemble pour penfer à leur mutuelle confervation, Aprés avoir choifi pour Chefs les Adimari , les Me- dicis, & les Donati , ils résolurent qu'au lieu de comparoître le jour fuivant, il faloit faire un foûlevement général dans la. Ville; prendre les armes , barricader les rués , atta- quer le Palais , & s'affûter de la perfonne du Duc.
Le lendemain matin on vit l'exécution de ce- -deflein; toute la Ville fut en armes; le peuple fe failit des places , des- portes & des lieux les' plus avantageux ; & tout bouillant de cette fureur orcinairc aux premiers mouvemens d'u- ne populace cchauffée , il environna le Palais
pour
pour fe faifir du Duc , & pour, tirer des pri- fons Antonio de gli Adimari. L'on n'entend par tout qu'un bruit confus de voix & de. cris,. & ces peuples- tranfportez de rage contre lc.Duc,, ne le menacent pas moins que de le mettre en pieces & de le manger tout vivant, lui, quun peu auparavant ils. avoient reçfl chez' eux avec tant d'acclamations & élevé avec tant d'honneur à la fouveraine dignité de leur Etar.
Au commencement. de cette rumeur , ceux du Palais fc mirent en état de fe défendre , & il fe fit entre eux & le parti du peuple de rudes cfcarmouches qui durerent Jufqu'à la nuit, où. -il demeura de part & d'autre quantité. de gens fur la place.
Comme le Duc vit que fes affaires n'alloient pas bien & que le parti du peuple groffiffoit toujours, il voulut effayer fi par douceur il: pourroit.remedier au mal qui le menaçoit en traittant avec fes principaux ennemis. Mais les chofes ne font plus en état de remedes : ils ne l'écoutent pas , & font d'autant plus har- dis àpourfuivre ce qu'ils ont commencé, qu'ils fe voyent fecondez d'un puifànt fecours , que ceux de Sienne leur avoient envoyé, avec six perfonnes.des plus' confiderables de leur Ville en qualité d'Ambaffadeurs.
Les Florentins fe voyant donc affez forts. pour tout entreprendre., & n'ayant befoin que de Chefs pour conduire l'Etat de la Républi- que ,. 'Eveque fit fonner la cloche ,. & ie peuple s'étant aflemblé, on élût quatre Ci- toyens.pour gouverner avec l'Evéque. Ccpen- dant. on ne laiffoit pas d'attaquer jour & nuit
* oc~~~1
le Palais du Duc , & de faire dans la Ville une exace recherche de tous ceux qui avoient été attachez à fon fervice. On trouva trois de fes Créatures qui furent mifes en pieces ; & s'étant faifi d'un Henri Feï comme il tâchoit de fe fauver en habit de Religieux, on le pen- dit la tête en bas. On lui ouvrit le ventre, & après avoir été quelque temps cxpofé en cet état à la vûë de tout le monde, les enfans le trai- nerent par les russ, & enfin le jetterent dans la riviere.
Le Duc qui voyoit exercer tant de cruautez à l'endroit des fiens , n'avoit pas peu de fujet de craindre pour fa perfonne: il tâçhoit donc d'em- ployer toutes fortes de moyens pour faire fon accommodement ; &pour en venir à bout, non feulement il avoit recours aux bons Offices des Ambafadeurs de Sienne, mais encore à l'en- tremife de l'Evêque. D'abord le peuple fermoit loreille à toutes fortes de propofitions: & com- me enfin il confentit avec beaucoup de dif- ficulté que le Duc fortît de la Ville la vie fau- ve, il s'opiniâtra toutefois à ne vouloir faire au- cun traité avec lui, qu'auparavant il ne leur mît entre les mains le Confervateur & fon fils, & Cerretieri Vifdomini. Cette propofition parut fi rude au Duc de voir qu'on l'obligeât à livrer lui-même fcs amis, que ne pouvant fe réfoudre d'être ainfi le miniftre de leur mort, ildemeura deux jours fans y vouloir confentir. Mais en- fin le premier jour d'Août, les Bourguignons qui éroient avec lui, fâchant que fon accommode- ment avec les Florentins ne manquoit à fe faire qu'à caufe qu'il rcfufoit de leur livrer ces trois hommc, ils furent le trouver, & aprcs lui a-
voir
voir repréfenté qu'il n'étoit pas julte qu'ils pe- riffiit tous de faim , pour l'amour de trois fce- lerats qu'il vouloit fauver, il yen eût quelques- uns d'entre eux qui en murmurant s'échaperent .de lui dire, qu'ils écoient rétolus non feulement de laiffer perir ces trois perfonnes,. mais lui-mê- me encore, plutôt que de fouffrir davantage la mirere où ils étoient. De forte que le Duc fc vit contraint de confentir qu'on les livrât en- tre les mains des Florentins, & dé lefoir même .les Bourguignons prirent le fils duColfcervateur & le pouffant hors du Palais, le jettercnt en proye .à la sage du peuple.
Ce malheureux n'avoit pasdix-huit ans accom- plis; & comme c'étoit fur lui que fon pcre & un de fes oncles fondoicnt leurs efperances & mettoient toute la grandeur de leur maifon, le Duc en leur confideration l'avoit fait Chevalier il n'y avoit pas long-temps. Mais comme par- mi le peuple, il y avoit des Parens & des amis de ceux qui avoient été maltraitez par le Duc & par fes créatures,, ou qui avoient été tuez & bleflèz lcsjours précedens ils n'eurent nul égard ni à. l'âge, ni à la bonne mine de ce jeune hom- me; ils le reçurent comme une viétime qu'on leur mettoit entre les mainspour être oflèrte aux manes des défunts; & après lui avoir donné mil- le coups d'épée & de pique au travers du corps, ils ne crurent pas avoir affez fatisfait à leur ven- geance, qu'en préfence de fon miferable pere, ils ne l'euffent mis en pieces & déchiré avcc leurs mains & avec leurs dents. lis n'eurent pas fi tôt achevé ce cruel carnage qu'ils fe préparerent pour un autre ; & comme fi le fang qu'ils venoicnt de fuccer, & dont ils
avoient
avoient les mains & la bouche toute teinte, Ics -eût davantage alterez, ils fc mirent à crier avec plus de force, & àdemander le pere qu'onleur livra auffi-tôt, & qu'ils traiterent encore plus cruellement que le fils. Il y en eût que la hai- ne & la fureur rendirent ti infimains & fi bar- bares, que non contents de s'être ainfi fouillez la bouche & les mains, ils voulurent que Icurs entrailles euifcnt part au carnage; & qui pour rafla!ier la raim dont leurs ceurs étoient tour- mentez, mangerent dc la chair de leurs enne- mis. iMais ce qui eft de plus difficilc à croire,, c'elt que non feulement dans la chaleur de cet- te vengeance ils dévoroient cette chair à demi vivante, mnais il y eut mime des. hommes, fi on les peut normmer tels , qui en emporterent des morceaux dans leurs maifons, & qui de fRns raffis les firent rôtir lur les charnons & les man- gerent avec plailir.
Cepniidant cc peuple s'étant laIff dans un fi horrible marlacre, ou Li.ôi s'étant commle eli- yvre dans le fang de ces dcux miltrables, ne le ibuvint plus de dcmand r le troiliéme qu'on lui avoir promis, lequel fe fauva à la faveur de la nuit, & par le moyen de fes amis.
Le troifiimc jour d'Août on dreifa les arti- cles entre les Florentins & leDuc, quidemeu- ra encore trois jours avec fa famille dans le cha- teau, d'où il fortit de grand matin.
Aprés le recit de cette hifloire & aprés tant de cruautez dépeintes, vous ne devez pas Cêre furpris quand je vous-mettrai comme devant Iks yeux la Peinture que le Giottino en fit dans le Palais du Podefia, par le commandement de ceux qui gouvernoient.
De
De quelles couleurs, dît Pyinandre, pût-il fe fervir pour bien exprimer un fi horrible carna- ge, & quels traits pouvoient aifez bien rcpréfen- ter la rage d'un pcuple irrité, & faire voir com- ment il avoit fi-tôt patff de l'amour à la haine-?
Il ne penfoit pas , repartis-je , à peindre les aêtions de fes compatriotes. Il repréfenta le Duc d'Ath-nes, & comme ce n'étoit pas une perfonne d'une taille avantageufe., ni d'uns mine tort relev e, il.lui fut bien facile d'en former une laide figure, fans s'éloigner beaucoup de la ref- femblance. Car les Florentins voulant qu'il en fît un fijet de mépris & de rifée ,. il le peignit d'une taille fort petite , le teint brun , la barbé longue & claire; & pour le rendre plus diffor- me il marqua davantage toutes les parties qui. pouvoient contribuer à faire voir fes défauts.
Il ne fe contenta pas de faire fon portrait tel que je viens de dire, il voulut encore faire une image de lon eCFrit, & repréfentcr les qualitez. de fon ame auffi-bien que les traits de fon vifa- ge. Pour cela il environna fa tête des animaux. les plus cruels, & dont les qualitezpouvoient con, venir aux mauvaifes inclinations qu'on lui at- tribuoit; & les entrelatlhnt les uns avec les.au- tres, il le repréfenta couronné de la mniiie ma- niere que l'on peint d'ordinaire les Furies in- fernales.
L'Image de ce Duc itoit accompagnée de. celles du Confervateur dont j'ai parlé, de Vif- domini, de Maladiafiè, de.Ranieri da fan-Ge- miniano & de plulieurs autres de les créatures qui n'étoient pas peints d'une maniere moins def- avantageufe. Car pour leur donner auffi une coffure ridicule, mais ,pourtant d.flrente de
cel-
celle du Duc, il leur mit fur la tête unc cfpe' ce de mitre, dont en Italie l'on marque parop- probre ceux qui font convaincus decrimes. Ou' tre cela chacun avoit les armes de fa maifon au- prés de foi; & il y avoit de grands rouleaux où éroient écrites des chofes qui avoient rapport aux figures & aux vêremens qu'on leur donnoit.
Cette Pcinture parut admirable à tout le peu- ple, gon feulement à caute que le Peintre avoit pris beaucoup de foin à la bien finir, mais par- ce que le Cujet leur remettoit devant les yeux une acion qu'il avoit exécutée avec beaucoup de plaifir.
Giottino fit quantité d'autres Tableaux à Flo- rence, mais il fuffit de vous avoir parlé de ce- lui-ci. Cependant comme il éroit d'un tempe- rament délicat, il mourut fort jeune l'an I356.
Je ne m'arrêterai pas à vous parler de plufieurs autres Peintres qui vivoient en ce tempf-là, quoi qu'il y en ait eu quelques-uns qui fe foicnt ren- dus confiderables *. Car le nombre en étoit fi grand dans l'Italie, que dés l'année 13o0. ceux qui travailloient à Florence établirent entre eux une Confrairie fous la protection de S. Luc, afin d'avoir lieu de conférer plus fouvent les uns avec les autres: & même de tempsen temps ils élifoient des Officiers pour avoir foin de out ce qui regardoit leur compagnie dont JACO a C A s E. T i NO fut un des premiers.
Il ne faut pas que j'oublie de vous parler d'un Peintre qui parut fur la fin du quatorzième fie- cle. Il fe nommoit S PINELLO, & étoit na- tif d'Arezzo. Il fit plufieurs Tableaux en divers
lieux *Comme GrovANNI DA PONTE, AGNOIO GADDI BERNA de Sicnnc , Duecio auffi Sinnois ; & ANTONIo VI.îvIraso.
lieux de la Tofcane, & c'eft de lui dont on ra- conte une hiftoire affe' plaifante, On dit qu'é- tant déja âgé de plus de77. ans il fit dans la vil- le d'Arczzo un Tableau, où il repréfenta com- me les mauvais Anges s'rant voulu élever au dffus de Dieu furent précipitez dans les abymes de renfer. Parmi tous ces démons & dans le lieu le plus bas, il peignit Lucifer fous laforme d'une bête monftrueufe, & prit tant de foin à rendre cette figure horrible que fon imagination demeura toute remplie des efpeces d'un fujet fi* épouvantable. De forte qu'une nuiten dormant il lui fembla voir le Diable tel qu'il l'avoit peint, qui l'interrogeoit en quel lieu il l'avoit vu fi dif- forme, & pourquoi il le repréfentoit d'une ma- niere fi offcnfante. Il s'éveilla aufli-tôt, mais tellement furpris & épouvanté, que ne pouvant ouvrir la bouche pour s'écrier, ce fut par le trem-, blement de tous Tes membres que fa femme qui étoit couchée auprès de lui s'apperçût de la pei- ne où il éroit. Sa frayeur fut fi grande qu'il en penfa mourir; & même depuis ce temps-là il eut toujours la vûu égarée, l'efprit à demi per- du, & ne vécut pas long-temps. Il me femble qu'il feroit affez inutile de vous parler d'un G ER RDo 'STARNINA qui alla travailler en Efpagne; d'un L I P o; d'un Lo. RENZO Religieux de l'Ordre de Camaldoli; d'unTADDEo BARToLo;d'unLoRENzo Di B c-ci difciple de Spinello ; d'un PAOLO qui fut furnommé U cC E LLO à cau e qu'il fai-: foit fort bien des oifeaux: fi ce n'et pour vous faire remarquer que ce dernier fut un des pre- miers Peintres qui s'étudia à obferver exacte- ment la perfpcdive dans fes ouvrages: & le
temps
temps qu'il employa Ice travail fut caufe qu'il n'apprit pas fi parfaitement les autres, parties de la Peinture. Cependant comme il arrive fouvent que l'on aplus d'envie de-faireles chofes qui font les plus difficiles, & que ron fait le moins, il entre- prit un jour de reprérenter Saint Thomas qui met fon doigt dans le côté de Nôtre Seigneur; & afin qu'on ne vît pas fon Ouvrage avant qu'il fût fait, il fit fermer le lieu oùil travailloit. Le Donatelle , qui écoit un Sculpteur alors en grande réputation, Fayant rencontré, lui de- manda quel Tableau il faifoit, & qu'il cachoit avec tant de foin. Paolo lui répondit qu'il le verroit quand il feroit achevé. L'ayant fini & expofé au jour il ne manqua pas d'en avertirle Donatelle , & de lui en demander fon avis. Mais celui-ci, aprés l'avoir long-temps confi- deré , ne lui dit autre chofe , finon qu'il dé- couvroit fon Tableau lors qu'il devoit le ca- cher. Cet avertiffiement affligea fi fort ce pau- vre homme qu'il le retira tout confus en fa maifon, où depuis ce temps-là il ne fit autre chofe que des ouvrages de perfpcaive. Il mou- rut l'an 1433,
Outre ceux que j'ai nommet il y eut encore MAS S OL IO qui fit voir beaucoup de diffe- rence entre fes Tableaux & ceux des autres Peintres qui avoient éié avant lui : car i donna plus de majefté à fes figures, il les vêtit d'habits mieux agencez; repréfenta plus de pailion dans leurs vifages , plus de vie dans leurs yeux ; & enfin peignit avec plus de perfction toutes les autres parties du corps.
Il eût pour difciple MAS A CC c o qui le fur-
pafla
pafa, comme il atvoit furpaffé les autres; & c'eft à celui-ci qu'on donne la gloire d'avoir coni- me ouvert la porte à ceux qui l'ont fuivi, pour les faire entrer dans la bonne & veritable ma- niere de peindre. Il furmonta ce qu'il y a de plus rude & de plus difficile dans cet art, & fut le premier qui fit paroître es figures dans de bel- les attitudes; qui leur donna de la force., du mouvement, du relief & de la grace. Il re- prtenta auffi les racourciflemens mieux que tous; les Peintres qui Flavoient précedé. Cependant. il n'eut prefque pas le loifir d'exécuter toutes tes belles penfées , ni de connoître jufqu'où il pouvoit porter la perfecion de la Peinture, parce qu'il mourut l'an I443. lors qu'il n'étoit encore que dansla vingt-lixiéme année de fon, âge. Son Epitaphe faite par Annibal Caro, cft un glorieux Eloge de ce Peintre, & un m6nu- ment éternel de fa vertu. Comme il contient en peu de mots les riches talens qu,'il avoit re- çûs du ciel, vous ne fcrez pas fâché de l'enten- dre. La voici dans fa langue.
PifJi ,t e la mia pittura al ver' fi pari, L'atteggiai, l'avivai, le diedi il moto Le diedi affetto. Integni il Buonaroto A tutti gl' altri, e da me f/ol impart AprEs la mort de Gregoire XI. qui tranfoorta à Rome le Siege, qui avoit été fi long-temps dans Avignon, Urbain VI. Napolitain fut élu Pape, & quelques mois après les Cardinaux étant fortis de Rome mal-contens d'Urbain, nommerent Clement VII. qui tint fon Siege dans Avignon, d'où. naquit ce Schifme fi cruel
&
& fi fcandaleux , pendant lequel on vit trois Papes partager entre eux cette-fouveraine puil. fance que ES U S-CHR I S T a laife au légiti- me fucccfleur de Saint Pierre. Cette division dura prés de cinquante ans dans l'Eglife, qui ne fut dans un parfait repos que quand par unefaveur toute particuliere de Dieu , Nicolas V. fut élu Souverain Pontife: car quelque temps après la mort d'Eugene IV.Felix IV. * s'étant départi de fes prétentions lui ceda entierement le Siege; & l'on reconnut que Nicolas méritoit d'autant plus cette fuprême dignité, que lui-même s'en étoit effimé indigne, & qu'il avoit fait tout fon poffible pour s'en décharger fur un autre. Mais les Cardinaux qui en firent choix, forçant Tes in- clinations par leurs prieres , la conjurerent de ne s'oppoer pas aux mouvemens du Saint Efprit, & dé n'arrêter point le cours de la Providence divine. Ils publierent hautement au fortir du Conclave, que les hommes n'avoient point ec de part à fon EleEtion & qu'il avoit été vifible- ment nommé de Dieu pour gouverner l'Eglife.
En eriet , il s'en aquitta fi dignement, que pendant les huit années de fon Pontificat, il travailia de toute fa force à procurer le repos à l'Italie, àmettre la paix entre les Rois & les Princes Chrétiens, & à régler les chofes Eccle- fia!tiques. Il aimoit les hommes dotees & ver- tueux; il ieur conféroit les premieres Charges& les Benefices les plus confiderables; &.par ce choix fi judicieux , il tâchoit d'encourager tout le monde à mériter de pareilles recompenfes, en s'en rendant dignes par leur fcience & par leur vertu.
Ce fut fous fon Pontificat que les belles let-
tres ' En 1447.
tres & les langues Grecque & Latine-, qui a- voient été comme mortes, & comme enfeve- lies dans l'oubli depuis fix cens ans, reprirent une nouvelle vie, & parurent avec leur premier éclat. Il eut tant d'amour pour les fciences qu'il envoya dans toutes les parties du monde, des hommes habiles chercher les Livres. an- ciens qui s'étoient égarez par les defordres des guerres & par l'ignorance des peuples. -I1 em- bellit de bâtimens & d'ouvrages publics la ville de Rome , & fit-faire plufieurspeintures dans le Palais du Vatican. PIETRO DELLA FRANCESCA Florentin fut un de ceux qui travaillerent dans les chambres de ce Palais. Il y fit deux Tableaux qui depuis furent mis à bas, lors que par le commandement de Jules lI. Raphaël peignit en leur place le miracle du Saint Sacrement arrivé à Bolfene -, & Saint Pierre dans la prifon.
Je croi, dît Pymandre, qu'on n'avoit pas regret aux ouvrages de Pietro, Fuis qu'on met- toit en leur lieu ceux d'un fi excellent homme. Cependant , repartis-je, il y avoit des têtes qui étoient affez belles, & que Raphaël mê- me fit copier: mais je croi,à:dire vrai, que ce fut pour garder la reffemblance des perfonnes de haute qualité que Pietro y avoit peintes. Car on y voyoit Charles VII. Roi de France, lequel en l'an I449. fit tenir un Concile à Lyon en faveur de Nicolas V. où ce Roi , l'Empe- reur & le Concile prierent Felix de fe dépar- tir de fes prétentions, & de ceder entierement la dignité de Pape à Nicolas, afin de faire cef- fer le Schifme; ce qu'il fit voloritairément, quoi qu'il y eût plus de neuf ans qu'il pofe-
Torn. I. F dât
dât cette fouveraine charge par léletioR qu'en avoit fait le Concile de Bâle, lors qu'il dépofa Eugene IV. tDe fortc que le Pape Ni- colas V. avoit fait faire le portrait du Roi, & ceux de plufieurs perfonnes de marque en re- connoiffance des fervices qu'ils avoient rendus à l'Eglife en fa perfonne. Les copies de tous ces portraits que Raphaël gardoit trés-cherement, tomberent aprés fa mort entre les mains de Ju- le Romain ibn difciple.
Pietro ayant achevé les ouvrages que le Pa- pe lui avoit commandez retourna en fon païs, où il fit plufieurs Tableaux, & laiffa quelques Eleves qui n'ont pas eû grand nom. Celui que l'on rcmarque le plus, eft un certain LOREN- T INo D'A G E L Aretin, qui finit à Arez- 20 quelques Peintures que Pietro avoit commen. cécs, & qui étoient demeurées imparfaites par fa mort. Je ne croi pas que ce Lorentino fût un fort habile homme; néanmoins comme Pietro della Francefca éroit favant dans les Mathe- matiques dont il avoit même écrit plufieurs livres, Lorentino s'éroit auffi appliqué à cette érude fi neceffaire aux Peintres. Mais foit qu'il ne fût pas fort bon praticien, il n'eût pas gran- de réputation, ou du moins il ne tira pas un grand avantage de fon travail. On dit qu'il étoit li pauvre qu'à peine avoit-il dequoi vivre; & fi je vous rapportois ce qu'on a écrit de lui, vous jugeriez qu'il falloit affûrément qu'il fût fort ne- cefciteux, & peut-être fort ignorant.
Pendant que Pietro della Francefca travailloit à Rome, il y avoit à Florence un bon Religieux de l'Ordre de S. Dominique nommé Frere JEA. ANGELIC DA FIESOLE, que l'on
met-
mettoit au rang des meilleurs Peintres de ce temps-la. Sa réputation étoit fi grande , que Nicolas V. l'appella auprès de lui pour pein- dre fa Chapelle, & faire quelques Ouvrages de miniature dans des livres d'Eglife. Frere Jean étant à Rome lors que l'Empereur Frederic III. y arriva avec Eleonor fille du Roi de Portu- gal, & que le Pape leur donna la Bénédiction Nuptiale, & leur mit la Couronne fur la tête, il fit le. portrait de Frederic ; & dans un Ta- bleau où il repréfenta quelque chofe de la vie de J E s U S-C H R S T , il prit fujet d'y peindre au naturel, le Pape, l'Empereur, & plufieurs perfonnes de qualité. 11 y mit auffi Frere An- tonin Religieux de Ton Ordre, & qui par fon moyen fut Archevêque de Florence quelque temps après. Car le Pape ayant reconnu que Frere Jean Angelic étoit non cfulement un trés-excellent Peintre, mais un trs-bon Religieux, il voulut lui donner l'Archevêché de Florcnce qui vint à vaquer. Mais il refufa ce prfent , qui à tout autre eût paru fort avantageux; & ayant repréfenté à fa Sainteté avcc une humilité fin- cere, qu'il n'avoit pas les qualitez neceffaires à un Palteur , il la fupplia de conférer cette charge fi importante à un autre , lui faifant connoître que Frere Antonin étoit trés-capable de foûtenir un fi pefant fardeau. Ainfi il trouva moyen de s'cn décharger fur les épau- les de fon ami, auquel le Pape donna cet Archevêché. La nomination que Frere Jean en fit fut trés-avantageufe à l'Eglife de Floren- ce; car ce Prelat y vécut dans une fi haute ré- putation de doarine & de fainteté, qu'il mérita
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d'être canonifé après fa mort.
Au refte, fi nous n'avons pas des Ouvrages de Frere Jean Angelic pour les confiderer, ce que l'on a écrit de lui eft une peinture qui mé- rite d'être regardée, puis qu'il eit encore plus rare de trouver des Ouvriers recommandables par leur vertu & par la fainteté de leur vie, qu'il n'eft difficile de rencontrer des produtions d'ef- prit dignes d'être admirées
Comme il n'y a rien de plus dangereux à -une ame qui abandonne toutes les chofes de la terre pour ne penfer qu'aux chofes du ciel, que la parefie & l'oifiveté; & que les faints Pe- res ne recommandent rien tant aux perfonnes retirées du monde que de s'occuper par le tra- vail de leurs mains ; ce bon Frere avoit choifi cet exercice comme le plus conforme à fes in- clinations. Et il l'aimoit d'autant plus qu'en y employant quelques heuresdu jour, il trouvoit dequoi s'entretenir dans de faintes penfées, fes Ouvrages même lui fourniffnt des fujets pour élever fon efprit à Dieu dans la fpeculation qu'il faifoit des beautez de la Nature & des miracles de PArt.
Car Frere Jean étoit un veritable Religieux, qui détaché entierement des foins & de l'embar- ras du monde, fe renfermoit tout en lui-même, & ne penifit en aucune maniere aux chofes du fiecle.
Il obfervoit fi exatement fa Régle, &vivoit dans une fi grande Simplicité, qu'unjour le Pape l'ayant arrêté à diner avec lui, il fit difficulté de manger de la viande, parce qu'il n'en avoit pas la permiffion de fon Superieur, ne faifant pas réflexion fur l'autorité de celui qui le trai. toit. U
Il évitoit toutes les ations qui regardoient les affaires temporelles, hors celles où il pou- voit fervir les pauvres dans leur neceffité. Après avoir fatisfait à tous les devoirs aufquels fa Ré- gle l'obligeoit, il s'occupoit à peindre; & dans un divertiffement fi innocent, il choififfoit toû- jours pour fon fujet quelque hiftoire fanlte. Ce travail lui étoit fi agréable, qu'il le préfe- roit aux emplois les plus confiderables de fon Ordre, à caufe qu'il y joui'Toit de la douceur de la folitude, & du repos de l'efprit.
Si fes amis lui demandoiext de fes Ouvra- ges, il les prioit de le faire trouver bon à fon Superieur, ne voulant pas difpbfer de la moin- dre chofe fans fa permiffion. Enfin comme il fit toûjours paroître beaucoup d'humilité & de modeflie dans toutes fes actions, de même l'on vit dans fes Tableaux une facilité toute particu- liere à bien repréfenter la dévotion &. la pieté des Saints; & l'on remarquait fur leurs vifages un air & un je ne fai quoi de divin que tous les autres Peintres n'exprimoient point fi digne- ment. Il achevoit tous fes Ouvrages fur la pre- miere idée qu'il en. avoit conçpë, & jamais ne reformoit fes. premieres penfées par de nouvel- les. Lors qu'il prenoit le pinceau pour travail- ler, il fe mettoit en priere; & on l'a vu tout baigné de larmes pendant qu'il travaillait à un Crucifix, dans le fouvenir qu'il avoit des peines qpe ce divin Sauveur avoit fouffertes fur la Croix. Ce bon Religieux après avoir ainfi vécu avec beaucoup de fainteté, mourut âgé de 68. ans, & fut enfeveli dans l'Eglife de la Minerve à Rome,, l'an I45.
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Vous:
Vous remarquerez, s'il vous plaît, que de tous les Peintres dont j'ai parlé jufqu'à préfent, il n'y en a pas un qui ait eu l'ufage de peindre à huile , & que tous leurs Tableaux étoient à fraifque ou à détrempe. Ce n'eft pas qu'ils ne connuffent bien qu'il manquoit quelque chofe à la perfetion de cet Art, & que leur maniere de peindre étoit trés-imparfaite & trés-incom- mode, parce qu'ils ne pouvoient pas tranfpor- ter leurs Ouvrages ni les nettoyer fans fe met- tre au hazard de les gâter. Cependant ils n'a- voient pû encore y trouver de remede, bien que plusieurs dentre eux euffent employé beau- coup de temps à en faire la recherche: lors qu'en Flandre un Peintre qui étoit en affez gran- de réputation en ce pais-là , & qui fe plaifoit dans les fecrets de la Chymie, reconnoiffant auffi bien que les autres l'incommodité qu'il y avoit de travailler à détrempe, s'apperçt après plusieurs effais & diverfes experiences, qu'en broyant les couleurs avec de l'huile de noixou de lin, il s'en faifoit une peinture folide, qui non feulement réfiftoit à l'eau, mais encore qui confervoit une vivacité & un lufire qui n'avoit pas befoin de vernis. Il vit de plus, que le mélange & les teintes des couleurs fe faifant bien mieux avec de l'huile qu'autrement, les Tableaux avoient beaucoup plus d'union , plus de force & plus de douceur.
Comme il fut extrêmement joyeux d'avoir fait une découverte fi utile & fi avantageufe,il acheva plusieurs Ouvrages dans cette nouvelle maniere; entre lefquels il y eut un Tableau qu'il jugea digne d'être préfenté à Alfonfe I. Roi de Naples. Il étoit compofé de plufieurs
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Figures affez bien travaillées. Mais fon coloris tout extraordinaire fut ce qui agréa le plus au Roi, &qui furprittous les favans de ces quartiers-là.
ANTONELLO DA 'MESSINA Peintre afrez habile, fut un de ceux qui admira davan- tage ce beau fecret. Il avoit étudié à Rome; & après avoir travaillé à Palerme , s'ctoit retiré à Meffine lieu de fa naiffance. Etant venu à Naples. pour quelques affaires , il ouït parler du Tableau que le Roi avoit reçu de Flandre ; & comme il avoit beaucoup de curiosité pour tout ce qui regardoit fa profeffion, ce que les autres Peintres lui raconterent de la maniere dont il étoit peint, lui fit defirer de le voir. Il s'en alla au Palais, où après avoircon- fideré cet Ouvrage , il en fut fi touché , qu'il réfolut d'abandonner toutes fes affaires ,& d'al- ler jufques en Flandre pour apprendre un fi beau fecret; Il fe mit en-chemin & lors qu'il fut arrivé chez JEAN DE BR GE qui en étoit l'inventeur, il n'épargna rien pour aque- rir fon amitié, & lui fit fi, bien la cour qu'il ap- prit de lui cette nouvelle maniere de peindre.
Il s'arrêta en Flandre jufqu'à la mort de fon nouveau Maître, après laquelle il retourna en Sicile, où il ne demeura pas long-temps: car il s'en alla à Venife, croyant y pouvoirmener une forte de vie plus conforme à fon humeur. Ce fut là qu'il fit plufieurs Tableaux pareils à. ceux qu'il avoit deja faits en Flandre.
Comme il avoit appris de Jean de Bruge le fecret de peindre à huile, il y eut aufli un nom- mé Dominique Peintre Venitien, qui l'obli- gea par fes careffes & par l'amitié qu'ils con- tracterent enfemble, à lui en faire part.
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Or comme les Italiens font redevables à An- tonello d'un fecret fil rare, & par le moyendu- quel on a depuis perfe&ionné tant de beaux Ouvrages; ils eurent beaucoup d'eftime pour lui pendant fa vie, & en ont toûjours parlé après fa mort.
Alors m'étant un peu arrêté : I me fem- ble, dit Pymandre, que jufques ici vous n'avez fait mention que des Peintres d'Italie , quoi qu'il y en eût plufieurs qui travailloient en-Flan- dre, & que ce fut là qu'on trouva l'invention de peindre en huile, comme vous venez de dire.
Il eft vrai, repartis-je , que l'Art de peindrc s'é:oit répandu, en divers endroits de l'Euro- pe, & que les Flamans ont été des premiers qui s'y font attachez avec. beaucoup d'amour. MIais les Ouvriers & les Ouvrages de ce temps- la S'ont pas été affez recommandables pour en faire conferver !a memoire; & ce Jean deBru- ge n'a été mis au rang des excellens, que pour avoir contribué à perfetionner cet Art par le fecret qu'il trouva d'employer lescouleurs avec de l'huile.
Je ne vous rapporterai rien à préfent de lui ni des autres Peintres qui ont travaillé audeçà des Monts. Je remets à vous en parler quand j'aurai achevé ce que j'ai à vous dire de ceux qui ont paru en Italie , dont je ne croi pas de- voir interrompre la fuite.
Cependant, repliqua Pymandre , j'ai penfé plufieurs fois à vous faire quelque demande fur le fujet desPeintres de Flandre. Mais puis que vous ne faites que differer, & que vous me pro- mettçz de fatitaire là deffus ma curiofité:,j'at-
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tendrai patiemment & j'écouterai avec plaifir le refte de vôtre difcours. Afin, repartis-je, de ne vous pas ennuyer en m'arrêtant à plufieurs Peintrcs Italiens dont les Ouvrages ne fe voyent plus , & qui même ont été comme effacez par ceux qui ont paru depuis; je vous dirai peu de chofe de P H L I PPE L i P- r Florentin, qui pour avoir porté quelque temps l'habit de Carme fat appelle Frere Philip- pe. Je prendrai feulement occafion de vous fai- re remarquer en la perfonne de ce Peintre, com- bien la Peinture a de charmes , & qu'elle eft capable d'adoucir lIs efprits même les plus bar- bares, & d'amolir les coeurs les plus endurcis.
Car un jour que Frere Philippe ét.oit en la Marche d'Ancone, &qu'il s'étoi.tmisavec quel- ques-uns de fes amis dans une petite.barque, pour fe promener le long des côtes de la.mcr, ils fe. trouverent furpris par des brigantins Mores, qui les mirent tous à la chaîne, & les menerent: en Barbaries
Il y avoit dix-huit mois que Frere Philippe' étoit dans l'efclavage-, lors qu'il: s'avifa un jour de prendre du charbon & de tracer contre une muraille le portrait du maître qu'il fervoit. Il le repréfcnta fi bien & avec les mêmes habits.qu'il: i portoit d'ordinaire, que ce. Barbare en fut d'au. tant plus furpris, qu'il n'avoit jamais vû.rien de pareil. De façon qu'admirant ce portrait, il: obligea.Philippe à lui en faire encore quelques autres dont il le rccompenfa bien ; car il Jui donna gratuitement la liberté, & le fit conduire. | fûrement jufques dans Naples.
Lors qu'il y fut établi,il travaillapour le Duc de Calabre,.qui fut depuis Alfonfe Roi deNa-
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P les, & fit enfuite plufieurs Tableaux en divers, cndroits d'Italie. On remarque qu'il a été le premier qui a peint des Figures plus grandes que le naturel.
Il fut auffi employé par le Pape Eugene IV. qui l'eflimoit beaucoup à caufe de fon favoir feulement; car n'étant pas d'une vie fort reglée, il ternit par fes mauvaifes meurs l'honneurqu'il auroit pû mériter par fa fcicnce. Il étoit telle. ment abandonné aux débauches honteufes& aux ilaifirs infames, qu'on croit même que ce fut la caufe de fa mort, & qu'il fut empoifonné Far les parens d'une femme qu'il voyoit tropli. nrcment, l'an 1438. étant âgé de '7- ans.
Il y avoit encore en ce temps-là ANDRE' X EL CA S T A GN o qui travailla beaucoup à Florence, & qui fut le premier des Peintres de Tofcane qui fût la maniere de peindre à huile. Car comme Dominique Venitien qui l'avoita-. prife d'Antonello da Meffina,& duquel je vous ai parlé, vint à Florence, André del Caftagno rechercha auffi-t5t fa connoiffance , & ne le quitta point qu'il n'eût appris fa nouvelle ma. niere de peindre , que Dominique lui commu. niqua d'autant plus volontiers qu'André lui té- moignoit une. amitié tout-à-fait fincere. Cepen. dant l'efirme que les Florentins avoient alors pour les Ouvrages de Dominique, fit naîtrc tans l'efprit d'André une jaloufie fi horrible, que fans avoir égard aux obligations qu'il avoit à c Pcintre, ni à l'amitié qu'il lui avoit tant de fois jurée, il récolut de l'aifaffin:r.
Un foir que Dominique fe promenoit parle! rues avec une guitarre àla main, ce faux ami s'é tant déguiféalla l'attendre dans un endroit écarté
&
& comme il vint à paffer par .à il mit fi fecre- tement à exécution fon détefltable deffein, que le pauvre Dominique n'ayant point reconnu fon meurtrier, & ne fe doutant en aucune façon de l'horrible perfidie d'André, Ce fit porter chezce cruel ami où il mourut entre fes bras. L'on n'auroit jamais fû l'auteur de cct affaffinat, fi André, par le remors de fa confcience, ne l'eût déclaré lui-même lors qu'il fe vit au lit de la mort. Ce miferable homme fe voyant donc comme en poffefion de-jouïr tout fcul de l'honneur & des avantages qu'il croyoit lui avoir été ôtez par Dominique , fe mit à faire plufieurs Ouvrages dans Florence.
Ce fut lui qui travailla à cette funelte Peis-- ture que la République fit reprétenter contre le Palais du Podefta, lors qu'en l'année. 478. es ennemis des Medicis exécuterent contre eux une horrible conjuration.
Il y avoit long-temps que les Mcdicis étoient: confiderables dans Florence, & qu'ils y paroif-- foient comme les proteteurs de la liberté, &- les ennemis capitaux de la facion des Gibelins. Cofme avoit aquis par fa prndente conduite une autorité fi grande dans la ville, qu'il difpofoit à. fa volonté du Senat & de tout le peuple.- C'é- toit un homme liberal & magnifique , qui par fes bâtimens & fes autres dépenfes publiques fe-- couroit les pauvres & fe rendoit le bien-faaeur: de toutes les perfonnes de mérite. Etant mort- en 1464. il laiffa un filsnommé Pierre, qui hérita de fon credit & de fon autorité, auffi-bien que: de fes grandes richeffes & de fes nobles inclina- tion,. Ce Pierre. eut pour fucceffeur dans1l'ad--
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miniftration de laRépublique; Laurens de Me. dicis fon fils, qui avec Julien fon frere.,travail- lerent beaucoup àla grandeur de !'Etat. Mais comme 1'Etat ne pouvoit s'accroître fans que l'autorité des Medicis s'élevât en même-temps, leur élevation ne manqua pas d'augmenterl'en- vie de leurs ennemis: de forte qu'un nommé Pazzi qui étoit le chef de la fation Gibeline, ne pouvant plus fouffrir leur puififauce, conjura contre ces deux freres Laurens & Julien.
Il favoit que le Pape Sixte IV. étoit leur en- nemi , parce que Laurens s'étant toûjours op- pofé aux defleins que les Papes avoient furl'E- tat de Florence, avoit encore depuis peu prêté de l'argent fous main au Seigneur d'Imola, pour empêcher qu'il.ne vendît cette ville àSixte.Ain: fi Pazzi, pour mieux.autorifer fon deffein, le découvrit au Pape, .auquel il fit entendre que les Florentins lui feroient fort obligez., fi par fou moyen ils pouvoient être délivrez de la tyrannie des Medicis; & que pourvu que Sa Sainteté voulût le favorifer de fa protecion, & approu- ver la- conjuration formee. contre eux , il pro- mettoit de lui livrer dans peulavillede Florence.
Le Pape écouta volontiers cette propofition; mais ne voulant pas qu'on crût qu'il eût prê- té l'oreille à un fi lâche attentat, il donna fe- crettement la conduite de toute cette affaire à Jerôme de la Rovere fon parent.
Les chefs de la confpiration étoient, Frodcf- que Salviati Archevêque de Pife, & ancien en- nemi des Medicis, Francefque Pazzi, & un Pog- gio, fils de ce Poggio célébre -Orateur, lefquels appuyez du Cardinal Raphaël de la Rovere, qui lUla exprés de P.ie à Florence pour. les cncou-
ra-.
rager par fa préfence & par a .dignité , travail, lerent à cette entreprife fi importante, dans la- quelle ils ne trouvoient aucun obftacle. Le jour fut pris au Dimanche 26. Avril ; & comme Laurens & Julien entendoient la Meffe que l'Archevêque de Pife célébroit dans l'Eglife de Sainte Reparée, & dans le temps même qu'il levoit la fainte Hoflie , les conjurez fe jetterent fur eux, tuerent Julien fur la place, &,.bleife- rent cruellement Laurent, qui fe fauva dans la Sacrifie. Auffi-tôt le. bruit de cet horrible affaffinat s'é- pandit dans la.ville, & les amis des Medicis avec tous les Citoyens étant accourus pour. les fecourir, ils fe faifirent de l'Archevêque de.Pife qu'ils trouverent couvert d'une jaque de maille, de ce Poggio, & de ceux de leur fuite, qu'ils. pendirent à l'heure même aux fcnêtres du Palais. Ils prirent enfuite Antoine Volateran, un. Prê- tre qui avoit frappé Laurent, & Pazzi qui avoit tué Julien, aufquels ils firent foufflir le même fupplice.
Montelicco homme d'efprit, & qui écoit un des principaux de la conjuration, ayant té mis à la torture découvrit tout le complot; après quoi lui & tous fes complices endurcrent.lemê- me gcnre de mort que les autrcs.
Jamais Florence n'avoit vu dans fes murail- les un fpeclacle plus funefle. Il y eût plus de trois'cens conjurez qui furent tuez fur la place, ou pendus aux fenêtres du. Palais. Le Cardi- nal de la Roverc sétant jetté à l'Autel fut fauve par les prieres de Laurent en confideration du Pape.
Cependant Sixte n'eut pas plûtôtappris cette,
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nouvelle, qu'il employa lesfoudres de l'Eglife, les armes de l'Etat Ecclcfiaftique , & celles de Ferdinand Roi de Naples, pour venger la mort de P'Archevêque & des Prêtres tuez en cette ren. contre; & il y eût une guerre contre ceux de Florence dont pourtant le fuccés nefutpas def- avantageux à Laurent. Mais comme cela n'eft pas du fujet dont j'ai entrepris deparler; je vous dirai feulement qu'André del Caftagno par l'or- dre du Senat repréfenta au naturel tous ceux de cette conjuration , qu'il prit d'autant plus de foin de bien peindre , qu'en cette rencontre il rendoit fervice aux Medicis, dont il étoit créa- ture. Quoi que le Tableau qu'il fit, fût un Ta- bleau affez defagréable , puis qu'on n'y voyoit qu'une multitude de gens pendus : toutefois les favans en l'Art de peinture trouverent dans cet Ouvrage des chofes qui les fatisfirent au delà même de tout ce qu'André avoit fait aupara- vant. Mais ce travail où il avoit pris- tant de peine lui aquit un nouveau nom, car depuis ce temps-là on ne l'appella plus Andrea del Cafta- gno, mais Andrea de gl' Impccati.
Ce Peintre vécut 71. ans, & fut. toujours en eftime parmi le monde; mais comme l'on ap- prit à fa mort le crime horrible qu'il avoit com- mis en la perfonne de -fon meilleur ami, ce fut avec la haine & l'indignation publique qu'on l'enterra dans l'Eglife de Santa Maria la Nuova, où le pauvre Dominique avoit auffi fa fepulture.
Vazari rapporte qu'il y eut un VIT TORE PISANO ou PISANELLO qui travailla fous André del Caftagno, & qui finit quelques Ou- vrages demeurez imparfaits par fa mort; & qu'enfuite le Pape Martin V. paffant à Florence
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l¢emmena à Rome. Mais comme Vazari n'efti pas toujours fort exa& en ce qu'il écrit, il n'a pas pris garde qu'André a furvécu Martin V. de plus de quarante cinq ans-, puis que cePape mourut en 1431. & qu'André travailloit enco- re à Florence en 1478: Ainfi- ce ne fut pas ce Pape qui mena le Pifanello à Rome, ou bien. cela arriva long-temps devant la mort d'André. Mais fans nous arrêter à ces circonitances qui font peu importantes à nôtre fujet, on fait par les écrits de plusieurs favans hommes, que Pi- fanello étoit etfimé trés-bon Peintre & trés- excellent Sculpteur, principalement pour les- médailles. II fit celles de quelques Princes & grands Seigneurs de fon temps. Dans une Let- tre que Paul Jove écrit à Cofme de Medicis; il lui mande qu'entre les médailles qu'il a de la façon de Pifano, il conferve trés-cherement celles d'Alphonfe Roi de Naples ;: du Pape Martin V.. de Sultan Mahomet, qui pritla ville de Conftantinople en ce temps-là* ; de Sigif-- mond Malatefte, de Nicolo Piccinino, fameux Capitaine, de Jean Paleologue,qui fut le penultié- me Empereur Chrétien de Conflantinople, & que le Pifano fit lors que cet Empereur fe trouva au. Concile affemblé à Florence fous le Pape Eu- gene IV.
Mais il y eut GENTII E DA FABRIANO, que Martin V. fit travailler à S. Jean de La- tran. Il peignit auffi dans Sainte Marie Major, proche le tombeau du Cardinal Adimari, une Vierge que Michel Ange eftimoit beaucoup; & en parlant de Gcntil, il avoit accoûtunijéde dire que les Ouvrages de fa main convenoient
fort *'En l'an i 45.
fort bien au nom qu'il portoit. Ce Gentil tra- vailla encore en plulieurs endroits d'Italie; né- anmoins étant devenu paralytique fur la fin de £es jours, fes derniers Tableaux n'étoient pas li achevez que. fes premiers. 11. mourut âgé de 80. ans.
Il y avoit encore en ce temps-là un G o z. ZOLI qui a travaillé à Rome, & à Pie ; un L oRE NZO COSTA de Ferrare, qui a peint à Bologne & à Mantouë, & qui eut pour dif- ciples Hercule de Ferrare , & le Doffe dont il y a dans le cabinet du Roi un Tableau reprO- fentant la Nativité de Nôtre Seigneur..
Afin, me dît Pymandre, de mieux remar- quer le progrés de la Peinture, dites-moi, je vous prie., ce que vous avez trouvé de plus excellent dans les Ouvrages de ces Peintres que vous avez nommez les derniers.
Ou peut dire , lui repartis-je, qu'ils travail- loient d'une maniere moins feche & moins bar- bare que les premiers. Mais à vous dire le vrai, il y a eu de fi excellens hommes depuis ceux, là , que je ne me fuis jamais guere appliqué à confiderer ce qui reltc d'eux. Et vous voyez bien que fi je vous en parle , c'eft plutôt pour vous faire ibuvenir- de ce qu'ils ont fait , que pour vous faire admirer l'excellence de leurs Ouvrages. Mais j'aurai bien-tôt lieu de. vous entretenir de perfonnages plus connus & plus favans.
Car du temps que ce Dominique qui fut af- faffiné par André del Caftagno , travailloit en- core à Venife , il avoit pour concurrent J A- QUES BELL N originaire de Venife, & dif- cpie de Gentil da Fabriano. Ce Jaques eut
deux
deux fils J.EA.N & GENTIL aufquels ayant appris les principes de. la.Peinture , ils y réüf- firent fi hcureufement qu'en peu de temps ils furpafilrent de beaucoup celui qui leur avoit mis le pinceau à la main. Mais quoi que ce bon homme ne fût. plus capable de les cnfeigner par l'exemple de fes Ouvrages , il ne laiffoit pas de les inltruire par fes paroles & par Tes bons avis ; il les en- courageoit autant qu'il pouvoit à s'avanccr dans cet Art, qui fembloit comme leur tendre les bras, leur mettant fans ceife devant les yeux l'exemple des Peintres de Tofcane qui fe pcrfec- tionnoient de jour en jour. Auffi ce furent ces deux freres qui eurent la gloire de faire paroître dans Venife les plus beaux Ouvragcs qu'on y eût encore vûs. Comme la République reconnut leur merite elle crut ne devoir pas perdre l'occafion de leur donner de l'emploi. Ayant jugé à propos de reprél.nter ce que les Venitiens avoient fait de plus glorieux dans la paix & dans la guerre, ou choifit Jean &. Gentil pour en fai- re des Tableaux dans la grande fale du Con- feil, où l'on fit travailler un certain. Viv A- RINO qui étOit alors en réputation-, afin.qu'à l'envi les uns des autres ils s'efforçarffnt à mieux- faire.
Le iujet qu'on leur propofa, fut ce qui fe paffa à Venife lors que le Pape Alexandre III. [s'y retira durant la cruelle perfccution que lui fit l'Empereur Frederic Barberoufle. Après la mort fubite d'Adrian IV. arrivée l'an. 11y9. Alexandre III. ayant été élu par les Car- adinaux contre le confentement de l'Empereur, | il"
il fe forma auffi-tôt dans l'Eglife un fchifme qui dura feize ans, pendant lequel on vit trois An- tipapes t fc fucceder les uns aux autres,&pof- feder la Chaire de S. Pierre, qu'Alexandre feul avoit droit de remplir. Car l'Empereur ayant fait élire Otavian Citoyen Romain, & confirmer fon éle&ion dans une affemblée de Prelats tenue à Pavie , cet Antipape prit le nom de Vitor IV. & monté fur un cheval blanc fut conduit en triomphe par toute la Ville , & proclamé Souverain Pontife.
Certes quand je penfe aux divers troubles qui ont fucceffivement agité l'Italie, & de quelle maniere les guerres & les defordres ont renverfé tout ce qu'elle avoit reçû autrefois de grand & de magnifique; je ne puis que je ne déplore fes malheurs & fes difgraces , & que je ne regrette ce qu'elle a perdu dans la deftruc- tion & le bouleverfement de tant de Palais & de villes entieres, où nous euffions pu voir encore aujourd'hui des marques de l'ancienne grandeur Romaine.
Car ce fut au commencement de ce fchifme que Milan fut rafée par l'Empereur Frederic, & cette ville fi puiffante & fi riche qui comman- doit à tous fes voifins, fut détruite de fond en comble. Il eft vrai que la grandeur de fa for tune & l'cxccs de fes profperitez l'avoient rendue fi fuperbc , qu'elle traitoit toutes les autres vil- les avec mépris; & que l'orgueil de fes habitans avoit déja donné fujet à l'Empereur de leur faire la guerre , & de les châtier par de grands tributs qu'il leur impofa, après les avoir défaits proche le lac d'lfe ,&- contraints de fouffrir fa do- mination, l'ain 1 60.
Cce t Yifaot IV. lafchal 11. & Clifite II.
Cependant au lieu de devenir plus fages par les niaux qu'ils avoient endurcz, le déplaifir de fc voir privez de leur ancienne liberté entrete- noit dans leurs coeurs une fi forte haine contre Frederic , qu'un jour l'Imperatrice fa femme ayant eu la curiofité d'aller à Milan pour voir cette ville fi fameufe; les rcffentimens du peu- ple fe réveillerent de telle forte dans leur ame, & toute la ville s'émût d'une fi horrible manie- re contre cette Princefe; que l'ayant prife, ils la mirent fur une Anefle, le vifage tourné du cô- té de la queue, qu'ils lui donnerent en main au lieu de bride : & en cet état la promenerent par toute la ville. Mais une fi haute infolence ne demcura pas long-temps impunie: car l'Em- pereur jtufement irrité de l'affront fait à fa fem-- me, les ayant affiegez & forcez de fe rendre, rafa leur ville jufqu'aux fondemens , & à- peine- épargna-t-il les Eglifes. Ainfi ces miferables peuples furent contraints de s'enfuir comme des vagabonds ; & regardant avec larmes la défola- tion de leur ville, reconnurent la. grandeur de leur faute par l'excès de leur châtiment.
Et parce que Frederic ne crut pas pouvoir réparer l'injure faite à l'Imperatrice, qu'en couvrant d'opprobre & d'infamie la memoire de ces peuples , il fit labourer la ville par des beufs, comme un champ de terre, où par in- dignation il fit femer du fel au lieu de bled. Il y a même des Auteurs * qui ont écrit qu'a- prés tout cela, ceux qui furent pris ne purent fauver leur vie, qu'à cctte condition honteufe, qu'ils tireroient avec les dents une figue du der- riere de l'Aneffe fur laquelle ils avoient mis.
i l'm- -Krantzius lib 6..hil. Sax.
l'Imperatrice; & il y en eut qui aimerent mieux fouffrir la mort qu'une fi grande ignominie. 'C'e¢ de là qu'eft venu cette forte d'injure qui fe pra- tique encore aujourd'hui parmi les Italiens; lors qu'en fe montrant un doigt entre deux autres, ils fe difent par moquerie : voil la figue; Né- anmoins de la maniere qu'ils prononcent cette raillerie, il femble qu'ils lui veulent donner un autre fens encore moins honnête.
Mais pour revenir à ce qui regarde le Pape Alexandre, après avoir été contraint de quitter l'Italie, de pafler en Sicile, de venir en Fran. ce, & de retourner à Rome; enfin il fut obli- gé d'en fortir pour fe fauver à Venife, où il de. meura quelque-temps déguifé dans un Monaf- tere en quali:é de Cuifinier. Ayant été recon- nu, le Duc & le Senat furent le prendre, & le condui!irent dans l'Eglife de S. Marc avec gran- de folemnitc. C'eft cette ation qui fait le fu- jet d'un des Tableaux que Jean Bellin peignit dans la fale du Confeil.
Or comme l'Empereur eût appris qu'Alexan- dre écoit à Venuife , il dépêcha des Ambaffa, deurs pour demander qu'on le mît entre Tes mains. Mais les Venitiens s'étant déclarez pour le Pape, . il envoya auffi-tôt contre eux une armée navalle, dont il donna le corm- mandement à Othon fon fils , avec ordre toutefois de ne pas s'engager dans un combat qu'il ne l'eût joint. Ce Prince enflammé de cette ardeur de jeuneffe, qui fait fouvent taire des Actions précipitées, n'eut pas alfez de pa- tience pour attendre fon pere , il livra la bataille aux Venitiens fur la mer Adriatique, où ayant ét vaincu , il demeura prifonnier.
Cet-
Cette difgrace obligea Frederic à faire la paix avec le Pape: & Ziano alors Duc de Ve- nife en fut le médiateur. L'on voyoit donc d'un côté de la fale le premier Tableau que Gentil Bellin y fit , où il repréfenta le Pape qui donnoit au Doge un cierge beni, pour porter dans la folemnité des Proceifions qui fe firent alors. Là il peignit la Place & le Palais de S. Marc. D'un côté on voyoit quantité de Prelats qui environnoient le Pape, & de l'autre le Doge accompagné des Senateurs & de la Nobleffe. Dans un autre Tableau il représenta d'un cô- te, comme l'Empereur reçût favorablement les Amnbaffadeursde Venife; & de l'autre il fit voir ce même Empereur tout en colere qui fe pré- pare à faire la guerre. Cet Ouvrage étoit d'au- tant plus agréable, qu'il dtoit rempli de plufieurs figures & de divers bâtimens fort bien mis en perfpectives. Ce Peintre repréfenta dansle Tableau fuivaRt comme le Pape exhorte le Doge & la Nobleffe à fe bien détendre, lors que pour réfilter à l'Em- pereur ils équipperent à frais communs un ar- mement de 30. galeres. Alexandre paroiffoit affis dans la place de S. Marc, environné de plufieurs Seigneurs, & d'une affluence de peu- ple.
Dans un autre Tableau il peignit le Doge couvert de fes armes, qui accompagné de plu- fieurs Soldats, va recevoir la benedition du Pa- i pe. Ce Tableau fut eftimé un des plus excellens que Gentil eût fait, tant pour l'expreffion du fujet, que pour la difpofition des fi9cres. Néan- moins celui qui fuivoit, & où il avoitrepréfen-
te
té le combat naval donné entre l'Empereur & les Venitiens, ne fut pas moins admiré de tout le monde. Car il faifoit voir les galeres de Ve- nife qui attaquoient celles de l'Empereur. On remarquoit la forme des vaiffeaux, la multitude des foldats & des matelots; leurs manicres dif- ferentes de combattre & d'agir ; le mouvement de la mer, la fureur des vagues, l'agitation des navires, le débris des mâts , des rames & des cordages, la chûte des morts, la fuite desvain- cus, la douleur des bleffez, le courage des vic torieux, & généralement tout ce qu'il y a dere- marquable dans une pareille occafion, où la differcnte fortune des deux partis lui donnoit lieu d'exprimer une infinité de diverfes chofes.
Dans le Tableau fuivant, il peignit de quel- le maniere le Pape reçût le Doge lors qu'il re- vint vi&orieux. On voyoit comme Alexandre lui donna une bague d'or pour époufer la mer, ce qu'ont fait depuis tous tes fucceffeurs pour marque de la veritable & perpetuelle domina- tion que les Venitiens avoient légitimementme- ritée fur cet Element. Dans un autre endroit de ce même Tableau , le jeune Othon paroif- foit à genoux devantle Pape, que plufieurs Car- dinaux & Prelats environnoient. Le Doge étoit un peu à côté accompagné de fes Capitaines & de fes Soldats. Quoi que le Peintre n'eût re- préfenté dans cette hiltoire que les poupes de quelques galeres, on ne laiffoit pas néanmoins de reconnaître celle du Général, où il avoit mis tout au haut une Vidoire qui avoit une Cou- ronne fur la tête & qui tenoit un Sceptre dans fa main.
Cos Pei tures ornoient un des cotez de la
gran-
grande Sale idu Confcil, & l'autre côté étoit peint de la main de Jean Bellin, horfmis quel- ques Tableaux que le Vivarino y fit pour con- tinuer l'hiftoire de Gentil, & qui font ceux-ci. Le premierrepréfentoit le Pape dans fa chaife environné de plufieurs Senateurs. Le Prince Othon étoit à fes pieds , qui s'offrant d'aller lui-même trouver l'Empereur fon pere pour le porter à faire la paix, s'engage par ferment de revenir bien-tôt fe mettre entre les mains du Pape & des Venitiens. La Peinture qui fuivoit celle-là, faifoit voir comme Othon étant arrivé auprès de Frederic fe jette à fes genoux & lui baife la main; & l'on remarquoit fur le vifage de l'Empereur avec combien de joye il recevoit fon fils. Cct Ou- vrage étoit embelli de plufieurs bâtimens & de quantité de Figures qui repréfentoient au na- turel les principaux Seigneurs de Venife qui avoient accompagné le Prince. Le Vivarino ne pût finir que ces deux Ta- bleaux, parce qu'il demeura malade, & mourut peu de temps après. Jean Bellin acheva donc le refle de cette hiftoire, & dans le Tableau qui fuivoit ceux dont j'ai parlé, il repréfenta le Pape Alexandre dans l'Eglife de S. Marc, lors que Frederic fut nfin contraint de s'humilier devant le Succef- feur des Apôtres, & de foûmettre à les pieds cette tête orgueilleufe , qui pendant dix-fept ans avoit fi cruellement perfecuzé le Chef de l'Eglife. L'on voyoit dans cette Pcinture le Pape qui préfentoit à Frederic fon pied pour le baifer;
' l'on dit que ce fut dans ce moment qu'A-
lex-
lexandrc voyant l'Empereur à fesipieds, & fe fouvenant de tant de peines qu'il avoit fouffer. tes, prononça avec quelque forte de colere & de reffentiment ce Verfet d'un Pfcaume de Da. vid: Sieper afpidem & bafilifjum ambulabis, & conculcabis leonem & draconem. A quoi l'Empereur avec une préfence d'efprit admira. ble, un air grave & riant lui répondit , Aon ti.b, fed Petro. Alexandre lui repartit avec plus d'émotion, Et mihi, & Petro. Frederic ne repliqua rien pour n'irriter pas davantage le Pape ; mais il reçût avec humilité la penitence qu'il lui impofa & ainfi la paix fut conclue entre eux.
Le Tableau qui repréfente cette a&ion étoit encore plus beau que les autres, parce qu'on dit qu'il avoit été retouché de la main du Titien difciple de Jean Bellin.
Il y avoit encore trois Tableaux qui fuivoient ce dernier. Dans le premier, on voyoit le Pa- pe difint la Meffe dans l'Eglife de S. Marc. Dans le fecond, il étoit repréfenté au milieu de l'Empereur & du Doge , aurquels il donnait à chacun un ombrelle ou parafol , après en avoir refervé deux pour lui. Et dans le der- nier Jean Bellin avoit peint comme le Pape ac- compagné du même Empereur & du Doge, arriva à Rome l'an i 75. & comment le Clrgé & le peuple vinrent le recevoir.
Jean & Gentil firent plufieurs autres Ouvra- ges trés-confiderables, defquels néanmoins Je ne vous parlerai point. Je vous dirai feulement que Mahomet alors Empereur des Turcs ayant vû des Portraits & quelques autres Ta- bleaux de la main de Jean Bellin,dont un Amn
baf
baffadeur de Venife lui avoir fait prétent , fat fi furpris de la beauté. de. ces :Peintures , qu'ii admira comment un homme mortel étoit c-. pable de faire un Ouvrage qu'il regardoit com- me une chofe toute divine. Defirant d'en voir l'auteur & de le faire travailler, il écrivit à la République, & la pria de ]e lui envoyer. Mais parce que Jean étoit deja fort .gé & que les Ve- nitiens ne vouloient pas e- priver d'un fi excel- lent homme, ils firent partir Gentil, qui après avoir fait plufieursPortraits pour-le Grand Sei- gneur, en reçût de trés-grandes recompenifes,& retourna à Venife avec des Lettres de recom- mandation à la République, qui lui affignaune penfion confiderable pendant aà vie.. Pour Jean Bellin il demeura toûjours à Ve- nife où il finit fes jours. aufli-bien que fon frree. Gentil mourut l'an ISol. âgé de 80: ans,- & Jean qui le furvécut en avoit 9o.
Je fai bien, dît Pymandre, que beaucoup de favans hommes ont parlé de Jean avec éloge, entre autres le Cardinal Bembo & l'Ariofle; mais je :ne croi pas avoir jamais rien vû de la main de ces Peintres,. & je pente que leurs Ta- bleaux font rares en ces quartiers..
L'on voit, .repartis-je, dans le Cabinet du Roi les portraits de ces deux freres dans un mê- me Tableau que Gentil a fait, lors qu'ils étoient encore fort jeunes.
Quand Louis XL. Roi de France alla àVe- nife on lui fit ,préfent. dun Chrift mort, peint par Jean BeUin, & qui étoit dans l'Eglife de S. François.
Il y a à Rome dans la Vigne Aldobran- dine, une Bacchanale que ce même Peintre
Torm. I, iG avoit
avoit commencée pour Alfonfe I. Duc de Ferrare ; mais fa mort l'ayant emp& ché de la finir , le Titien y fit un paifage ad- mirable. Il efi vrai que les Figures de Bellin paroiffent d'une maniere feche auprès de l'Ou- vrage du Titien , & on voit que Jean n'avoit pas encore aquis cette tendreffe & cette belle fa- con de peindre, qui depuis a rendu la plupart d:s Pcintres de Lombaidie fi recommandables.
Cependant ce fut dans ce temps-là qu'il s'é- tablit en Italie deux Ecoles de Peinture qui é- toient affez différentes l'une de l'autre, quoi qu'elles euffent de mêmes principes & une fin toute fembiable , ne cherchant qu'à fe perfec- tionner davantage. L'une étoit l'Ecole deVe- nife & de toute la Lombardie; l'autre, l'Ecole de Florence & de Rome. Car bien qu'il y ait encore eu de la differenceentre celle de Rome & celle de Florence, ce ne fut néanmoins que du temps de Raphaël que l'Ecole de Kome changea de maniere , & parut comme la plus parfaite & la plus excellente de toutes.
Il y avoir donc à Florence COSME Ros- S E L I, lequel ayant été appelle à Rome par le Pape Sixte IV. pour peindre fa Chapelle avec plusieurs autres * Peintres, y fit trois Tableaux, où il repréfcnta Pharaon englouti par les eaux de la mer rouge, JESUS-CHRIST prêchant fur le bord de la mer de Tyberiade, & le mê- me Sauveur faifant la Cene avec fes Apôtres.
Et parce que le Pape avoit propofé un prix pour celui qui feroitle mieux-; Roflèlli qui.n'é- toit ni abondant en inventions , ni favant dans
le a Alexandre Boticelle, Dominique Ghirlandai, lAbbé de S Ccmtat, Luc de Coxtone, E i ictue Penicun.
le deffein, penfa qu'il devoit avoir recours à la beauté des couleurs. Il chercha les.plus vives, & employa l'azur le plus excellent qu'il rehauf- fa encore par l'éclat de l'or qu'il y mit, s'ima- ginant bien que le, Pape qui n'étoit pas affez connoiffant dans le deflèin, ne jugeroit de fes Ouvrages que par leur lultre & la vivacité des couleurs. Ce qui arriva en effet : car Sixte ayant fait découvrir les Tableaux de fa Chapelle, ceux que le Roffelli avoit faits le toucherent fi fort, que non feulement il les eftima incomparable- ment plus que les autres, mais il obligea meme les autres Peintres à retoucher ccux qu'ils a- voient faits, voulant qu'ils y miffent de l'or & de l'azur afin de les rendre plus femblables à ceux de Roffelli, dont il ne confideroit pas les autres parties qui étoient beaucoup au deffous de ce que les autres Peintres avoient fait. Il mourut âgé de 68. ans, l'an I484.
Voyez-vous, interrompit Pymandre, com- bien il eft important à un Peintre d'employer toûjours des couleurs qui foient bien vives & bien éclatantes ?
Remarquez plûtôt, lui repartis-je, combien il importe à un excellent homme d'avoir pour Juge de fon travail des perfonnes connoiilàn- tes, qui fâchent en quoi confifte la perfection de l'Art, & qui ne s'arrêtent pas à la fuperficie des chofes. Il y a peu de gens, reprit Pymandre, capa- bles de cette haute connoiffance ; & cependant il faut qu'un Peintre faffe des Tableaux qui foient agréables à tout le monde.
Je fai bien, lui dis-je, que tous ceux qui re- gardent un Ouvrage n'en connoiffent pas lemé-
G z rite.
rite. Mais ne m'avouerez-vous pas qu'il vaut mieux faire quelque chofe dont les favans foient fatisfaits, que de plaire à une multitude d'igno- rans? Vous favez bien que le Poëte Antima- chus ayant affemblé unjourquantité de perfon- nes pour lire en Icur préfence une piece qu'il avoit compofée, & voyant que Tes Auditeurs lavoient tous quitté, à la referve de Platon: Je ne laferai pas, dit-il, de continuer ma leure, parce que Platon vaut toutfeul des milliers d'Au- diteurs. En effet un Pcëme & un Tableau font des produtions dont tous les hommes ne fa- vent pas le prix, qui dépend de l'approbation d'un petit nombre de perfonnes favantes.
Je croi, repliqua Pymandre en riant, qu'en cette autre rencontre le Pape étoit le Platon de ce Peintre, puis que travaillant pour lui, il ne cherchoit qu'à lui plaire , pour recevoir la re- compenle qu'il en efperoit. Mais je ne veux pas vous interrompre, ni m'engager dans un parti que je ne pourrois foûtenir long-temps avec honneur. Aprés cela Pymandre m'ayant con- vié de continuer mon difcours, je le repris de la forte.
DOMINIQUE GHIRLANDAÏ Florentin, fut un de ceux que Sixte IV. employa , & qui dans la même Chapelle où le Roffelli avoit tra- vaillé, fit deux Tableaux. Dans l'un il repré fenta comme Nôtre Seigneur appella S. Pierre & S. André , & dans l'autre il y peignit la Re- furre&ion du même Sauveur. Il eût pour dif- ciple Michel Ange, & après avoir vécu 44. ans, il mourut à Florence l'an 1493.
Je ne m'arrêterai pas à vous parler ni de D. BA.R TOLO MEO Abbé deS. Clemcnt,ni d'ua
GE-
GERARDO,ni D'A LEXANDR E BOTICEL- LE : je vous dirai feulement qu'A DR E' VE-I ROCHIOfut le premier qui moula les vifages des perfonnes mortes pour en garder la reffem- blance, & qu'il eut pour difciples Pietre Peru- gin, & Leonard de Vinci. Ce dernier fut caufe que fon maître quitta entierement la palette & les pinceaux pour s'attacher tout-à-fait à la Sculp- ture. Car comme André Vcrochio travailloit àun Tableau auquel il fe faifoit aider par Leo- nard, celui-ci, quoi que fort jeune, fit un An- ge fi bien deffiné & fi bien peint, qu'il efftçoit tout le refte de l'ouvrage; de forte qu'André fe voyant fîirpaffé par fon éleve refolut de ne plus faire de Tableaux. 'Il alla à Venife , où la République l'avoit ap- pellé pour faire en bronze une flarue équeftre qu'elle vouloit élever à la gloire de Barthele- mi de Bergame vaillant Capitaine. Comme André eut fait le modelle du cheval, & qu'il commencoit à travailler à la fiatue que l'on devoit pofcr deffus ; quelques-uns des princi- paux Senatcurs formerent une cabale dans le Confeil, pour faire qu'un autre Sculpteur nom- mé Vcllano de Padouë, travaillât à la figure du Capitaine, & qu'André ne fît que celle du cheval. Mais André n'eut pas fi tôt appris cet- te réfo!ution qu'il rompit la tête & les jambes du inodelle du cheval qu'il avoit fait, & fans parler à perfonne fortit de Venife , & s'en alla à Florence. La Seigneurie fc trouvant offen. fée de fon procédé, lui fit témoigner fon ref- fentiment, & même ufant de menaces , lui fit dire qu'il ne fût pas fi hardi que de retour- ner à Vcnife , parce qu'elle lui feroit couper
G 3 le
le col. A cela André répondit affez galamment, qu'il s'en donneroit bien de garde, fachant qu'il n'étoit pas en leur pouvoir de ratacher la tête d'un homme quand ils l'auroient une fois feparée de fon corps , & encore une tête telle qu'étoit la tienne. Mais qu'il avoit cet avantage fur eux , qu'il pouvoit rejoindre au corps de fon cheval la tête qu'il avoit rompue, & même y en mettre une beaucoup plus bel- le. Cette réponfe ne déplut pas aux Venitiens: au contraire elle adoucit leur cfprit irrité , & s'étant raccommodez avec André, ils lui fi. rent une compofition fi avantageufe, qu'étant retourné à Venife il acheva fon premier model- le, & le ettaenbronze. Il ne put néanmoinsfi- nir l'Ouvrage entier; car s'étant échauffé & refroidi en travaillant, il demeura maladc d'une pleurefie dont il mourut âgé de 56. ans.
TMlais de tous ces anciens Peintres , celui qui a le mieux fû l'Art de la Peinture fut A N DR MAN TEGN E. Il naquit à Padouë , & lors qu'il n'étoit encore qu'un enfant qui gardait les brebis dans la campagne , il prcnoit plaifir à deffiner. Comme on l'eût mis fous Jaques Squacione, pour apprendre à peindre, il employa fon temps fi utilement, que bien-tôt après non feulement il furpaffa fon maître , mais fe ren- dit égal aux Peintres les plus favans. De lor- te qu'à l'âge de 17. ans il fut choifi par ceux dc Padouë pour faire le Tableau du grand Au- tel de l'Eglife de Sainte Sophie.
Entre les Ouvrages qu'il a faits , on etirne particulierement le triomphe de-Céfar, qu'il peignit à Mantouë dans une Salle de Louis Marquis de Gonzague, Car comme il étoit plus
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favant dans la perfpe&ive que les autres Pein- tres de ce temps-là, tout ce qu'il peignit étoit deffiné, & réduit au point de vûë d'une maniere qui n'étoit pas ordinaire alors. Auffi cette peinture plût fi fort à ce Seigneur, qu'outre les recompenfes qu'il lui donna, il le fit Che- valier de fon Ordre.
Ce fut après qu'il eût fini ce travail que le Pape Innocent VIII. le fit aller à Rome , où il peignit une petite Chapelle qui eft à Bel- vedere, mais avec tant de foin & tant de plai- fir, que cet ouvrage paroît de miniature. Auffi s'attachoit-il beaucoup à finir ce qu'il faifoit, & fur tout à mettre exactement tous les corps en perfpe&ftve. Vous avez pû voir au Palais Mazarin un Chrift mort qui paroît couché de fon long, & que l'on voit racourci depuis le defous des pieds jufqu'au haut de la tête. Il y a auffi une Vierge de fa façon dans le cabinet du Roi; & vous pourriez remiarquer dans ce Tableau combien les Peintres de ce temps-là s'attachoient particulierement à finir toutes les parties des corps, & même celles qui font dans l'ombre auffi-bien que celles qui font les plus éclairées. Je ne veux pas les priver de la ré- putation qu'ils ont aquife par leurs veilles: mais pourtant les Tableaux des grands Peintres qui font venus depuis effacent extrémement leurs Ouvrages,
Cependant André Mantegne a merité d'être mis au nombre de ceux qui ont bien difpofé les figures , qui ont deffiné corre&ement, & qui ont exprimé leurs fujets avec beaucoup de fcience. Il mourut à Mantouë àgé de 66. ans.
Ce Philippe Lippi qui avoit été Carme, &
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duquel je vous parlois tantôt , laiffa un fils nommé PH IL I P E qui fut Peintre comme fon pere, & qui fit beaucoup d'Ouvrages en divers endroits d'Italie..
Pendant qu'il étoit à Florence, il y eût des Peintres & des Sculpteurs qui allerent en Hon- grie travailler pour le Roi Matthias Corvinus. Philippe fut follicité d'être de la partie; mais aimant mieux demeurer chez lui que d'aller fi loin, il fe contenta de faire quelques Tableaux pour ce Prince, auquel il les envoya avec plu- fieurs autres raretez. - Ce Roi étoit fils de Jean Huniades , autrefois l'effroi & la terreur des Ottomans, & qui dans les foflez de Belgrade fit mrourir un fi grand- nombre de ceé Infidelles, Matthias étant parvenu à la couronne deHon- grie, remporta tant de vicoires fur fes enne- mis, qu'il s'aquit la réputation d'un des plus grands Princes de fon temps. Il avoit une. ame vrayement royale, le coeur grand, l'efprit vif, & le jugement folide. Il:aimoit les lettres,& les croyoit fi neceffaires à former un grand Prin- ce, qu'il eftimoit que fans elles il étoit prefque impoflible, quelque experience que l'on eût, de favoir jamais ce que les hiftoires enfeignent. & font voir en peu de temps. C'eft pourquoi ii attiroit de toutes parts auprès, de lui des per- fonnes favantes dans les Sciences: & dans les Arts, & prenoit tant de plaifir à s'entretenir avec eux , qu'il affiftoit fouvent à -leurs affem- blées.
Si-tôt qu'il avoit quelque moment de loi- fir il l'employoit à lire des hiftoires, s'enfer- mant pour cela dans cette magnifique Bi- bliotheque qu'il avoit fait bâtir a Bude où
il
il fit un amas de tous les plus rares & plus ex- cellens livres qu'il pût rencontrer. Et même dans la grande place de la ville il avoit fait fai- re des boutiques pour toutes fortes d'Artifans qui venoient là, non feMlement d'Italie, mais de tous les autres endroits de l'Europe. Il difoit; fouvent que la grandeur d'un Roi paroiffoit- en trois chofes ; à vaincre l'ennemi commun des Chrétiens, à faire des a&ions dignes d'ê- tre écrites, & à être liberal envers les perfon- nes favantes.
Auffi c'étoit fur-ces belles maximes que ce Prince élevoit la gloire de fon regne; & parle concours de tant de perfonnes extraordinaires qui rempliffoient fa Cour,il rendit fon Royau- me fi poli & fi floriffant, qu'on difoit alors que le Roi Matthias avoit fait d'un Royaume de plomb, un Royaume d'or. Mais lors qu'if penfoit à rendre fa vie encore plus illufire en faifant une guerre trés-fanglante contre le Turc, il mourut d'une apoplexie dans la y6. année de lon âge, après avoir glorieufement regné trente-fix ans.
La nouvelle de fa mort fit ceffer plusieurs Ouvrages que l'on faifoit pour lui à Florence: & ce Gerardo dont je vous ai parlé ayant a- chevé quelques Miniatures qu'il avoit com- mencées pour ce Prince, Laurens de Medicis- les acheta avec d'autres pieces de Sculpture & de Peinture qu'on avoit faites pour envoyer en Hongrie. Ce Philippe , après avoir vécu 4. ans, mourut à Florence le 13. Avril I5o5'.
Mais il faut que je vous parle de B ER- NARDIN PINTURICCHIO qui a peint dags la. Librairie du Dome de Siene l'hil-
G toire
toire du Pape Pie II. appelle auparavant Eneas Sylvius.
Le Cardinal François Picolomini fon Neveu qui depuis fut auffi Pape, & porta le nom de Pie III. fit faire cet ouvrage qui eft confidera- ble non feulement à caufe des fujets qui font hiitoriques & inftructifs, mais parce que Ra- phaël en fit la plupart des dcffeins. Quoi qu'il fût fort jeune en ce temps-là, & qu'il travail- lât encore avec le Pinturicchio fous Pietre Pe. rugin leur maître , on ne laiffe pas d'y recon- noître beaucoup de cettefacilité & de cette gra- ce qui paroît dans toutes les chofes que Raphaël a faites & qui rendent ceux-ci trés-agréables. Et de vrai ils me plurent fi fort en les voyant qu'il me femble les avoir encore devant les yeux, tant ils s'imprimerent alors fortement dans ma memoire. Mais je ne vous en parlerai pas de crainte de vous ennuyer , ayant d'ailleurs affiz d'autres chofes à vous faire remarquer.
Je vous prie, me dît Pymandre, que cela ne vous empêche pas d'en rapporter quelque cho- fe: car je ne doute pas que le recit de ces Peintures ne foit trés-agréable & trés-divertif- ant.. Je vous dirai donc, repris-je, puifque vous le fouhait.z ainfi, que dans le premier Tableau le Pinturicchio a traité deux fujets'; l'un eft la raiffance d'Eneas en l'an 1405. L'on y voit fon pere Sylvius Picolo.i:ini & fa mere Victoria repréfentez au naturel. Mais pour mieux vous expliquer ccsPeinturcs il faut que je vous mar- que fuccin.cmeut quelque chofe de la vie d'E- ncas Sldvius.
Comme ilavoit un naturel admirable peur
liDute
toutes les Sciences , il étoit encore fort jeune lors qu'il compofa plusieurs livres de poëlies Latines & Italiennes. Apres s'être rendu fa- vant dans les bells Lettres, il fe mit à appren- dre le droit, mais il quitta cette érude pour ac- compagner Dominique Capranicus lors qu'il pafa par Siene pour aller au Concile de Bâle fe plaindre du Pape Eugene qui lui avoit re- fufé le chapeau de Cardinal, dont le Pape Mar- tin l'avoit honoré. On voit dans ce Tableau comme le Cardinal Capranicus & Eneas font en chemin, & comme ils paffent les Alpes cou- vertes de neiges & de glaçons.
Lors qu'Eneas fut arrivé à Bâle,& qu'il eut fait connoitre Ton mérite & fa grande capaci- té, il ne demeura pas long-temps fans emploi; car s'étant attaché à l'Evêque de Novarre, & enfuite au Cardinal de Sainte Croix, il alla er Flandre avec celui-ci. Etant de retour à Bâle il fut choifi pour Secretaire du Concile qui fe fervit de lui dans les négociations les plus im- portantes.
L'on voit dans le fecond Tableau de cette Librairie comme le Concile l'envoye en quali- té de Legat à Strasbourg, à Trente, à Confian- ce, à Francfort, &à la Cour du Duc de Sa- voye.
Vous favez bien qu'Amedée Duc de Sa- voye après la mort de fa femme quitta le titre de Duc, & laiifa le gouvernement de fes Etats, à Louïs fon fils ; que s'étant retiré dans un: lieu nommé Ripaille fitué fur le lac de Lau- fane, avec douze anciens Chevaliers, il s'y éta-- blit comme dans une efpece d'hermitage.. Là ils gardoient toutes les apparences exterieures
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de Solitaires fort dévots. Cependant c'étoit- un fejour agréable où ils faifoient bonne chere, & vivoient d'une maniere fi délicieufe, que de là eft venu le mot de faire ripaille ;. pour dire faire une grande chere.
Le Concile de Bâle ayant donc dépofé Eu. gene, élûten fa place ceDuc de Savoye. Il fe nomma Felix, & ayant choifi Eneas pour fon Secretaire, il l'envoya en qualité de fon Non- ce Apoftolique vers l'Empereur Frederic III. Cctte Légation fait le fujet du troifiéme Ta- bleau que le Pinturicchio a peint dans cette Bi- bliotheque.
L'efprit & l'humeur d'Eneas furent fi agréa- bles à Frederic qu'il l'arrêta auprès de lui, lui donna la couronne de Poète , & le fit l'un de fes Secretaires & Confeillers d'Etat. Auffi Eneas faifoit paroître tant d'intelligence dans les affaires les plus difficiles où il étoit em- ployé , qu'il paffit pour un des plus grands hommes de ce temps-là. C'etf dans le qua- triéme Tableau que le Peintre a reprérenté com- me l'Empereur l'envoya vers le Pape Eugene. Ses amis firent -ce qu'ils purent pour le diffua- dcr de ce voyage , parce qu'ils craignoient qu'ayant combatu comme il avoit fait dans le Concile -'autori:é d'Eugcne , ce Pape n'en eût du reffcnlment & ne le fit emprifonner quand il feroit à Rome. Mais la crainte de fes amis n'en fit naître aucune dans fon ame. II fut trouver le Pape, fe pr-fenta devant lui avec un courage intrépide, & lors qu'il eût juffifié fa conduite par un difcours trés-éloquent, il traita du fujet de fon Ambaffade.
Après la mort d'Eugene il fut nommé à l'E-
vêché
vêché de Triefle par le Pape Nicolas V. & en. fuite à celui de Siene.
Dans le cinquième Tableau on voit comme Frederic voulant aller à Rome fe faire couron-- ner Empereur ,. il envoya Eneas à Talamone qui eft un port de mer fur lPEtat des Sienois, pour recevoir l'Imperatrice Eleonor qui venoit: de Portugal. La fixiéme hifloire repréfente Eneas qui re- çoit les ordres de l'Empereur pour aller vers le Pape Calixte IV. le porter à faire la guerre au Turc. L'on voit dans un endroit de ce Ta- bleau le même Pape qui l'envoye traiter de la paix entre les Sienois, le Comte de Petigliano & d'autres Seigneurs, laquelle ayant été eon- cluë on refolut de porter les armes du côté d'Orient; & ce fut alors qu'Eneas étant retour- né à Rome reçût du Pape le chapeau de Car- dinal. Dans lefeptiéme Tanleau-on remarque coin- me après la mort de Calixte, Eneasfut élu Pa- pe,& nominéPie II. l'an 14S8. Lors que la. mort de Calixte arriva, Eneas étoit aux bains de Viterbe où il avoit com, mencé de travailler à l'hifloire de Boheme.. Mais il quitta les. bains & les livres pour feren-- dre promtemcnt à Rome & fe trouver à la création d'un nouveau Pape. Sa préfence étant defirée univerfellement de tout le ionde, cha- cun fut au devant de lui, &bien-tôtaprés il fut elevé à la dignité dc Souverain Pontife. * Aprés avoir rendu graces à Dieu de fa pro- motion, & donné ordre aux chofes qui regar- dloient l'Etat Ecclkfiafique , il tourna tontes fes p.enfes à la paix & à. l'avancement des af-'
faircs
faires de la Chrétienté. Il convoqua un Concile Oecumenique oIaas-a ville de Mantouë pour porter les Princes Chrétiens à faire la guerre aux Infideles. Cette ae'ion fait le fujet du hui. tiéme Tableau , où le Peintre a repréfenté comme Louïs Marquis de Gonzague le reçoit avec une magnificence extraordinaire.
La Canonifation qu'il fit de Sainte Catherine de Siene Religieufl de l'Ordrc de S. Domini- que, eft peinte dans le neuvième Tableau. Et dans le dixiémnc qui eft le dernier, on y voit la mort de ce Pape , laquelle arriva à Ancone le î6 Août 1464. lors qu'ayant par fes foins compofé une puiante armée de toutes les for- ces d- la Chrétienté, il en attendoit la jonc- tion pour la faire partir. Le Peintre a repré- fenré comment un Hermite de Camaldoli hom- me dc fainte vie, voit dans le même moment que le Pape meurt, les Anges qui portent.fon ame dans le Ciel.
Outre cela il a peint le convoi qui fe fit du corps de Pie, lors qu'on le transfera d'An- cone à Rome, où il a mis une infinité de Pre- lats & de Se!gncurs qui regrettent la mort d'un fi grand Pape.
Ce qu'il y a dans tout cet Ouvrage de plus digne d'être remarqué , c'efl la quantité de perfonnes que le Pinturicchio a peint au na- turel qui vivoient de ce temps-là. Et pour cc qui el de la Peinture elle elt confiderable par le foin qu'il a eû de finir beaucoup fes figures, de n'cmpioyer que des couleurs fines & écla- tates , & encore de les enrichir d'or dont il a reievé les draperies.
Comme le Pinturicchio aToit travaillé à Ro-
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nie avec Pietre Perugin du temps du Pape Sixte, il s'étoit fait connoîrre à Dominique de la Rovere Cardinal de Saint Clement: ce fut ce qui lui donna occafion de faire plusieurs Ou- vrages dans le Palais de ce Cardinal. Il fit quel- ques Tableaux à Belvedere fous le Pontificat d'Innocent VIII. Entre autres il peignit une * loge où il repréfenta les villes de Rome, de Milan, de Genes, de Florence, & plufieurs au- tres, & les accompagna de paYfages faits de la. même maniere que les Flamands travailloient alors, car ces fortes d'Ouvrages n'étoient pas encore en ufage parmi les Italiens. Néanmoins comme cela parut une chofe nouvelle, tout le monde en fut affez' fatisfait. Il fit plusieurs autres Peintures dans le Vatican pendant le Siege d'Innocent; & lors qu'Alexandre VI. eût fuccedé à Innocent , il choifit le Pinturic- chio pour peindre les appartemens où il demeu- toit d'ordinaire, & ceux de la Tour Borgia.
Ce Peintre , pour plaire davantage aux per- fonnes qui ne connoiffent pas l'excellence de cet Art , fajfoit de relief tous les ornemens de fes peintures,& outre cela les enrichiffoit d'or, afin que ces Tableaux euffent & plus de force [ & plus d'éclat, & même quand il repréfentoit des bâtimens, il les faifoit relevez comme s'ils eufient été de baffe taille. Je vous laiffe à juger de l'effet que cela pouvoit faire, lors qu'on voyoit des chofes qui au lieu de paroître fort I éloignées, avançoient beaucoup plus que les 1 figures qui étoicnt peintes fur le devant du i Tableau.
Ce- Les Italiens nomment loges les galeries ou coridors qui rvient à communiqucr à divers appatemiens,
Cependant il acheva de la forte plufieurs Ou. vrages pour Alexaudre VI. qui lui fit peindre fon hifloire dans un appartement bas qui regar- dé fur le jardin du Vatican. Ce fut là qu'il re- préfenta au naturel quantité de perfonnes de marque; entre autres Ifabelle Reine d'Efpagne, le Comte de Petigliano, Jean Jaques Trivulce, & Cefar Borgia: & fur la porte d'une des cham- bres il peignit dans un même Tableau Julie Far. nefe en Vierge, & Alexandre qui l'adoroit.
Je pourrois vous parler d'une infinité-d'autres Peintures que le Pinturicchio a faites en divers lieux d'Italie, mais comme cela ne vous feroit. qu'ennuyeux, je les pafferai fous filence, & vous dirai feulement la caufe de fa mort, com- me une chofe curieufe à favoir.
Etant 1 Siene , les Religieux de Saint Fran- cois qui defiroient avoir un Tableau de fa fa- con, lui donnerent une chambre chez euxpour travailler; & pour le loger plus commodément ils prirent foin d'en Ôter tous les meubles, hor- mis une vieille armoire qui leur fembla trop dif- ficile à tranfporter. Le Pinturicchio qui étoit naturellement fantafque, s'en trouvant embar- raffé fe plaignit fi fouvent de l'incommodité qu'il en recevoit , qu'enfin les Religieux réfo- lureut de la mettre ailleurs. Mais en voulant la changer de place il s'en rompit une piece dans laquelle il y avoit coo. écus d'or cachez. Cela furprit tellement le Pinturicchio, & lui caufa un tel déplaifir de n'avoir pas découvert & profité de ce trefor, que ne pouvant penfer à autre cho- fe, ni oublier cette perte qu'il croyoit avoir fai- te; il en mourut de déplaifir environ 1' an I5S 3. âgé de 59. ans.
*1!
11 faloit, dît alors Pymandre, que ce Pein- tre eût beaucoup d'amour pour l'or: & je ne m'étonne plus qu'il prit tant de plaifir à le voir briller dans fes Ouvrages, où il y avoit fans dou- te plus de richeffe que de fcience. Car il cft bien rare qu'un hommequi aimefi.fort lesbiens de la terre, ait autant. de paffion pour les biens de l'efprit. Je n'ignore pas, lui repartis-je ,.qu'il ne foit difficile d'avoir deux grandes paffions à la fois.X & qu'il ne faille que celle qui nous doit porter. à devenir favans, commande à toutes les au- ires: mais je fai bien auffi qu'il n'y a guere de perfonnes. exemtes de l'amour des richeifes , & que bien des hommes les recherchent pour eux- memes, dans le temps qu'ils enfeignent aux.au- tres à les fuir & à les méprifer. Néanmoins je. vais vous faire voir que s'il y a eû des Peintres, capables de fe faire mourir par avarice, il yen a eu d'affez jaloux de leur gloire, .pour mourir feulement de la douleur qu'ils ont eue, lors qu'ils ont cru que leur réputation étoit diminuée. par celle d'un autre. FRANçÇ OIS FRANCIA de Bologne fut: un de ceux-ci. Quoi qu'il eût une naiffance fort médiocre, il avoit néanmoins l'âme belle. & les fentimens généreux. D'abord il apprit à: travailler d'Orfevrerie & à peindre d'émail fur les métaux, Enfuite il fe.mit à graver des coins pour faire des médailles, à.quoi il réiffit fi bien qu'il fe rendit un des plus recommandables en cet Art. Néanmoins comme il avoit l'efprit capable de plus grandes chofes, il ne pût s'ar- rter à un travail où. il fe voyoit borné:, & où il n'avoit pas d'autre occafion de faire connoître
fon;
fon genie, qu'en gravant des portraits. Il vou- lut donc s'adonner à peindre. Deffinant fort bieu & ayant pour amis les meilleurs Peintres de ce temps-là, il fe fit bien-tôt inftruire de quelle maniere il faut employer les couleurs, Il étoit âgé pour lors d'environ 40. ans, mais ni fon âge, ni les difficultez qu'il y a de fe rendrepar- fait dans cet Art, ne le rebuterent point ; au contraire, il travailla avec tant de vigilance & d'amour, qu'il fe rendit en peu de temps un des plus excellens Peintres a'Italie.
Je ne vous parierai point de tous les Tableaux qu'il a faits. Je vous dirai feulement que pcn- dant qu'il travailloit dans fon pavs; qu'il ygoù. toit un doux repos, & jouiffoit de a gloire qu'il s'étoit aquife par fes études , Raphaël d'Urbin poledoit dans Rome roure l'eaime & toute la réputation qu'un exceilent Peintre peut aquerir; de forte que tous ccux ui venoient rendre vi- fite à Francia ne J'entre,-noient d'autre chofe que du mérire & des ouvrages de Raphaël. Et conme chacun cil bien alfe de louer fon pais, ceux de Bo o; qu: alloitnt à Rome ne man- quoient pas iLtfi dc dire a Raph_.l mille biens de Francia, & dc faire valoir l'excellence defes Pein:ures. Ainfi les amis de ces deux grands honmmes leur donnoient moyen de fe connoître par les images qu'ils en faifoient ; & même ils leur firent concevoir une eflime fi particuliere l'un pour l'aucre qu'ils s'écrivirent, & fe lierent d'unc ainitié rés-forte.
Francia entendant toûjours parler des Ta bleaux de Raphaël avoit une extrême paffion d'en voir, mais étant déja vieux & incommo- dé ilne pouvoit fe réfoudre à fortir de Bolo-
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gne où il vivoit avec beaucoup de douceur, pour aller jufques à Rome dont il craignoit les incommoditez du chemin.
Or il arriva une rencontre qui le réjouYt ex- trémement , parce qu'elle lui donnoit moyen de bien voir ce qu'il avoit tant de fois fouhaité. Raphaël ayant fait un Tableau de Sainte Ce- cile'pour mettre dans une Chapelle à Bologne, il l'adreffa au Francia comme à fon ami, le priant de vouloir fe donner la peine de le pla- cer, & même de corriger les défauts qu'ily ver- roit. Auffi-tôt Francia tira le Tableau de fa caiffe avec une joye qui ne fe peut exprimer,& le mit dans un jour commode pour le bien voir. Mais il n'eut pas jette les yeux deffus, que rempli d'admiration ,& furpris d'étonnement, il coninut combien il étoit inferieur à Raphaël. Il cft vrai que cet Ouvrage eft un des plus beaux que Ra- phaël ait faits. De forte que le pauvre Fran- cia tout confus & à demi mort de voir un Ta- bleau dont la beauté furpaffoit fi fort tous ceux qui fortoient de fa main, & qu'il voyoit autour de lui comme obfcurcis par l'éclat de celui-là, le fit porter dans l'Eglilf de S. Jean au lieu où il devoit être pofé.
Et parce qu'il lui fembla qu'il ne favoit plus rien dans l'Art de la Peinture, lui qui avant ce- la avoit une fi bonne opinion de for favoir,& que de plus fon âge trop avancé lui ôtoit toute efperance de rien apprendre davantage;il s'aban- donna tellement à la douleur, que s'étant mis au lit à quelques jours de là, il ne fit plus que languir, & mourut quelque temps après deme- lancholie, l'an i5i8. âgé de 68. ans.
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J'admire, me dît alors Pymandre, les divers mouvcmens des hommes & leurs differcntes in- clinations, même dans ce qui regarde une fem- blable profeflion. Vous voyez qu'en l'un l'a- varice l'excitoit à travailler , & qu'en l'autre le defir de furpaffer tous ceux de fa profeflion, é- toit ce qui lui donnoit de l'émulation. Il eft vrai que ce dernier me paroît digne de qucl- que louange, puifque l'ambition fervoit à la grandeur de fon Art: mais l'autre faifoit fervir l'Art àla paffion qu'il avoit pour les richeffes.
Cependant, pourfuivis-je, n'admirez-vous pas auffi comment les hommes arrivent fouvent à un même but par des chemins differens. Il yen a que l'amour de la gloire conduit par des voyes .plus belles & plus honnêtes; le delir du gain ou la crainte de la pauvreté mene les autres pardes fentiers plus détournez & des routes plus obfcu- res, & tous ne laiiTent pas néanmoins d'arriver au lieu qu'ils fe font propofez, beaucoup de per- fonnes même ayant aquis du merite & du fa- voir en cherchant feulement à fe tirer de l'indi- gence.
C'ell ce qu'on a remarqué dans PIETRE P E R U G I , qui étant forri de Peroufe fa patrie dans un état extrémement pauvre & dépourvu de tout fecours, s'en alla à Florence où n'ayant pas feulement un lit pour fe coucher, il pritune li forte réfolution de fe perfetionncr dans la Peinture donc il avoit déja quelques comnmeni cemens, qu'il palboit les jours & les nuits à étu- dier. Auffi aquit-il par ce moyen une fi fortc habitude à travailler, qu'il ne pouvoit être un feul moment fans s'occuper àdeffinerou àpein- dre. Comme il avoit beaucoup fouffert dans !a
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neceflité où il s'étoit trouvé, il avoit fans ceiE: devant les yeux l'image affreufe de fa mifere pale e; ainfi pour n'y retomber pas il faifoit des chofes qu'il n'auroit peut-être jamais entre- prifes s'il eut et moyen de s'entretenir d'ail- leurs. C'eft pourquoi il eft arrivé fouvent que les biens & les commoditez de lavie ont fermé le chemin de la Vertu à des efprits capables de grandes chofes. Au lieu que la pauvreté les y auroit conduits avec honneur. Or ce fut la crainte d'être pauvre & le de- fir d'aquerir du bien qui donnerent tant de courage à Pietre Perugin, qu'il fe perfe&ion-' na dans fon Art, & fut un de ceux qui firent les plus beaux Ouvrages de fon temps. Il eft rai qu'il paffa les bornes d'une légitime pré- voyance, & que fon trop grand amour pour les richeffes fouilla fon ame, & ternit beaucoup a réputation. Car quoi qu'il eût affez d'af- fetion pour la Peinture, on peut dire néan- oins qu'elle n'étoit chez lui que la fervante es richeffes dont il étoit lui-même l'efclave. C'ef pourquoi bien qu'on fît état de fes Ta- leaux & qu'ils fuffent en grande recomman- ation, on n'avoit pas pour lui toute l'eftime u'on auroit eu , étant tellement attaché au ain & à l'intert, qu'il eût fait toutes chofes ur avoir de l'argent qui étoit fon Idole. Auffi t-on qu'il ne connoiffoit guere d'autre Divi- ité, & que ne croyant point d'autre vie après lle-ci , il ne cherchoit qu'à établir toute fa rtune fur la terre. Les grands foins qu'il y pportoit lui firent aquerir beaucoup de biens n peu de temps. Sa plus grande dépenfe étoit
pour 1 i
pour fa-femme. Etant jeune & belle il l'aimoit avec beaucoup de paffion, & fe plaifoit fi fort à la voir brave, qu'il prenoit foin lui-même de la parer.
Je ne fai pas fi fon amour & tous fes foins réuififfoient fort bien auprès d'elle; mais je fai bien qu'il ne fit pas trop aimé de ceux de fa profeffion, particulierement de Michel-An- ge avec lequel il avoit toûjours quelque dif- ferend.
Quant à Ies Ouvrages il y en a une infinité en Italie, & même vous pouvez en avoir vu à Paris. Il fit un Saint Sebaftien pour un Bour- geois de Florence, qui le vendit depuis auRoi Francois I.+oo. ducats d'or, & qui étoit efli- mé un de fes meilleurs Ouvrages.
Parmi les Tableaux du Roi il y a un S. Je- rôme de fa facon. Sa maniere eft feche, mais pourtant meilleure que celle de Verochio qui étoit fon maître. Il a fait de grandes com- pofitions d'hiftoires, & l'on voit des tapiffe- ries trés-belles & trés-riches qui font de fon deièein.
Ce qui a le plus honoré fa memoire eft d'a. voir eu pour difciple Raphaël d'Urbin. Enfin après avoir vécu 78. ans, il mourut l'an ri54
Il y avoit alors dans toutes -les villes d'Italie une infinité de favans hommes, qui fembloient difputer les uns aux autres l'avantage de peindre le mieux. Je ferois trop long fi je m'arrêtois i vous parler de tous ceux qui entroient en lice: car comme le nombre en étoit fort grand, beaucoup font demeurez bien loin derriere les autres, qui n'ont eu que l'honneur de s'être voulu fignaler par leur courage. On voyoit
Verone
Verone FRANÇOIS TURBIDo,dit LEMo- RE, qui a fait de fort beauxportraits. Il mou- rut en ifii. âgé de 8i. an. Il y avoit auffi à Cortone un Luç Si N O- RELLI, qui peignit à Rome dans la Chapelle du Pape Sixte , deux Tableaux que l'on efli- moit beaucoup plus que ceux des autres Pein- tres dont je vous ai parlé. Mais de tous ceux qui ont paru en ce temps- là, il n'y en a point qui ait poffedé une fi par- faite connoiffance de la Peinture que LE o N A RD DE VINCI, & je ne fai pas même fi depuis lui ily en a eu d'auffi favans dans la théorie de cet Art. Jamais homme ne reçût du Ciel tant de races enfemble. Il étoit bien fait de corps & beau de vifage, & avec cela il confervoit un air noble & gracieux; mais fur tout il avoit l'ame belle & l'efprit rempli de fcntimens hauts & re- levcz. Il éoit fi fort & fi robufle qu'il n'y avoit oint de mouvement,pour rapidequ'il fût, qu'il 'arrêtât. On dit que d'une main il tournoit n façon de vis le batant d'une cloche, & ployoit ln fer de cheval comme s'il -n'eût été que de lomb.' Ayant un amour particulier pour les lus beaux Arts, il apprit en peu de temps la lufique, & à joüer de divers infirumens. Il imoit la Poëfie & faifoit fort bien des vers; & our n'ignorer rien de tout ce qu'un jeune hom- e peut favoir, il s'exerça à monter à cheval & tirer des armes. Dans toutes ces chofes où il e s'adonnoit que comme en paffant, il y réUfit éanmoins fi bien qu'il furpaffa de beaucoup ux même qui en faifoien: une entiere pro- effion. Il étudia avec grand foin l'Anatomie & les
Ma-
Mathematiques, particulierement la Gcomae. trie & l'Optique , comme des parties effentiel. les à la Peinture. Il s'appliqua auffi à l'Archi te&ure, & travailla fort bien de Sculpture. Mai! à mefure qu'il s'inflruifoit dans les Sciences & dans les Arts pour fe faire grand Peintre, il for. moit fes meurs, & faiCoit provifion de vertus poui devenir un fort honnête homme. Auffi avoit-i une maniere de traiter avec le monde fi doua & fi agréable, qu'il charmoit tous ceux qui con verfoient avec lui.
Tant de rares qualitez le firent bien-tôt con. noître dans l'Italie; & Louïs Sforce, dit leMo re, alors Duc de Milan, & amateur des bcau Arts, l'appella auprès de lui , où il travaillai plufieurs Ouvrages.
Ce Duc compora une Academie de Peintre & d'Architectes, dont Leonard eut la direction & parce qu'il étoit bon ingenieur, & favant dan les Mechaniques, ce fut par fon moyen & fou fa conduite que l'on fit ce Canal qui amenele eaux de l'Adda jufques à Milan; ce qui avoi jufques alors paru une entreprife, non feulemen trés-difficile, mais comme impoffible. Cepen dant il furmonta toutes les difficultez que d'au tres y avoient rencontrées, & trouva le mo5ei de faire monter & defcendre' les vaiffeaux pu deifus les montagnes & dans les vallées.
Il étoit grand obfervateur des chofes naturel les, & ne les confideroit pas feulement pour Ik représenter mieux dans fes Ouvrages, mais pou en connoître les caufes. En philofophant ain fur toutes fortes de fujets , il s'aquit une cor noifiauce fi parfaite de fon Art, qu'il a furpall tous les Peintres qui avoient été avant lui, I
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a laiffé à la polterité des témoignages de ton grand efprit & des marques de fes continuelles études. Vous avez peut-être vu ce qu'il a écrit fur la Peinture dont je vous parlois tantôt, & qu'on a donné depuis quelque temps au public. Il a- voit fait outre cela plufieurs autres traitez qui ont été perdus aprés fa mort, ou qui font en- tre les mains de perfonnesqui les gardent fecre- tement.
Mr. Jabac qui a travaillé fi heureufement à faire un amas trés-confiderable de Tableaux ra- res & excellens, dont l'on peut dire qu'il a en- richi la France & orné le cabinet du Roi , a fait auffi un recueil d'un trés-grand nombre de def- ieins de la main des meilleurs Maîtrcs.Il y en aen- tre autres plufieurs qui font de Leonard, & qu'il conferve cherement. Parmi les Tableaix du Roi l'on cn voit trois de ce grand Peintre, fa- voir un Saint Jean au dcfert, une Vierge & une Sainte Anne, & une autre Vicrge à genoux.
Il y a encore de lui dans le cabinet de Mr. le Marquis de Sourdis, une Vierge tenant un petit Jefus entre fes bras. Je ne prétends pas vous en rapporter une infinité d'autres qu'il a faits, celui qu'on a le plus eflimé, eftune Cenequ'il peignit à Milan, où il a repréfenté tant de bel- les & differentes expreflions fur les vifages des Apôrrcs, qu'on regarde ce travail comme fon chef-d'oeuvrc; il y en a une copie dans l'Eglife de S. Germain de l'Auxerrois, qu'on ettimc beaucoup. Auffi de toutes les parties de laPein- ture c'étoit celle de l'exprefiion qu'il poffedoit le plus: car comme il avoit l'imagination vive, & qu'il faifoit de profondes méditations fur tou- tes chofes, il entroit fi avant dans les paffions îom.I. H &
& dans les fentimens les plus cachez de tous les hommes, & fe les reprétcntoit fi fort devantles yeux, qu'il ne manquoit jamais de les bien fi- gurer quand il entreprenoit de les peindre.
Comme il fe formoir toujours des idées con- venables à la dignité de fes fujets, il en avoit une fi belle & fi haute de l'humanité du Fils de Dieu, que voulant la repréfenter dans cette Ce- ne qu'il fit à Milan,' il ne l'acheva point, parce que l'Art & les couleurs ne pouvoient affez di- gnement exprimer ce qu'il s'étoit figuré de la beauté & de la Majeflé du Sauveur du monde,
Il eft vrai auffi que ces grandes idées qu'il avoit de la perfciion & de la beauté des cho- fes, a été caufe que voulant terminer fes Ou- vrages au delà de ce que peut l'Art , il a fait desfigures qui ne font pas tout-à-fait naturel. les. Il en marquoit beaucoup les contours. Il s'arrétoit à finir les plus petites chofes , & met- toit trop de noir dans les ombres.: En cela il ne laiffoit pas de faire connoître fa fcience dans le defiein & dans l'entente des lumieres, par le moyen defquelles il donnoit à tous les corps un rclief qui trompe la vue. Mais fa maniere de travailler les carnations ne repréfente point une veritable chair, comme le Titien faifoit dans [es Tableaux. On voit plutôt qu'à force de finir fon Ouvrage & d'y arrêter le pinceau trop long- temps, il a fait des chofes fi achevées & fi po- lies qu'elles femblent de marbre.
Bien que l'elprit de l'homme foit limité, & qu'il ne puiffe poffeder toutes chofes fouverainement, on doit cependant avoir une haute efime pour Leonard, puis qu'il a eu une connoiffance fi grande de fon Art, qu'il n'a fait de fautes que
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quand il a voulu mettre les chofes dans une trop grande perfetion.
Etant fort inventif & fort ingénieux à com- pofer des machines, ceux de Milan le pricrent de travailler à quelque chofe d'extraordinaire & de magnifique, lors que le Roi Louis XII. fit fon entrée dans leur ville. Ce qu'il acheva de plus confiderable fut la figure d'un lion rem- plie de refforts fi bien ajuflez, qu'aprés avoir mar- ché plufieurs pas devant le Roi, lors qu'il en- tra dansla Sale du Palais, cet Automate s'arrê- ta tout court, & ouvrant fon eltomac fit paroî- tre les armes de France.
Environ un an après arriva la défaitedu Duc de Milan , qui fut amené prifonnier en Fran- ce l'an i oo où il mourut à Loches. Cette dif- grace des Sforces & les-troubles qui étoicnt alors dans la Lombardie, furent caufe que l'Acadc- mie qui s'étoit établie àMilan pour laperfedion des Arts, fe diffipa peu à peu. Cependant il y avoit des Peintres qui s'étoient rendus excel- lens fous la conduite de Leonard, entre autres François Melzi, Cefar Selto, Bernard Louï- no, André S..lario, Paul Lomazzo , & quel- ques autres Milanois, qui avoient fi bien pris fa maniere, que fouvent l'on a fait paffer leurs Ouvrages pour être de lui-même; & j'en ai vû plulieurs de la main des difciples qu'on difoit être du maître , afin de lesrendre plus confide- rables & de plus grand prix. Pymandre m'interrompant la-deffus , Il eft vrai, me dît-il, que j'ai remarqué fouvent des curieux qui ne confiderent les Tableaux que quand ils favent le nom de ceux qui les olt faits, & ne les eftiment que par la réputation de leurs
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Auteurs, fans regarder ce qu'il y a de bon ou de mauvais.
Ce que vous dites, repris-je alors, eft le dé- faut de ceux qui ne fe conhoilffnt point ouque fort peu en Peinture. Car les bons Peintres & les perfonnes intelligentes dans cet Art, ne s'in- forment pas toujours fi exaaement du nom de celui qui a fait un Ouvrage qu'on leur montre; ils l'eftiment par fon propre merite & felon les beautez qu'ils y remarquent. Vous avez vu, je m'alfûre , cet Ecce homo d'André Salario, qui eft dans le cabinet de Mr. le Duc de Lian- court. Quoi qu'il ne foit que du difciple de Leonard, néanmoins on en fait beaucoup plus de cas que de plufieurs autres Tableaux qui font de la main de Leonard. Mais cet abus qui fe trouve parmi la plûpart des curieux ne fe retor- mera pas fi-t6t ; il femble même qu'il y a quel- que forte de raifon de laifer dans l'efprit des moins connoiffans l'eltime qu'ils ont pour le nom de ces grands hommes, quand ils n'ont pas affez de lumiere pour juger plus particulierement de l'excellence dzs Ouvrages.
Les changemens arrivez à Milan obligerent donc Leonard d'en fortir & d'aller à Florence. Il y fit plufieurs portraits, entre autres celui de Life femme de François Gioconde. Celt ce- lui-là même qui eft dans le cabinet du Roi, & que l'on connoît affez par la Gioconde de Leo- nard. Cet Ouvrage elt un des plus achevezqui foit forti de fes mains. On dit qu'il prit tant de plaisir à y travailler, qu'il fut quatre mois à le taire; & pendant qu'il peignoit cette Dame , il y avoit toûjours quelqu'un auprès d'elle qui chantoit ou qui joioit de quelque inftrument,
afin
afin dela renir dans la joye, & empêcher qu'elle ne prît cet air mélancolique où l'on tombe ai- fément, lors qu'on eft fans aCion & fans mou- vement.
Veritablement, dît Pymandre, fi j'oe endi- re mon avis, il employa heureufement le temps qu'il y mit, n'ayant rien vi de plus fini ni de mieux exprimé. Il y a tant de grace & tant de douceur dans les yeux & dans les traits de ce vi- fage, qu'il paroîi vivant; & il femble en voyant ce portrait, que ce foit en effet une femme qui prend plaifir qu'on la regarde.
Il elt vrai, repartis-je, qu'il paroît aflez que Leonard eut un foin tout particulier de le bien finir. Auffi le Roi François Premier confide- rant ce Tableau comme une des chofes les plus achevées de ce Peintre, le voulut avoir, & en paya quatre mille écus.
Vers l'an 5'oi. ceux de Florence ayant fait choix de Leonard pour peindre dans le Palais la grande Sale du Contlil il fit un delfein qui fut trouvé admirable. Et cc fut en ce tcmps-là que Raphaël vint la premiere fois à Florence. Il n'a- voit pas encore vingt ans , & fortoit de deffous Pietre Perugin. Mais comme alors on ne par- loit que du deffein de Leonard , dont la répu- tation étoit répandue par toute l'Italie , il avoit un defir trés-grand de voir cet excellent homme, qui éroit déja agé de plus de 60. ans.
Raphaël demeura furpris en voyant les Ou- vrages de Leonard; & l'on peut dire qu'ils fu- rent pour lui comme une lumiere qui éclaira fon efplit, & qui lui faifant difcerner le bien d'avec le mal, le porta tout d'un coup à quit- ter cette maniere liche & dure qu'il avoit ap-
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prife fous Pierre Perugin , & à imiter ces ten- dreffes & cette douceur qu'il remarqua dans lcs Tableaux de Leonard.
Il profita encore beaucoup des differentes con- teltations qui arriverent entre Leonard & Mi- chel-Ange, qui n'avoit alors que 29. ans. Car ceux de Florence ayant donné à celui-ci un des cotez de la Salle où Leonard devoit peindre, afin d'y repréfenter auffi une hiftoire, Michel- Ange en fit le deffein; & comme la jaloufie fe met aifément parmi les perfonnes d'une même profefion; elle s'accrut de telle forte entre ces deux favans hommes, qu'ilsen devinrent enne- mis. Raphaël profi:oit de leurs jaloufies, parce que les amis de l'un & de l'autre prenoient àtâ- che de faire voir les perfetions ou les défauts de leurs Ouvrages , chacun felon le parti qu'il tenoit.
Leonard demeuraà Florence jufques en I S3. cù il travailla pour plulieurs particuliers. Ce fut en ce temps-làqu'il fit pour un Gentilhom- me du Duc dc Florence nommé Camille degli Albizzi, une t&c de S. Jeaii Bapiifte qui eft à prélent à l'Hôtel de Condé dans le cabinet de Mr. le Prince.
Aprés la mort de Jule II. Leon X. ayant été créé Pape, Leonard alla à Rome pour rendre fes reSpects à Sa Sainteté, qui écoit alors lepe- re & le protecteur des favans. Il accompagnoit le Duc Julien de Mcdicis, & pour le divertir pendant le chemin il faifoit avec une certaine pâte de cire diverfes fortes de petits animaux qu'ii faifoit volcr en l'air, & cnfuite dcfcendrc à terre. Comme il favoit une infinité de fecrets, & qu'il &éoit fort ingénieux , il prenoit fouvent
plai-
plaifir à divertir fes amis par diverfes petites ma- chines qu'il inventoit.
Etant arrivé à Rome on dit que le Pape lui ayant ordonné de travailler , il fe mit aufli-tôt à dillillcr des huiles pour faire du vernis; ce que Leon X. ayant fû il conçût une inauvaife opi- nion de fon favoir, & dit qu'il ne croyoit pas que Leonard fût capable de rien faire de bien, puis qu'il fongeoit à finir fon Ouvrage avant que de l'avoir commencé. Cependant l'émulation qui écoit toujours en- tre Leonard & Michel-Ange, fit que celui-ci partit auffi de Florence pour fe rendre àlaCour du Pape. Et comme leur inimitié caufoit tous les jours quelques nouveaux differens & que les Eleves de l'un &de l'autre travailloient fans cef- fe à diminuer leur réputation; cela déplût de telle forte à Leonard, que fe voyant appelléen France par le Roi François I. qui avoit vû de fes Ouvrages à Milan, il fe réfolut de quitter l'Italie, & quoi qu'il eût plus de 70. ans il ne voulut pas perdre une occafion fi favorable & fi glorieufe, comme étoitcelledefervir un fi grand Prince.
L'ellime que le Roi eut pour un fi favant.hom- me, parut par les careffes que ce Prince lui fit à fon arrivée, & par les graces qu'il en reçût pendant le peu de temps qu'il vécut. Je croi que vous avez ouï dire que le Roi étant allé le visiter dans fa maladie, il voulut fe lever à de- mi fur fon lit, &que penfant témoigner àS. M. le reffentiment qu'il avoit de l'honneur qu'elle lui faifoit, il perdit la parole & expira entre fes bras, âgé de 7Y. ans.
Ne vous fCmble-t-il pas, me dît alors Pyman-
H 4 dre,
dre, qu'il y a des temps, où plus qu'en d'au- tres, il paroît des hommes excellens en toutes fortes de profeffions; & même que quand les uns fe font fignalez dans les armes par leur va- leur, il y en a d'autres qui fe font rendus recom- mandables dans les Sciences & dans les Arts, par la beauté de leur efprir, & par la force de jkur genie? Hier vous me fîtes remarquer que les plus favans Peintres de la Grece vivoient du temps d'Alexandre, & vous m'apprcnez aujour- d'hui que les plus favans qui ayent travaillé de- puis ces Anciens, ont paru dans l'Europe lors qu'elle éroit gouvernée par de trés-grands Prin- ces. Car n'étoit-ce pas encore dans ce même temps-là qu'A!bcrt Dure étoit en credit, & que le'Primatice travailloit à Fontainebleau.
Ce fiecle, répondis-je, produifit en effet lcs plus grands hoinmes que nous ayons eus dans la Sculpture & dans la Peinture, & même dans tous les autres Arts. Car comme il eft confiant que le deffiin eft la feule regle qui donne lavé- ritable forme aux beaux Ouvrages, on voitque tous ceux de ce temps-là étoient conduits par cet- te regle infaillible qui les a rendus firecomman- dables. Lcs tapifferies , les vafes d'or & d'ar- gent, les émaux, les vitres & les gravûres d'a- lors, montrent bien que tous les Ouvriers cher- choient à fe perfectionner dans leur profeffion. Mais pour voir toutes ces chofes dans leur plus beau lufire, il faut defcendre encore un peu plus bas, & vous reconnoîtrez qu'elles ont reçu leur perfection des Raphaëls, des Jules Romains, & des autres Peintres dont nous n'avons rien dit. Je n'oublierai pas le Primatice Abbé de Saint Martin qui ne vint en France que long-temps
aptes
après la mort de Leonard ; & pour vous fatis. faire je parlerai d'Albert & des autres favansPein- tres qui ont travaillé avec efime au deçà des Monts. Demeurons donc encore quelque temps dans l'Italie pour y remarquer que fi Florence & Ro- me poffedoient de fi excellens Peintres, Venife & les villes de la Lombardie en voyoient aufli croître chez eux, dont la réputation fe devoir bicn-tôt répandre de toutes parts.
Je croi vous avoir dit que Jean Bellin avoir comme donné le commencement à une maniie re de peindre, qui s'eft beaucoup perfecionnéeT & qui a été toute particuliere aux Peintres de ces quartiers-là, Mais en I478. Gi ORGE qui depuis fut nommé GIORGIO N, pritnaiflance àCaftel-Franco dans le Trevifan. Non feule- ment il furpaffa. de beaucoup Jean Bellin, mais encore il fe rendit fi admirable à bien manier les, couleurs, qu'il effaça par fes Ouvrages celles de tous les autres Peintres qui travailloient alors,. Car après avoir vû les Tableaux de Leonard,. il quitta auffi-tôt la: maniere feche de ceux qui l'avoient précedé,. & apprit par les Peintures de cet excellent homme comment il faut perdre & noyer les teintes les unes avec les autres , pour' attendrir les. carnations & donner plus de relief' aux figures. Il. comprit ii bien l'art de bien fai- re paroître les jours & les ombres , qu'il y joi- gnit encore celui d'accorder toutes les fortes cou- leurs enfemble, & de leur conferver-cette viva- cité & cette fraîcheur qui plaît fi fort à la vûe. Il fit plufieurs Tableaux en divers lieux d'I- talie, particulierement des portraits; Celui de Gaaon de Foix Duc de Nemours que vous avez ¶ H 5 vHi
vû autrefois dans le cabinet de Mr. le Duc de Liancourt, & qui eft aujourd'hui dans celui du Sieur Jabac, eft un des plus beaux qu'il ait faits. Vous pouvez voir auffi dans le même lieu deux paifages de fa main. Et dans le cabinet du Roi il y a un Tableau de plus de quatre pieds de long, fur trois pieds & demi de haut, compo- fé de plufieurs figures fi admirablement peintes, qu'on les prend fouvent pour être du Corege; tant le Giorgion s'eft furpaffé lui-même dans cet Ouvrage. Cependant quoi qu'il fût un trés-bon Peintre, il n'éioit pas néanmoins excellent, ni dans l'invention ni dans l'ordonnance. On ne voit pas même de lui beaucoup de grands Ta- bleaux, fi ce n'eft quelque chofe àfraifque qu'il a fait à Venifc ; auffi ne peut-on pas dire qu'il ait été affez grand deffinateur pour entreprendre de grands Ouvrages. Peut-être qu'il fe fûtper- fe&ionné davantage s'il euft vécu plus long. temps: mais étant mort à l'âge de 34. ans,l'an S1Ii. il a ceflé de travailler lors qu'on ne fait quafi que commencer à bien juger des chofes. Il laiffa deux fameux Eleves, favoir Sebaflien de Venife, qui fut nommé à Rome Fratel del Piombo; & le célébre Titien, qui n'ayant pas feulement égalé fon maître , mais l'ayant fur- paffé de beaucoup, mc donnera lieu de vous entretenir de fon excellente façon de peindre, lors que je vous aurai encore parlé de quelques autres.
Alors Pymandre me dit: Comme j'ai fou- vent vu admirer les Ouvrages de Giorgion, & du Tirien, & encore ceux du Corege, fouffrez que je vous interrompe un moment pour vous demander quelle différence vous mettez entre
ces
ces trois Peintres, & quel avantage les uns ont eu fur les autres: car je les ai toujours ou efti- iner comme les plus excellens de la Lombar-- die. Cela n'empêchera pas que vous ne me di- fiez après ce qui regarde l'hiftoire de leur vie- & de leurs Ouvrages.
11 eft vrai, repartis-je, que ces trois Peintres ont été les premiers qui ont mis l'Ecole de Lom- bardie dans une haute réputation. Le Gior- gion, comme je vous ai dit, furpaffa par la beau- té & par le maniement de fon pinceau, tous, ceux qui l'avoient précédé. Il fût fi bien mê- ler les couleurs les unes avec les autres,. &enh ménager la force , que fes Tableaux parurent: plus beaux que tous ceux qu'on avoit vus aupa- ravant. Il difpofa & vêtit fes portraits d'une maniere avantageufe; & trouvant l'art de ma- nier les cheveux, il leur donna une molefie & un certain tour qui eft affez difficile à bien re-- préfenter.
Pour le Titien, norn feulement il poffeda. toutes ces parties qu'il reconnut en ion maître,- mais il en eût encore d'autres que le Giorgionr n'avoit pas, & qui l'ont mis beaucoup audeffuse de lui.
Quant au Co R E G E, fa manière ef differen*- te de celle du Titien , en: ce qu'il n'a pas fû cette harmonie de couleurs , cette belle con- duire de lumieres, & cette fraîcheur de teintes, fi admirable qu'on remarque dans les Tableaux. du Titien, où il fèmble qu'on voye du fang. dans fes carnations, -tant il les repréfente natu- relles. Mais en recompenfele Corege aeul'i- magination plus forte, & a deffiné d'un goût beaucoup plus grand & plus exquis ; & quoi
rI. 6 qu'ili
qu'il ne fût pas tout-à-fait corre& dans fon def- fein, il y a néanmoins de la force & de la no- blefle dans tout ce qu'il a fait. S'il fût forti de fon pais, & qu'il eût été à Rome, dont l'E- cole étoit beaucoup plus excellente pour le del- fein que celle de Lombardie, on ne doute pas qu'il ne fe fût formé une maniere qui l'auroit rendu égal à tous les plus grands Peintres de ces temps-là, puis que fans avoir vu ces belles Antiques de Rome, ni profité des exemples que les autres Peintres ont eus, il s'eft tellement perfe&tionré dans fon Art , que perfonne de- puis lui n'a fi biea peint, ni donné à fes figu- res tant de rondeur, tant de force, & tant de cette beauté que les Italiens appellent morbidez- za, qu'il yen a dans les Peintures * qu'il afai- tes. Ce qu'il a peint à fraifque au dôme de Parme, eft un de fes plus grands Ouvrages. On voit par le foin qu'il a pris de raccourcir toutes fes figures , que c'étoit la partie quil croyoit être la plus difficile. Il y a encore quel- ques Peintures de lui dans d'autres Eglifes de Parme, parce que c'eft la. ville où il a toujours travaillé. Il s'en voit auffi en quelques autres Endroits de la Lombardie; mais il eft vrai que le nombre en eft petit, & que de tous les grands Peintres,. il eft celui qui en a laiffé le moins, à caufe, comme je croi, qu'il étoit long-temps à les faire, & qu'il ef mort dés l'âge de40. ans, environ l'an 1SI3. La piece la plus finie que j'aye vûë de lui, eft un petit Tableau qui étoit à Rome dans le Palais du. Cardinal Antoine
Bar- *!1 f:at voi dàns le cabinet du Roi ce beau Tableau dcSpo- falifTf e e Mr. le Cardinal Antoine Barbeijn donna autrefois à Mr. le Cardinal M.zarin. Vlle Venus quidolt , & deux aul[ Tiblauzx à déticmiu..
Barberin. C'eft une figure nue repréfentant un des Difciples. de Nôtre Seigneur, qui laiffe al- ler fon manteau entre les mains des Juifs qui le pourfuivent dans le jardin des Olives. Cette Peinture m'a paru autrefois fi belle que je ne me fouviens pas d'avoir rien vû de pareil.
Il y avoit de fon temps un Milanois nom- mé A N D R E' G o B B E, qui finilfoit beaucoup fes Ouvrages, dont le coloris étoit fort agréa- ble. Mais le grand nombre de Peintres qui tra- vailloient àFlorence, m'oblige deretournerde ce côté-là, pour vous dire que ce CofmeRof- felli, dont je vous parlois tantôt, laiffa trois difciples qui eurent affez de réputation. Le pre- mier fut MARfOTTO ALRERTINELLI . qui fit plufieurs Tableaux à Florence , & qui ne vécut que 45. ans. L'autre fe nommoit Baccio, autrement frere Barthelemi de S. Marc , & le dernier Pierre de Cofimo.
Après que BA C C i o eût quitté Roffelli, il étudia la maniere de Leonard de Vinci , & en peu de temps il fe perfecionna de telle forte, que Raphaël même ne negligea pas d'imiter fon coloris, lors qu'il fortit de l'école de Pie- tre Perugin. Néanmoins Baccio n'étoit pas en réputation de bien deffiner le nud. On remar- que qu'il n'a peint de figures nuëi qu'un S. Se- baflien, encore étoit-ce pour montrer qu'il n'i- gnoroit pas entierement comment il faut repré- fenter un corps. Peut-être que ce. fut par un fcrupule de confcience qu'il ne fit pas d'autres nuditez. Car il étoit fort dévot, & même in-. time ami du P. Savonarole, qui prêchoit alors à Florence contre les mauvaifes moeurs de ce tempslà. Et parce qu'il y avoit dans l'Italie un
fort
fort grand defordre, même parmi les gens d'E- glife, on y faifoit fervir jufques aux plus beaux Arts pour fatisfaire aux paffions les plus dére- glées. La Mufique & la Peinture qui n'ont rien que de relevé & de divin, étoient comme des efclaves employées dans des ufages profa- nes & fcandaleux, les débauchez s'en fervantà chatouiller lafcivement leurs oreilles, & à ex- pofer continuellement devant leurs yeux des ob- jets les plus deshonnêtes &les plus infames.
Ce fut ce qui obligea ce grand Prédicateur d'employer toute la force de fon éloquence à déclamer contre les Peintures lafcives, contre les airs & les chanfons diffolues, & contre les livres de Romans, qui ne traifant que d'amours & d'avantures chimeriques, ne fervent qu'à cor- rompre les efprits , & y gliffer un poifon d'au- tant plus fubtil, qu'il eft préparé avec plus d'ar- tifice. 11 faifoit voir combien il eft dangereux de garder dans les maifons de fales nuditez, & de les laiffer expofées à lavûe desjeunes gens. Et comme le temps du Carnaval arriva, & qu'en ces jours-là on avoit de coutume d'allumer des feux de joye dans les rues, à l'entourdefquels il fe trouvoit des hommes & des femmes qui en danfant chantoient des chanfons diffoluës; le P. Savonarole qui avoit converti beaucoup de perfonnes par la force de fes prédications, fit en forte qn'il y en eût plufieurs qui porte- rent aux lieux même où les feux étoient allu- mez, des Tableaux & des Statuës lafcives, & des chanfons & des Romans deshonnêtes,dont ils firent des facrifices à Dieu.
Baccio fut un des premiers qui brûla tous les deffeins qu'il avoit de cette nature, ce que
fi-
firent auffi un nommé Laurens de Credi, & quelques autres Peintres, que l'on appelloit a- lors par moquerie les Pleureux; de forte que ce foir-là il y eut un embrafement fameux de Tableaux, de Statuës , de Deffeins & de Li- vres.
Pymandre fe tournant vers moi: Je m'ima- gine, me dît-il, que vous reffentez de la dou- leur de cette perte, & que tous ceux qui aiment la Peinture, n'en aiment pas mieux Savonarole.
Pour moi, repartis-je, quelque eftime que j'aye pour les belles chofes, je ne condamne point le zele de ce Religieux. Il avoit moins d'amour pour les Statues & pour les Tableaux que pour la gloire de Dieu, & croyoit en les mettant dans le feu, détruire autant d'idoles de la vanité & de la concupifcence de ces hommes charnels. J'avotie que ceux qui ont une forte paffion pour la Peinture, ne pourroient fans beaucoup de peine fe priver de ces beaux Ou- vrages où l'Art amis fes derniers efforts. Mais aui ceux qui ne l'aiment qu'à caufe d'elle-mê- me, en regardent les traits d'une autre manie- re, que ceux qui n'ont des Tableaux que pour y voir des images deshonnêtes.
Je vous dirai même en paffant, que les ex- cellens Peintres peuvent faire des figures dont la nudité n'offènfera point les yeux les plus chaf- tes, & que ce ne font pas les plus favans dans ce bel Art, qui s'arrêtent à repréfenter des fi- gures & des a&ions fcandaleufes. Cependant Baccio fe contenta de peindre des portraits, & de repréfenter des hiftoires où il n'y avoit au- cunes nuditez.
Bien qu'il foit affez difficile, interrompitPy-
man-
mandre, que les fens ne foient pas cmûs lors qu'ils découvrent ces Peintures lafcives-, il eft certain néanmoins qu'il y a des perfonnes qui portent dans le fond de leur coeur la caufe de toutes leurs mauvaifes aâions. Et ce Tableau où le Pape Alexandre VI. avoit fait peindre Ju. lie Farnefe en Vierge, comme vous diliez tan- tô , luiétoit un fujet, peut-être, beaucoup plus dangereux que toutes les Statuës & les autres nuditez dont fon Palais étoit rempli.
Vous parlez, répondis-je, d'un Pape dont la vie a été fi fcandaleufe, qu'on n'oferoit y pen- fer fans un reffentiment de colere & d'horreur. Son exemple avoit tellement corrompu la Cour Romaine, que Dieu ayant fufcité Savonarole pour prêcher contre les vices qui la deshono- roient, fes prédications ne fervirent qu'à irriter davantage les hommes vicieux, particulierement le Pape qui étoit informé de tout ce qu'il di- foit. De forte qu'ayant écrit à ceux de Floren- ce de s'en faifir & de lui faire fon procès com- me à un temeraire & un feditieux; un jour que la République étoit affemblée , il s'y trouva plulieurs ennemis de Savonarole , entre auties un Cordelier qui fe mit à difputer contre lui & à le traiter d'heretique & de fedu&eur, of- frant même de le foûtenir jufqu'à, entrer dans le feu. Cemme Savonarole ne vouloit pas ré- pondre de fon côté à de fi grandsemportemens, il ne put empêcher le zele de fon- compagnon, qui pour ne pas abandonner la Verité, s'enga- gea de la défendre par la même voye que le Cordelier la vouloit combattre. Et alors le corn pagnon du Cordelier fit la même offre pour le parti contraire. On arrêta dans l'affmblée le
jour
jour & le lieu que ces deux Freres devoient fe préfenter , & ils ne manquerent pas de s'y trouver. Mais le Dominiquain ayant apporté avec foi la Sainte Hoilie, le Cordelier & la République voulurent qu'il la quittât , difant que c'étoit mettre en compromis la foi que l'on a pour cet augufte Sacrement, laquelle pour- roit diminuer dans l'efprit des perfonnes fimples & ignorantes, fi l'Hoftie venoit à brûler. Ce que le Frere ayant refufé de faire , chacun re- tourna dans fon Convenlt.
Mais les ennemis de Savonarole trouvant dans ce refus un nouveau prétexte d'émouvoir la populace contre lui , obtinrent une commif- lion de la République pour le prendre dans fon Monaftere. Ce fut alors que Baccio fe retira auprès de lui avec cent cinquante de fes amis, pour le défendre & tâcher de lui fauver la vie. Quoi qu'ils fifent toutc la réiiflance qui leur fut pofible, & quc dans la violence qu'on em- ploya pour s'en faifir il y eut plufieurs perfon- nes tuées de part & d'autre; toutefois ils ne pûrent long-temips foûtenir l'attaque de ceux qui les affiegeoient de toutes parts, ni empêcher que Savonarole & deux de fes compagnons ne fufent pris & n'enduraffent de trés-cruels tour- mens avant que d'être pendus & brûlez, com- me ils furent enfuite, l'an 1498.
Le peril où Baccio fe vit dans cette fâcheufe rencontre, lui fit promettre à Dieu de prendre l'habit de S.Dominique, & d'en faire les voeux; ce qu'il accomplit peu de temps après , & fe nomma FRERE BARTHELEMI. Il ne laiifa pas de s'exercer toujours dans la Peinture; & ce fut depuis qu'il fut Religieux qu'il fit ce Tableau
de
de S. Sebaften, dont je vous ai parlé. On dit que l'ayant exposé dans l'Eglife de S. Marc; les Religieux reconnurent qu'il y avoit quel- ques femmes à qui la beauté de cette Image avoit donné occafion d'offenfer Dieu ; ce qui fut cauCe qu'ils l'ôtrent & le mirent dans leur Chapitre, où il ne fut pas long-temps, parce qu'ils le vendirent à un particulier qui l'envoya en France. Le Roi Louis XII. eut ce Tableau avec un autre compof£ de plufieurs figures, que ce Peintre-avoit pcint dans l'Eglife de S. Marc, lors qu'il commençoit à fréquenter avec Raphaël. Enfin aprés avoir fait quelques Eleves qui imite- rent fa maniere, il mourut le 8. O&obre 1517. âgé de 4.. ans.
Le troiliéme Eleve de Roffelli, fut donc ce PIERRE furnommé de Cos iNo à caufe de fon Maître. Comme toutes les perfonnes n'ont pas de femblables inclinations ; on voit auffi que la plupart des Peintres fe propofent des fu- jets fort differens les uns des autres. Pierre qui avoit un amour pour les chofes fantafques, où l'imagination travaille davantage, repréfentoit ordinairement des Bacchanales , afin d'avoir la liberté en peignant des Faunes & des Satyres, de faire des figures & des actions tout extraor- dinaires. Il deffinoit des monflres & prenoit des corps, & même des jours & des ombres, ce qu'il y remarquoit de plus Strange & de moins commun. On le voyoit fouvent arrêté à conidcrer dans les animaux, dans les plantes, & dans une infinité d'autres chofes , ce qu'il y a de plus particulier , & où il femble que la Nature fe jo.u quand elk le s produit. D'au- tres fois il demeuroit des heures entieres à regar-
der
dcr des murailles, principalement celles que le temps a rendu pleines de taches ou d'ordures, y cherchant comme dans des nuages ce que le hazard repréfente de plus bizarre. Son efprit étant toujours rempli de mille extravagances, il étoit fuivi de tous les jeunes hommes de ce temps-là, qui lui faifoient la cour pour avoir des fujets de balets & de mafcarades. En effet il tcoit fi abondant en ces fortes de chofes, qu'en- core que les Chars de Triomphe fuffent déja en ufage dans Florence aux jours de carnaval, ce fut lui néanmoins qui les rendit plus communs & mieux accommodcz qu'ils n'avoient encore été & qui fût difpofer les habits, la mufique & les autres ornemens felon la nature du fujet, dont la beauté confilte principalement dans l'inven- tion & dans la bizarrerie des chofes qui lecom- pofent. On parle d'une forte de Mafcarade qu'il in- venta fur la fin de fes jours, qu'il rendit confide- rable par la repréfentation d'un Speâacle tout extraordinaire. Un peu avant le carnaval il s'en- fcrma dans unegrande Sale,, où il difpofa fi fe- cretement toutes les chofes neceffaires à fon defiein, que perfonne ne s'en apperçûit.
Le jour des réJouïifances étant venu, ou plutôt la nuit qui fuivit ce jour, devenant fort obfcure, le Triomphe qu'il avoit préparé com- mença de paroltre dans les rues de Florence% C'étoit un Char peint de noir & femé de croix blanches & d'os de mort. Il écoit tiré par qua- tre buffles, & tout au haut il y avoit une Figu- re tenant une faulx à la main. Cette Figure reprélcntoit la Mort qui avoit fous fes pieds plufieurs fepulchres, d'où fortoient à demi des
corps
corps morts & tout décharnez. Une infinité de gens vécus de noir & couverts de mafques, faits comme des têtes de mort, marchoient de- vant & derriere ce Char avec des flambeaux à la main. Comme ces lumieres éclairoient cette machine avec une force fi jufle & dans unedif. tance fi bien ménagée, que toutes chofes paroif- foient naturelles; vous pouvez penfer qu'il n'y avoit rien de plus furprenant ni de plus épou- vantable.
Je vous avoue déja, interrompit Pymandre, que 'invention de cette Mafcarade me femble fort étrange , & ne tomberoit pas dans l'efprit de tous les gens qui ne cherchent qu'à fe di- vertir.
Ce n'eff pas tout, repartis-je, pendant que ce Triomphe cheminoit dans les rues , on en. tendoit de temps en temps certaines trompettes fourdes, dont le iLn lugubre. & enroué fervoit de fignai pour faire arrêter cc Char & tout le cortege qui l'environnoit. C'étoit alors qu'on voyoit ces fepulchres s'ouvrir, & qu'il en for- toit, comme par une refurreaion , des corps femblables à d.s fqueletes qui chantaient d'un ton triite & lailguilant, un air qui commençait: Dolor, pianto, e penitenza , &c.
Ce Char étoit fuivi de plufieurs perfonnes déguifCes en forme de Morts, & montez fur des chev2ux les plus maigres qu'ils avoient pi rcncontrer. Ces chevaux étoient couverts de houfles noires avec des croix blanches; & cha- cun des Cavaliers avoit autour de lui quatre Eflafiers auffi déguifez en façon de Morts, qui po toient d'une main un flambeau, & de l'autre un étendart de taffetas noir rempli de croix blan-
ches,
ches, d'os & de têtes de mort.
De ce Char fortoient dix autres grands dra- peaux noirs qui trainoient jufqu'à terre. Après que cette troupe avoit fait une pofe, & pendant qu'elle marchoit, tous ceux de la fuite chan- toient d'une voix égale & tremblante, le Pfeau- me Miferere. Vous pouvez bien vous imaginer qu'un triom- phe de cette nature mit :l'épouvante dans la ville. Car la premiere fois qu'il parut, on ne s'imagina pas qu'un fujet fi trifle & fi lugubre pût être un divertiffement de carnaval. `Tou- tefois la nouveauté de l'invention, & la maniere, ingcnieufe avec laquelle toutes chofes étoient conduites, ne laifferentpas de plaire à beaucoup de monde, qui admira l'efprit & le caprice de l'Inventeur. C'eft, dît Pymandrc , que comme il y a cer- taines chofes aigres & ameres où le goût prend quelquefois autant de plaifir, qu'à celles qui font douces & délicates ; de même dans les paffe- temps il fe trouve certains fujets qui quoi que trites, donnent du plailir, lors qu'ils font con- duits avec jugement. Ainli quoi que les tragé- dies repréfentent des acions funeftes & ficheu- fes, elles ne laiffent pas de divertir les fpeâa- teurs ; & même pour demeurer dans des exem- ples de Peinture, j'ai fouvcnt vu des Tableaux où il n'y avoit rien que d'affreux & de difforme, qui arrêtoient agréablement les yeux, parce que ces fortes de chofes étoient repréfentées avec beaucoup d'art. Il y en a qui ont dit, repris-je, que ceTriom- phe fi lugubre cachoit unfens myfterieux, & n'a- Ivoit été fait que pour lignifier le retour des Me.
di-
dicis, qui alors étoient bannis de Florence. Car il y avoit déja quelques années que Pierre de Medicis n'avant ni l'efprit ni la prudence de fou pere & de fes ayeux, avoit perdu par fa mauvai. fe conduite cette grande autorité que les Cof- mcs & les Laurens s'écoient fi avantageufement confervée dans la ville de Florence. De forte même qu'au paffage que le Roi Louïs XII. fit cn Italie l'an I494, les Florentins obligcrent Pierre de Medicis à fortir de leur Etat, & à fe fauver avec fes deux freres, Jean Cardinal & Julien. Or leurs amis fouffiant avec doulcur un i longexil, fe fervirent, àce qu'on prétend, de ce trifie fpetacle, pour fignifier que les Me. dicis étant morts civilement devoient bien-tôt reffufciter, & c'étoit dans ce fens qu'ils vouloient qu'on expliquât ces paroles qui étoient dans la chanfon:
Morti fiam', cone vedte, Cosi morti vedremr' voi: Funrmo gia, cone voi fête; Goi farete core no;, &c. Comme fi par là on eût marqué leur retour dans leur maiton, & la dirgrace de leurs enne- mis. Ce qui en effet devoit être une efpece de mort pour ceux-ci, & une refurretion`pourles autres.
Mais à vous dire vrai, je croi plutôt que com- me naturellement les hommes font portez à rc- chercher dans les chofes paffées, des pronollics de ce qu'ils voyent arriver, auffi après le re- tour des Medicis, leurs amis furent bien aifesde rencontrer dans cette ation une elpecc de pro-
phe-
pherie, qui cût predit le rétabliffement de leur autorité. Car eni IfI2. Jean Cardinal de Me- dicis, par la faveur du Pape Jule II. rentra dans Florence, dépofa Soderin de fa diaatture, regla les affaires de la République à fa volonté, & en donna l'adminiftration à fon frere Julien. Je pourrois en vous parlant de Pierre de Co- iimo, rapporter plufieurs autres compofitions de Mafcarades, dont il fut l'inventeur; & pour vous faire voir combien il étoit fecond en ima- ginations , vous décrire des Tableaux où il ne peignoit que des monitres & des chofes grotef- ques, qu'il faifoit mieux qu'aucun autre Peintre. mais quelque foin que j'apportaffe à vous en fai- Ic un recit bien exaét, cela ne vous divertiroit pas. Je m'imagine, dît alors Pymandre , qu'un homme dont l'etprit étoit rempli de caprices fi étranges , devoi mener une vie bien extraor- dinaire. Il eft vrai auffi, repartis-je,qu'il vivoit d'une maniere fort particuliere, & ii je vous avois fait une image de Tes principales actions, vous con- noîtriez que c'étoit un homme dont l'humeur n'étoit pas moins bizarre que les Ouvrages. Mais je me contenterai de vous dire qu'aprés avoir vécu 80. ans, on le trouva * mort au pied de fon cfcalier. Le plus conliderable de fes Ele- ves fut André del Sarte. Je ne vous dirai rien d'un autre Peintre que l'onnommoitRAPHAELINO EL GARBO, qui vivoit en ce temps-là f. Je veux à préfent vous entretenir du grand RAPHA EL, & vous parler de cet homme célébre, qui a furpaffé tous ceux qui l'ont précedé, & qui n'a point eu
d'-' L'an 1Sz . t II mourut rl'n S1 4. agé de s . ans.
d'égal parmi ceux qui l'ont fuivi.
De la maniere, dît Pymandre , qu'on parle de lui, je ne doute pas qu'il n'ait été le plus grand de tous les Peintres. Cependant j'ai tou- vent ouï dire à plulieurs perfonnes , & à vous. même, que Michel-Ange a été le plus favant deffinateur qui ait jamais été, qu'il n'y a point de Coloris pareil à celui du Titien, & que per- fonne n'a fi bien peint que le Corege. Ainli Raphaël n'a donc pas poffedé ces autres parties auffi excellemment, que les Peintres que je viens de nommer.
Il me femble, répondis-je, que quand je vous ai parlé d'Appelle qui a paffé pour le premier Peintre de l'Antiquité, je vous ai fait remar. quer qu'il cedoit à Afclepiodore dans les pro- portions, & qu'Amphion le furpaffoit dans l'or- donnance. Toutefois Appelle écoit encore dans une autre confideration que ces favans hommes, par tant d'autres parties qu'il poffedoit, ne fe trouvant perfonne qui l'égalât dans ce grandfa- voir & cette haute fuffifance , qui le rendoient incomparable. De même l'on ne peut pas dire que Michel-Ange n'ait été un excellent deflina- teur, que le Titien & le Corege ne fuffent ad- mirables dans l'entente des couleurs, & dansla beauté du pinceau: mais Raphal s'eft tellement élevé au deflus de tous par la force de fon ge- nie, qu'encore que les couleurs ne foient pas traitées dans Ses Tableaux avec une beauté auffi exquife, que dans ceux du Titien, & qu'iln'ait pas eu un pinceau auffi charmant que celui du Corege; toutefois il y a tant d'autres parties qui rendent fes Ouvrages recommandables , que fans avoir égard à tout ce quc les autres Peintres
ont
ont fait de mieux, il faut confeffer qu'il n'y en a point eu de comparable à lui. Car fi quelques- uns ont excellé en une partie de la Peinture, ils n'ont fû les autres que fort médiocrement, & l'on peut dire que Raphaël a été admirable eil toutes. b
Pour ce qui eft de Michel-Ange, bien queje ne fois pas de ceux qui ont une averfion fi forte contre lui, qu'ils ne le croyent pas mériter le nom de Peintre, mais qu'au contraire je l'eftime un des grands hommes qui ayent-été; il faut avouer néanmoins que quelque grandeur & quelque fc- verté qu'il y ait dans fon deflein , il n'eft point fi excellent que celui de Raphaël, qui exprimoit toutes chofes avec une douceur & une grace merveilleufe.
Il ne lui échapoit jamais rien de ce qui pou- voit fervir à l'embelliffement & à la perfe&ion de fes Peintures. Il favoit fi bien mettre fes fi- gures en leur place, que dans la composition de fes Tableaux on y voyoit une beauté d'ordon- nance qui ne fe rencontre point ailleurs. Il peut bien erre qu'il n'ait point deffiné un nud plus doâemcnt que Michel-Ange; mais fon goût de deffiner eft bien meilleur, & plus pur. Je fai bien encore, comme je viens de vous dire, que fa maniere de peindre n'eft pas fi excellente ni fi grande que celle du Corege; & quoi qu'il ait fort bien entendu la force des lumieres & la beau- té des couleurs, il n'a point eu un contrastede clair & d'obfcur, ni un choix de teintes auffi fier & auffi net que le Titieu. Mais fi Raphaël ne poffedoit pas ces parties auffi parfaitement que ces Peintres, il en avoit tant d'autres rares & admirables, que le défaut de celles-là ne pa-
Tom. L I roît
roît point parmi un fi grand nombre de bcautec qui brillent dans fes Ouvrages. Il favoit faire choix de ce qu'il y a de plus parfait dans les corps pour en former fes figures; & quoi qu'il ne re- cherchât pas tant à y faire paroître de la fierté & de la force, que de la grace & de la douceur, il obfervoic néanmoins certaines chofes, qui les rendoient grandes & nobles. En forte que dans ce qui regarde le choix des fujets , la compoli. tion des ordonnances, la dilpolition des attitudes, les airs de tête , les accommodemens des drap- peries, & tous les ornemens qui peuvent enri- chir un Ouvrage, il y apportoit tant de foin & y travailioit avec tant d'art & de jugement, que c'eit par là qu'il a furpafle tous les autres Pein- tres.
Commc il y a des beautez qui ne confidlent pas feulement dans la proportion des parties, mais auffi dans la varieté & dans le co.ntrafle de ces parties les unes auprès des autres , c'eft de cette varieté agréable & de ce contraefiei élegant, que lcs Tableaux de Raphaël reçoivent un éclat mcr- vciileux. Mais outre ces belles qualitez qu'on y remarque, on y voit encore une expreffion qu'on ne peut ailcz admirer. Comme cette partie elt compofée du gefle & de l'acion de tous les mem- bres du corps , & particulierement des paffions qui paroiflent iur le vifage, on voit dans toutes les figures les acions du corps & les mouvemens de l'ame fi bien exprimez, qu'il n'y a perfonne qui ne connoi/E d'abord tout cequ'elles veulent repréfenter. Et ce qui eft tout particulier àcet excellent honrm e, c'elt qu'on ne voit rien de lui où l'on ne puiffe remarquer une fage conduite, une force de jugement, une beauté,& unegrace
ad-
admirable, de forte que non feulement tout y paroît naturel, mais dans un beau naturel.
Je trouve que celui qui a dit que les hommes fe peignent eux-mêines dans leurs Ouvrages, a parfaitement bien rencontré à l'égard de Ra- phaël. Car on rapporte dc lui qu'il fembloit qu'à li naiffance les Graces fuffent defcenduës'du ciel pour le fuivre par tout, & lui fervir de fidelles compagnes pendant fa vie; ayant toûjours paru gracieux dans fes ations & dans Tes moeurs, aufii- bien que dans tes Tableaux; de forte que la douceur, la politeffe & la civilité, ne rendoient pas fa perfonne moins chere à tout le monde, que fes Peintures rendoient fon nom célébre par toute la terre.
Comme je n'ai pas entrepris de faire exa&e- ment la vie de tous ces grands Peintres: mais de remarquer feulement la fuite & le progrés de la Peinture, je ne m'étendrai pas à parler deRa- phaël, autant qu'un fi beau fujet femble le de- firer. Je vous dirai fa naiffance, quelque cho- fc de tes Ouvrages, & enfin fa mort précipitée.
Raphaël étoit originaire de la ville d'Urbin, où il vint au monde le jour du Vendredi Saint de l'année I483. Il eut pour pere Jean deSanti Peintre de profeffion: mais qui jugeant bien n'ê- tre pas affez capable pour infiruirefon fils, dont la beauté de l'efprit parut dés tes premieres an- nées, le mit avec Pietre Perugin qui étoit alors en grande eftime. Ce nouveau difciple ne fut pas long-temps avec fon maître , que non feu- lement il l'égala dans la fcience de ton Art, mais qu'il le furpaffa de beaucoup. Il commen- çoit dc donner des marques de la grandeur de lbn genie, lors que le Pinturicchio , qui étoit
1 z fon
fon ami, le mena à Siene, où il travailloit dans la Librairie dont je vous ai parlé. Néanmoins Raphaël n'y demeura guere, & ne fit pas les car- tons de tous les Tableaux, comme le Pinturic- chio eût bien defiré, parce qu'il s'en alla àFlo- rence pour voir ce que Michel-Ange & Leonard de Vinci v faifoient alors. Comme le fejour de Florence ne lui parut pas moins agréable, que les defieins de ces deux grands hommes lui femblerent excellens, il rétolut d'y demeurer quelque temps , pendant lequel il fit plufieurs Tableaux. Enfuite il retourna à Urbin, & de là paffa à Peroufe où il fit quantité d'Ouvrages, & puis revint encore à Florence. Ce fut alors qu'il commença à changer de maniere, en voyant les Peintures de Michel-Ange & de Leonard.
Je ne doute pas, interrompit Pymandre, que Raphaël ayant l'efprit auffi beau que vous le di- tes, ne profitât beaucoup des exemples de tant d'excellens Peintres qui étoient alors à Floren- ce, & que ces deux grands hommes quitravail- loient à l'envi l'un de l'autre, ne lui ferviflent d'un puiffant éguillon pour l'exciter à bien faire.
Il eit vrai auii , pourfuivis-je, qu'il ne per- dit point de temps, & que de jour en jour il s'a- vanca de telle forte, que quittant tout-à-fait fa premiere manicre, il fit des Tableaux d'un goût beaucoup meilleur que fes premiers. Auffi à mefure qu'il excelloit dans fon Art , fa réputa- tion augnentoit par toute l'Italie.
Pendant qu'il peignoit tantôt à Peroufe, tan- tôt à Florence, Bramante fon parent, & l'un des fameux ArchiteEtes de ce temps-là , étoit employé à Rome par Jule II. Ce Pape faifant travailler plufieurs Peintres, Bramante lui pro-
po-
pofa Raphaël pour peindre au Vatican; ce que le Pape ayant agréé , Bramante en écrivit à Raphaël qui partit auffi-tôt pour fe rendre à la Cour du Pape , où il fut reçu avec beaucoup de careffes. Il trouva quantité d'Ouvrages com- mencez dans le Palais , où plufieurs Peintres *travailloient alors. Il fe mit à peindre com- me eux, & le premier Tableau qu'il fit fut ce- lui qu'on appelle l'Ecole d'Athenes, qui eft dans la chambre de la Signature. EnfUite il en pei- gnit un autre dans le même lieu, où l'on voit E S u s-C HR I S T ,la Vierge, & plufieurs Saints aflis fur des nuages, & au defTous des Do&eurs & des Evêques qui font à l'entour d'un Autel fur lequel le S. Sacrement eft expofé.
D'un autre côté il repréfenta l'Empereur Juf- tinien qui donne les Loix à des Dodeurs pour les examiner. Et dans un autre Tableau, il a peint le Pape Gregoire IX , qui donne les Décretales; C'eft dans ce Tableau qu'il a re- préfenté au naturel Jule II , le Cardinal Jean de Medicis, qui fut le Pape Leon X , & plu- fieurs autres perfonnes qui vivoient alors.
Je ne vous décrirai point plus particuliere- ment toutes ces Peintures. Je me fouviens du plaifir que vous preniez autrefois à les voir, lors que nous patiions fi agréablement des heures entieres dans ces Sales du Vatican.
Je vous avoue, dît Pymandre, que la penfée m'en eft encore tout-à-fait douce; & à préfent que vous m'en parlez, il me femble que jevoi devant moi ces beaux Ouvrages , où tout i- gnorant que je fuis,, je trouvois tant de char-
I 3 mes Pietro della Erancefca, Luc de Cortone, ietro della Gatta, Abbé de S. Clemet, & le Bramantin, Milanois,
mes que bien fouvent je vous y arrêtois , peut- ctre plus long-temps que vous n'euffiez voulu.
Tant s'en taut, repartis-je; je ne les voyois qu'à demi, & il me refte un fecret déplaifir de ne les avoir pas encore affez bien confiderez.
CeDendant, continua Pymandre, quoi que je les aye encore comme devant les yeux, je n'ai pas affez de lumiere pour y découvrir ton- tes les chofes que vous m'y faifiez remarquer. J'attens donc que vous recommenciez tout de nouveau, & comme fi nous étions encore affis far les bancs qui entourent ces Sales, que vous en obfervicz toutes les beautez.
Nôtre entretien feroit trop long, repris-je, s'il faloit m'arréter, comme nous faifions en ce temps-là, fur toutes les diverfes chofes que nous regardions. Quel foin ne preniez-vous point à confiderer jufqu'aux lambris & aux fenêtres de ces chambres ?
J'avoue, dît Pymandre, que j'admirois cet- te menuiferie, non feulement parce qu'elle eft de marqueterie & faite de pieces de rapport, mais à caufe que dans tous les panneaux, il y a des perfpecives & une infinité de chofes que vous-même efftimiez aflèz.
Il eft vrai auffi, pourfuivis-je, que cet Ou- vrage eft fort bien travaillé: car le Pape qui vouloit que la beauté de la menuiferie répon- dit à l'excellence des Peintures, fit pour cela venir de Verone un Religieux nommé frere Jean, qui pour lors n'avoit point de pareil à bien couper le bois.
C'étoit dans cette même chambre dont je viens de parier, que vous regardiez un jour fi attentivement les portraits des anciens Poctcs
qui
qui font dans ce Tableau où.le Parnaffe eft re- préfenté; & qu'en confiderant particulierement Homere, Virgile, le Dante , Petrarque , & quelques autres, vous nous fîtes un favant dif- cours fur la differente maniere d'écrire de ces grands perfonnages.
Après que Raphaël eut achevé cette cham- bre, il travailla à d'autres Ouvrages pour quel- ques particuliers. Il fit cette célébre Galatée pour un Marchand de Siene nommé Auguflin Ghifi, à qui appartenoit le lieu où elle et en- core à préfent. Il travailla à ce Prophete qui eil dans ]'Eglife des Auguftins; & ce même Ghifi lui fit faire ces belles Peintures qui font à Nôtre-Dame de la Paix.
Ne font-ce pas, dît Pymandre, ces Prophe- tes & ces Sibylles que l'on voit à main droite en entrant dans l'Eglife, & qu'on dit que Ra- phaël avoit faites ou imitées d'après Michel- Ange? C'eft de ces mêmes figures dont je par- le, répondis-je; & il eft vrai qu'en ce temps- là les ennemis de Raphaël publierent par tout qu'il ne les avoit peintes qu'après avoir vû ce que Michel-Ange avoit fait au Vatican. Car on favoit bien que Michel-Ange s'étant retiré à Florence, pour les raifons que je vous dirai en parlant de lui, Bramante qui favorifoit Raphaël en toutes chofes,lui donna la clef de la Cha- pelle-Sixte, pour voir ce que Michel-Ange a- voit commencé d'y peindre. Ce qui donna lieu de dire qu'il en avoit tiré beaucoup d'inftrution; parce qu'en effet il changea tout d'un coup de maniere , & donna à fes figures plus de force & plus de grandeur qu'auparavant. Et Michel- Ange ayant fû que c'étoit par le moyen de Bra-
1 4 man-
mante que Raphaël avoit vu & examiné fc-s Pcin- tures, il en fut fâché contre lui , croyant qu'il lavoit fait pour lui nuire. Mais quoi qu'il en foit, il edt vrai que les figures qui font à Nô- tre-Dame de la Paix , font des plus belles que Raphaël ait peintes.
M'étant un peu arrêté ,. Pymandre me dît; Pour moi je trouve Raphaël bienloiable des'é- tre fi heureufement fervi des chores qu'il avoit vûës. Et quand même il auroit dérobé lafcien- ce de Michel-Ange, c'elt une efpcce de larcin, qui bien-loin d'être puni, meritoit une recorn- penfl. Car quoi qu'on laifiè à cetteheure tou- tes les chambres du Vatican ouvertes, je necroi pas qu'Àl y ait beaucoup de larrons affez habiles, pour faire à l'endroit de Raphaël , ce dont on l'accufoit à l'égard de Michel-Ange , & qui au fortir de ces lieux aillent faire ailleurs des Ta- bleaux qui furpafient en beauté ceux qui ornent ccs grandes Sales. Les Amis de Michel-Ange diront ce qu'il leur plaira au desavantage deRa- phaëi: mais pour moi je le tiens en cela un hom- me merveilleux, s'il elt vrai que pour avoirre- gardé en paffant les Ouvrages de ton competi- teur, il en ait fi bien profité, qu'auffi-tôt il ena fait d'autres encore plus excellens. Non , non, on peut dire dans une telle rencontre, que l'i- mitateur eft plus à prifer que celui qu'on imite. Hc quoi! Michel-Ange avoit peut-être travaillé cinquante ans aprés l'antique & le naturel, & s'écoit rendu un excellent homme: cela eft di- gne d'une grande louange, je l'avoue. Mais. Ra- phaël n'a tait que découvrir la toile qui cachoit les Ouvrages de Michel-;Ange, & à l'hcure mê- me cn ]e voulant imiter il l'a furpaffé de beau-
coup;
coup: c'cfl ce qui eft digne d'admiration & quafi. incroyable. Et pour moi je trouve que la plain- te dc Michel-Ange éroit un éloge pour Raphaël v qui faitbit paroître par là l'excellence de fon ju- gement, & la force de Ion efprit.
Comme Pymandre cut fini ce difcours qu'il poulfoit avec chaleur,. je ne mis à foûrire , & lui dis: Je voi bien que vous prenez le parti de celui dont je parle préfentement, & que vous donneriez volontiers un Arrêt décifif contre Michel-Ange, fi l'on vous prenoit pour juge de ces deux Peintres. Mais quand je vous dirai une autre fois les excellentes parties de celui-ci , ne ferez-vous point alors pour lui contre Raphaël ? Je ferai, repliqua-t-il, pour celui qu'il vous plai- ra; car j'aurai toûjours de l'ellime pour tous ceux dont vous me direz du bien, & ainli vous porterez mon efprit de qucl cô.é vous voudrez.
Il faut donc, repartis-je, vous laiffermaintc- nant bien perfuadé du mérite de Raphaël , qui en effet étoit alors l'admiration de tout le mon- de. Car ce fut en ce temps-là que s'élevant en- core plus haut qu'il n'avoit fait , il acheva cette chambre qui eft la feconde aprés la grande Sale. il y fit l'hifloire miraculeufedu Saint Sacrement d'Orviette ; le Tableau. où Saint Pierre efl re- préfenté lors que l'Ange le délivre des prifons; cette autre grande hifoire d'Eliodore, qui pilla le Temple de Jerufalem par le commandement d'Antiochus ; & les autres. Tabclaux qui font dans la voûte de cette chambre.
Il fembloit que la mort de Jule IL qui arri- va*pour lors, dût interrompre le cours de ces beaux Ouvrages.. Mais Lcon X. qui lui fuccc-
1 5 da, 'Le 2z. Février i'sr .
da, n'ayant pas moins d'amour pour les Arts, que fon prédeceffeur, obligea Raphaël de con- tinuer fon travail. Ce fut au commencement de ton Pontificat qu'il fe mit à peindre ce beau Tableau qui eft dans la chambre qui fuit celle dont nous avons parlé, où il arcpréfenté l'hif- toire d'Attila. Cet Ouvrage paife pour être tout peint de la main de Raphaël, & un des plus beaux qu'il ait faits dans le Vatican. En effet, non feulement l'ordonnance en efi admirable, mais toutes les parties de cette composition font fi convenables au fu;et, & l'expriment fi digne- ment, qu'il n'y a rien qui ne ferve à le perfec- tionner. La Situation du lieu, la Cour duPa- pe, celle qui accompagne Attila, leurs habits, leurs chevaux, & généralement tout ce qui pa- roît dans ce Tableau eft exécuté avec un foin & une conduite merveilleufe. Je croi que vous vous fouvenez bien encore de ccs deux figures qui font en l'air, avec l'épée à la main. Ce font celles, me dît Pymandre,qui repréfeentnt com- me S. Pierre & S. Paul s'oppofent à Attila, & dont le Peintre a enrichi fon Ouvrage par une licence qu'il a cru lui être pernife.
Quand ce feroit, pourfuivis-je, une liberté qu'il auroit prife, je ne croi pas que perfonne y pût irouver à redire, puis qu'elle eft tres-con- tfrme à fon fujet, & de celles qui donnent de l'ornement & de la grace à de femblables Ou- vrages. Mais ce n'eit pas une chofe que Ra- phaël ait inven.ée, puis qu'il y a des hittoriens qui l'autonfenr. Car ils rapportent qu'Attila ayant traverfr les Alpes, defcendit en Italie avcc une armée fi furiefe , que comme un torrent elle rav-geoit tous les lieux par où elle paffoit.
Il
Il n'y avoit que quarante ans qu'Alaric avoit faccagé Rome, lors que ce nouveau fleau deDieu fe dilpofoit à faire la même chofe, fans que l'Empereur Valentinien qui regnoit alors, pût refilter à un fi puiffant ennemi. MaisDieu qui par des moyens fccrets & invifibles prend plaifir àrenverfcr les puiffances qui paroiffent les plus formidables, fe fervit alors de ce qui fembloit le plus foible & le moins propre pour arrêter les progrés d'un Conquerant fi redoutable. Les prieres & les foûmifilons de Saint Leon furent les feules armes qui'abatircnt l'orgueil d'Attila, & qui furmontcrent cet ennemi qui fe croyoit invincible. Car Dieu ayant fait connoître en fonge à l'Empereur, que le falut de Rome étoit refcrvé au Pape Leon, qui feul pouvoit s'oppo- fer à la fureur de ce cruel Tyran, Valentinien alla trouver ce faint Pontife, qui fe difpofa auffi- tôt d'obeir aux volontez divines.
Il fort de la ville fans penfer au peril où il s'expofoi , & accompagné d'un petit nombre d'Eclefiaftiques & de Citoyens Romains, s'ache- mina vers l'armée d'Attila. CePape venerable par fa vieilleffe & par la fainteté de fa vie, s'é- tant prétenté devant ce Roi, fe jetta à les pieds, & les larmes aux yeux & les fanglots à la bou- che, le fupplia avec tant d'inftance de nepalfer pas plus outre, que ce Prince, qui un peu de- vant portoit la terreur de toutes parts, demeura lui-même tout épouvanté; fe fentant touché in- terieurement par une puiifance fecrette. Il s'a- doucit de telle forte à la voix de ce grand Saint, qu'il arrêta ton arm-e, & content d'un petit trir but qui lui fut accordé, retourna fur fes pas, comme fi les larmes de Leon eulfent formé de-
I 6 vant
vant lui une mer capable d'empêcher fon paffage.
Un changement li vromt furprit tous ceux de fa fuite , qui ne pouvoient comprendre com- men: ce Prince s'arrêioit de la forte à la priere d'un Prêtre, aprés avoir furmonté tant d'obfia- cles, & dans le temps où ils croyoient tous al- ler jouïr dans Rome de la gloire & des trefors qu'ils avoient recherchez, & comme aquis par tant de fanglantes vitoires. Et parce qu'ils ne purent s'empêcher de lui témoigner leur éLonne- ment, il leur dit: Qu'il avoit vû à côté duPa- pe deux vaillans Chevaliers, dont la voix &les regards n'avoient rien d'un homme mortel, lef- quels tenant chacun une épée nue à la mainl'a- voient menacé de le faire perir, fi. réfiftant da- vantage aux priercs de Leon, il prétendoit paf- fer outre. Ce fut ce qui fit croire aux Chrétiens que ces deux généreux Combattans étoient S. P;erre & S. Paul , qui parurent alors pour la décenfe de iEglife, & de la ville de Rome.
Cependant admirez, je vous prie, quel étoit l'endurciffemcnt de ce Prince. Cette vifion l'é- pouvante & 'arrête; & néanmoins elle ne tou- che point fon aime,& ne change point fa mau- vaife vie. Au contraire, lors qu'il s'en retour- noir, & que l.s principaux de fa Cour lui re- prochoient, comme une ahion honteufe, la pais qu'il avoit accordée au Pape, il leur répon- dit, fe moquant de lui: Qu'ils ne devoient pas s'étonner s'il avoit déferé quelque chofe au Roi des boêes, pour qui tous les autres animaux, parlant des Catholiques, avoient de la crainte & de la veneration. Mais cette raillerie pleine d'impieté, & tant de fang qu'il avoit fi cruelle- ment répandu, ne demeurerent pas long-temps
im-
imnpunis;. car auffi-tôt qu'il fut de retour en Hon- grie, i1 Cpoufa une fort belle Dame nommée Hildide; & dés la premiere nuit de fes noces, comme il s'étoit rempli de viande & de vin, illuiiprit un faignement de nez qui le fuffoqua.
Or pour revenir à la Peinture que Raphaël a faite fur le fujet d'Attila , on y voit S. Pierre & S. Paul foutenus en l'air, & l'on. remarque fur le vifage de ces Apôtres une certaine- fier- tc & une hardieffe que le zele de la gloire de Dieu répand d'ordinaire fur le front de ceux qui font émûs d'une fainte colere. Pour At- tila, on le voit tout furpris & tout épouvanté, ayant devant lui des ennemis fi redoutables. Il les regarde avec un vifage effrayé, & fe détour- nant le corps en levant en même-temps les mains en haut , il femble qu'il veuille fuir & parer leurs coups. Il ne paroît pas moins d'effroi dans l'aaion que fait fon cheval. Raphaël a pris plaifir de bien peindre ce cheval , & quelques autres qui font dans ce Tableau. Il y en a un ifabel & blanc qui femble s'emporter. On voit comme le Cavalier qui eft deffus s'efforce de le retenir. Ce Cavalier eft vêtu de ces fortes d'habits faits en forme d'écailles, & tels qu'il y en a dans la Colomne Trajane : car ce fa- vant Peintre ne manquoit jamais de faire fer- vir les chofes que l'Antiquité lui fourniffoit, quand il trouvoit occafion de les placer à pro, pos, & qu'elles convenoient bien à fon fujet.
La plus grande liberté que Raphaël a prife, eft de n'avoir pas peint dans ce Tableau l'hu- milité avec laquelle S. Leon alla trouver Atti- la: car il eft bien vrai qu'il n'avoit pas un ap- pareil aufli pompeux qu'il le repréfente. Il étoit
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vêtu de fes habits Pontificaux, il avoit fa Mi- tre fur fa tête, & faifoit porter devant lui une Croix d'argent; mais ces grands manteaux, cet- te pourpre, & cette fuite d'eftafiers n'étoic point alors en ufage.
Bien que dés le temps du Pape Pontien*, il y eût trente-fix Prêtres dans Rome que l'on nommoit Cardinaux, toutefois le titre de Car- dinal n'étoit pas une qualité éminente comme elle eft aujourd'hui. Ce ne fut que fous Ser- gius IV. que les Cardinaux commencerent à recevoir de plus grands honneurs; encore n'ont- ils été diftinguez dans l'Eglife par ces titres & ces marques extraordinaires, que du temps d'In- nocent IV. + qui ordonna que dans les ceremo- nies ils iroient àcheval, & porteroient des cha- peaux rouges pour lignifier qu'ils étoient prêts de répandre leur fang pour la défenfe de l'Egli- fe. Mais Paul II. t qui a furpaffé tous fes pré- deceffeurs en magnificence dans fon train, dans fes habits & dans fa thiare enrichie de perles, de diamans, & d'autres pierreries d'un prix in- eftimable, voulant auffi augmenter la pompe des Cardinaux leur fit porter la roberouge avec cette forte de cape qu'ils mettent par deffous leurs chapeaux dans les cavalcades. Comme Raphaël ,pour repréfenter S. Leon, a peint Leon X. & pluiieurs Cardinaux qui vivoient alors, il a voulu les faire paroître avec leur éclat & leur magnificence ordinaire, & non pas dans cette premiere fimplicité chrétienne où étoit le Pape S. Leon & les Prêtres qui l'accompagnoient.
C'étoit en ce temps-là que Raphaël fit cette Vierge que vous avez vûu dans le Palais Far-
nefe x En 23 ; tEa z. . Ceé Palec en inr-
nefe, ce beau portrait de Leon X. accompagné du CardinalJule de Medicis, & du Cardinaldc Roffli, & une infinité d'autres Tableaux que l'on tranlportoit en pluiieurs lieux d'Italie ; & com- me eLs biens augmentoient de même que fa ré- putation, il fit bâtir fa maifon qu'on voit in Borgo. .
Mais le mérite de cet excellent homme n'é- toit pas renfermé feulement dans l'Italie: le bruit de fon nom avoit paffé les Alpes,& s'étoit répandu en France, en Flandre, &en Allema- gne. Ce fut ce qui porta Albert Dure , très- excellent Peintre Allemand , à rechercher fon amitié, & pour gage de la fienne, lui envoya fon portrait avec toutes les pieces qu'il avoit gra- vces.
Raphaël ayant vi les Eflampes d'Albert, ré- folut de faire auffi graver quelques-uns de fes deffeins, connoiiiant bien qu'il n'y a rien deplus avantageux, pour montrer à tout le monde ce qu'un favant homme peut produire, & même pour multiplier fes Ouvrages prefque à l'infini.
Il fit donc apprendre à graver à Marc-An- toine de Boulogne, qui fous fa conduite mit au jour le martyre des Innocens, un Neptune, une Cene, & plufieurs autres pieces. On vit enfuite un autre Marc de Ravenne,& Auguliin Venitien, qui graverent auffi d'après Raphaël. Et Ugo da Carpi homme ingenieux & plein de belles inventions, s'étant mis à graver fur le bois trouva le fecret de faire paroître dans les Eftampes, les demi-teintes, les ombres & la lumiere, comme dans les deffeins qui font la- vez de clair & d'obfcur. Nous fommes rede- vables à ces premiers Inventeurs de la gravure
de
de tant de chofes que l'on a mifes, au jour de- puis ce temps-là, & que nous n'aurions jamais eues, puis que dans ce beau recueil d'Eitampes que Mr. de MIarolles Abbé de Villeloin, a pris foin de faire avec une dépenfe confiderable; i! en compte jufqu'à 74o. qui ont été gravées feu- lement après les Tableaux ou. les deffeins de Raphaël.
Il peignit encore alors un Chrift portant fa croix , qui fut envoyé en Sicile ; & quoi qu'il s'occupât à divers Tableaux particuliers, cela ne l'empêchoit pas de continuer les Ouvrages du Vatican, où il travailloit à la chambre qu'on nomme de rorre Borgia.
Comme dans l'autre chambre dont je vous. ai parlé, il avoit rcpréfenté le grand S. Leon, dans celle-ci il peignit Leon IV.. qui fut un Pape tr s-illurfre en fainreté , & que fes vertus ' éleverent à cette dignité fouveraine aprés la mort de Sergius I[. Son Pontificat fut recom- mandable par fes belles aaions & par les mi- racles que Dieu lui h- operer. Il y en eut deux entre auties trés-confiderables , & par lefquels il ne fauva pas la vie à une feule perfonne, mais à. une infinité de peuples.
Ily avoit dans la voûte de l'Eglife dc Ste. Lucc une efpece de Bafilic, dont l'haleine répandoit un venin fi fubtil qu'elle infeaoit tous les lieux circonvoifins, & portoit la mort dans le cour de tout le monde. Comme l'on ne trouvoit point de remede à un mal fi funele, S. Leon implora le fecours du Ciel, & s'étant mis en prieres chaffi ceferpent, & délivra le peuple de Rome des maux qu'il fouffroit tous es joursde ce dangereux animal.
L'on Ena Si6.
L'on connut.encore quelle étoit la vertu de ce grand Saint, lors qu'un furieux incendie arriva dans un quartier de Rome appellé Borgo vecchio. Le feu avoit déja réduit en cendre plufieurs maifons, & menaçoit l'Eglife deSaint Pierre, fans qu'on pût s'oppofer à un fi horri- ble embrafement. C'eft ce dernier miracle que Raphaël a repréfenté dans l'un des côtez de cette chambre, où S. Leon clt aux loges de fon Palais qui éteint le feu en donnant fa bencdic- tion.
Avec combien de plaifir confiderions-nous autrefois les belles exprelfions qui font dans ce Tableau. On y voit un jeune homme qui porte un vieillard fur fes épaules , qui paroît tel que Virgile décrit Anchife, lors qu'Enéc le fauva de la fureur des Grecs. Le corps de ce vieil- lard eft une des parties les plus confiderables de ce Tableau, car tous les nerfs & les mufcles y font exprimez avec une fcience & une force de deffein fi admirable, que cette feule figure peut faire connoître combien RaphaEl étoit favant dans l'Anatomie. Vafari & l'Ecole de Floren- ce ne veulent pas avouer qu'elle foit deffinée avec autant de force que celles de Michel-An- ge: mais je ne ferai pas difficulté de dire qu'il y a bien un autre art dans les figures de Raphaël, que dans celles qu'ils vantent fi fort; & cet art eli d'autant plus merveilleux, qu'il eft plus ca- ché que celui de tous les autres Peintres.
On voit dans la mêmechambre le port d'Of- tie affiegé par les Sarazins. Leon IV. s'occupoit dans Rome aux foins dignes d'un veritable Chef dc l'Eglife, quand il apprit que ces Infidellcs tmoient en mcr avcç une puitfante armée, à
def-
deflfin de defcendre en Italie, & de venir fac- cager Rome. Il partit auffi-tôt pour fe rendre à Oitie, où il les attendit en réfolution de les combattre; ce qu'il fit, en effet, avec le peu de gens qu'il avoit conduits, '& le fecours des Napolitains & des peuples voifins, qui n'étoit pas fort cortiderable. Miais il elt vrai que la feule préfence de ce grand Saint valoit beaucoup mieux que des Leions de foidats, puis qu'il avoit de fon côté l'afiftance du Dieu des batailles, dont le bras eit invincible.
Lors qu'on vit paroître les voiles de cespeu- ples barbares, le Pape fe mit à la tête de toutes fes troupes, & par un difcours plein d'éloquen- ce & de pieté anima leurs courages & remplit leurs coeurs d'une vaillance toute chrétienne. Enfuite il leur diftribuale pain des forts, en leur faifànt recevoir le corps de Jefus-Chrift. Aprés avoir fait fa priere à Dieu il donna la benedic- tion à toute l'armée ; & le figne qu'il fit de la fainte Croix fut le fignal du combat , & l'heu- reux préfage de la vitoire qu'il remporta.
On vit donc auffi-t6t les Chrétiens fe fondre & s'attacher aux Infideles; & c'eft cette fanglan- te bataille que Raphaël a repréfentée dans ce Tableau, où l'on peut remarquer les vaiffeaux des deux armées qui fe font une cruelle guerre.
Je ne m'arrêterai pas à vous faire une def- cription exacte de cette Peinture: mais je vous dirai qu'en penfant à cet Ouvrage , je ne puis aflez admirer combien Raphaël étoit habile à repréfenter toutes fortes de fujets. Dans ceux où il ne faut que de la grace & de la douceur, il furpaife tous les autres Peintres; & quand il traite des compofitions d'hiftoires qui deman-
dent
dent des aEtions plus fortes & plus fieres , per- fonne ne l'égale.
Car fi d'un côté l'on confidere dans le Ta- b'eau dont je parle, avec quelle valeur les Chré- tiens attaquent les Infideles; fi l'on obferve les diverfcs poilures des foldats qui traînent des pri- fonniers, leurs mines , & leurs habits differens de ceux des matelots; & que de l'autre on re- garde comme il a bien repréfenté la crainte, la douleur, & la mort même fur le virage des vaincus; on avoueraque l'art nepeut aller plus loin qu'il l'a porté.
Raphaël s'eft fervi du portrait de Leon X. pour repréfenter Leon IV. comme il avoit fait dans le Tableau d'Attila pour peindre Leon L
Il y a encore dans ce mrme lieu deux Ta- bleaux; dans l'un on voit comme Leon X. fa- cre le Roi François I. & dans l'autre comme il le couronne. Le Pape, le Roi , les Cardi- naux, les Ambaffadeurs, & p:uiieurs Seigneurs & Officiers y font peints au naturel, & vêtus à la mode de ce temps-là.
Je ne voi pas, interrompit Pymandre, pour- quoi Raphaël a traite ces deux fujets: car je n'ai pas remarqué que ces ceremonies ayent été obfervées à Boulogne, lors que Leon X. & François I. s'y rencontrerent en IxiS.
Bien que Vafari, pourfuivis-je, parle de ces Tableaux comme s'ils avoient été faits pour reprérenter en effet le Sacre & le Couronne- ment de François I. je ne doute pas néanmoins qu'il ne fe foit trompé en cela,ainfi qu'il a fait en beaucoup d'autres chofes. L'on peut plutôt préfumer que comme Raphaël a repréfenté le Pape Leon X. dans les autres hifloires que je
vous
vous ai rapportées, il le peignit encore ici , & fit le portrait de François I. qui vivoit alors, pour faire voir, non pas le Sacre de ce Roi, mais ce qui fe pafla autrefois dans l'Abbaye de S. Denis , lors que le Pape Etienne II. ayant été contraint de venir en France implorer le fe- cours de Pepin contre Aftulphe Roi des Lom- bards , qui le perfecutoit ; il le facra de nou- veau Roi de France, & difpenfa* les François du ferment de fidelité qu'ils devoient à Childe- ric, auquel il fit en même-temps faire les voux pour être moine.
Dans la Peinture qui eft de l'autre côté, il a peut-êrre voulu peindre la ceremonie faite à Rome le jour de Noël, quand le Pape Leon III. couronna t Charlemagne &le déclara Em- pereur des Romains. Car comme l'Eglife de Rome, & les Papes en particulier ont reçu des Rois de France, non feulement la plus grande partie des biens qu'ils poffedent, mais encore toute leur autorité temporelle , & leurs plus beaux privi!eges: Leon X. fut bien aifc de faire peindre ces deux ations fi célébres & fi glorieufes à fes prédeceicurs, dans un temps où un grand Roi de France : venoit encore de donner à l'Eglife des marques de fa picté & de fon obeïfrance, & où le Peintre trouvoit occa- fion de le repréfenter auffi lui-même en la per- fonne d'un faint Pape, dont il portoit le nom.
La voûte de cette chambre eft de la main de Pietre Perugin. Raphaël ne voulut jamais y tou- cher, croyant être obligé de la conferver par l'amour & la reconnoiflànce qu'il devoit. à fon maître.
MAais quoi qu'il fut alors dans une haute
for- *Ea s53, tEn Soi. t FranSois I.
fortune, & dans une réputation qui furpaffoit celle de tous lesPeinrres;qui avoient été avant lui, toutefois il ne bornoit pas fes penfées à l'état préfent des biens & de l'eftime qu'il pof- fidoit, & fe contentoit encore moins des con- noiffances qu'il avoit aquifes dans fon Art. Au contraire, comme il favoit que dans le chemin' de la vertu celui-là recule qui n'avance pas, il s'efforçoit d'y faire tous les jours de nou- veaux progrds. Il employoitpour cela les biens qu'il avoit gagnez par fon travail, & les lumie- res qu'il avoit aquifes par fes études. Ne pou- vant lui feul recueillir, comme il eût bien vou- lu, tout ce qu'il y a de plus admirable dans les productions de la Nature, & dans les Ou- vrages de l'Art, dont la fpeculation eft la prin- cipale nourriture de l'efprit, & dont l'étude cl fi neceffaire à un Peintre ; il occupoit diverfes pcrfonnes à deffiner ce qu'il y avoit de plus beau en Italie , foit dans les différentes vuûs des paYrages, & des lieux les plus agréables , foit. dans les Temples & dans les Palais , foit dans les Peintures anciennes, foit dans les bas-reliefs & les ftatuës antiques. Car alors on voyoit en- core, non feulement dans Rome, mais dans les ruïnes de la ville Adriane proche de Tivoli, à Pouzzole au Royaumie de Naples, & en plu- fieurs autres endroits , quantité de chofes an- tiques, tant de Peinture que de Sculpture, qui ne fe trouvent plus, & qui écoient d'une beau- té excellente. L'on a meme accufé Raphaël & d'autres Peintres de ce temps-là , d'avoir brifé beaucoup de bas-reliefs qui étoient dans les lo- ges du Colifée & dans les anciens Palais, après en avoir fait des copies , afin d'être les feuls
pof-
poffeffeurs de ces richecfes qui écoient commc enterrées fous les ruinec de ces anciens monu- mens.
On dit même que Raphaël envoyoit jufqucs dans la Grece defliner ce qui reftoit encore de beau & de confiderable, ne voulant pas perdre la moindre des chofes qu'il croyoit pouvoir con- tribuer à le rendre plus favant.
Il avoit après de lui Jean da Udine , qui pour bien repréfcnter des animaux étoit le plus excellent de tous fes Eleves; il l'employoit à peindre des oifcaux fort rares, & d'autres bêtes fauvages que le Pape faifoit nourrir.
Auffi quand Raphaël eût fait le defrein des loges du Vatican , & qu'il eût fait achever ce que Bramante avoit commencé, & qui étoit demeuré imparfait par fa mort : ce fut Jean da Udine qui entreprit tous les ornemens & les grotefques qui embelliffent ces loges, dont la divertité ne fait pas une des moindres beautez de tout ce grand Ouvrage. Les Tableaux, com- me vous favez, font du deffein de Raphaël,& fi dignement exeçutez par fes Eleves * , qu'il n'y a rien qui ne concoure à une même per- fecion.
Auffi faut-il avouer qu'encore que tant d'ex- cellens Ouvriers ayent contribué à l'accomplif- fement de tant de grands travaux que l'on fai- foit dans le Palais du Pape, l'on en doit pour- tant attribuer la gloire à Raphaël , qui ayant l'intendance générale de toutes chofes, les dif- pofoit chacune en leur place , & en donnoit I'exécution aux perfonnes qu'il croyoit les plus capables.
Car ' Jule Romain , Jean Francefque Penni, Perrin del Vague, Iellegrin de Modene, Vincent de San Geminiano,Polydie de Carvage, &c.
Car non feulement il avoit la conduite des Peintures, mais il ordonnoit encore de tous les ornemens de ftuc: il fournifoit les deffeins pour la menuiferie : enfin il n'y avoir point d'Ouvriers fur lefquels il n'eût une entiere di- redion. Auffi comme il étoit le chef de ces di- vers membres , il les faifoit agir de telle ma- niere, que n'ayant tous qu'une même inten- tion de bien faire , il fembloit qu'il n'y eût qu'un feul homme qui travaillât; parce qu'en effet c'écoit -de l'efprit de ce favant maître que tous les autres tiroient leurs lumieres. Comme ils avoient une déference & une etime par- ticuliere pour lui , il n'y en avoit point qui ne fît gloire dc fe conformer à fes fentimens, & d'exécuter fes ordres avec plaifir. Pendant que Raphaël conduifoit tous ces grands Ouvrages, il ne laiffoit pas de faire d'au- tres Tableaux de moindre grandeur, dont il en envoya quelques-uns en i rance. Parmi ceux- là on peut remarquer comme un Ouvrage ad- mirable le S. Michel qu'il acheva pour le Roi François I. lequel a huit pieds de haut. Il fit auf- fi des portraits de femmes, entre autres celui d'une Dame qu'il aimoit. Car le feul défaut qu'on a remarqué en lui, eft d'avoir été trop adonné aux femmes; de forte même que plu- fieurs perfonnes connoiffant on inclination re- cherchoient les occasions de le fervir dans fes débauches, employant de fi lâches moyens pour lui plaire & pour devenir fes amis. Auguftin Ghifi l'ayant engagé à peindre cette loge que vous avez vûë dans la même vi- gne où eft la Galatée, & voyant qu'il ne fi- niffoit point fon Ouvrage , parce qu'il étoit
conti-
continuellement attaché auprès d'une maîtrer. fe qu'il avoit alors, fit tant par fes prieres, qu'il l'obligea de loger avec elle dans le même lieu où il travailloit, ce qui fut caufe qu'il finit tous les deffeins de cette loge , où il peignit aufi lui-même quelques figures.
Dans le milieu du plafond il a feint deux pieces de tapifferies; en l'une il a repréfenté l'af- femblée des Dieux, & c'eft là qu'on peut re- marquer dans les vifages & dans les vernemens de toutes ces Divinitez, comment il favoit bicn s'aider des figures antiques , & exprimer toutes chofes félon la difference des fujets. Dans l'au tre il a peint les nôces de Pfyché, où Jupiter eR fervi par Ganymede par les Graces, & par les Heures, qui répandent des fleurs & des parfums fur la table.
Il n'eft pas befoin que je m'arr&te à vous par- les des autres Peintures qui embelliffent cette loge: nous les avons v4ts tant de fois enfem- ble, que je ne croi pas qu'elles foient effacées de vôtre fouvenir. Les feftons de fleurs & de fruits,& les autres ornemens qui accompagnent les figures, font de la main de Jean da Udine.
Cependant Leon X. qui avoit une amitié & une eltime toute particuliere pour Raphaël & pour fes Ouvrages , l'obligea de travailler dans la grande Sale du Vatican.à l'hiftoire de Conf- tantin. Il commença quelques-uns des Ta. bleaux, & le refte a été fait fur fes deffeins par Jule Romain. Il peignit encore de grands Car- tons que le Pape envoya en Flandres pour faire des Tapifferies qui furent richement exécutées,
Il feroit à fouhaiter, dît alors Pymandre ,que les grands Peintres fiffent beaucoup de ces
dct:
dcffeins, puis qu'il n'y a rien qui fe conferve mieux que les Tapifferies, & qu'on voit dans celles que le Roi fait faire une beauté & une fraîcheur que la Peinture même a peine à fur- paffer.
Il n'y a, lui répondis-je, que des Rois oude grands Princes qui puiffent faire travailler à des Ouvrages d'une fi grande dépenfe, encore faut- il que ce foient des Princes & des Rois qui ai- ment les Arts, & il faut pour cela rencontrer des Peintres favans & des Ouvriers capables de bien exécuter les deffeins qu'on leur donne. Il y avoit alors en Flandre des Tapifliers, non feu- lement trés-habfies à bien employer les laines, mais qui deffinoient parfaitement; & ils étoient fi capables qu'il fe voit beaucoup de Tapiflèries dont les couleurs font de leur invention, & qu'ils ont fabriquées fur des deffeins qui n'étoientpas même bien arrêtez. *
Je vous avoue que c'eft le moyen le plus af- fûré pour conferver long-temps, & même pour multiplier les Tableaux des plus favans hommes: c'eft l'ornement le plus riche & le plus commo- de dont on puiffe parer les dedans d'un Palais; & c'eft par là que nous poffidons en Francc plulieurs Ouvrages magnifiques, .& d'une com- polition excellente.
Il y a dans la grande Eglife de Chartres dix pieces de Tapifferies * qui autrefois ont été faites en Flandre fur les defieins que Raphaël fit pour les loges du Vatican , où l'hiftoire de l'ancien Teftament eft repréfentée. Ces Tapifferies font admirablement exécutées, les bordures en font riches, les laines trés-fines, &toutes releyéesde
7om. I. K foyo Faifanlt 40. aunes de coun,
foye. Ce fut Mr. de Thou Evêque de Char- tres, qui les donna à cette Eglife, & l'on peut dire que hors celles du Roi, il n'y en a point de plus belles.
Vous avez vu ces Ouvrages merveilleux qui font dans le Garde-meuble de S. M. & que l'on expofe fouvent aux grandes fêtes. Je ne parle à préfent que des Tapiffiries du defein de Ra- phaël, & je vous demande s'il y a rien de plus beau que les 8. pieces * de l'hifloire de Jofué. Quels Tableaux font comparables àcelledePfy- ché contenant t z6. pieces. Les Ates des Apôtres i ne vous furprennent-ils pas quand vous les voyez ?Et combien de fois vous ai-je ouï parler g de l'hilloire de S. Paul , comme d'un travail que vous ne pouviez affez admirer.
Pymandre m'interrompant en cet endroit, J'ai remarqué, dit-il, dans les Memoires de Mr. de Brantôme, que Francois I. acheta cette Tapif- ferie pour parer fa Chapelle, après avoir eu cel- le du Triomphe de Scipion qu'on eftime de Jule Romain. Il dit, parlant de cette tapifferie que c'étoic le chef-d'oeuvre des Ouvriers Flamans, qui aimerent mieux la préecnter au Roi de Fran- ce qu'à l'Empereur Charles Quint, connoiffant la magnificence & la liberalité de cegrandPrin- ce, qui en paya vingt-deux mille écus,qui étoit alors une fomme trés-confiderable.
Ces Ouvrages , repris-je, font des Ouvrages fans prix. Quoi qu'ils foient tout étoffez de fove & d'or, néanmoins la grandeur du defiein &'la beauté du travail farpalté infiniment la ri- cheffe de la maiiere.
lMais Mr. de Brantôme s'efttrompé,s'il adit
que 43. zû nes. t C16. aunes. : Eln i , pieces de s3. aunes. Ea 7 piccsu fai'aut 4z. aCnes.
que ce fut le Triomphe de Scipion que Fran- çois I. acheta: car cette Tapiifferie a ¢téfaite pour Henri 1I. dont même le portrait fe reconnoît dans toutes les figures qui repréfentent Scipion. Ce fut des batailles de ce fameux Romain dont François I. fit l'aquifition. Vous pouvez voir dans le cabinet de Mr. Jabac les deffeins de ces deux tentures * qui font de la main de Jule..
Pour ce qui efi des Tableaux de Raphaël, continuai-je, on fait bien que pendant qu'il vi- voit, les Cardinaux & les Princes d'Italie rete- noient prefque tout ce qui fortoit de fa main. Et quoi que le Cardinal Jule de Medicis eût fait faire ce beau Tableau qui eft à S. Pierre in Montorio, à deffein de l'envoyer en France, nous n'avons pas pourtant été affez heureux pour le poffeder, parce que Raphaël mourut auffi-tôt qu'il l'eut achevé, & comme c'elt affiûrément le chef-d'oeuvre de ce grand Peintre, on ne vou- lut pas priver Rome du plus bel Ouvrage qu'il eût jamais fait.
Ne vous fouvient-il pas de cette riche compofi- tion où l'on voit un Poffedé au pied d'une mon- tagne avec les Difciples de Nôtre Seigneur ? On ne peut fans quelque fentiment de douleur regarder ce jeune enfant que le Démon tour- mente, mais qu'il tourmente de telle forte que tous fcs membres patiffent. On l'entend , s'il faut ainfi dire , crier de toute fa force ; on lui. voit les yeux renverfez & prefque hors de la tête. Ses veines enflées & fa peau tendue d'une ma- niere & d'une couleur toute cxtraordinaire,font des marques des grands efforts qu'il fait, &des peines qu'il endure. Ce Vieillard qui le foû- tient eft d'une expreffion admirable : car fi l'on
K z ap- * Elles font cnfcmb,1 I zo. aunes do cours en zz.,piecs.
appcrçoit fur fon virage qu'il n'eft pas cxemt de crainte auprès de ce Poffcdé, l'on remarque auffi qu'il employe toutes fes forces à le bien tenir. Il regardc fixement les Apôtres qui font prés de lui, comme s'il recevoit toute ià vigueur de leur préfence. Cette femme qui eft fur le de- vant du Tableau & l'une des principales figu- res, ne femble-t-elle pas, en fe tournant vers eux & en étendant les bras du côté de cet en- fant, leur en montrer le miferable état ? Et ne diroit-on pas qu'ils en ayent compaffion ? Il y a dans cette Peinture des figures fi belles & des airs de têtes fi differens &fi extraordinaires,que ce n'eft pas fans raifon qu'elle a été eftimée de tous les favans pour la plus parfaite qui foit for- tie de la main dc Raphaël.
Peut-on s'imaginer l'humanité du Fils deDieu dans fa gloire d'une maniere plus divine qu'elle eft reprcfentéc dans cet Ouvrage ? On y voit J. C. fi rempli de lumiere, que Moyfe & Eliequi font à tes cotez, paroiffent comme pénétrez de cette grande clarté. Les trois Difciples bien ai- mez font profternez contre terre , éblouis des rayons de cette lumiere éclatante qui environne leur Maitre. Et ce Divin Maître, vêtu d'une robe plus blanche que la neige, les bras ouverts & les yeux élevez en haut, femble dans cette a&ion merveilleufe faire voir l'effence & la di- vinité de toutes les trois Perfonnes unies en lui, mais fi bien exprimées par le pinceau de ce Pein- tre incomparable, qu'il a employé tout fon fa- voir dans la repréfentation de cette image du Divin Sauveur, où il a fait un dernier effort pour montrer la puifàance de fon Art dans les chofes uiême qui ne fe peuvent exprimer; & comme
s'il
s'il fe fat épuifé pour achever cet Ouvrage, il ne travailla plus depuis qu'il l'eut fini. La moit ôtant de ce monde un fi excellent homme, fit 'voir que quand une fois on eft arrivé au plus haut degré de perfeXtion, l'on ne peut plus de- meurer ici-bas.
On attribue la caufe de fa mort à une dé- bauche de femme; & l'on dit que n'ayant pas découvert fon mal aux Medecins, ils le traite- rent comme d'une pleurefie & le firent trop faigner.
Quelque-temps auparavant il s'étoit engagé d'époufer une niece du Cardinal de Bibienne. Toutefois efperant que le Pape le feroit Car- dinal, & d'ailleurs n'ayant pas beaucoup d'in- clination pour le mariage, il en retardoit tous les jours l'accompliflement.
Comme il vit que fa maladie augmentoit, & que ies forces diminuoient, il fit fon teftament, & après avoir obligé la femme qu'il entretenoit de fortir de fa maifon, il lui donna dequoi vi- vre honnêtement le refte de fes jours. Il par- tagea fon bien entre fes Eleves, dont Jule Ro- main étoit celui qu'il aimoit le plus. Enfin, après s'être reconcilié avec Dieu & avoirdon- né des marques d'une veritable contrition , il fortit du monde à pareil jour qu'il y étoit en- tré , qui fut * un Vendredi Saint. Il n'étoit âgé que de 37. ans, & fa mort précipitée cau- fa une afflition fi générale dans Rome, qu'il n'y eut perfonne qui n'en reffentît une extrê- me douleur.
Son corps ayant été expofé dans la fale où il travailloit pendant fa vie, l'on mit tout pro- che, ce beau Tableau de la Transfiguration
K 3 qu'il *En 150o.
qu'il avoit achevé nouvellement ; & comme l'on vit cet illuftre mort auprès de fes figures, qui toutes paroiffoient vivantes, il n'y eut per- fonne qui n'eût le coeur rempli de trifleffe à la vûi de ce fpe&acle, où l'on connoiffoit enco- re plus par l'excellence de ces Peintures, quelle perte l'on faifoit dans la mort de ce favant homme.
Outre qu'il étoit , comme je vous ai dit, beau & bien fait de corps , il avoit une grace, une bonté, & une douceur qui gagnoit le coeur de tous ceux qui le voyoient, particulierement des Peintres qui avoient pour lui un refped & une amitié toute extraordinaire. C'étoit à qui lui feroit le mieux fa cour; & jamais on ne le voyoit fortir qu'il n'en eût plufieurs avec lui, qui tenoient à grand honneur de l'accompa- gner. Il eft vrai auffi que cette déference qu'ils avoient pour fa perfonne ne le portoit point à s'élever au deffus d'eux ; il les traitoit comme s'ils euffent été fes égaux , & cette belle ma- niere d'agir faifoit que les Eleves même vivoient tous enfemble avec beaucoup d'union & d'a- mitié. Il prenoit un fingulier plaifir à obliger tous ceux de fa profefion , & s'ils defiroient quelque chofe de fa main , il quittoit auffi-tôt fes autres Ouvrages pour leur rendre fervice.
Comme il donnoit liberalement fes defleins àfes Eleves & à plufieurs Peintres , qui étant fort habiles s'efforcoient de l'imiter autantqu'ils pouvoient, il s'eft répandu parmi le monde ,& dans les cabinets des curieux beaucoup d'Ou- vrages qu'on a fait paffer pour être de fa main.
Ce qui eft digne de remarque dans cet excellent homme, eft le progrés inconcevable qu'il a fait
dans
dans fon Art pendant le peu de temps qu'il a vécu. - Car auffi-tôt qu'il eut commencé de tra- vailler fous Pietre Perugin, il fe rendit capable de le bien imiter. Mais comme il avoit trop de lumiere pour ne pas difcerner les divers degrez de perfection qui fe trouvent dans la Peinture, il n'eut pas fi-tôt vu les Tableaux de Leonard, qu'il reconnut les défauts de fa premiere manie- re, & en prit une autre beaucoup meilleure. Enfin, fe fentant affez fort pour ne plus s'ar- rêtcr à fuivre les pas des autres Maîtres, on le vit, non feulement comme une Abeille pren- dre l'effor, pour amaffer de tous cotez ce qu'il rencontroit de meilleur dans les Ouvrages des Anciens, & dans ce que la vûI peut découvrir de plus beau pour s'en faire une nourriture par- ticuliere: mais il parut comme une Aigle gé- néreufe s'élever au deffus de toutes les chofes vifibles, pour contempler des idées plus par- faites dont il formoit fes Ouvrages. Auffi l'on y voit des traits femblables à ceux des Anciens Grecs, parce qu'ils ont tous puifé dans unemê- me fource & fe font fervis d'exemples pareils, lors qu'ils ont voulu travailler à ces rares chef- d'oeuvres de l'Art, où la Nature eft repréfentée dans une beauté & une perfetion, qu'elle fem- ble n'avoir jamais fait voir qu'à ces grands hommes.
Raphaël connoiffoit pourtant bien que l'ef- prit de l'homme a (es bornes; qu'il eftcomme renfermé dans certains fujets ; & que quelque peine qu'on prenne pour aquerir toutes les par- ties de la Peinture, il eft difficile qu'il n'y en ait quelqu'une qui échape, & de laquelle un autre ne fe reade poffeffeur. C'eft pourquoi
K4 il
il travailla autant qu'il put à les aquerir toutes, afin au moins que fi quelqu'un excelloit en une chofe , il eût cet avantage de n'être furmonté qu'en une partie , & de furpaffer les autres en tout le refle.
En effet on voit qu'il deffinoit parfaitement; qu'il étoit fecond en belles inventions, & favant à bien ordonner; qu'il a peint avec beaucoup d'amour, mais fur tout qu'il n'a point eû d'é- gal pour donner de l'expreffion & de la grace à lès figures. Il a toujours confervé de la force & de la douceur dans tout ce qu'il a repréfent ; il a fû traiter les fujets avec toute la convenance neceliaire, Toit en repréflntant lscoûtumesdif- ferentes des nations, foit dans les habits, dans les armes , dans les ornemens , dans le choix des lieux, & enfin dans tout ce qui regarde cet- te partie de bienréancc,que Caflelvetro nomme dans fa Poëtique ilcojfzime, &qui doit être com- mune aux grands Poètes & aux favans Peintrcs.
Vous favez à quel prix l'on met fes Ouvra' ges, & vous pouvez confiderer ceux qui font au Louvre; il 5 a deux petits Tableaux ifr bois qui font de fapremiere maniere: l'un repréfente un S. Michel qu'il fit pour François I. & l'autre un S. George qu'il peignit pour Henri V III. Roi d'Angleterre. Vous y verrez encore une Vierge affile dans un paifage avec le petit Jefus devant elle, & S. Jean à côté. Ce Tableau et de fa feconde manicre. Celui où il a repréfenté !a Vierge, Nôtre Seigneur, Saint Jean, & Sainte Elifabeth, que le Roi a eû depuis peu de Mr. l'Abbé de Briennc,eft d'une maniereplusforte.
N'elt-ce pas, me dît Pymandre, ce Tableau que j'ai vu autrefois chez Mr. le Duc de Roua-
nez,
nez, & qu'on difoit n'être que la copie d'un au- tre que Mr. le Marquis de Fontenai Mareuil apporta de Rome lors de fa premiere Ambaffa- de, & dont il fit préfent à Mr. le Cardinal Ma- zarin ? Il eft vrai que cette copie ne laiffe pas d'être confiderable, puis qu'on la croit de Jule Romain; il y a même quelque petite différence dans le païiage & dans les figures.
Pymandre ayant ceff de parler, 11 n'y a point de Tableaux, repris-je, dont l'on ne faffe quel- que hifloirc, & lors qu'il s'en rencontre deux à peu prés femblables, aufi-tôt chacun.prend par- ti pour faire que l'un foit l'original, & l'autre la copie. Mais il faut que je vous dire ce que j'ai appris d'un favant homme en cet Art tou- chant ces Tableaux, après toutefois que je vous aurai rapporté ce que je fai de leur origine
Celui dont je vous parle, & qui eft préfente- ment dans le cabinet du Roi, a été longtemps dans la maifon de Boili , où il avoit été laiffé par Adrien Gouffier Cardinal de Boili , à qui Leon X. donna le chapeau l'an iyij'. & qu'il envoya Legat en France en i1I9. On dit que ce fut un préfent que Raphaël lui fit en recou- noiffance des bons offices qu'il lui avoit rendus auprès du Roi François I. Quoi qu'il en foit, ce Cardinal le gardoit cherement, & Raphaël lui-même avoit pris foin qu'il fût bien confervé, car il eft couvert d'un petit volet de bois peint, & orné d'une manicre auffi agrédble que fa- vante.
Quant à celui qui eft aujourd'hui dans le ca- binet de Mr. le Duc de Mazarin, le Chevalier del Pozzo que vous avez connu à Rome, le fit acheter par Mr. de Fontenai pendant qu'il étoit
K S Am-
Ambafladeur auprés du Pape Urbain VIII. pré- tendant que c'étoit l'original que Raphaë avoit commencé, & fur lequel celui dont j'ai parlé avoit été copié par Jule Romain. Mais ce que j'ai fû depuis, c'eft que Raphaël fur les derniers temps étant accablé d'Ouvrages faifoit ce que beaucoup d'autres Peintres pratiquent fouvent, qui eft d'arrêter un deffein fort corret, de le don- ner à leurs Eleves pour le peindre, & lorsqu'ils l'ont fini autant qu'ils ont pu, ils le retouchent eux-mêmes & en font un Ouvrage qui paffe pour être de leur main. Il en a été ainfi dans cette rencontre. Raphaël a deffiné ces deux Ta- bieaux, & les a fait peindre par deux de fes Ele- ves. Mais ayant eû plus d'inclination à finirce- lui qui eft dans le cabinet du Roi, il l'acheva entierement, & laiffa l'autre imparfait.
Cet Ouvrage n'efl pas le feul où il fe foit conduit de la forte, celui qui me l'afait remar- quer, garde chez lui un deffein à la plume de la main de Raphaël; ce defrein eft admirable- -ment bien touché, & repréfente Venus , Vul. cain & plutieurs petits Amours. Ce même fu- jet fe trouve entre les mains de Mr. Jabac, peint fur bois par Jule Romain, de la même grandeur que celui dc Raphaël, qui s'en fervit auffi pour peindre de blanc & noir la façade d'une maifon quYl av, it fait bâtir pour fes Eleves.
Ma-as ce qu'il faut obferver, eft que Raphaël avo:t des hommesfi favans qui travailloientfous lui, ues biecl-iin de gâtcr fes defi;ins , ils y ajoûu;ent ibou\eit Cie nouvelles bcautez. Car Butc Romain avant bc ucoup plus de feu que Raphaëi, infpiroit a tours ics Ptiurescertaine v ie & certaine a&tion qui manquoit aux dcllèins
de ó^---
de fon Maître; étant trés-vrai que Raphaël lui- même a beaucoup appris de Jule, & que fes fi- gures étoient moins animées, qu'elles n'ont été depuis que cet Eleve travailla fous lui.
Je vous dirai encore en paffant une chofe con.. fiderable touchant les Tableaux qu'on croit être de Raphaël, & où l'on voit bien en effet qu'il y a de fa compofition & de fa maniere. C'eft que ceux qui font bien peints, mais moins cor- reéts dans le deflein, peuvent être de Timothée d'Urbin ou de Pellegrin de Modene , qui ont fort bien imité fon coloris, mais qui n'ont pas deffiné correetement. Ceux dont le deffein eft plus arrêté, & qui font moins agréables dans la couleur, peuvent être de Franccfque Pcnii, auffi l'un de fes Eleves. Pour les Tableaux où Jule Romain a touché, on y voit plus de vie dans les actions, &plus denoir dans tout cequi repréfènte la chair. Perrin del Vague eft un de ceux qui a encore bien imité Raphaël ; mais dans ce qu'il a fait, il y a plus de douceur & plus de tendreffe, que de force & de grandeur. J'aurai une autre fois lieu de vous parler de lui plus amplement.
Ce que vous devez donc confiderer, ou plû- tôt admirer au Louvre, comme étant de la flu- le main de Raphaël, de fa plus grande manie- rc, & des plus belles chofes qu'il ait faites,c'elt cette belle figure de Saint Michel dont je viens de vous parler où ce que l'Art a jamais pu pro- duire de plus parfait, et expofé aux yeux de tout le monde. C'eft encore cet autre Tableau fi merveilleux où la Vierge & le petit Jcfus font environnez de S. Jofcph,, de Saint Jean, de Sain- te Elifabeth, & de deux Anges qui répandent
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des fleurs. Cette ordonnance eft fi noble & d'u- ne maniere fi forte & fi admirable, que je di- minuerois de fon excellence fije prétendois vous la décrire.
Je vous dirai feulement qu'entre tant d'excel- lentes parties qu'on y peut remarquer, on voit fur le virage de la Vierge cette pudeur & cette fageffe qu'il a toûjours fi bienexpriméedanstous les Tableaux qu'il en a faits. Auffi perfonne n'a peint comme lui cette modeRfie & cette retenue li bienféante aux femmes, les ayant toûjours re' prientées dans des attitudes, & avec des airs de tête & des mouvemens qui n'infpirent que du refpeé & de la veneration à ceux qui les regar- dent.
Outre ces Tableaux il v a encore dans le ca- binet du Roi quelques portraits de la main de ce grand Peintre, & à Fontainebleau une fainte Marguerite qui el auffi de fa bonne manicre.
Pour les autres Ouvrages de Raphaël qui font en divers cabinets de cette ville, vous aurezvû fans doute celui de Mr. le Marquis de Sourdis, c'eft un S. George de la même grandeur & ma- niere que celui du Roi. Le nom deRaphaël eft écrit en lettres d'or au poitrail du chcval. Il vient du Roi d'Angleterre.
Celui de Mr. le Préfident Tambonneau que vous avez vi autrefois chez Mr. de la Noue, eft de la feconde maniere de Raphaël. Vous fa- vez bien qu'il appartenoit autrefois au Comtede Chiverni, & que ce fut Madame la Marquife d'Aunonr qui le vendit à Mr. dc la Noue moyen- nant Scoo livres, & une copie qu'il en fit faire par un excellent Peintre * ,pour mettre dans l'E. glife de Port Royal. MI. * Mr. de Chairpagne.
Mr. le Duc de S. Simon a auffi une Vierge de la main de Raphaël qu'il conferve avec foin. Je vous ai fait voir un Tableau de fa premiere maniere, & du temps qu'il travailloit à Peroufe. Il peut y en avoir encore d'autres en quelques endroits de Paris, fans compter ceux qu'onfait pafelr pour être de lui.
Avant Raphaël on ne parloit que de l'Ecole de Florence ; mais il mit celle de Rome à un fi haut degré de perfetion, que depuis elle a tofjours été confiderCe comme la premiere de toutes. Il laiffa plufieurs Eleves, entre lef- quels, comme je vous ai dit, il y en eut de trés-favans, & dont je vous parlerai dans lafuite.
M'étant arrêté, Pymandre me dît, Aprs ce que vous avez rapporté de Raphaël, je ne croi pas que vous puiffiez nommer aucun Peintre qui en approche car vous avez remarqué en lui tant de belles qualitez, qu'il eft comme im- poffible qu'il y en ait qui puiffe lui être com- paré. 4
Je ne prétends pas auffi, continuai-je, vous entretenir dorénavant d'aucun autre qui l'éga- le, puis qu'il a paru comme le Maître de tous. Mais cela n'empêchera pas que je ne vous nom- me beaucoup d'excellens hommes qui l'ont fur- vécu, & qui ont fait de trés-beaux Ouvrages.
Car fi Raphaël a été le Maître de l'Art , & qu'il en ait découvert les tréfors, on peut dire auffi qu'il a donné moyen à fes Difciples & à ceux qui l'ont fuivi, de s'enrichir de fa dé- couverte.
Ce fut de fon temps que tous les Arts qui dé- pendent du deffein fe perfectionnerent. Celui de peindre fur le verre, & qui étoit fort en ufa-
ge en France, fit un progrés confiderable.
Comme il n'y avoit perfonne en Italie qui fût employer les couleurs dont on fe fert dans cette forte de travail, & les faire recuire & cal- ciner fur le verre auffi-bien qu'on faifoit ici: Bramante eut ordre du Pape Jule II. de faire venir de Marfeille un nommé C L A vr D E fort habile en cet Art, & qui mena avec luiun Re- ligieux de l'Ordre de S. Dominique nommé FRERE GUILLAUME, encore plus excellent Ouvrier que lui. Ils travaillerent d'abord aux vitres du Vatican; & Claude étant mort incon- tinent apré. qu'il fut arrivé à Rome, frere Guil- laume travailla feul, & fit divers Ouvrages en plufieurs Eglifes.
Enfu:te il a.la à Cortone, puis à Arezzo, où vivant doucement d'un Prieuré que le Pape lui avoit donné, & s'appliquant davantage qu'il n'a- voit fait à bien deffiner , il acheva des chofes encore plus belles que ce qu'il avoit fait à Roi- me. Il mourut âgé de 6z. ans l'an IS37.
Apréè ce que je viens de rapporter du plus grand de tous les Peintres, je ne vous fatisfe- rois pas beaucoup fi :e m'arrêtois à un Do M I- N QUE ' U L GO * Florentin , & Difciple de Ghiriandaï. Je ne vous dirai rien de 1'I M O- THE'.E DA URBINO .qui travailla fous Ra- phaël aux Sibylle, qui font à Nôtre-Dame de de la Paix. Il le quitta bien-tô; pour retourner dans fon pais , t ou 'étant établi , il tâcha au- tant qu'il put d'imiter fa maniere: mais il ne deffinoit pas auffi-bien qu'il peignoit.
Je ne vous parlkrai pas non plus de VIN- CENT )A S .A G E MI A N , quoi qu'il
fût *Il.mouutr l'an 1z51. t II mouut âgéde 4. ans,l'an I54.
fût Difciple de Raphaël, qu'il ait travaillé dans les Sales du Vatican , & qu'il ait fait plufieurs Ouvrages à fraifque dans les rues de Rome. Il finit fa vie l'an X 17.
Peu de temps après mourut Lo RENZO D I CREDI de Florence, âgé de 78. ans. Ilétoit Difciple d'André Verrochio, & avoit travaillé fous lui avec Pietre Perugin, & Leonard de Vinci: mais ayant connu la beauté des Ouvra- ges de Leonard, il quitta la maniere de fon premier Maître pour les imiter, & il fe mit à les copier avec une exa&itude fi grande, qu'on prenoit fouvent les copies pour les originaux; ce qui eft caufe, commeje vous ai déja remar- qué, qu'il y a bien des Tableaux qu'on croit de la main de ces grands Maîtres, qui ne font que de' copies. Car comme le temps en efface les traits & en Ote les couleurs , & que d'ailleurs ils font taits par d'habiles gens, il eft affez mal- aifé de ne s'y pas tromper , & c'eft où les de- mi-favans fe laiffent furprendre;car ceux qui ne regardent qu'à la toile & au bois, n'y.trouvent point de différence.
Quoi que Lorcnzo ait beaucoup vécu, il n'a laiflé que peu d'Ouvrages, parce qu'il étoit long- temps fur un Tablcau prenant plaifir à le bien finir. Il eut quelques Difciples qui n'ont pas été affez fameux pour m'obliger à vous en par- ler. '
Encore que BALTHAZAR PERUZZI Sienois n'ait pas fait des Tableaux qui méritent d'être remarquez, toutfois colmine il a paffé pour un grand dcffinate:.r, princip.lement dans les chofes qui regardent l'Architeiure , il me femble que je ne dois pas le retrancher du nom-
bre
bre des grands hommrcs, dont vous voulez que je vous entretienne. Je ne vous dirai rien de tout ce qu'il a peint dans des rues de Rome, dans plufieurs Eglifes, & dans la maifon d'Au- guflin Ghiii, où il a fait des Ouvrages de blanc & noir qui ont été trés-eflimez. Vous faurez feulement qu'il fût fort bien les Mathematiques, & qu'il entendit parfaitement l'Architeture ci- vile & militaire. Leon X. fe fervit de lui en plufieurs chofes, & lors qu'il voulut faire ache- ver l'Eglife de S. Pierre, que Jules II. avoit fait commencer fur les deffeins de Bramante, il le choifit pour en faire un nouveau modelle, par- ce que le premier lui fembloit trop grand & trop vafte. Balthazar en fit un trés-magnifique, dont ceux qui ont achevé l'Eglife de faint Pierre fe font aidez.
Ce fut lui qui rétablit les anciennes décorations de théatre, dont l'ufage étoit comme perdu il y avoit long-temps. Et lors que le Cardinal de Bibienne * fit repréfenter devant Leon X. fa comédie intituléc la Calandra, qui cff une des premierzs comédies Italiennes qu'on ait recitées fur le theatre; Balthazar en compofa les Scenes, & les orna de tant de diverfes fortes de bâtimens, de rues, de places publiques, & d'une infinité d'autres objets fort bien mis en perfpectives, que cette repréfentation fut admirée de tout le mon- de. Il prit lui-même le foin*dc la conduite & de tous les changemens des machines; il ordon- na des différentes lumieres, & toutes chofes réuflirent fi heureufement, que ce fpe&acle fur- patla encore de beaucoup ceux où il avait tra- vaillé auparavant. ,Ainfi l'on peut dire que c'eft
lui 1 Bernaido Di¥itio.
lui qui a ouvert le chemin à tous les Ingenieurs & Machiniftes , qui depuis ce temps-là fc font mêlez de faire de pareilles décorations.
Après la mort de Leon X. & d'Adrien VI. qui ne tint le Siege que vingt mois, Jule de Medicis coufin de Leon, & fils naturel de ce Iulien qui fut tué à Florence dans cette horrible confpiration dont je vous ai parlé, fut élu Pape, & nommé Clement VII. Balthazar Peruzzi é- tant reconnu pour un des plus cxccllens Archi- teétes, fut choifi pour ordonner du magnifi- que appareil que l'on fit pour folemnifer le cou- ronnement du nouveau Pontife; & enfuite il travailla à divers Ouvrages dans l'Eglife de S. Pierre & ailleurs.
En l'année i527. les troupes de l'Empereur Charles-Quint ayant afflegé Rome, & mis cet- te grande ville au pillage, Balthazar fut pris par des foldats Efpagnols, qui après lui avoir ôté tout ce qu'il pofledoit , le tourmenterent eucore pour tirer de lui une grof'e rançon, parce qu'à fa bonne mine ils le prenoient pour quelque riche Prelat qui s'étoit travefli. Mais enfin ayant fû qu'il écoit Peintre, ils l'oblige- rent de faire le portrait de Charles de Bourbon qui avoit été tué à l'affaut de la ville; & foit qu'il le peignit fur leur relation ou d'aprés ce Prince mort, ce fut par ce moyen qu'il fe tira de leurs mains.
Auffi-tôt il alla s'embarquer à Porto-Hercole pour paffer à Siene, où il arriva dans un état fort fâcheux: car ayant rencontré des voleurs fur le chemin, ils le dépouillerent toutnud, ne lui laiffant que fa chemife. Cependant fes amis le rcçurent avec joye; & ce fut fur lui que
ceux A+
bre des grands hommes, dont vous voulez que je vous entretienne. Je ne vous dirai rien de tout ce qu'il a peint dans des rues de Rome, dans plufieurs Eglifes, & dans la maifon d'Au- guftin Ghifi, où il a fait des Ouvrages de blanc & noir qui ont été trés-eltimez. Vous faurez feulement qu'il fût fort bien les Mathematiques, & qu'il entendit parfaitement l'Architecure ci- vile & militaire. Leon X. fe fervit de lui en plufieurs chofes, & lors qu'il voulut faire ache- ver l'Eglife de S. Pierre, que Jules II. avoir fait comrmencer fur les deffeins de Bramante, il le choifit pour en faire un nouveau modelle, par- ce que le premier lui fembloit trop grand & trop vafie. Balthazar en fit un trés-magnifique, dont ceux qui ont achevé l'Eglife de faint Pierre fe font aidez.
Ce fut lui qui rétablit les anciennes décorations de théatre, dont l'ufage étoit comme perdu il yavoit long-temps. Et lors que le Cardinal de Bibienne * fit repréfenter devant Leon X. fa comédie intitulée la Calandra, qui cfi une des premierfs comédies Italiennes qu'on ait recitées fur le thentre; Balthazar en compofa les Scenes, & les orna de tant de diverfes fortes de bâtimens, de rues, de places publiques, & d'une infinité d'autres objets fort bien mis en perfpe&ives, que cette repréfentation fut admirée de tout le mon- de. Il prit lui-même le foinade la conduite & de tous les changemens des machines; il ordon- na des différentes lumieres, & toutes chofes réiflirent fi heureufement, que ce fpe&acle fur- paffa encore de beaucoup ceux où il avoit tra- vaillé auparavant. »Ainfi l'on peut dire que c'eft
lui Bemaudo Diïitio.
lui qui a ouvert le chemin à tous les Ingenieurs & Machinifles, qui depuis ce temps-là fe font mêlez de faire de pareilles décorations.
Après la mort de Leon X. & d'Adrien VI. qui ne tint le Siege que vingt mois, Jule de Medicis coufin de Leon, & fils naturel de ce julien qui fut tué à Florence dans cette horrible confpiration dont je vous ai parlé, fut él. Pape, & nommé Clement VII. Balthazar Peruzzi é- tant reconnu pour un des plus cxcellens Archi- tedtes, fut choifi pour ordonner du magnifi- quc appareil que l'on fit pour folemnifer le cou- ronnement du nouveau Pontife; & enfuite il travailla à divers Ouvrages dans l'Eglife de S. Pierre & ailleurs.
En l'année IS27. les troupes de l'Empereur Charles-Quint ayant aflegé Rome, & mis cet- te grande ville au pillage , Balthazar fut pris par des foldats Efpagnols, qui après lui avoir ôté tout ce qu'il pofledoit, le tourmenterent eucore pour tirer de lui une groirè rançon, parce qu'à fa bonne mine ils le prenoient pour quelque riche Prelat qui s'étoit travelti. Mais enfin ayant fû qu'il croit Peintre, ils l'oblige- rcnt de faire le portrait de Charles de Bourbon qui avoit été tué à l'affaut de la ville; &foit qu'il le peignit fur leur relation ou d'après ce Prince mort, ce fut par ce moyen qu'il fe tira de leurs mains.
Auffi-tôt il alla s'embarquer à Porto-Hercole pour paffer à Siene, où il arriva dans un état fort fâcheux: car ayant rencontré des voleurs fur le chemin, ils le dépouillerent toutnud, ne lui laiffant que fa chemife. Cependant fes amis le reçurent avec joye; & ce fut fur lui que
ceux
ceux de Siene fe repoferent puur la conduite des fortifications de leur ville, dont ils lc prie- rent de prendre le foin. Il y demeura donc quel- que temps, & lors que Clement VII. eut fait fa pais avec l'Empereur, & que leurs troupes allcrent afiieger Florence , le Papevoulutl'em- plo' c * en qualité d'Ingenieur, mais il refufa de fer;- contre -on pais , ce qui lui attira l'indi- gna.,oui de Clement. Toutefois aprés que ceux de Florence curent é:é contraints de fe rendre, & de recevoar les Medicis qu'ils avoient chaffez, & mêne de reconnoître pour Prince Souverain Alexandre de lMcdicis, que l'Empereur inifala; Bu:thazar voyant toutes chofcs en paix, retourna à Rome, où par l'entremife de fes t amis il trou- va iioyen d'appaifer le Pape. & de rentrer en fes bonnes graccs.
Al-'rs il fit le deifein de la maifon des Maf- fimi qui cft dans Rome, & de deux Palais que les Utrlins firent bâtr proche de Viterbe. Il commenc. auffi fon livre des Antiquirez de Rome, & ui Cunmientaire fur Vitruve dont il faifoit les figurcs à mefure qu'il travailloit fur cet Auteur. Mais il n'acheva pas ce qu'il avoit entrepris; car il tomba malade, & l'on dit que quelques-uns de Tes ennemis, jaloux de fa fortune, employerent le poifon pour avan- cer la fin de fa vie, qui arriva l'an 1536. apr's avoir vécu 26. ans. Il fut enterré dans la Ro- tonde auprés de Raphaël.
Quoi qu'il eût beaucoup travaillé , il avoit néanmoins amaffé fort peu de bien, &même il ne jouit pas durant fa vie de toute la répu- tation qu'il a eue après fa mort, étant affez or-
di- En rS3o. t Les Cardinaus Salviati, Tiiulce, & Cefarini,
dinaire qu'on n'ieime les personnes de mérite que quand on ne les poffede plus Auffi quand Paul I I. voulut faire achever l'Egiife de Saint Pierre, on s'apperçût bien de la perte qu'on avoit faite de Balthazar, par le befoin qu'on avoit de fon confeil. Car encore que Antonio da San Gallo y travaillât alors &ifût en répu- tation d'excellent Architcdte, on ne doutoit pas néanmoins que les avis de Balthazar ne lui cufient été d'un grand fecours. Sebatticn Ser- lio hérita de fes Ecrits & de fes Deffcins, dont il s'elt beaucoup fervi dans les livres d'Architetu- re qu'il adonnezau au public.
Mais de crainte d'oublier quelqu'un de ceux qui ont contribué à ces belles Peintures du Va- tican, & de les priver de l'honneur qui leur eft dû; Je vous dirai, pendant qu'il m'en fouvient, que JEAN FRANCESQUE PE NNI fur- nommé IL FATTORE , eft un de ceux qui avec Jule Romain travailla toujours fous Ra- phaël chez qui ils derheuroient, & qui les aimoit auffi tendrement que s'ils euffent été fes enfans.
Jean Francefque étoit fort jeune lors qu'il entra avec Raphaël ; & comme il eut cet avanta- ged'apprendre d'abord les principes de fon Art ibus un fi favant Maitre, il fe fit, en l'imitant, une excellente maniere de deffiner. Il eft vrai auffi qu'il y prit plus de foin & de plailir qu'à bien peindre. Il n'avoit point encore manié le pinceau ni employé de couleurs, quand il travailla aux * loges avec Jean da Udine & Perrin del Vague.
Cependant il étoit univerfel en toutes cho- fes: car il favoit fort bien faire les ornemens. Il peignoit les paifages avec beaucoup d'enten-
te, * Du Vatican.
te, les embelliffant de bâtimens & d'autres chofes qui les rendoient agréables. Il travail- loit à fraifque , à huile & à détrempe , & en toutes ces manieres il y réuffiffoit également bien. Il avoit une connoiffance fi parfaite de fon Art & une facilité ii prompte & fi expedi- rive, que ce fut pour cela qu'on le nomma il Fa;tore. Et de cette grande pratique qu'il avoit à faire toutes chofes, Raphaël tira un fecours contiderable, foit pour des deffeins de Tapiffe- ries, foit pour les autres Ouvrages aufquels il' 1' employoit.
Il peignit de clair-obfcur la façade d'une maifon qui cil à ' Moote Jordano. Il travailla aufii à Ghife, où il fit le plafond des loges fur les Cartons de Raphaël. Après la mort de ce grand homme , Jule Romain & lui étant de- meurez toujours enfemble, ils acheverent l'hif- toire de Conflantin dans lagrande Sale du Va- tican, dont veritablement une partie des deffeins avoit été faite par Raphaël. '
Pendant ce temps-là Pcrrin del Vague qui avoit auffi peint fous Rapiiael, époufa une foeur de Jean Francesque. Cette alliance leur donnaoc- calion de travailler entemble tous les trois; & même ils eurent ordre du Pape Clement VII. de copier ce beau Tableau de Raphaël qui eit à S. Pierre in Mlontorio, pour en envoyer la copie en France. Mais ils ne la firent que commencer, car s'étant feparez les uns des au- tres après avoir partagé ce que Raphaël leur avoit laiffl, Jule Romain s'en alla à Mantouë où il fit plusieurs chofes confiderables dont je vous entrctiendrai. Jean Francesque le fuivit
peu C'cft un quaitier dans Rome ainfi nommé,
peu de temps après, foit que l'amitié qu'il avoit pour lui l'obligeât à cela , foit qu'il y fut at- tiré par l'efperance d'y trouver aufli de l'em- ploi. Toutefois Jule ne 1' ayant pas fi bien re- çû qu'il avoit efperé, il le quitta auffi-tôt; & après avoir patTé par la Lombardie il s'en re- tourna à Rome, où ayant fini la copie du Ta-, bleau de S. Pierre in Montorio, il la porta à Na- ples au Marquis del Vafte, pour lequel il fit d' autres Ouvrages pendant le peu de temps qu'il vécut. Car incontinent après il demeura malade, & mourut âgé feulement de 40. ans, environ l'an Ix28.
Il eut un frere nommé L u c A, qui après avoir travaillé à Genes, à Luques, & en d'autres lieux d'Italie avec Perrin del Vague fon beaufrerc, s'en alla en Angleterre où le Roi Henri VIII. l'employa, & où il fit quantité de defcins qui furent gravez en Flandre, & dont les Eftampes fe font répandues de tous cotez.
Il y avoit encore alors PELLEGRIN DE Mo D E N E qui fut grand ami de Jean Frances- que, & qui ayant demeuré avec Raphaël s'en re- tourna après a mort à Modene, où il fitplufieurs Tableaux.
G AUDENCE Milanois vivoit aufli en ce temps-là. Il avoit une grande facilité à peindre; & vous pouvez voir dans le Palais Mazarin un Tableau de fa façon , où il a repréfenté la def- cente du S. Efprit fur les Apôtres. Je ne m'ar- réterai pas maintenant à vous rien dire de fes autres Ouvrages, afin de vous entretenir d'un autre Peintre Florentin dont le nom ne vous et pas inconnu.
.C'ef D'ANDRE' DELSAPRTEainfi nom-
me
mé à caufe que fon pere étoit Tailleur. Il y a long-temps , dit Pymandrc, que je l'atten. dois. Comme j'ai fû qu'il étoit venu ici fous le Roi François I. j'étois fur le point de vous interrompre pour vous en demander des nou- velles.
Je n'avois garde, repartis-je, de le laiffer fe- paré de ces grands hommes dont je vous parle, puis qu'il a tenu parmi cux un rang affez con. fiderable. En effet il a fû la Peinture & l'a ihife en pratique autant qu'un homme de fon temperament étoit capable de faire. Vous vous tronnez peut-étre de ce que j'attribue à fa complexion, ce qu'il y a de beau dans fes Ou- vrages, ouce qui manqucà leur perfection. Ce- pendant il eft vrai en quelque forte, que s'il n'a pas fait voir dans fes Tableaux encore plus de beauté, l'on cn peut attribuer la caufe à fon humeur lente & tardive. Car fi fon defiein eR correct & dans la maniere de Michel-Ange, s'il a inventé agréablement, & ordonné les cho- fes avec bien de l'efprit; il n'a pas eu affez de cette chaleur & de ce beau feu fi neceffaire aux Peintres pour animer leurs figures , & pour leur donner cette fierté , cette force & cette nobleife qui fait admirer les Tableaux. Aufli l'on peut dire en quelque forte que c'eft ce qui manque dans les fiens, & qu'on n'y voit pas une diverrité d'accommodemens, une varieté d' expreffions, & une grandeur de penfées qui les auroient rendus infiniment plus recomman- dables.
MIais au reftc fi on les examine fans préoccu- pation, on verra que dans les femmes & les en- fans il y a des airs dc tête naturels & gracieux;
que
que les jeunes hommes & les vieillards y font peints avec des expreffions trés-vives & trés-bel- les, quoi qu'il n'y ait pas, comme je viens de dire adfez de varité ; que les draperies font difpofées avec une façon agréable; que le nud y elt bien entendu & bien deffiné, & qu'encore que fa façon de deffiner foit fimple & ne tiennc rien de ce grand goût & de cette forte maniere que l'on admire en d'autres Peintres, néanmoins tout ce qu'il a fait eft aflez étudié.
André naquit à Florence l'an I478. Auffii- tôt 'qu'il fût lire & écrire, fon pere le mit en ap- prentiffage chez un Orfevre, qu'il quitta pour apprendre à peindre. Son premier Maître fut un Jean Barile Peintre affez médiocre: mais en- uite il demeura avec Pierre de Cofimo, & a- rés il s'affocia pour travailler en la compagnie de Francia Bigio auffi Peintre Florentin, & Dif- iple de Mariotto Albertinelli. Pendant qu'ils demeurerent enfemble ils en- reprirent plufieurs Ouvrages; & ce fut dans ce cmps-là qu'André peignit à fraifque & de clair- bfcur douze Tableaux de la vie de Saint Jean 3aptife qui font à Florence dans un Cloître, & qui fervirent à le mettre en credit. Car après es avoir achevez, il en fit un entre autres pour nettre dans une Chapelle de l'Eglife de * San allo, où l'on vit une beauté & une union de ouleurs fi grande, au prix de ce que les autres lorentins peignoient alors, que tous ceux qui e virent en furent furpris. Enfuite de cela il fit dans le Convent des Fre- es Servites de l'Annonciade, l'hifioire du Bien- eureux Philippe de Neri ; & comme il fe pcr-
fec. 0 Où font les Fieres de l'Obrcvance de l'Ordre de S. Augultin
fectionnoit toûjours de plus en plus, chacun t:. choit d'avoir de fes Ouvrages.
Il travailia à un Tableau d'une Vierge pour envoyer en France , mais lors qu'il l'eût finii parut fi beau à tous ceux qui le virent, que l Marchand qui l'avoit fai-faire 'le garda pour lui Néanmc-ns comme du côté de France fes cor. refpondatis le preffoient de leur envoyer quel. ques Peintures des meilleurs Maîtres, il pria André de lui en faire encore un ; ce qu'il exe. cuta auffi-tôt.
Dans celui-ci il repréfenta un Chrift mort en. vironné de quelques Anges qui le foûtiennent, & qui font dans une aaion pleine de douleur Plutieurs de Tes amis l'ayant prié de le graver,il fe fervit pour cela d'Auguftin Venitien qui étoil à Rome auquel il l'envoya; mais il fut fi mal fatisfait de fon travail, qu'il refolut de ne plu rien faire graver.
Ce Tableau étant arrivé en France , ne fu pas moins agréable à tous ceux qui le virent qu'il l'avoit été aux yeux des Florentins; de for te que le Roi fouhaitant plus qu'auparavant d'a voir des Ouvrages de ce Peintre, command aux Marchands d'en faire venir encore d'autre! Ce qui fut caufe qu'André par l'avis de fes ami refolut de faire un voyage en France.
Comme il étoit dans cedeffein, ceux deFlc rence apprirent que le Pape Leon X. vouloitk honorer de fapréfence, & revoir fon païs. Poi cela ils fe diQloferent à lui faire une magnifiqu entrée.
Il y avoit alors parmi cux des hommes exce iens en Architedure, en Peinture, & en Scull ture plus qu'il n'y en avoit jamais cu. Ilsfueci
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tous invitez à conftruire des Arcs de Triomphe i à élever des Statuës, à bâtir des Temples, à dé- corer les places publiques, & à orner tous les lieux par où le Pape devoit pafer , d'une infi- nité de bas-reliefs, de Tableaux, & de tout ce qui pouvoit contribuer à l'embelliffement de la ville.
Les Italiens font fort habiles & fort inge- nieux, comme vous favez, dans ces fortes de décorations, aufquelles naturellement ils pren- nent grand plaifir: mais comme d'ailleurs ceux qui furent employez à ces travaux étoientd'ex- cellens hommes, ils rendirent cette fête la plus éclatante & la plus fomptueufe qui eût paru jufques alors.
11 y avoit à la porte appellée di San Pietro Gattolini, un arc où Giacomo di Sandro & Baccio di Montelupo avoient repréfenté diver- fes hifloires. Julien Taffe en fit auffi un à Sam. Felice, qui eft dans la place & proche la Tri- nité. Il drefa des Statues dans le Marché neuf, & dans un autre endroit il éleva une colomne femblable à la colomne Trajane.
Antoine frere de Julien de San Gallo , l'un d:s Archite&es qui a travaillé à l'Eglife de S. Pierre de Rome, bâtit un Temple: à huit faces dans la place qu'on appelle de' Signori. Bac- io Bandinelle Sculpteur renommé parmi les lorentins, & dont vous regardiez derniere- ent le * portrait qu'il a fait lui-même, repré- enta la figure d'un Géant. Le Granaccio, & riftore de San Gallo éleverent un-Palais en- e l'Abbaye & la maifon du Podefta. Maître oux qui a travaillé à Fontainebleau, en fit iom. I. L auffi 11 c& dans le cabinet du Roi,
auffi un qu'il enrichit de plufieurs figures.
Mais de tous ces Ouvrages il n'y en eut point qui fit tant eftimé que la façade de l'Eglife de Janta Maria di Fiore. Jaques Sanfovin en con- duifit toute l'Architecure, & comme elle étoit ornée de plufieurs ftatuës & de quantité debas- reliefs qu'André del Sarte peignit de clair-obf- cur , ce travail parut fi beau& li bien entendu, que Leon X. qui avoit beaucoup de connoiffan- ce en ces fortes de chofes , l'eftima bien da- vantage que s'il eût été de marbre.
Ce même Sanfovin avoit encore repréfenté dans la place de Sarta MIaria Novella un che- val femblable à celui de Marc Aurele qui ef dans Rome. Enfin toutes les rues , les pla- ces, & la Salle même du Palais, étoient rem- plies de tant de beaux Ouvrages, qu'on ne peut rien imaginer de plus magnifique que ce qui parut le jour* que le Pape entra dans Florence.
Mais pour retourner à André del Sarte, com- me il eut ordre de faire encore quelques Ta- bleaux pour le Roi , il en acheva ui où il re- préfenta une Vierge qu'on envoya en France, te Roi en ft fort fatisfait. Ce qui donnaoc- cafion à quelqu'un qui favoit bien la difpofi- tion où étoit André ; de faire entendre à ce Prince que s'il vouloit on pourroit le faire ve- nir en France: ce que S. M. agréa volontiers, & commanda qu'on lui fît donner les chofeè necelfaires pour fon voyage.
André apprit cette nouvelle avec d'autani plus de joye, qu'encore qu'il travaillât beau coup chez lui, il n'étoit pas bien payé de fe! Tableaux. Ainfi il crût qu'étant appellé par ui
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Roi liberal & magnifique, & dans un pa'l's où l'ou traite les étrangers avec eftime & civilité, il y fcroit reçu avec honneur, & trouveroit moyen de mettre fa famille à fon aife.
Ayant donné ordre à fes affaires domefliques, il partit de Florence, & fe rendit à la Cour. Il n'y fut pas fi-tôt arrivé qu'il reçût de François I. des marques de fa libéralité. On lui meubla un logement; on pourvût à fa dépenfe & à fes autres befoins, les Tréforiers luicompterent de l'argent, le Roi lui-même donna ordre qu'il ne lui manquât rien; & ainli il n'avoit d'autre foin que celui de travailler.
Il commença donc de peindre, & fe voyant favorifé du Roi & careflë de tous les Grands de la Cour, qui ne manquent jamais d'aplaudir à ceux qui font bien auprès du. Prince, il connut bien qu'il étoit forti d'une condition fort pauvre & fort miferable, Four entrerdansun étatcom- mode & plein de bon-heur. Un des premiers Tableaux qu'il fit fut le portrait du Dauphin qui étoit cne depuis peu de mois & qui étoit encore dans les langes; il le préfenta au Roi, qui pour marque de l'ellime qu'il en faifoit lui fit un pré- fent conliderable.
Après cela il acheva une * Charité qui plut beaucoup à ce Monarque qui ne Le laflbit point de lui faire du bien , tâchant de l'obliger fans ccffe par de nouvelles graces à travailler toujours avec plus de plailir.
Auffi étoit-il fort content des bienfaits du Roi, & des careffes de tous les principaux Sei- gneurs qui prenoient plaifir à le voir peindre & à l'entrctenir , parce qu'i I étoit fort agréable & fort
L2 ci- Cc Tableau cft dans le cabinet de S. M.
civil, ne manquant jamais de témoigner fa re- connoiifancc des faveurs qu'il recevoit. i--Ec certes, s'il eût toujours eû devant les yeux l'état préfcnt de fa fortune, & qu'il n'eût point oublie les mauvaifes années qu'il avoit paffées en Italie , il feroit demeuré le refte de les jours en France, o il auroit aquis beaucoup de bien & d'honneur. Mais comme dansla prof- perité on perd aifément le fouvenir des mife- res qu'on a endurées ; auffi parmi les douceurs que la fortune lui faifoit goûter , il ne fongea pas à conferver fa faveur & à prévoir es difgra- ces.
Car un jour comme il travailloit à faire un S. Jerôme pour la Reine mere du Roi , il re- çût des Lettres de fa femme qui lui donnerent aufli-ttô envie de retourner à Florence. Il de- manda permiffion au Roi d'aller faire un voya- ge ca Con pais pour quelques affaires dometi- ques qui l'y appelloient , lui promettant avec ferment d' être bien-tôt de retour, & même de faire venir fa femme avec lui, afin de n'a- voir plus d'autre attache qu'en France , où il travailleroit en repos le refie de Ces jours. Et voyant que ce Prince avoit beaucoup d'amour pour toutes les belles chofes , il lui fit en ten- dre que dans fon voyage il prendroit occafion de chercher des Statues & des Tableaux des meilleurs Maîtres pour les apporter à fon re- tour.
Le Roi fe confiant à la parole d'André, lui accorda ce qu' il demandoit, & même lui fit donner de l'argent pour l'achapt des chofes qu'il propofoit. Ainfi étant parti de France il arriva heureufement chez lui , où il commen-
ça à fe réliouir avec fa famille& fes amis, &à paffer agréablement le temps; en forte que leé terme qu'il avoit pris pour demeurer à Floren- ce s'écant écoulé à fe divertir & à ne rien fai- re, il fe trouva avoir dépenfé, non feulement l'argent qu'il avoit reçu des liberalitez du Roi mais encore celui qu'on lui avoit confié pour ache- ter des Tableaux.
Nonobflant cela il voulut fe mettre en état de revenir, mais fa femme & fes amis s'y oppo- ferent, & les larmes de l'une & !es prieres des autres ayant plus de force fur fon efprit que l'interêt de fa fortune , & la parole qu'il avoit donnée à un grand Roi , il deineura à Floren- ce. François I. en fut fi fort touché qu'il témoigna fa colere aux Peintres Florentins qui étoient alors en France, & même fut long-temps fans vouloir les voir, proteflant que fi jamais An- dré lui tomboit entre les mains il le feroit reffentir de fon ingratitude & de fon manque de foi. - Mais il n'étoit pas befoin que le Roi em- ployât ni fa jultice ni fon autorité pour pu- nir ce parjure. Le changement de fortune où il fe trouva reduit bien-tôt après , lui -fut. un fupplice d'autant plus douloureux , qu'il, le refientit le refle de fes jours, pendant lcf- quels il fouffrit les remords de fa mauvaife conduite, & les incommoditez d'une vie mifci rable. Car quoi qu'il fit une infinité de Ta- bleaux à Florence, néanmoins comme il n'en étoit pas payé comme de ceux qu'il avoit faits en France, il regretta plufieufs fois tes douceurs & les avantages qu'il y - avoit reçes , & tâcha par toutes fortes de moyens de rentrer dans le
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bonnes graces du Roi; mais comme il vit que les paffages lui en étoient fermez, il réfolut d'aller travaiiler en divers lieux d'Italie , où il perfedionna'encore beaucoup fa maniere.
Lors que le Duc de Mantoce alla à Rome fous le Pontific-t de Clement V I . il palia par Florence, où ayant vu le * portrait de Leon X. fait par Raphaël, il en fut Li charmé qu'étant à Rome il pria le Pape de lui en faire prélent, ce que Clcment lui accorda , & fit écri- re en même-temps à OCtavien de Medicis, de le mettre dans une caiffe & de l'envoyer à iMlanrou. Mais comme Oaavien regardoit ce Tableau avec beaucoup d'amour & d'eili- me, il lui fcmbla que Florence feroit une trop grande perte fi on enlevoit un fi rare Ouvra- ge. Pour l'empêcher il prit prétexte d'y faire mettre une bordure plus riche , & pendant qu'on y rravailloit il fit copier fecretement ce Tableau par André del Sarte, qui prit tant de loin à le bien imiter, & y réiffit fi heureufe- ment qu'il n'y avoit perfonne qui pût remar- quer de différence entre l'original & la copie. Cette copie fut portée à Mantoie , & lors que Jule Romain la vit , il yfut trompé lui-mmrne, quoi qu'il eût vû faire l'original ; & il n'eût jamais été defabufé , fi Vafari qui l'avoit vû peindre par André , ne l'eût affûré que ce n'é- toit qu'une copie , & ne lui en cût montré des marques qu'on y avoit mifes exprés. Jugez aprés cela fi les meilleurs connoiffeurs peuvent fe méprendre,principalement lors que les copies fout faites dans le même-temps des originaux, & par des gens fort habiles.
. Je * Ceft celui qui eft dans le Palais Farnefe, oà le Cardinal de Rofi & le Cardinal de Mcdicis, qui fut deEuis Clemeat VII fent reprcrfeatc,
Je ne m'arrêterai pas davantage à vous par- ter des Ouvrages d'André, dont le nombre eit trop grand. Il en a fait une infinité en plu- ficurs lieux de la Tofcane, principalement lors qu'il fortit de Florence avec fa famille pen- dant le temps de la pete , dont il ne put fe fauver. Car quoi qu'il s'en fût garanti la pre- miere fois que ce mal affligea cette ville, néan- moins ne s'étant pas toujours fi bien précau- tionné, il en mourut un peu de temps aprés que le fiege qui .étoit devant la ville eût été levé en IS'to. & lors qu'il penfoit encore à re- tourner en rance. Il n'étoit âgé que de 4X. ans, & comme il fe perfe&ionnoit tou-les jours, chacun efperoit beaucoup de fon travail & de fes études.
En effet ceux qui s'avancent ainfi peu à peu, & qui raifonnent fur ce qu'ils font, n' exécutent pas les chofes avec ce beau fcu qui furprend les yeux d'abord, mais auffi ils marchent avec bien plus de fureté dans le chemin de l'Art; & comme ils en ont furmonté par leur patience toutes les difficultez, ils y font plus affermis que ceux qui ont prétendu d'abord forcer la Nature, & vaincre tout d'un coup par la viva- cité de leur efprit les obftacles qui fe rencon- trent dans le travail. Car ces derniers n'ayant pas aquis une connoiffance affez grande de tout ce qui regarde la fcience de la Peinture, il le trouve que cette lumicre qui les éclairoit au commencement de leur entreprife vient à s'éteindre, & que leur efprit demeurant com- me au milieu des ténébres , ils ne voyent plus à fe conduire, & ainli ne produifent rien de raifonnable.
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. i André del Sirte eût demeuré à Rome & qu'il fe fût donné la patience d'y étudier quel- que temps, on ne doute pas qu'il nc. s'y fût beaucoup perfctionné. Car bien qué naturcl- lement il n'eût pas l'imagination promte & vive, toutefois on croit qu'il auroit aquis cet- te belle difpoiition, cette expreflion, cette for- ce , & cette élegance qui ne fe trouvent pas dans Tes figures; puis que d'ailleurs il elt com- me je vous ai dit affez corrct dans le deffein.. Mais comme il étoit d'un naturel plus timide que hardi, il y a quelque apparence qu'il main- qua 4e courage dans le commencement de fa courfe, & que les Ouvrages qu'il vit à Rome, & les excelens hommes qui y travailloient alors 1 étonnerent & le firent refoudre à retour- ner à Florence, pour fuivre fon inclination & fon leul genie.
Il laiira plufieurs Eleves entre lefquels fut Giacomo da Punturmo ; Andrea Squazzella, qui l'imita beaucoup, & qui a travaillé en France, Giacomo Sandro, Francefco Salviati, George Vafari, & plufieurs autres.
Alors ayant cefié de parler,& Pymandre s'ap- percevant que le jour finiffoit: Je ne me laffe- rois jamais avec vous, me dît-il; mais de peur de vous laffcr vous-même, je croi qu'il vaut mieux remettre à une autre fois ce qui reite à dire de ces grands Peintres.
Nous aurons tout loifir, lui répondis-je, de continuer nos entretiens, puis que vous voulez bien que nous employions les beaux jours de cette faifon à faire quelques promenades .enfemble. Après cela Pymandre s'étant levé fortit de ma chambre, & en s'en allant me témoignaque nous ne ferions pas long-temps fans nous revoir.
Fin du premier orane,